Henry Dunbar/14

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 141-153).

CHAPITRE XIV

Le voyage de Margaret.

Pendant que tout ceci se passait à Winchester, Margaret attendait le retour de son père. Cette longue attente lui déchirait le cœur, mais elle ne désespérait pas de le revoir. Il avait promis d’être rentré vers dix heures dans la soirée du 16, mais il n’était pas homme à tenir toutes ses promesses. Il l’avait souvent quittée de la même manière et s’était absenté plusieurs fois pendant des jours et des semaines entières.

Il n’y avait donc rien d’extraordinaire dans son retard, et, si la jeune fille était chagrine, ce n’était pas par crainte que son père ne revînt plus, mais parce qu’elle songeait à quelle œuvre déshonnête il pouvait être occupé durant son absence.

Elle savait maintenant qu’il avait mené une vie déshonorante. C’était lui-même qui lui avait avoué cette cruelle vérité. Elle ne pourrait plus le défendre quand on l’attaquerait. Dorénavant, elle devrait se contenter d’intercéder pour lui.

La pauvre Margaret avait été fière de son père, quelque réprouvé qu’il fût ; elle avait été fière de ses allures de gentleman, de son intelligence, de son air de supériorité sur les autres hommes de son rang, et la certitude qu’il était coupable la mordait au cœur. Elle avait pitié de lui, et elle essayait de trouver des excuses au mal qu’il avait fait ; et à chacune de ses pensées sur lui se mêlait le souvenir du tort que lui avait causé Dunbar.

— Si mon père a été coupable, c’est cet homme qui est responsable de son crime, — se disait-elle constamment.

Elle attendit le retour de son père avec une poignante anxiété. Une semaine s’écoula et la seconde était déjà commencée qu’il n’était toujours pas revenu. Elle n’était pas alarmée pour sa sûreté personnelle, elle craignait seulement qu’il ne fît le mal, et elle l’attendait à tout moment. Mais il ne vint pas.

Pendant ce temps, et tandis qu’elle avait l’esprit torturé, la jeune fille accomplissait sa tâche quotidienne, ses pensées pouvaient se perdre en de vagues probabilités sur l’absence de son père pendant, qu’elle était assise à côté de son élève, mais ses regards ne quittaient pas les doigts qu’ils avaient mission de surveiller. La vie avait été pleine d’inclémence pour elle et lui avait appris à cacher ses chagrins et ses inquiétudes mieux que ceux à qui ce lourd fardeau eût été inconnu. Aussi peu de personnes se doutèrent que la jeune et sérieuse maîtresse de musique était cruellement tourmentée.

Une seule personne vît l’imperceptible changement de ses manières. C’était Clément Austin, qui s’était familiarisé avec les expressions diverses de cette physionomie et qui reconnut aussitôt le changement survenu. Elle l’écoutait toujours lorsqu’il parlait littérature ou musique, mais son visage n’exprimait pas le plaisir, et Clément l’entendit soupirer une ou deux fois pendant qu’elle donnait sa leçon.

Il lui demanda une fois s’il y avait quelque chose en son pouvoir ou en celui de sa mère qu’il pût faire pour lui être utile ; mais elle le remercia et lui dit qu’il ne pouvait lui rendre aucun service.

— Cependant, — répondit Clément, — je suis certain que vous avez quelque chose. Je vous prie de ne pas me croire indiscret ou importun, mais je suis sûr de cela.

Margaret fit un geste de dénégation.

— Alors je me trompe ? — dit Clément d’un ton interrogateur.

— Assurément. Je n’ai pas de motifs d’ennui bien déterminés. Je suis seulement un peu inquiète de mon père qui est absent depuis bientôt quinze jours. Cependant il n’y a rien là dedans d’extraordinaire ; il s’absente souvent. Malgré cela, je suis sans cesse dans des transes à son sujet. Lorsqu’il reviendra, je serai certainement grondée par lui pour cela.

