Henry Dunbar/07

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 69-78).

CHAPITRE VII

Après trente-cinq ans.

Joseph Wilmot attendit avec assez de patience, à en juger par son attitude, l’arrivée du steamer. Tout le monde était respectueux envers lui, depuis sa transformation. On lui témoignait des égards, et il allait partout où il voulait sans être questionné ou arrêté.

Il y avait plusieurs personnes qui attendaient les passagers arrivés à bord de l’Électre, et le steamer fut accueilli par les faibles hourras des spectateurs groupés auprès du débarcadère.

Les passagers descendirent à terre vers onze heures. Il y avait un grand nombre d’enfants et leurs bonnes, trois ou quatre hommes à tournure militaire portant d’amples vêtements en coutil gris ou en nankin, plusieurs dames, toutes plus ou moins brûlées par le soleil, deux ayahs, trois domestiques et un homme d’environ cinquante ans à figure aristocratique et vêtu d’une autre façon que les autres voyageurs. Il avait des vêtements de drap fin, une cravate en satin noir, une épingle en or, un chapeau bien brossé, et des bottes vernies.

Ses vêtements étaient à peu près du même genre que ceux que Wilmot s’était choisis.

Cet homme était Henry Dunbar. Il était grand, avait la poitrine large, la moustache et les cheveux gris, et un sourire hautain se jouait sur sa belle figure.

Joseph, debout dans la foule et immobile comme une statue, examinait son vieil ennemi.

— Il n’a pas beaucoup changé, — murmura-t-il ; — il a même très-peu changé. Fier, égoïste et cruel jadis, il est encore aujourd’hui fier, égoïste et cruel. Il est devenu plus vieux, plus gros, et il a grisonné, mais il est le même homme qu’il y a trente-cinq ans. Je vois tout cela sur sa figure.

Il s’approcha au moment où Henry Dunbar débarqua, et alla au-devant de l’Anglo-Indien.

— Monsieur Dunbar, je crois ? — dit-il en ôtant son chapeau.

— Oui, je suis M. Dunbar.

— On m’a envoyé des bureaux de Saint-Gundolph Lane, monsieur, — reprit Joseph, — et j’ai pour vous une lettre de M. Balderby. Je suis venu à votre rencontre afin de vous rendre les services nécessaires.

Henry Dunbar le regarda d’un air de doute.

— Vous n’êtes pas un des commis de Saint-Gundolph Lane ? — dit-il.

— Non, monsieur.

— Je le pensais ; vous n’avez pas l’air d’un commis ; mais qui êtes-vous, alors ?

— Je vais vous le dire tout à l’heure, monsieur. Je suis ici à la place d’une autre personne qui s’est trouvée malade en route. Mais ce n’est pas le moment de parler de cela maintenant. Faut-il que je m’occupe de vos bagages ?

— Oui, vous me ferez plaisir.

— Vous avez un domestique avec vous, monsieur ?

— Non ; mon valet de chambre est tombé malade à Malte et je l’ai laissé en route.

— Ah ! — s’écria Wilmot, — voilà qui est fâcheux !

Un éclair brilla dans ses yeux pendant qu’il parlait.

— Oui, cela est très-ennuyeux. Vous trouverez les bagages tout préparés et adressés à Portland Place. Soyez assez bon pour veiller à ce qu’ils arrivent par le plus court chemin. Il y a un portemanteau dans ma cabine et mon pupitre de voyage. Ces deux objets me sont nécessaires. Tout le reste peut être expédié.

— Je vais m’en occuper, monsieur.

— Merci ; vous êtes bien bon. À quel hôtel êtes-vous descendu ?

— Je ne suis descendu dans aucun hôtel encore, l’Électre n’était attendu que demain, et je suis arrivé ce matin seulement

— Je vais aller au Dauphin alors, — reprit Dunbar, — et je vous serai obligé de m’y rejoindre aussitôt que vous en aurez fini avec les bagages. Je veux arriver à Londres ce soir si c’est possible.

Dunbar s’éloigna, portant haut la tête et faisant tournoyer sa canne. C’était un de ces hommes qui ont une confiance pleine et entière en leur mérite. La faute qu’il avait commise dans sa jeunesse ne pesait pas beaucoup sur sa conscience. S’il pensait à cette vieille histoire, ce n’était que pour se souvenir qu’il avait été fort maltraité par son père et son oncle Hugh.

