Henry Dunbar/18

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 181-191).

CHAPITRE XVIII

Triple soupçon.

On ne fit pas d’autres découvertes au sujet du meurtre qui s’était commis dans le petit bois entre Winchester et Sainte-Cross. La police mit tout en œuvre pour trouver le meurtrier, mais ses recherches furent sans résultat. Une bonne récompense fut offerte par le gouvernement à quiconque s’emparerait du coupable, et Dunbar lui-même en promit une plus grande encore en déclarant que son honneur et sa réputation étaient intéressés à la découverte du véritable meurtrier.

La seule trace à l’aide de laquelle la police espérait découvrir l’assassin, c’était le butin que lui avait valu son crime, le contenu du portefeuille qui avait été vidé et les habits qui avaient été enlevés au cadavre de la victime. Au moyen des indications que pourraient fournir ces objets, les agents de la police secrète comptaient mettre la main sur le coupable, mais leurs espérances furent déçues. Toutes les boutiques des prêteurs sur gages de Winchester et des villes environnantes dans un certain rayon furent fouillées sans amener le moindre résultat. Personne n’avait vendu ou engagé dans un rayon de quarante milles autour de la ville des habits qui eussent la moindre ressemblance avec ceux que portait le mort et qu’on avait vus sur lui. La police finit par désespérer. La récompense était chose bonne à prendre, mais le mystère semblait impénétrable et petit à petit on cessa de s’occuper du crime. Insensiblement les commères se résignèrent à l’idée désolante que le secret du meurtre de Wilmot resterait à tout jamais un secret. Deux ou trois articles de fonds énergiques parurent dans quelques feuilles du matin. On y excitait les limiers de la loi à faire leur devoir et on y accusait la police de négligence et d’incurie. Il est probable que les journalistes se trouvaient à court de sujets pendant cette saison-là et qu’ils ne furent pas excessivement fâchés de cette mort mystérieuse dans le petit bois. Le public murmura un peu quand les journaux ne parlèrent plus de l’effroyable meurtre de Winchester, mais après la période normale, l’étonnement cessa, et aucun but n’avait été atteint. D’autres assassinats se commirent, aussi féroces dans leur nature que celui-là, et le monde, qui ne se lamente jamais bien longtemps sur ceux qui ne sont plus, commença à songer à autre chose. Joseph Wilmot fut oublié.

Un mois s’écoula très-tranquillement à Maudesley Abbey. Dunbar occupa sa place dans le comté comme une personne d’importance, les salons splendides furent magnifiquement éclairés, les voitures entrèrent et sortirent par les grandes portes du parc, et toute la noblesse campagnarde à vingt milles à la ronde vint offrir ses respects au millionnaire tout récemment revenu de l’Inde.

Il ne fit pas un accueil précisément encourageant aux nombreuses visites ; mais il se soumit à toutes les fêtes que sa fille déclara nécessaires. Il fit les honneurs de sa maison d’un air de grandeur hautaine qui ne laissait pas que d’être assez raide et froid comparé à la grâce affable de ses serviteurs de haute volée. Ceux-ci haussaient les épaules et disaient qu’il y avait du roturier chez Dunbar ; mais ils s’empressaient de reconnaître que c’était un fort bel homme, très-élégant, et que sa fille était un ange rendu plus angélique encore par cette qualité toute mondaine : un demi-million ou à peu près de dot.

Pendant ce temps Margaret vivait seule dans son humble logement et ses tristes pensées se reportaient sur le père qu’elle avait perdu.

Il n’avait pas été bon père, mais elle l’avait aimé quand même. Elle avait eu pitié de lui à cause des malheurs qui l’avaient frappé et du tort qu’on lui avait fait. Elle l’avait aimé à cause des faibles indices d’un naturel meilleur que son caractère avait parfois laissé percer.

— Il n’a pas toujours été un faussaire et un réprouvé, — se disait la jeune fille en réfléchissant sur la destinée de son père. — Il n’aurait jamais été coupable sans Henry Dunbar.

