Henry Dunbar/16

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 164-170).

CHAPITRE XVI

Est-ce de l’amour ou de la crainte ?

Dunbar et Lovell couchèrent dans le même hôtel la nuit de leur arrivée de Winchester à Londres, car le banquier ne voulut pas déranger sa fille en se présentant après minuit à la maison de Portland Place.

En ceci du moins, il fit preuve d’attachement pour son enfant.

Arthur avait fait tout ce qui avait dépendu de lui pour dissuader le banquier de quitter Winchester dans cette soirée et de manquer ainsi à la promesse qu’il avait faite à Margaret. Dunbar s’était montré résolu et le jeune avoué n’avait pu que se soumettre à sa volonté. S’il plaisait à son client de commettre une action déshonnête, malgré toutes les protestations du jeune homme, évidemment il n’avait aucun droit de s’y opposer ; ce n’était pas son affaire. En ce qui le concernait, Arthur était ravi de revenir à Londres, car c’était là que se trouvait Laura, et partout où elle était, elle amenait avec elle le paradis, dans l’opinion de l’amoureux jeune homme.

Le lendemain de leur arrivée à Londres, Dunbar et le jeune avoué prirent place de bonne heure à la table du déjeuner servi dans leur salon à l’hôtel. La matinée était superbe et Londres même paraissait charmant aux rayons du soleil. Dunbar était debout auprès de la fenêtre et regardait dans la rue au-dessous pendant que le déjeuner se préparait. L’hôtel était situé dans une rue neuve du West End.

— Vous trouvez Londres bien changé, je pense, monsieur, — dît Arthur en dépliant le journal du matin.

— Qu’entendez-vous par changé ? — demanda le banquier d’un air distrait.

— Je veux dire que, après une aussi longue absence, vous devez y remarquer de grandes améliorations. Cette rue, par exemple, il n’y a pas encore six ans qu’elle est construite.

— Oh ! oui, je m’en souviens. Il y avait des champs en cet endroit quand je partis pour l’Inde.

Ils s’assirent à la table du déjeuner. Dunbar était distrait et mangea fort peu. Quand il eut bu une tasse de thé, il prit le médaillon qui renfermait la miniature de Laura et la contempla en silence.

Ensuite, il décrocha le médaillon de sa chaîne de montre et le tendit, à travers la table, à Lovell.

— Ma fille est très-jolie si elle ressemble à cette miniature, — dit le banquier ; — croyez-vous que la ressemblance soit réelle ?

Le jeune avoué regarda le portrait avec un tendre sourire.

— Oui, — dit-il d’un ton pensif, — la ressemblance est réelle ; seulement…

— Seulement quoi ?

— La miniature n’est pas assez jolie.

— Ah ! pourtant elle est très-belle. Laura ressemble à sa mère qui était très-jolie femme.

— Mais j’ai entendu dire à votre père que votre fille avait de vous le bas du visage. J’avoue, monsieur Dunbar, que je ne vois pas cette ressemblance.

— Cela vous sera difficile en effet, — répondit le banquier avec insouciance, — il faut faire la part de l’âge, mon cher Lovell. Après les fatigues de la vie que j’ai menée à Calcutta, je ne trouve pas étonnant que ma bouche et mon menton soient plus durs et plus sévères que chez Laura.

La question de la ressemblance en resta là. Un moment après, Dunbar se leva, prit son chapeau, et se dirigea vers la porte.

— Vous viendrez avec moi, Lovell, — dit-il.

— Oh ! non, monsieur Dunbar. Je ne voudrais pas vous gêner par ma présence en un pareil moment. La première entrevue entre un père et sa fille, après une séparation de tant d’années, est presque sacrée en elle-même. Je…

— Allons donc, Lovell ! Je n’aurais pas cru que le fils d’un avoué fût assez faible pour se laisser aller à de pareilles niaiseries sentimentales. Je serai très-heureux de voir ma fille, et je devine d’après ses lettres qu’elle sera ravie de me voir. Voilà tout. Et comme en même temps vous connaissez Laura bien mieux que moi, vous pouvez tout aussi bien venir avec moi.

La figure de Dunbar donnait un démenti à l’insouciance de ses paroles. Elle était d’une pâleur mortelle et sa bouche avait une rigidité singulière.

Laura n’avait pas reçu avis de l’arrivée de son père. Elle était assise auprès de cette même fenêtre où Arthur lui avait demandé de devenir sa femme. Elle occupait le même fauteuil somptueux et commode, ayant derrière elle les fleurs de sa serre chaude et à ses pieds un énorme chien de Terre-Neuve, compagnon fidèle qu’elle avait amené de Maudesley Abbey.

La porte du salon de Mlle Dunbar était ouverte ; et sur le large palier, en dehors de l’appartement, le banquier s’arrêta tout à coup, et appuya sa main sur la rampe dorée. Pendant un moment, il chancela comme s’il allait tomber ; mais il pesa lourdement sur l’enroulement en bronze de la rampe et mordit avec force sa lèvre inférieure qu’il retint sous ses dents blanches. Lovell ne fut pas mécontent à l’aspect de cette agitation, car il avait été blessé par la manière indifférente dont Dunbar avait parlé de sa charmante fille. Il devenait évident pour lui maintenant que l’insouciance du banquier n’avait été qu’un masque sous lequel l’homme fort avait essayé de cacher l’intensité de ses émotions.

