Henry Dunbar/15

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 154-164).

CHAPITRE XV

Déception.

Dunbar était assis dans un magnifique fauteuil avec un grand journal sur les genoux. Balderby était reparti pour Londres la soirée précédente ; mais Lovell n’avait pas quitté l’Anglo-Indien.

Dunbar avait passablement souffert de la retraite forcée à laquelle il avait été condamné depuis son arrivée dans la ville archiépiscopale. Tous ceux qui le regardaient voyaient le changement qui s’était opéré en lui dans les derniers dix jours. Il était très-pâle ; ses yeux, bordés d’un cercle bleuâtre, brillaient d’un éclat extraordinaire, et la bouche, cette indiscrète partie de la physionomie, sur laquelle aucun homme n’a un empire parfait, trahissait la souffrance qu’il avait endurée.

Lovell s’était prodigué pour le service de son client, non qu’il eût le moindre amour pour l’homme lui-même, mais parce qu’il était toujours plus ou moins influencé par la réflexion que Dunbar était le père de Laura, et que servir Dunbar c’était servir en quelque sorte la femme qu’il aimait.

Dunbar n’avait été remis en liberté que dans la soirée précédente, après un long et ennuyeux interrogatoire des témoins qui avaient déposé à l’enquête du coroner et un examen détaillé de cette déposition additionnelle à la suite de laquelle le magistrat avait lancé son mandat d’arrêt. Il avait dormi jusqu’à une heure très-avancée et il venait à peine de terminer son déjeuner lorsque le garçon entra avec le message de Margaret.

— Une jeune personne désire vous voir, monsieur, — dit-il respectueusement.

— Une jeune personne, — s’écria Dunbar avec impatience, — je ne puis voir aucune jeune personne. Que peut me vouloir cette jeune personne ?

— Elle désire vous voir expressément, monsieur ; elle dit qu’elle se nomme Wilmot… Margaret Wilmot, et qu’elle est la fille de…

La pâleur maladive de la figure de Dunbar se changea en une teinte livide, horrible à voir, et Arthur qui regardait son client en ce moment s’aperçut du changement.

C’était la première fois qu’il voyait un indice de peur se manifester soit dans la physionomie, soit dans les manières de Dunbar.

— Je ne veux pas la voir, — s’écria Dunbar, — je n’ai jamais entendu Wilmot parler d’une fille à lui. Cette femme est quelque impudente aventurière qui veut m’extorquer de l’argent, je refuse de la voir ; renvoyez-la à ses affaires.

Le garçon hésita.

— Elle a l’air d’une personne très-respectable, monsieur, — dit-il, — et n’a pas du tout la mine d’une intrigante.

— Peut-être bien ! — répondit Dunbar avec hauteur, — mais elle n’en est pas moins une intrigante. Wilmot n’avait pas de fille, que je sache. Je vous en prie, ne me tourmentez plus à ce sujet. J’ai déjà bien assez souffert par la mort de cet homme.

Il retomba dans son fauteuil et reprit son journal en finissant de parler. Sa figure était complètement cachée derrière la feuille périodique.

— Faut-il que j’aille parler à cette jeune fille ? — demanda Lovell.

— Pas du tout. Cette jeune fille est une intrigante. Renvoyez-la à ses affaires !

Le garçon quitta l’appartement.

— Pardonnez-moi, monsieur, — dit le jeune avoué, — mais si vous voulez me permettre de vous suggérer une idée en qualité de conseiller légal dans votre affaire, je vous recommanderais sérieusement de recevoir cette jeune fille.

— Pourquoi ?

— Parce que les habitants d’une petite ville comme celle-ci sont bavards au possible et grands amateurs de scandale. Si vous refusez de voir cette jeune personne qui se dit la fille de Wilmot, on pourra dire…

— On pourra dire quoi ? — demanda Dunbar.

— Que c’est parce que vous avez quelque bonne raison pour refuser de la voir.

— Ah ! vraiment, monsieur Lovell. Je dois donc me déranger, après toute la fatigue mortelle que m’a déjà occasionnée cette ennuyeuse affaire, et voir la première aventurière venue à laquelle il plaira de spéculer sur le nom de l’homme assassiné, et cela pour fermer la bouche aux bonnes gens de Winchester. Je tiens à ce que vous sachiez, mon cher monsieur, que je suis complètement indifférent à tout ce qu’on peut dire de moi et que je ne me préoccuperai que de mon bien-être et de ce qui me plaira. Si quelqu’un a la fantaisie de croire que Henry Dunbar est le meurtrier de son ancien valet, je ne m’y oppose pas et je ne me donnerai pas la moindre peine pour prouver le contraire.

Le garçon reparut au moment où Dunbar cessait de parler.