Le soir du 27 août, Margaret donna sa leçon accoutumée et, comme à l’ordinaire, resta quelque temps à causer avec Mme Austin, qui avait pris en grande affection le professeur de piano de sa petite-fille. Clément avait insensiblement supprimé ses promenades du soir, surtout les jours de leçons. Il prenait part à la conversation, et comme on parlait de toutes sortes de choses, il n’est pas étonnant qu’on vînt à causer de l’assassinat de Winchester.

— À propos, mademoiselle Wentworth, — s’écria Mme Austin, interrompant son fils, — je suppose que vous avez appris la nouvelle de cet affreux assassinat qui fait tant de bruit ?

— Un affreux assassinat… non, madame ; j’apprends rarement des choses de ce genre, car la personne avec qui je loge est vieille et sourde. Elle s’inquiète fort peu de ce qui se passe dans le monde, et je suis trop occupée pour m’en inquiéter moi-même.

— Ah ! — dit Mme Austin. — Eh bien ! ma chère enfant, vous me surprenez réellement. Je croyais que cette terrible affaire avait eu un grand retentissement à cause du célèbre M. Dunbar qui s’y trouve mêlé.

M. Dunbar ! — s’écria Margaret regardant son interlocutrice avec des yeux dilatés par l’étonnement.

— Oui, mon enfant, M. Dunbar, le riche banquier. Je me suis beaucoup intéressée à cet événement, parce que mon fils est employé dans la maison de banque de M. Dunbar. Il paraît qu’un vieux serviteur, un valet de confiance de M. Dunbar, a été assassiné à Winchester ; et tout d’abord M. Dunbar lui-même a été soupçonné du crime, quoique la chose soit évidemment d’un ridicule achevé. Pour quel motif aurait-il pu assassiner son ancien domestique ? Pourtant, il a été soupçonné, et quelque stupide magistrat de province l’a fait arrêter. Il y a eu un interrogatoire la semaine passée, et cet interrogatoire a été ajourné à aujourd’hui même. Nous ne saurons le résultat que demain.

Margaret était assise et écoutait, la figure pâle comme celle d’une morte.

Clément s’aperçut du changement terrible survenu en elle.

— Ma mère, — dit-il, — vous ne devriez pas parler de ces choses-là devant Mlle Wentworth ; vous l’avez tout effrayée. Souvenez-vous qu’elle peut ne pas être aussi forte d’esprit que vous.

— Non… non… — dit Margaret d’une voix étouffée, — je… je… désire tout entendre ; madame Austin, dites-moi le nom de la victime.

— Joseph Wilmot.

— Joseph Wilmot… — répéta Margaret lentement.

Elle avait toujours connu son père sous le nom de James Wentworth, mais n’était-il pas possible, probable même, que Wilmot fût son vrai nom ? Elle avait de bonnes raisons pour soupçonner que celui de Wentworth était faux.

— Je vous prêterai un journal, — dit Mme Austin avec bonté, — si vous désirez réellement connaître les détails de cet assassinat.

— Prêtez-le-moi, s’il vous plaît.

Mme Austin choisit un journal hebdomadaire parmi une foule d’autres éparpillés sur une table. Elle le plia et le tendit à Margaret.

— Donnez un verre de madère à Mlle Wentworth, mère, — s’écria Clément. — Je suis sûr que cette conversation à propos de meurtre l’a fort émue.

— Non, non, pas du tout ! — répondit Margaret. — Je préférerais ne rien prendre. Je désire rentrer au plus vite. Bonsoir, madame Austin.

Elle sortit du salon avant que la veuve pût insister auprès d’elle, mais Clément la suivit dans le vestibule.

— Mademoiselle, — dit-il, — je sais que quelque chose vous a agitée. Je vous en prie, revenez au salon et attendez que vous soyez plus calme.

— Non… non… non…

— Laissez-moi vous accompagner jusque chez vous, alors.

— Oh ! non… non… — s’écria-t-elle en voyant le jeune homme se mettre en travers de la porte, — par pitié ne me retenez pas, monsieur Austin, ne me suivez pas !

