Henry Dunbar/17

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 171-181).

CHAPITRE XVII

Le portrait brisé.

Arthur passa le reste de la journée à Portland Place et dîna le soir avec le banquier et sa fille. Le dîner fut très-gai en ce qui concernait Dunbar et sa fille, car Laura était de très-joyeuse humeur à cause du retour de son père, et Dora prit une part agréable à la conversation. Le banquier avait accueilli la fille aînée de sa femme avec une petite allocution qui bien que légèrement étudiée de ton avait au moins une signification affable.

— Je serai toujours très-heureux de vous voir avec ma fille, — dit-il, — et si vous vous plaisez avec nous, vous n’aurez jamais occasion de vous rappeler que vous ne m’êtes alliée qu’à un degré moindre que Laura elle-même.

Quand, au dîner, Dunbar vint rejoindre Arthur et les deux jeunes femmes, son agitation du matin avait disparu et il causa gaiement de l’avenir. Il faisait de temps en temps allusion à ses souvenirs de l’Inde, mais il ne s’appesantissait pas longuement sur ce sujet. Son esprit semblait rempli de projets pour l’avenir. Il ferait ceci, cela, et autre chose encore à Maudesley Abbey, dans le comté d’York, et à Portland Place. Il avait l’air d’un homme qui apprécie parfaitement les avantages de la richesse et qui se prépare à savourer tous les plaisirs que la fortune peut procurer. Il but beaucoup de vin pendant le dîner et à chaque nouveau verre sa gaieté augmentait.

Mais, malgré la jovialité de son hôte, Arthur était mal à l’aise. Tous ses efforts étaient inutiles pour chasser le souvenir de la scène de la rencontre entre le père et la fille. La pâleur mortelle de Dunbar, l’égarement et l’effroi visibles dans ses yeux quand il les avait rouverts et fixés sur la figure inquiète de Laura, étaient sans cesse présents à l’esprit du jeune avoué.

Pourquoi cet homme avait-il été effrayé à la vue de sa fille si belle ? car c’était la peur et non pas l’amour qui avait fait pâlir la figure de Dunbar, le jeune avoué en était sûr. Pourquoi ce père avait-il eu peur de son enfant ? à moins que…

À moins que quoi ?

Une seule et horrible pensée se présenta à l’esprit d’Arthur. Dunbar était l’assassin de son ancien valet et le remords de son crime l’avait paralysé au premier contact des lèvres innocentes de sa fille.

Quelle chose horrible si cette supposition était vraie !… quelle chose terrible de penser que Laura allait dorénavant vivre constamment auprès d’un misérable et d’un assassin et ne pas le quitter d’un moment !

— J’ai promis de l’aimer éternellement, bien que mon amour soit sans espoir, et de la servir fidèlement si jamais elle avait besoin de mon dévouement, — se disait Arthur assis en silence à la table du dîner, pendant que Dunbar et sa fille causaient avec animation.

L’avoué observait maintenant son client avec une vive anxiété, et il lui semblait qu’il y avait quelque chose de fiévreux et de peu naturel dans la gaieté du banquier. Laura et sa sœur quittèrent la salle presque aussitôt après le dîner, et les deux hommes restèrent seuls à la table immense et luxueuse couverte de cristaux étincelants et de porcelaines de Sèvres du plus grand prix.

— J’irai à Maudesley Abbey dès demain, — dit Dunbar, — j’ai besoin de repos et de solitude après toutes ces fatigues et toutes ces émotions, et Laura me dit qu’elle préfère infiniment Maudesley à Londres. Songez-vous à retourner dans le comté de Warwick, Lovell ?

— Oh ! oui, au plus tôt. Mon père m’attendait la semaine passée. Je ne suis venu à Londres que pour y accompagner Mlle Dunbar.

— Ah ! ç’a été beaucoup d’obligeance de votre part. Vous connaissez ma fille depuis fort longtemps, autant que j’ai pu en juger par ses lettres ?

— Oui, nous nous sommes connus tout enfants. J’étais très-souvent au château du temps de M. Dunbar père.

— Et vous y serez encore plus souvent de mon temps, j’espère, — répondit courtoisement Dunbar. — Je me figure que je n’aurais pas de peine à deviner un de vos secrets, mon cher Lovell. À moins que je ne me trompe beaucoup, vous éprouvez pour ma fille un peu plus que de l’estime ordinaire.

Lovell garda le silence. Son cœur battait avec force et il regardait le banquier bien en face, mais il ne parla pas ; il se contenta de courber la tête en réponse à la question du millionnaire.