— Cette jeune personne déclare qu’il faut qu’elle vous voie, monsieur, — dit le domestique, — elle m’a annoncé que si vous me refusiez de la recevoir, — elle attendra à la porte de cette maison jusqu’au moment de votre départ. Mon maître lui a parlé, monsieur, mais inutilement ; c’est la jeune femme la plus déterminée que j’aie jamais vue.

La figure de Dunbar était toujours cachée par le journal. Il y eut un instant de silence avant qu’il répondît.

— Lovell, — dit-il enfin, — il vaudrait peut-être mieux que vous allassiez voir cette jeune personne. Vous tâcherez de savoir si elle est réellement la fille de ce malheureux homme. Voici ma bourse. Vous lui donnerez la somme que vous jugerez convenable. Si elle est véritablement la fille de cet infortuné, je ne demande pas mieux que de faire quelque chose pour elle. Vous serez fort aimable de lui dire cela, Lovell. Dites-lui que je suis disposé à lui faire une pension, à la condition qu’elle ne me tourmente pas. Mais rappelez-vous que ce que je donnerai sera subordonné à sa bonne conduite et que, en aucun cas, ce ne doit être considéré comme le résultat du chantage. S’il lui plaît de parler mal de moi, de me calomnier, elle est libre de le faire et je ne crains personne.

Arthur prit la bourse du millionnaire, et descendit l’escalier avec le garçon. Il trouva Margaret assise dans le vestibule. Rien en elle ne trahissait l’impatience ou la violence ; sa figure blanche exprimait une résolution froide, mais inébranlable. Le jeune avoué comprit que cette jeune fille ne céderait pas facilement devant les refus de Dunbar.

Il la conduisit dans un salon particulier au bout du vestibule, et ferma ensuite la porte derrière lui. Le garçon désappointé demeura cloué sur le paillasson, mais l’Hôtel George est une maison bien construite, et le garçon en fut pour ses peines.

— Vous désirez voir M. Dunbar ? — dit-il,

— Oui, monsieur.

— Il est très-fatigué par l’affaire d’hier, et il refuse de vous recevoir. Pour quel motif tenez-vous tant à être admise en sa présence ?

— Je l’expliquerai à M. Dunbar lui-même.

— Êtes-vous réellement la fille de Joseph Wilmot ? M. Dunbar semble douter que ce malheureux eût une fille.

— Cela se peut. Peut-être M. Dunbar n’a-t-il été informé qu’aujourd’hui de mon existence. Je n’ai appris qu’hier soir ce qui était arrivé.

Elle s’arrêta un moment ; un sanglot qu’elle n’avait pu réprimer l’étouffait ; mais elle redevint bientôt maîtresse d’elle-même, et continua lentement, mais avec fermeté, en regardant fixement le jeune homme avec ses yeux noirs et perçants.

— Je n’ai su qu’hier soir que le vrai nom de mon père était Wilmot, il avait pris un faux nom… mais hier soir, après avoir été informée… du meurtre… (l’horrible mot semblait l’étouffer, mais elle poursuivit bravement), j’ai fouillé une malle de mon père et j’ai trouvé ceci…

Elle sortit de sa poitrine une lettre adressée à l’île de Norfolk, et la tendit à l’avoué.

— Lisez-la, — dit-elle, — vous verrez ainsi comment Dunbar avait fait tort à mon père.

Lovell déplia la lettre jaunie et déchirée. Elle avait été écrite vingt-cinq ans auparavant par Sampson Wilmot. Margaret montra du doigt un passage à la seconde page de la lettre.

« L’amertume de vos paroles contre Henry Dunbar m’est très-pénible, mon cher Joseph, pourtant je ne puis m’empêcher de reconnaître que votre haine envers le fils de mon patron est toute naturelle. Je sais qu’il a été la cause première de votre ruine, et que sans lui votre sort en ce monde eût pu être bien différent. Essayez de lui pardonner, essayez de l’oublier même si vous ne pouvez lui pardonner. Ne parlez pas de vengeance. La révélation du secret dont vous êtes le maître concernant les faux billets ne déshonorerait pas que lui, elle déshonorerait aussi son père et son oncle, qui sont tous deux des hommes bons et honorables, et je crois que la honte les tuerait. Rappelez-vous ceci, et gardez le secret de cette terrible histoire. »

La figure d’Arthur devint terriblement sérieuse pendant qu’il lisait ces lignes. Il n’avait entendu jusqu’alors que des allusions à l’histoire du faux sans en connaître les détails. Il avait envisagé ces allusions comme une cruelle calomnie qui prenait peut-être sa source dans quelque erreur sans importance, quelque dette d’honneur non payée, quelque folle affaire de jeu remontant à l’époque de la première jeunesse de Dunbar.