Elle passa à côté de lui et s’éloigna précipitamment de la maison. Il la regarda disparaître dans le crépuscule et revint ensuite au salon en soupirant.

— Je n’ai pas le droit de la suivre malgré elle, — se dit-il, — je n’ai pas le droit de m’imposer à elle, ou de m’occuper d’elle.

Il se jeta dans un fauteuil et prit un journal, mais il n’en lut pas six lignes. Il réfléchissait profondément pendant que ses yeux étaient fixés sur la page.

— Pauvre fille, — se dit-il à lui-même au bout d’un moment, — pauvre fille abandonnée ! Elle est trop pure et trop belle pour rester exposée au rude contact du monde.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Margaret parcourut rapidement la distance qui la séparait de son logis. Elle tenait le journal plié fortement serré contre son sein. C’était son arrêt de mort peut-être. Elle ne s’arrêta et ne ralentit sa marche que lorsqu’elle fut arrivée à l’étroite ruelle qui menait au bord de l’eau.

Elle ouvrit la porte du jardin du cottage, simplement fermée au loquet (les verrous et les serrures n’étaient pas nécessaires en un pareil endroit), et elle monta dans sa chambrette, cette chambrette où son père lui avait dit le secret de sa vie, cette chambrette où elle avait juré de se souvenir du nom de Henry Dunbar. Tout était noir et silencieux dans la maison, car la maîtresse du logis était vieille et infirme, et Margaret était habituée à ne trouver personne pour l’accueillir lorsqu’elle rentrait à la nuit tombante.

Elle enflamma une allumette, alluma sa chandelle et s’assit, tenant en main le journal. Elle le déplia et ses yeux, avides et dilatés, parcoururent les pages. Elle ne tarda pas à trouver ce qu’elle voulait.

« Assassinat de Winchester. — Derniers détails. »

Margaret lut cette horrible histoire. Elle lut le compte rendu du meurtre deux fois… lentement et avec fermeté. Ses yeux étaient secs et elle se sentait au cœur le courage du désespoir.

— J’ai juré de me souvenir du nom de Henry Dunbar, — dit-elle d’une voix lente et sombre, — j’ai de bonnes raisons pour ne pas l’oublier maintenant.

Dès le commencement elle n’avait pas douté le moins du monde, elle n’avait eu qu’une idée et cette idée était une conviction. Son père avait été assassiné par son ancien maître. Cet homme, ce Joseph Wilmot, c’était son père, le meurtrier c’était Henry Dunbar. Le compte rendu du journal lui révéla comment la victime avait, d’après son propre aveu, rencontré son frère à la gare de Waterloo dans l’après-midi du 16 août. C’était précisément dans cette après-midi que Wentworth avait quitté sa fille pour aller à Londres en chemin de fer.

Il avait rencontré son ancien maître, l’homme qui lui avait fait tant de mal, le misérable au cœur sec qui l’avait si cruellement trahi. Il avait été violent peut-être et avait menacé Dunbar, et puis… puis l’homme riche, traître, et dur dans sa vieillesse comme dans sa jeunesse, avait trompé son ancien valet en feignant pour lui de l’amitié, l’avait entraîné dans un endroit écarté, et là il l’avait assassiné pour que les secrets du passé fussent enterrés avec sa victime.

Quant au vol des habits, de l’argent, du portefeuille, tout ceci évidemment entrait dans le plan bien combiné de Dunbar.

La jeune fille replia le journal et le glissa dans son corsage. C’était une singulière relique que celle qui reposait sur ce sein virginal, torturé intérieurement par une douleur froide qui ressemblait à l’agonie de la mort.

Margaret prit sa chandelle et se rendit dans une petite chambre sur le derrière de la maison, la chambre où couchait son père quand il restait avec elle.