— J’ai donc deviné juste ? — dit Dunbar.

— Oui, monsieur, j’aime Mlle Dunbar avec autant d’ardeur et de franchise qu’on peut aimer la femme de son choix, mais…

— Mais quoi ?… Elle est la fille d’un millionnaire, et vous craignez que le père trouve vos prétentions absurdes, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur Dunbar. Si votre fille m’eût aimé aussi sincèrement que je l’aime, je l’aurais épousée malgré vous, malgré le monde, et j’aurais fait mon chemin vers la fortune. Mais un bonheur comme l’amour de Laura n’est pas fait pour moi. Je lui ai avoué mon amour, et…

— Et elle a refusé votre main ?

— Elle a refusé.

— Bah ! les jeunes filles de son âge n’ont pas des idées bien arrêtées. Ne désespérez pas, Lovell, et croyez bien que s’il ne vous faut que mon consentement, vous l’aurez lorsqu’il vous plaira, dès demain si vous voulez ? Vous êtes jeune, beau, instruit, charmant ; que peut demander de plus une jeune fille, quelque frivole qu’elle soit ? Vous ne rencontrerez pas en moi de stupides préjugés, Lovell. J’aimerais à vous voir épouser ma fille au plus tôt, car je crois que vous l’aimez sincèrement. Vous avez mon consentement, en tout cas, comptez-y, et voici ma main pour ratifier l’engagement.

Il tendit sa main en parlant, et Arthur la prit avec un peu de répugnance peut-être, mais avec autant de bonne grâce qu’il lui fut possible.

— Je vous remercie de votre amabilité, monsieur, — dit-il, — et…

Il essaya de dire quelque chose de plus, mais les paroles expirèrent sur ses lèvres. L’horrible crainte qui s’était emparée de lui après la scène de la matinée pesait sur lui avec autant de force que le poids qui presse la poitrine d’un homme endormi en proie à quelque pénible cauchemar. Il avait beau faire, il ne pouvait se débarrasser du doute affreux qui l’assiégeait. Les paroles de Dunbar semblaient dictées par la bonté et la générosité d’un honnête homme, mais ne pouvait-il pas se faire aussi que le banquier voulût éloigner sa fille de lui ?

Il avait laissé voir dans la matinée la peur qu’il avait d’elle et maintenant il s’empressait d’accorder sa main au premier prétendant qui s’offrait, quoique ce prétendant ne réunît pas les conditions voulues au point de vue mondain. Ne pouvait-on pas supposer que l’innocente société de la jeune fille pesait à son père et qu’il voulait la confier à un autre protecteur ?

— Je serai très-occupé ce soir, Lovell, — dit ensuite Dunbar, — car il faut que j’examine certains papiers qui se trouvent dans mes bagages arrivés de Southampton. Quand vous serez las de rester dans la salle à manger, je compte que vous voudrez bien rejoindre Laura et sa compagne et vous distraire avec elles.

Dunbar sonna. Un vieux serviteur sans livrée apparut aussitôt.

— Qu’avez-vous fait des bagages envoyés de Southampton ici ? — demanda le banquier.

— On les a déposés dans l’ancienne chambre à coucher de M. Dunbar père, — répondit le valet.

— Très-bien, faites-y porter de la lumière, et qu’on ouvre les portemanteaux et les malles.

Il tendit un paquet de clefs au domestique et le suivit hors de la salle. Dans le vestibule il s’arrêta tout à coup en entendant une voix de femme.

Le vestibule de la maison de Portland Place était divisé en deux compartiments séparés l’un de l’autre par une porte à deux battants dont les panneaux supérieurs étaient en verre dépoli. Il y avait le fauteuil du concierge dans le premier compartiment et une lampe en bronze était suspendue à la voûte du plafond.

La porte de communication entre les deux compartiments était entr’ouverte et la voix que Dunbar avait entendue était celle d’une femme qui parlait au concierge.

— Je suis la fille de Joseph Wilmot, — disait cette femme. — M. Dunbar avait promis de me recevoir à Winchester, mais il n’a pas tenu parole ; il est parti sans me voir ; il faudra pourtant bien qu’il me reçoive tôt ou tard, car je le suivrai partout où il ira jusqu’à ce que je l’aie vu et que je lui aie dit ce que j’ai à lui dire.