Mais maintenant il avait là sous les yeux la preuve, écrite par le vieux commis, de la réalité de cette vieille histoire. Ces quelques lignes de la lettre de Wilmot suffisaient à fournir un motif au crime.

Le jeune avoué se laissa tomber sur une chaise et réfléchit en silence pendant quelques minutes sur la lettre du vieux commis. Il n’aimait pas Dunbar. Son cœur jeune et généreux qui avait voulu s’offrir au père de Laura s’était replié sur lui-même à sa première rencontre avec l’homme riche. Le désappointement l’avait glacé.

Pourtant, après avoir mûrement pesé la valeur des dépositions à l’enquête du coroner, il en était arrivé à la conclusion que Dunbar était innocent du meurtre de Wilmot. Toutes les charges les plus insignifiantes contre l’Anglo-Indien avaient été prises en considération, et le résultat obtenu avait été la conviction de son innocence.

Mais maintenant il envisageait l’affaire sous un autre point de vue. La lettre du commis fournissait un motif, peut-être un motif valable. Les deux hommes étaient arrivés ensemble dans le petit bois silencieux, le valet avait menacé son patron, ils s’étaient querellés et…

Non ! le meurtre n’avait pu que difficilement s’accomplir de cette manière. L’assassin avait été armé de la corde homicide et s’était glissé sans bruit derrière sa victime. Ce n’était pas un meurtre ordinaire ; la corde à nœud coulant, le traître nœud coulant révélait la connaissance approfondie des habitudes orientales : c’eût été à peu près ainsi qu’un Thug sanguinaire eût assailli sa victime à l’improviste.

Mais d’un autre côté il existait une circonstance qui parlait toujours en faveur de Dunbar, cette circonstance était le vol des habits du mort. L’Anglo-Indien aurait très-bien pu vider le portefeuille et le laisser sur la scène du crime pour dépister les agents de police. Cette précaution n’eût demandé qu’un moment.

Mais était-il probable, était-il même possible que l’assassin fût resté en plein jour auprès de sa victime où on pouvait le voir, assez longtemps pour la dépouiller de ses habits afin d’égarer plus efficacement les soupçons ? N’était-il pas bien plus probable que Wilmot avait passé l’après-midi à boire dans quelque cabaret sur le bord de la route et était revenu à la nuit dans le bois où quelque bandit vulgaire, n’ayant en vue que le vol, l’avait assassiné ?

Toutes ces pensées vinrent à l’esprit d’Arthur pendant qu’il était assis tenant en main la lettre jaunie de Sampson Wilmot. Margaret l’examinait d’un œil ardent et scrutateur. Elle voyait le doute, la perplexité, l’horreur, l’indécision se succéder tour à tour sur cette belle figure.

Mais l’avoué comprit qu’il était de son devoir d’agir et d’agir dans l’intérêt de son client, quelque hideux que fussent les doutes qui s’élevaient en lui. La conviction seule de la culpabilité de Dunbar pouvait l’autoriser à l’abandonner. Il n’était pas convaincu. Il était seulement saisi d’horreur en face du doute auquel il venait de prêter l’oreille pour la première fois.

M. Dunbar refuse de vous voir, — dit-il à Margaret, — et je ne vois pas qu’il puisse résulter un bien quelconque d’une entrevue entre vous. En attendant, si vous êtes dans la gêne et que vous ayez, comme cela peut se faire en pareil cas, besoin d’assistance, il est tout disposé à vous venir en aide.

Il ouvrit, en parlant, la bourse de Dunbar, mais la jeune fille se leva et le regarda d’un air de profond dédain.

— J’aimerais mieux me traîner de porte en porte en mendiant mon pain chez les étrangers… j’aimerais mieux mourir de faim petit à petit que d’accepter un secours de M. Dunbar. Aucune puissance humaine ne parviendra à me faire accepter six pence de la main de cet homme.

— Pourquoi pas ?

— Vous savez pourquoi. Je vois cela sur votre figure. Dites à M. Dunbar que j’attendrai à la porte de cette maison jusqu’à ce qu’il vienne me parler. J’attendrai jusqu’à ce que je tombe morte.

Arthur revint auprès de son client et lui rapporta les paroles de la jeune fille.

Dunbar se promena de long en large dans la chambre, la tête penchée sur la poitrine.

— Morbleu ! — s’écria-t-il d’un ton colère, — je ferai éloigner cette jeune fille par la police si…

Il s’arrêta brusquement et courba de nouveau la tête.

— Je vous conseillerais de la voir, — dit Lovell avec une intonation presque suppliante. — Si elle s’en va dans la situation d’esprit où elle se trouve maintenant, elle peut donner naissance à une terrible calomnie contre vous. Votre refus de la voir confirmera les soupçons qui…

— Comment ! — s’écria Dunbar, — ose-t-elle me soupçonner ?