Et le pauvre diable qui l’avait aidé, l’intelligent et hardi jeune homme qui avait été son instrument et son complice, était aussi complètement oublié que s’il n’eût jamais existé.

Dunbar fut introduit dans un vaste et somptueux salon particulier de l’hôtel du Dauphin ; vaste désert de tapis de Bruxelles, avec des îlots de fauteuils, de chaises et de tables jetés çà et là. Il se fit servir un verre de soda, se jeta dans un bon fauteuil, et prit en main le Times.

Mais au bout d’un instant, il le rejeta avec impatience et tira sa montre.

Un médaillon en or, richement travaillé, était attaché à cette montre. Dunbar ouvrit ce médaillon, qui contenait la miniature d’une belle jeune fille à cheveux blonds crêpés, brillants comme de l’or bruni, et à grands yeux bleus limpides.

— Ma pauvre petite Laura ! — murmura-t-il ; — sera-t-elle contente de me voir ! Elle était tout enfant quand elle a quitté l’Inde. Il n’est pas probable qu’elle se rappelle ma figure. Mais j’espère qu’elle sera heureuse de mon retour… j’espère qu’elle sera heureuse !

Il remit le médaillon à sa place et tira une lettre de sa poche de côté. L’écriture de l’adresse était celle d’une femme, et l’enveloppe était bordée de noir.

— S’il faut s’en rapporter à ceci, elle sera heureuse de m’avoir enfin auprès d’elle, — dit Henry en retirant la lettre de l’enveloppe.

Il en lut lentement un passage.

« Si quelque chose peut me consoler de la perte de mon cher grand-père, c’est la pensée que vous serez enfin bientôt de retour et que je vous reverrai. Vous ne pouvez savoir, cher père, combien cette cruelle séparation m’a été douloureuse. Cela m’a semblé bien dur, que nous, qui sommes si riches, nous ayons été séparés comme nous l’avons été, tandis que les enfants pauvres ont leurs parents auprès d’eux. L’argent me paraît bien peu de chose, puisqu’il ne peut ramener vers nous ceux que nous aimons. Et je vous aime, cher père, je vous aime avec sincérité et dévouement, quoique je ne puisse pas même me rappeler votre figure, et que je ne possède de vous aucune image qui vienne en aide à mes souvenirs. »

La lettre était très-longue, et Dunbar lisait encore lorsque Wilmot entra dans le salon.

L’Anglo-Indien froissa la lettre dans sa main, la remit dans sa poche, et releva la tête d’un air languissant.

— Vous êtes-vous débarrassé de tout cela ? — demanda-t-il.

— Oui, monsieur, les bagages sont partis.

Wilmot n’avait pas encore ôté son chapeau. Il y avait de l’indécision dans ses manières ; il fit un ou deux tours dans le salon, s’arrêtant de temps en temps, puis se remettant à marcher d’une façon qui n’avait rien de régulier, comme un homme qui nourrit un dessein quelconque mais que tourmente une irrésolution fébrile pour l’accomplissement de ce dessein.

Mais Dunbar n’y prit pas garde. Il était assis et tenait en main le journal ; il ne daigna plus regarder son compagnon après lui avoir adressé cette simple et unique question. Il était trop habitué à être servi et à regarder les gens d’un ordre inférieur, pour se préoccuper de ce commis à tournure de gentleman, venant de Saint-Gundolph Lane.

Wilmot s’arrêta tout à coup de l’autre côté de la table où était assis Dunbar, et posant une main sur cette table, il dit tranquillement :

— Vous m’avez demandé, il n’y a qu’un instant, qui j’étais, monsieur.

Le banquier leva les yeux sur lui avec une indifférence hautaine.

— Croyez-vous ?… Ah ! oui, je me souviens et vous m’avez dit que vous veniez de la banque. Cela suffit.

— Pardon, monsieur, cela ne suffit pas. Vous faites erreur. Je n’ai pas dit que je venais du bureau de Saint-Gundolph Lane, je vous ai déclaré, au contraire, que j’étais ici à la place d’une autre personne qui avait mission de venir à votre rencontre.

