Henry Dunbar/13

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 136-140).

CHAPITRE XIII

Renvoyé en prison.

Dunbar fut amené devant sir Arden Westhorpe à dix heures du matin le lendemain de son arrestation. Les témoins qui avaient déposé à l’enquête furent de nouveau appelés et, à l’exception du bedeau et de Dunbar, maintenant prisonnier, ils firent les mêmes dépositions ou déposèrent dans le même sens.

Lovell assista de nouveau à l’interrogatoire dans l’intérêt du père de Laura et fit subir un contre-interrogatoire à quelques-uns des témoins.

Mais de tout cela il ne résulta pas grand’chose de nouveau. Le portefeuille vide qui avait été trouvé à quelques pas du cadavre fut exhibé. La corde à l’aide de laquelle l’homme assassiné avait été étranglé fut produite aussi et examinée.

C’était une corde ordinaire, un peu mince, et longue d’un mètre et demi à peu près. Elle avait été arrangée en un nœud coulant qui avait été fortement serré autour du cou de la victime.

Si le défunt avait été un homme vigoureux, il aurait peut-être pu résister à l’attaque et empêcher l’assaillant de serrer le nœud fatal ; mais le médecin attesta que le mort, quoique grand et bien bâti, n’était pas robuste.

C’était un meurtre étrange où le sang n’avait pas coulé. L’homme qui l’avait commis avait dû être bien décidé et posséder des nerfs d’acier, car il avait fallu que le crime s’accomplît en un clin d’œil et que le premier cri de surprise de la victime fût étouffé avant d’arriver jusqu’aux lèvres.

Le principal témoin ce jour-là fut le bedeau, et c’était à la suite de certaines remarques faites par lui que Dunbar avait été arrêté.

Le soir, après l’enquête, le bedeau se transforma en un personnage d’une grande importance. Il fut entouré par des commères, avides d’entendre tout ce qu’il pouvait avoir à dire au sujet du meurtre. Parmi les auditeurs du vieillard se trouvait un constable, gaillard rusé et à tête froide qui était aux aguets pour découvrir une trace quelconque à l’aide de laquelle il pût arriver à pénétrer le secret de la mort de Wilmot. Le bedeau, en racontant les événements de l’après-midi du meurtre, parla d’un fait qu’il avait omis de mentionner en présence du coroner. Il parla de la faiblesse soudaine qui avait assailli Dunbar.

— Pauvre gentleman ! — dit-il, — je ne crois pas avoir jamais vu quelque chose d’aussi prompt. Il marchait le long de l’aile gauche la tête haute et avec une allure cavalière, lorsque tout à coup il a chancelé comme s’il eût été ivre, et il serait tombé s’il ne s’était trouvé à côté d’un banc. Il s’est laissé tomber sur ce banc comme une masse inerte, et quand je l’ai regardé, les gouttes de sueur coulaient de son front comme de grosses perles. Je n’ai jamais de ma vie aperçu pareille figure, elle était pâle comme celle d’un revenant. Mais une minute après, le gentleman se remit et riait ; c’était la chaleur qui était cause de cette faiblesse, a-t-il dit.

— C’est curieux qu’un gentleman, qui est à peine arrivé de l’Inde, se soit plaint de la chaleur par une journée comme celle d’hier, — dit un des assistants.

Ce fut là le fait que rapporta le bedeau en présence de sir Arden Westhorpe. Ce fait et le témoignage d’un petit garçon qui avait rencontré la victime avec Dunbar tout près de l’endroit où avait été trouvé le cadavre, constituaient toutes les charges contre le riche banquier.

Aux yeux de sir Arden Westhorpe, l’agitation qu’avait montrée Dunbar dans la cathédrale était un point concluant. Pourtant, qu’y avait-il de plus vraisemblable que la possibilité d’une faiblesse momentanée chez l’Anglo-Indien ? Il n’était plus un jeune homme, et quoique sa poitrine large, ses épaules carrées et ses bras longs et musculeux fussent des indices de force physique, cette vigueur naturelle pouvait avoir été détruite par les effets d’un climat brûlant.

De nouveaux témoins comparurent ce jour-là ; c’étaient des gens qui affirmaient avoir été dans le voisinage du petit bois et dans le petit bois lui-même, dans cette fatale après-midi.