— Je le crains.

— L’a-t-elle dit ?

— Pas en paroles. Mais ses manières m’ont révélé ses soupçons. Il ne faut pas vous étonner que cette jeune fille déraisonne. Le malheureux sort de son père a dû être un coup affreux pour elle.

— Lui avez-vous offert de l’argent ?

— Oui.

— Eh bien ?…

— Elle l’a refusé.

Dunbar eut un frémissement comme si quelque chose l’eût piqué au vif.

— Puisqu’il le faut, — dit-il, — je verrai cette femme. Mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui il me faut du repos. Dites-lui de venir demain matin à dix heures. Je la verrai à cette heure-là.

Lovell porta cette parole à Margaret.

La jeune fille le regarda d’un air sérieux, interrogateur.

— Vous ne me trompez pas, monsieur ? — dit-elle.

— Non, je vous assure.

M. Dunbar a dit cela ?

— Il l’a dit.

— Alors je m’en irai, mais que M. Dunbar n’essaye pas de me tromper, car je le suivrai jusqu’au bout du monde dans ma recherche de l’assassin de mon père.

Elle s’éloigna lentement. Elle se dirigea vers la cour de la cathédrale que la victime avait traversée bras dessus bras dessous avec son compagnon. Des enfants qui jouaient à l’entrée des prairies répondirent à ses questions, et la menèrent à l’endroit où le cadavre avait été trouvé.

La journée était sombre et brumeuse, et le vent gémissait faiblement en agitant les branches humides des vieux arbres. Les gouttes d’eau qui s’échappaient des feuilles jaunies tombaient dans le ruisseau au fond duquel le cadavre avait été jeté.

Un peu plus tard, dans l’après-midi, Margaret prit le chemin du cimetière situé hors de la ville où le défunt reposait sous le gazon fraîchement remué.

Un grand nombre de personnes étaient allées visiter cette tombe et avaient été fort désappointées en trouvant qu’elle ressemblait tout à fait aux autres.

Déjà les bons habitants de Winchester avaient commencé à faire courir le bruit que le petit bois près de Sainte-Cross était hanté, et on disait vaguement que le mort y avait été vu se promenant à l’heure du crépuscule.

Au moment même où dix heures sonnaient, Margaret se présenta à l’Hôtel George, ainsi que le lui avait fait dire Dunbar.

Elle avait passé une triste nuit dans une humble auberge un peu en dehors de la ville, et son sommeil n’avait été qu’un long rêve sur sa rencontre avec Dunbar. Dans ces rêves sans suite elle s’était constamment trouvée avec le riche banquier tantôt dans un endroit, tantôt dans un autre, mais toujours dans des lieux impossibles et sans jamais voir sa figure. Elle avait essayé de la voir, mais de façon ou d’autre elle n’avait jamais pu y parvenir. On aurait dit que le diable s’en mêlait.

Le même garçon flânait dans la même attitude à la porte de l’hôtel. Il releva la tête avec un air de surprise, quand Margaret s’approcha de lui.

— Vous n’êtes donc pas partie, mademoiselle ? — s’écria-t-il,

— Partie ! non, j’ai attendu pour voir M. Dunbar.

— Tiens, voilà qui est drôle, — dit le garçon ; — vous avait-il fait dire qu’il voulait vous voir ?

— Oui, il m’avait promis une entrevue pour ce matin à dix heures.

— C’est extrêmement curieux.

— Pourquoi ? — demanda Margaret avec anxiété.

— Parce que M. Dunbar et le jeune homme qui était avec lui sont partis avec tous leurs bagages par l’express d’hier soir.

Margaret ne poussa aucun cri de surprise ou d’indignation. Elle s’éloigna tranquillement, et alla de nouveau à la maison de sir Arden Westhorpe. Elle lui raconta ce qui s’était passé, et sa déposition fut écrite et signée comme le jour précédent.

M. Dunbar a assassiné mon père, — dit-elle quand tout cela fut terminé, — et il a peur de me voir.

Le magistrat hocha gravement la tête.

— Non, non, mon enfant, — dit-il, — il ne faut pas parler ainsi. Je ne puis vous permettre d’affirmer pareille chose. Les preuves fournies par les circonstances accusent souvent une personne innocente. Si M. Dunbar avait été impliqué dans cette affaire, il se serait empressé de vous voir pour imposer silence à vos soupçons. Son refus de vous voir est tout bonnement le fait d’un homme égoïste à qui cette affaire a déjà suscité de très-grands ennuis, et qui craint le scandale de quelque scène tragique.