— Ah ! c’est à peu près exactement la même chose. Vous m’avez l’air d’un agréable compagnon et vous vous rendrez sans doute aussi utile que la personne que vous remplacez. C’est très-aimable de la part de M. Balderby d’avoir envoyé quelqu’un au-devant de moi… très-aimable, certainement.

L’Anglo-Indien renversa sa tête sur le dossier du fauteuil de maroquin, et regarda languissamment son compagnon en fermant à demi les yeux.

Wilmot ôta son chapeau.

— Je ne crois pas que vous m’ayez regardé bien attentivement, monsieur Dunbar, — dit-il.

— Vous regarder attentivement ! — s’écria le banquier, — mon cher monsieur, que voulez-vous dire ?

— Regardez-moi bien en face, monsieur, et dites-moi si vous voyez dans ma figure quelque chose qui vous rappelle le passé.

Dunbar tressaillit.

Il ouvrit les yeux cette fois et fit un mouvement d’étonnement en contemplant la belle figure qui lui faisait face. Elle était aussi belle que la sienne et presque aussi aristocratique. Car la nature, qui a d’étranges caprices de temps à autre, n’avait établi qu’une distinction presque imperceptible entre le banquier riche à millions et le forçat libéré sans ressources.

— Vous ai-je rencontré quelque part ? — dit-il. — Dans l’Inde ?

— Non, monsieur Dunbar, non, pas dans l’Inde. Vous le savez aussi bien que moi. Remontez un peu plus haut dans le passé, remontez à l’époque qui précéda votre départ pour l’Inde.

— Eh bien, après ?

— Vous souvient-il de la forte somme d’argent que vous perdîtes au Derby et du désespoir qui vous fit décrocher vos pistolets d’arçon suspendus au-dessus de la cheminée de votre chambre à la caserne pour vous brûler la cervelle ? Vous souvient-il que dans votre désespoir vous fîtes appel à un jeune homme qui vous servait de domestique et qui vous aimait beaucoup, plus peut-être que ne vous eût aimé un frère, quoiqu’il fût votre inférieur par le rang et la naissance, et eût pour mère une pauvre ouvrière ? Vous souvient-il que vous suppliâtes ce jeune homme, qui avait un talent particulier pour contrefaire les signatures, mais qui jusqu’alors ne s’était pas servi de ce talent pour malfaire, de vous aider dans un projet à l’aide duquel vous deviez imposer silence à vos créanciers jusqu’au moment du payement ? Vous souvient-il de tout cela ? Oui, je vois que votre mémoire n’a rien oublié… la réponse est écrite sur votre figure et vous vous souvenez de moi… Joseph Wilmot.

Il se frappa la poitrine du poing et se tint debout les yeux fixés sur la figure du banquier. Ces yeux avaient une étrange expression, leur regard était ardent, vorace, comme si la vue de son vieil ennemi eût été pour cet homme animé d’une fureur vengeresse une espèce de nourriture qui le satisfaisait en quelque sorte.

— Je me souviens de vous, — dit Dunbar lentement.

Il était devenu affreusement pâle, et des gouttes de sueur froide perlaient sur son front ; il les essuya, en parlant, avec son mouchoir de batiste parfumé.

— Vous vous souvenez de moi ? — répéta l’autre sans aucun changement d’expression dans sa physionomie.

— Oui, et croyez bien que je regrette vivement le passé. Vous vous êtes figuré sans doute que j’avais agi cruellement envers vous dans cette malheureuse journée, à Saint-Gundolph Lane, mais je pouvais à peine faire autrement. J’étais si bien dans l’embarras moi-même qu’il ne fallait pas songer à m’enfoncer plus profondément dans le bourbier en intercédant pour vous. Pourtant, maintenant que je suis mon maître, je puis vous dédommager. Comptez sur moi, mon cher ami, j’expierai le passé.