Il s’y trouvait une vieille malle à moitié démantelée, recouverte en poil de chèvre et entourée d’une corde usée. La jeune fille s’agenouilla devant la malle et posa sa chandelle sur une chaise à côté d’elle. Puis avec ses doigts effilés elle essaya de défaire les nœuds de la corde. La tâche n’était pas facile, et elle se meurtrit les doigts avant d’en finir. Mais elle y parvint à la longue et souleva le couvercle.

Elle contenait de vieux vêtements râpés, roulés et poussiéreux qui y avaient été jetés pêle-mêle, des pipes cassées, de vieux journaux dont les caractères avaient blanchi, et dont plusieurs passages étaient marqués d’un trait de plume. Une forte odeur qui se dégageait de ce tas de vieilleries, de ces herbes que le temps, cet océan, jette sur le rivage du présent, accusait le voisinage des souris. Tout au fond de la malle, parmi des débris de tabac, des bouts de cigares pétrifiés et des chiffons de papier, se trouvaient quelques lettres.

Margaret les ramassa et les examina. Trois d’entre elles, très-vieilles, jaunies, et presque en lambeaux, portaient l’adresse suivante : Joseph Wilmot, aux soins du gouverneur de l’île de Norfolk. Les caractères étaient soignés et réguliers et révélaient une main exercée.

C’était une terrible découverte. Margaret courba la tête sur ses genoux et sanglota tout haut.

— Il avait été bien coupable et avait besoin d’une longue vie de repentir, — songea-t-elle, — mais il a été assassiné par Dunbar.

Il n’y avait plus l’ombre de doute dans son esprit. Elle avait en main la preuve concluante de l’identité de Wilmot avec son père, et, pour elle, cela suffisait à prouver que Dunbar était l’assassin de son ancien valet. Il avait fait du tort à Wilmot, et Wilmot pouvait lui en faire à son tour. Il avait donc résolu de se débarrasser de ce vieux complice, de ce dangereux témoin du passé.

C’était ainsi que raisonnait Margaret. Elle n’eut pas un instant l’idée que le crime commis dans le paisible petit bois, près de Sainte-Cross, était du nombre de ceux qui se commettent chaque jour pour les motifs les plus vils et les plus mesquins qui puissent pousser un homme à verser le sang de son semblable. Cette idée pouvait venir à d’autres, mais c’était parce qu’ils ignoraient l’histoire du passé.

Au point du jour, le lendemain, elle quitta le cottage, après avoir expliqué en peu de mots le motif de son départ à la vieille femme chez qui elle logeait.

Elle prit le premier train pour Winchester, et elle y arriva à dix heures. Elle portait sur elle tout son argent, mais pas autre chose. Les objets qui lui étaient nécessaires ne la préoccupaient nullement. Sa mission était horrible, car elle allait dire ce qu’elle savait de l’histoire du passé, et témoigner contre Dunbar.

L’employé auquel elle s’adressa à la gare de Winchester la traita avec politesse et bonté. La pâle beauté de sa figure pensive lui faisait des amis partout où elle allait. C’est chose très-dure pour le mérite à figure de singe et pour la vertu à cheveux rouges, qu’un profil grec ou une chevelure noire soient un aussi bon passeport ; mais malheureusement l’homme est faible et la beauté va droit à l’œil des gens frivoles, tandis que le mérite ne peut être apprécié que par les sages.

— S’il y a quelque chose que je puisse faire pour vous, mademoiselle, — dit l’employé poliment, — je serai très-heureux, je vous assure.

— Je désire être renseignée sur le meurtre, — répondit la jeune fille à voix basse et tremblante, — sur le meurtre qui a été commis…

— Oui, mademoiselle. Rien de plus facile. Tout le monde dans Winchester ne parle que de cela, c’est un événement très-mystérieux. Mais, — s’écria l’employé devenant tout à coup rayonnant, — seriez-vous un témoin, mademoiselle ?… Sauriez-vous quelque chose là-dessus ?

Il s’animait à la simple idée que cette jolie fille avait quelque chose à dire sur le meurtre et qu’il aurait le privilège de la présenter à ses concitoyens. Connaître quelqu’un qui sût quelque chose au sujet du meurtre de Wilmot, c’était en ce moment occuper un poste de distinction dans Winchester.