La jeune fille ne parlait pas à haute voix ni avec violence. Il y avait dans son ton un sérieux qui annonçait une détermination ferme bien mieux que ne l’auraient fait des éclats de voix bruyants et passionnés

— Bonté divine ! jeune fille, — s’écria le concierge, — pensez-vous donc que je vais aller porter un pareil message à M. Dunbar ? Mais ce serait perdre ma place du coup. Retournez à vos affaires, mademoiselle, et ne revenez plus dans une maison comme celle-ci déranger de leur dîner les gens qui en sont les maîtres. J’aimerais mieux me charger d’une commission pour les tigres du Jardin zoologique au moment de leur pâture que de paraître devant M. Dunbar pendant qu’il savoure son bordeaux.

Dunbar s’arrêta pour écouter cette conversation et retourna ensuite à la salle à manger en faisant signe au valet de le suivre.

— Apportez-moi une plume, de l’encre et du papier, — dit-il.

Le domestique roula auprès du millionnaire une petite table à écrire. Dunbar s’assit et écrivit les quelques lignes suivantes de cette main ferme et aristocratique qui était si familière aux commis en chef de la maison de banque :

« La jeune personne qui déclare être la fille de Joseph Wilmot est informée que M. Dunbar refuse de la voir soit maintenant soit plus tard. Il est parfaitement résolu sous ce rapport et la jeune personne fera bien de renoncer au système de persécution qu’elle met en pratique en ce moment. Si elle n’y renonçait pas, on enverrait à la police le récit détaillé de sa conduite, et des mesures énergiques seraient aussitôt prises pour que M. Dunbar soit délivré de ses obsessions. À cet avis M. Dunbar ajoute pour la jeune personne une somme d’argent qui lui permettra de vivre pendant quelque temps dans l’aisance et l’indépendance. D’autres envois lui seront faits à de courts intervalles si elle se conduit convenablement et ne cherche plus à tourmenter M. Dunbar. »

Le banquier tira son portefeuille, écrivit un chèque de cinquante livres, et le glissa dans le billet qu’il venait d’écrire ; il sonna ensuite, et donna le billet au valet qui répondit au coup de sonnette.

— Portez ceci à la jeune personne qui est dans le vestibule, — dit-il.

Dunbar suivit le valet jusqu’à la porte de la salle à manger et écouta sur le seuil. Il entendit le domestique parler à Margaret en lui remettant la lettre, puis le bruit que fit la jeune fille en déchirant l’enveloppe.

Il y eut une pause durant laquelle Henry attendit avec beaucoup d’inquiétude. Cette pause ne fut pas longue. Margaret parla tout à coup, et sa voix claire et sonore retentit dans tout le vestibule.

— Dites à votre maître, — s’écria-t-elle, — que je mourrai de faim plutôt que d’accepter quelque chose de lui. Racontez-lui aussi le cas que je fais de son généreux cadeau.

Il y eut une autre courte pause ; puis, au milieu du silence de la maison, Dunbar entendit le craquement d’un papier qu’on déchire et qu’on jette violemment à terre, enfin le bruit de la grande porte de la maison qui se refermait sur la fille de Wilmot.

Le millionnaire se couvrit la figure de ses deux mains et laissa échapper un long soupir, mais il releva bientôt la tête, haussa les épaules avec un geste d’impatience, et monta lentement l’escalier éclairé.

Les appartements qui avaient été occupés par Percival Dunbar comprenaient la plus grande partie du second étage de la maison de Portland Place. Il y avait une chambre à coucher spacieuse, un cabinet de travail confortable, un cabinet de toilette, une salle de bain et une antichambre. L’ameublement était beau, mais lourd dans son genre, et malgré leur splendeur, les chambres étaient tristes. Tout y était sombre et massif. La maison était vieille, et les cinq fenêtres faisant face à la rue étaient longues et étroites, et renfermaient dans leur encadrement de larges rebords en chêne. Les murs étaient couverts d’un papier vert foncé qui ressemblait à du drap. Les pas étaient assourdis par un sombre tapis de Turquie très-épais. Les volumineux rideaux qui abritaient les fenêtres et masquaient le grand lit en bois de rose sculpté étaient d’un vert paraissant presque noir à la lumière.

Les chaises et les tables massives étaient en chêne noir et recouvertes de tapis ou de coussins en velours vert. Quelques peintures de prix des vieux maîtres, dans des cadres en ébène à moulures d’or, étaient accrochées aux murs, à de grandes distances les unes des autres. Il y avait une tête de prêtre prise dans une grande toile de Spagnoletti ; un sénateur vénitien, par le Tintoret ; et l’Adoration des Mages du Caravage. Un crucifix en ivoire était le seul ornement de la cheminée, haute et construite à l’antique.