D’autres paysans, outre les deux Irlandais, avaient passé sous les arbres au clair de la lune. Des piétons désœuvrés avaient erré dans le petit bois au crépuscule, et pas un d’entre eux n’avait vu Wilmot ou n’avait entendu quelque cri d’angoisse ou de terreur.

Un homme déposa qu’il avait rencontré dans le petit bois, entre sept et huit heures, une espèce d’individu mal mis, moitié bohémien, moitié colporteur.

Lovell questionna ce témoin sur l’extérieur et les allures de l’homme qu’il avait rencontré.

Mais le témoin déclara qu’il n’y avait rien de particulier dans les allures de cet homme. Il n’avait pas paru confus, agité, pressé ou effrayé. Il avait l’air d’un robuste gaillard aux traits grossiers brûlés par le soleil et d’assez mauvaise mine, mais c’était tout.

Balderby fut entendu. Il expliqua dans quelle splendide position se trouvait Dunbar comme chef de la maison de banque de Saint-Gundolph Lane. L’affaire fut ensuite ajournée, et le prisonnier reconduit en prison, quoique Lovell prétendît que rien ne justifiât sa détention.

Dunbar protesta toujours contre toute offre de caution ; il déclara de nouveau qu’il aimait mieux rester en prison que d’être libre sous condition et de paraître dans le monde en homme soupçonné.

— Je ne quitterai pas la prison de Winchester, — dit-il, — tant que ma réputation ne sera pas lavée aux yeux de tout le monde.

Il avait été traité avec le plus grand respect par les geôliers et on lui avait fourni un logement décent. Lovell et Balderby avaient accès auprès de lui chaque fois qu’il voulait bien les recevoir.

En attendant, il n’y avait dans tout Winchester qu’un cri d’indignation contre ceux qui avaient fait arrêter le millionnaire.

Un gentleman anglais, un homme dont la fortune était quelque chose de fabuleux, revenait de l’Inde et il s’empressait d’aller embrasser sa fille unique, mais à peine avait-il mis le pied sur le sol natal, que de stupides constables s’emparaient de lui et le jetaient en prison. N’était-ce pas révoltant ?

Lovell se voua noblement au service du père de Laura. Il n’avait pas un goût bien prononcé pour cet homme, bien qu’il désirât l’aimer, mais il le croyait innocent du crime odieux qu’on lui imputait, et il était résolu à prouver son innocence à tout le monde.

Dans ce but, il mit la police sur les traces de l’homme à mine farouche, du colporteur qui avait été vu dans le petit bois le jour du meurtre.

Il quitta lui-même Winchester pour aller à la recherche du malade, Sampson Wilmot. Le témoignage de celui-ci serait très-important dans cette affaire, et il pourrait peut-être éclairer la justice sur les antécédents et les relations du défunt.

Le jeune avoué parcourut la ligne en s’arrêtant à chaque station. À Basingstoke, il apprit qu’un vieillard, voyageant avec son frère, était tombé malade et était mort depuis. Une enquête avait eu lieu à son sujet quelques jours auparavant, et il avait été enterré aux frais de la paroisse.

Ce fut le 21 août qu’Arthur visita Basingstoke. Les gens de l’auberge du village lui dirent que le vieillard était mort le 17 à deux heures du matin, quelques heures seulement après que son frère l’eut abandonné. Il n’avait plus parlé depuis l’attaque de paralysie.

Il était donc impossible d’obtenir aucun renseignement. La mort avait fermé la bouche de ce témoin.

Mais même si Sampson Wilmot eût vécu, qu’aurait-il pu dire ? Ses antécédents n’auraient pas éclairci le mystère de sa mort. C’était, en somme, un meurtre ordinaire, un meurtre commis pour ce que possédait la victime : une montre en argent peut-être, quelques souverains, un habit, un gilet et une chemise.

Le seul fait qui tendait à impliquer Dunbar dans ce meurtre, c’est qu’il était la dernière personne vue en compagnie de la victime, et qu’il n’était pas d’accord avec le bedeau sur la longueur du temps écoulé entre son départ de la cathédrale et son retour.

Aucun magistrat, en possession de son bon sens, ne pouvait envoyer l’Anglo-Indien en cour d’assises avec d’aussi faibles preuves que celles-là.