— Oui, — dit Margaret, — je veux témoigner contre Henry Dunbar.

L’employé tressaillit et ouvrit de grands yeux étonnés.

— Témoigner contre M. Dunbar ? — dit-il. — Mais M. Henry Dunbar a été relâché cette après-midi, et il part pour Londres par l’express de ce soir, et tous les habitants de Winchester sont honteux de la manière dont il a été traité. Jusqu’ici, il n’y avait pas plus lieu de soupçonner M. Dunbar, à en juger par ce qui a été constaté seulement, que de me soupçonner, moi. Et l’employé fit claquer ses doigts avec mépris. Mais si vous savez quelque chose contre M. Dunbar, ceci évidemment change la tournure des affaires, et il est de votre devoir, mademoiselle, de vous présenter immédiatement chez le magistrat et de faire votre déposition.

L’employé ne put s’empêcher de faire claquer sa langue d’un air de satisfaction en parlant ainsi. La distinction était venue à lui sans qu’il l’eût cherchée.

— Attendez une minute, mademoiselle, — dit-il, — je vais demander la permission de m’absenter pour vous conduire sur-le-champ chez le magistrat. Vous ne trouveriez jamais votre chemin toute seule. Le train attendu n’arrivera qu’à midi sept minutes. On peut se passer de moi.

L’employé s’éloigna, se présenta à son supérieur, raconta le fait, et obtint la permission de s’absenter quelques instants. Il revint ensuite vers Margaret.

— Maintenant, mademoiselle, — dit-il, — si vous voulez venir avec moi, je vais vous conduire chez sir Arden Westhorpe. Sir Arden est le gentleman qui s’est donné tant de mal dans cette affaire.

En chemin, le long des ruelles de la paisible cité, l’employé aurait bien voulu arracher à Margaret tout ce qu’elle avait à dire. Mais la jeune fille n’avoua rien ; elle dit seulement qu’elle voulait témoigner contre Dunbar.

L’employé, lui, fut très-communicatif. Il raconta à sa compagne tout ce qui s’était passé à l’interrogatoire ajourné.

— Il y a eu des applaudissements à la cour lorsqu’on a dit à M. Dunbar qu’il était libre, — dit l’employé ; — mais sir Arden a imposé silence. « Il n’est pas nécessaire de battre des mains, a-t-il dit. Il n’y a qu’à se lamenter de ce qu’un crime pareil ait été commis et que le coupable ait échappé. » Un jeune homme qui était à l’audience m’a dit que c’étaient là les paroles de sir Arden.

Ils étaient en ce moment arrivés à la demeure de sir Arden. La maison était très-belle, quoiqu’elle fût située dans une rue latérale : et un domestique à l’air grave, portant une jaquette en coutil, fit entrer la jeune fille dans un vestibule à panneaux de chêne.

Elle aurait eu peut-être quelque difficulté à voir sir Arden, si l’employé n’eût aussitôt annoncé le but de sa visite. Mais le nom de l’homme assassiné fut un talisman, et on introduisit la jeune fille dans une salle basse, garnie d’étagères pleines de livres, qui ouvrait sur un jardin dessiné à l’ancienne mode.

Sir Arden Westhorpe, le magistrat, était assis devant un bureau dans cette salle. C’était un homme âgé, à cheveux et à favoris gris et à figure un peu sévère. Mais il était bon et juste, et Dunbar eût-il été l’empereur d’une moitié de l’Europe, au lieu d’être un riche banquier, que sir Arden l’eût aussi bien mis en accusation si la justice l’avait exigé.

Margaret ne fut nullement décontenancée par la présence du magistrat. Elle n’avait à l’esprit qu’une pensée, la pensée de la mort violente de son père, et elle eût parlé librement devant un roi.

— J’espère que je n’arrive pas trop tard, monsieur, — dit-elle. — J’apprends que M. Dunbar a été relâché. J’espère qu’il sera temps encore pour témoigner contre lui.