Les deux hommes s’arrêtèrent sur le palier pendant quelques minutes, et, dans l’intervalle, Dunbar regarda autour de lui et s’efforça de dominer son agitation. Tout dans la maison était nouveau pour lui, car la demeure de Portland Place, de même que Maudesley Abbey, n’appartenait à la famille Dunbar que depuis une vingtaine d’années seulement.

Le millionnaire contempla sa propriété. Même sur ce palier, il était facile de reconnaître la présence de la fortune. Un tapis de Perse couvrait le milieu du parquet, et, de chaque côté, des dalles rapportées en marbres de couleur étincelaient au soleil qui entrait librement par une grande fenêtre donnant sur l’escalier. De grands vases de Dresde, contenant des plantes exotiques, se dressaient sur des piédestaux de malachite et d’or ; et une portière en velours pourpre fermait à moitié la porte qui conduisait à une longue enfilade d’appartements, formant une perspective éblouissante de richesse.

Dunbar ouvrit la porte et se tint debout sur le seuil de la chambre de sa fille. Laura bondit sur ses pieds.

— Père !… père !… — s’écria-t-elle, — je savais bien que vous viendriez aujourd’hui.

Elle courut vers lui et se jeta dans ses bras moitié pleurant, moitié riant. Le chien de Terre-Neuve s’approcha de Dunbar en baissant la tête ; il flaira les talons du millionnaire, et se mit à grogner sourdement.

— Écartez votre chien, Laura, — dit Dunbar avec colère.

Il arrivait ainsi que les premières paroles que Dunbar adressait à sa fille étaient prononcées d’un ton furieux.

La jeune fille s’éloigna de son père et le regarda d’un air chagriné. La figure du banquier était pâle comme la mort, froide, sévère et impassible. Laura Dunbar frissonna pendant qu’elle l’examinait. Elle avait été une enfant gâtée, une jeune beauté caressée, idolâtrée, et n’avait jamais entendu que des paroles d’amour et de tendresse. Ses lèvres tremblèrent et les larmes lui vinrent aux yeux.

— Viens, Pluton, — dit-elle à son chien, — papa ne veut pas de nous.

Elle saisit de ses deux mains les grandes oreilles traînantes de l’animal et l’emmena hors du salon. Le chien se laissa conduire par sa jeune maîtresse avec assez de soumission, mais au moment de sortir il se retourna pour grogner contre Dunbar.

Laura quitta le terre-neuve sur le palier, et revint auprès de son père. Elle se jeta une seconde fois dans les bras du banquier.

— Cher père, — s’écria-t-elle avec impétuosité, — mon chien ne grognera plus jamais contre vous. Cher père, dites-moi que vous êtes content d’être de retour auprès de votre pauvre fille. Oh ! vous me le diriez bien vite si vous saviez avec quelle tendresse je vous aime.

Elle tendit les lèvres et embrassa la figure impassible de Dunbar. Mais elle recula et s’éloigna de lui une seconde fois avec un frisson et un long et pénible soupir. Les lèvres du millionnaire étaient froides comme la glace.

— Père, — s’écria-t-elle, — comme vous avez froid, êtes-vous malade ?

Il était malade, en effet. Arthur, qui avait assisté tranquillement à la rencontre entre le père et la fille, vit un changement s’opérer subitement sur la figure de son client et il avança un fauteuil à roulettes, juste assez à temps pour que Dunbar pût s’y laisser tomber pesamment et tout d’une pièce.

Le banquier s’était évanoui. Pour la seconde fois depuis l’assassinat dans le petit bois de Sainte-Cross, il avait fait preuve d’une violente émotion. Cette fois l’émotion avait été plus forte que sa volonté et l’avait dominé complètement.

Arthur déposa le banquier sans connaissance sur le tapis. Laura courut chercher de l’eau et du vinaigre aromatique dans son cabinet de toilette, et, cinq minutes après, Dunbar rouvrit les yeux et regarda tout au tour de lui d’un air d’égarement et presque de terreur. Pendant un instant il fixa sa prunelle ardente sur la figure inquiète de Laura qui était agenouillée à côté de lui, puis tout à coup son corps trembla convulsivement et ses dents claquèrent avec force, mais ce fut l’affaire de quelques secondes seulement. Il surmonta cette émotion en serrant les dents et les poings et se remit ensuite sur pied avec beaucoup de difficulté.

— Je suis sujet à ces évanouissements, — dit-il avec un pâle sourire sur sa figure décomposée, — et je redoutais cette entrevue à cause de cela, je savais qu’elle serait au-dessus de mes forces.

Il s’assit sur le sofa que Laura avait poussé vers lui, appuya ses coudes sur ses genoux, et cacha sa figure dans ses mains. Mlle Dunbar prit place à côté de son père et passa ses bras autour de son cou.

— Pauvre père ! — murmura-t-elle doucement, — je suis fâchée que notre rencontre vous ait agité ainsi. Et dire que je vous accusais de froideur et de peu de tendresse à l’instant même où votre émotion muette était une preuve de votre amour !

Arthur était entré dans la serre par la porte-fenêtre qui était ouverte, mais il put entendre la jeune fille causer avec son père. Sa figure était très-grave et le nuage sombre qui l’avait obscurcie une fois pendant l’enquête du coroner planait de nouveau sur elle.

— Une preuve de son amour ! Dieu veuille que ce soit de l’amour, — se dit-il en lui-même, — mais à moi cela me fait plutôt l’effet d’être de la crainte !