Deux bougies dans de vieux chandeliers en argent, brûlaient sur une table à écrire auprès de la cheminée, et dessinaient un cercle de lumière dans la chambre obscure. Tous les bagages de Dunbar avaient été déposés dans cet appartement. Il y avait des malles et des portemanteaux de presque toutes les formes et de toutes les dimensions, et un domestique achevait de les ouvrir quand le banquier entra dans la chambre.

— Vous coucherez ici ce soir, monsieur, je présume ? — dit le domestique interrogativement au moment où il se disposait à se retirer. — Mme Parkyn a pensé que ces appartements étaient ce qu’il y avait de plus convenable pour vous.

Dunbar jeta tout autour de lui un long regard pensif.

— N’y a-t-il pas d’autre chambre où je puisse coucher ? — dit-il. — Celle-ci me paraît horriblement triste.

— Il y a une chambre réservée à l’étage au-dessus.

— Très-bien ; alors, faites-la préparer pour moi. J’ai beaucoup de rangements à faire, et je veillerai tard.

— Aurez-vous besoin de mes services, monsieur ?

— Non ; occupez-vous de la chambre au-dessus. Est-elle exactement au-dessus de celle-ci, au troisième étage ?

— Oui, monsieur.

— Alors je saurai la trouver tout seul. Il n’est pas nécessaire que quelqu’un veille pour moi. Avertissez Mlle Dunbar que je ne la reverrai pas de ce soir, et que je partirai pour Maudesley Abbey demain dans la journée. Qu’elle fasse ses préparatifs en conséquence. Vous avez compris ?

— Oui, monsieur.

— Alors vous pouvez vous retirer. N’oubliez pas que je ne veux pas être dérangé ce soir.

— Vous ne désirez rien de plus, monsieur ?

— Rien.

Le valet se retira. Dunbar le suivit jusqu’à la porte, écouta le bruit des pas dans le corridor et sur l’escalier, puis il donna un tour de clef. Il revint au centre de la chambre, et, s’agenouillant devant l’un des portemanteaux ouverts, il en sortit tout ce qu’il contenait, lentement, article par article, et en entassa la plus grande partie sur le parquet. Il en fit autant pour toutes les malles, jetant les habits de côté et portant les papiers sur la table à écrire, où il les empila. Cette occupation dura très-longtemps, et les aiguilles d’une pendule antique placée sur une console dans un coin de la chambre marquaient minuit quand le banquier s’assit devant la table, et commença à trier et à classer ses papiers.

Cette opération dura plusieurs heures. Les bougies étaient presque entièrement consumées, et la flamme vacillait faiblement dans les bobèches. Dunbar s’approcha de l’une des fenêtres, écarta le rideau de reps vert, ouvrit les volets massifs, et laissa pénétrer la lumière pâle du matin dans la chambre. Mais il continua son œuvre, lut de vieux documents, noua des papiers jaunis, prit des notes sur les dos des lettres, et d’autres notes sur son agenda, exactement comme à l’hôtel de Winchester. Le soleil dardait ses rayons sur le tapis de Turquie aux couleurs sombres, et le bruit des voitures se faisait entendre dans la rue lorsque le banquier eut achevé son travail. Il avait arrangé tous les papiers avec une précision inusitée et les avait remis dans l’un des portemanteaux ; mais les habits restèrent entassés sur le parquet, dans l’état où ils étaient tombés quand il les avait retirés des malles.

Dunbar ne se borna pas à cette minutieuse inspection. Avant de quitter la chambre, il fit quelque chose encore. Parmi les papiers qu’il avait classés sur la table à écrire se trouvait une petite boîte carrée en maroquin contenant une photographie sur verre. Il tira cette photographie de la boîte, la jeta sur le parquet en chêne poli, à un endroit que ne couvrait pas le tapis de Turquie, et la broya sous le lourd talon de sa botte. Même après qu’elle fut réduite en morceaux, il ne trouva pas complète son œuvre de destruction, car il piétina les fragments jusqu’à ce qu’il ne restât plus de la peinture qu’une poussière brillante. Il l’éparpilla avec son pied, mit dans sa poche la boîte en maroquin vide, et monta à l’étage au-dessus. Il faisait grand jour.

Il était six heures passées, et Dunbar entendit les voix des servantes dans l’escalier de service pendant qu’il montait chez lui. Il se jeta tout habillé sur son lit, et s’endormit profondément.

À trois heures de l’après-midi, Dunbar quitta Londres pour se rendre à Maudesley Abbey, en compagnie de sa fille, de Dora et d’Arthur.