Le magistrat la regarda avec surprise.

— Ceci dépendra des circonstances, — dit-il, — c’est-à-dire de la nature de la déposition que vous avez à faire.

Le magistrat appela son greffier d’une chambre voisine et reçut la déposition de la jeune fille.

Mais il secoua la tête d’un air de doute quand Margaret eut raconté tout ce qu’elle savait. Ce qui, pour la jeune fille toute d’impulsion, semblait une preuve positive de la culpabilité de Dunbar, n’était pas grand’chose une fois résumé par le clerc expérimenté de sir Arden.

— Vous savez que votre malheureux père a été lésé par M. Dunbar, et vous croyez qu’il possédait des secrets nuisibles à ce gentleman ; mais vous ignorez ces secrets. Ma pauvre enfant, je ne puis agir dans cette circonstance à l’aide de votre témoignage. La police est à l’œuvre. Cette affaire ne sera pas étouffée sans qu’on ait fait de sérieuses recherches, croyez-moi. J’aurai soin de confier votre déposition à l’agent de la police secrète qui aura à s’occuper de tout cela. Il nous faut attendre. Je ne puis me résoudre à croire que Dunbar ait commis cet horrible crime. Il est assez riche pour avoir pu acheter le silence de votre père, s’il avait lieu de craindre ses aveux. L’argent est un levier puissant auquel rien, presque rien ne résiste. Il est rare qu’un homme, maître d’une fortune sans limites, se trouve forcé de recourir à la violence.

Le magistrat lut à haute voix la déposition de Margaret et la jeune fille la signa ensuite en présence du clerc ; elle la signa du vrai nom de son père, ce nom dont elle ne s’était jamais, servi jusqu’à ce jour.

Puis, après avoir donné au magistrat son adresse de Wandsworth, elle le salua et se retira.

Rien de ce qu’avait dit sir Arden n’avait affaibli en elle la conviction enracinée de la culpabilité de Dunbar. Elle croyait toujours qu’il était le meurtrier de son père.

Elle fit quelques pas sans savoir oh elle allait, puis elle s’arrêta tout à coup ; sa figure s’anima, ses yeux brillèrent, et un sourire de mauvais augure éclaira sa physionomie.

— Je vais aller vers Dunbar, — se dit-elle ; — puisque la loi ne veut pas m’aider, j’irai trouver moi-même le meurtrier de mon père. Il tremblera certainement en apprenant que sa victime a laissé une fille qui n’aura ni cesse ni relâche tant que justice ne sera pas faite.

Sir Arden avait désigné l’hôtel où était Dunbar. Margaret demanda donc au premier passant de quel côté se trouvait l’Hôtel George.

Elle avisa un garçon qui flânait sur le seuil de la porte.

— Je désire voir M. Dunbar, — dit-elle.

Le garçon la regarda tout surpris.

— Je ne crois pas que M. Dunbar vous reçoive, mademoiselle, — dit-il ; — mais je vais vous annoncer si vous le désirez.

— Je vous serai très-obligée si vous voulez bien.

— Certainement, mademoiselle ; veuillez vous asseoir dans le vestibule, je monte à l’instant chez M. Dunbar. Votre nom est…

— Mon nom est Margaret Wilmot.

Le garçon tressaillit.

— Wilmot ! — s’écria-t-il ; — êtes-vous une parente de…

— Je suis la fille de Joseph Wilmot, — répondit tranquillement Margaret ; — vous pouvez le dire à M. Dunbar si cela vous plaît.

— Oui, mademoiselle, je le lui dirai. Oh ! mon Dieu, mademoiselle, je n’ai pas plus de force qu’un enfant. M. Dunbar ne peut pas se refuser à vous voir, il me semble, mademoiselle.

Le garçon monta l’escalier en se retournant vers Margaret à plusieurs reprises. Il avait l’air de croire que la fille de l’homme assassiné devait être, d’une manière ou d’une autre, différente des autres jeunes femmes.