— Expier le passé ! — s’écria Wilmot. — Pouvez-vous faire de moi un honnête homme, un membre respectable de la société ? Pouvez-vous effacer le stigmate d’infamie qui m’a été imprimé et me donner la position que sans vous j’aurais pu conquérir en ce monde ? Pouvez-vous me rendre les trente-cinq années de ma vie que j’ai perdues et enlever la tache infamante qui les a souillées ? Pouvez-vous faire revivre ma mère morte il y a bien longtemps le cœur brisé par mon malheur ? Pouvez-vous ressusciter les morts ? Pouvez-vous me donner des souvenirs agréables, des pensées calmes ou l’espoir du pardon de Dieu ? Non !… non !… vous ne pouvez me donner rien de tout cela.

Dunbar était essentiellement homme du monde. Il ne s’emportait pas. C’était un homme à manières de gentleman très-rarement démonstratives, et il ne demandait qu’à vivre agréablement.

Il était complètement égoïste et sans cœur. Mais comme il possédait une grande fortune, on lui pardonnait volontiers d’aussi minces défauts que ceux de l’égoïsme et du manque de cœur, et on faisait tout haut l’éloge de la grâce de ses manières et de l’élégance de sa personne.

— Mon cher Wilmot, — dit-il sans être le moins du monde troublé par la véhémence de son compagnon, — tout cela est bien sentimental. Évidemment je ne puis vous rendre le passé. Le passé était à vous et vous pouviez l’arranger à votre guise. Si vous vous êtes écarté du bon chemin, vous n’avez pas le droit d’en rejeter le blâme sur moi. Ne parlez pas, je vous en prie, de cœurs brisés, d’existences perdues, et de toutes ces choses. Je suis un homme du monde, et j’apprécie tout cela à sa juste valeur. Je suis fâché de vous avoir mis jadis dans l’embarras, et je suis prêt à réparer d’une manière raisonnable le mal que vous a fait cette vieille affaire. Je ne puis vous rendre le passé, mais je puis vous donner la chose pour laquelle la plupart des hommes sont prêts à vendre le passé, le présent et le futur ; je puis vous donner de l’argent.

— Combien ? — demanda Wilmot avec une rage mal déguisée.

— Hum ! — murmura l’Anglo-Indien tirant sa moustache grise de l’air de quelqu’un qui réfléchit. — Voyons ! que vous faudrait-il pour vous satisfaire, mon cher Wilmot ?

— Je vous laisse le soin de décider.

— Très-bien, alors. Je suppose que vous seriez tout à fait content si je vous constituais une petite rente, qui vous permettrait de n’avoir rien à démêler avec le monde d’ici à la fin de vos jours. Cinquante livres par an, par exemple.

— Cinquante livres par an ! — répéta Wilmot.

Il avait tout à fait dominé son émotion violente en ce moment et il parlait avec beaucoup de calme.

— Cinquante livres par an ! une livre par semaine.

— Oui.

— J’accepte votre offre, monsieur Dunbar. Une livre par semaine, cela me permettra de vivre, de vivre comme vivent les paysans dans quelque hutte, et m’assurera du pain jusqu’à ma mort. J’ai une fille, une très-belle fille, à peu près du même âge que la vôtre ; elle partagera ce revenu avec moi, et elle aura pour bénir votre générosité les mêmes motifs que moi.

— C’est donc convenu ? — demanda l’Anglo-Indien languissamment.

— Oui, c’est convenu. Vous avez des domaines dans le comté de Warwick et dans le comté d’York, une maison dans Portland Place et un demi-million en espèces, mais évidemment, tout cela vous est nécessaire à vous. J’aurai… grâce à votre générosité et à titre d’expiation pour la honte, la misère, le besoin, le danger et l’infamie qui ont été mon partage pendant trente-cinq ans… une livre par semaine assurée pour le restant de mes jours. Mille fois merci, monsieur Dunbar. Je vois que vous êtes toujours l’homme d’autrefois, le même maître que j’aimais étant jeune, et j’accepte votre offre généreuse.

Il éclata de rire quand il eut fini de parler. Son rire était bruyant, mais il n’avait rien de naturel, il était même un peu étranglé peut-être ; mais Dunbar ne se donna pas la peine de remarquer quelque chose d’aussi insignifiant que la joie de son valet.

— Et maintenant que nous en avons fini avec le sentiment, — dit-il, — peut-être serez-vous assez bon pour me commander à déjeuner.