Elle se souvenait avec amertume de l’aspect extérieur de la maison du banquier dans Portland Place. Elle avait entrevu la splendeur qui y régnait le soir qui suivit son retour de Winchester. Elle avait vu briller des peintures et des statues à la lueur de la lampe allumée dans le premier compartiment du vestibule. Elle avait vu dans ce court instant une brillante confusion de fleurs exotiques, de rideaux de satin, de moulures dorées, de panneaux peints à la fresque, les quelques premières marches d’un escalier en marbre et les fines ciselures de la rampe en bronze.

Un seul instant seulement elle avait entrevu la splendeur intérieure de la maison de Henry Dunbar, mais les objets entrevus dans ce rapide coup d’œil s’étaient gravés dans sa mémoire.

— Il est riche, — songeait-elle, — et on dit que la fortune peut acheter les meilleures choses de la terre. Mais après tout il existe bien peu de choses réelles qu’elle puisse se procurer. Elle peut acheter la flatterie, l’amour simulé et le faux dévouement, mais elle ne peut payer un vrai battement de cœur, un véritable tressaillement d’affection. Toute la richesse de ce monde ne saurait acheter pour Henry Dunbar la paix ou l’oubli. Tant que je vivrai il faudra qu’il se souvienne. Si sa conscience coupable lui permet d’oublier, je serai là pour lui rappeler le passé, ce sera ma tâche. J’ai promis à mon père mort que je me souviendrais du nom de Dunbar, j’ai d’excellentes raisons pour ne pas l’oublier.

Margaret n’était pas tout à fait seule dans son malheur. Il y avait quelqu’un qui sympathisait avec elle, quelqu’un qui brûlait du désir pur et sincère de lui venir en aide. C’était Clément Austin, le caissier de Saint-Gundolph Lane, qui était amoureux fou de la jolie maîtresse de musique, mais qui se sentait à demi honteux de cette affection soudaine et déraisonnable.

— Je me suis toujours moqué de ce qu’on appelle l’amour à première vue, — pensait-il, — il est impossible que je me laisse ensorceler par une paire d’yeux noirs et par un nez grec. Peut-être, après tout, l’intérêt que je prends à cette jeune fille tient-il seulement à ce qu’elle est si belle et si abandonnée, et peut-être aussi à l’espèce de mystère qui semble planer sur sa vie.

Clément ne songea pas un moment que ce mystère eût rien de déshonorant pour Margaret. Le visage de la jeune fille respirait les saintes pensées et réfléchissait une douce lumière. Le rustre le plus grossier n’aurait pas admis la possibilité du vice et de la rouerie jointe à des dehors aussi harmonieux et aussi séduisants.

Depuis son retour de Winchester, depuis l’inutilité de la seconde tentative qu’elle avait faite pour voir Dunbar, elle avait repris le cours de sa vie calme, et réglée. Elle accomplissait ses devoirs quotidiens avec une sérénité si profonde que ce ne fut que par l’expression de tristesse de son visage, par la réserve et la gravité de ses allures que le monde devina que quelque nouveau malheur était venu l’accabler.

Clément l’avait trop étudiée pour ne pas deviner ce malheur mieux que tout autre. Il avait remarqué le changement de son costume quand elle avait pris un deuil modeste pour la mort de son père. Il s’aventura à lui exprimer ses regrets pour la perte qu’elle venait de faire. Elle lui dit avec un accent de douce tristesse qu’elle avait récemment perdu quelqu’un qui lui était très-cher, que cette perte avait été soudaine, et qu’elle était pour elle une cause de grand chagrin. Mais ce fut tout, et il était trop bien élevé pour lui faire une question indiscrète sur ce sujet délicat.

Mais tout en s’abstenant de parler plus longuement, le caissier réfléchissait profondément sur la conduite de la maîtresse de musique de sa nièce, et un soir du mois de septembre, qui n’était pas un de ceux réservés pour les leçons de Mlle Wentworth, il traversa Wandsworth Common, et se dirigea vers la ruelle où Godolphin Cottages se cachaient à l’ombre des sycomores.

Margaret n’avait que de courts instants de loisir. C’était pour elle une sorte de bonheur mélancolique de pouvoir penser librement à son père et à l’étrange histoire de sa mort. Elle se tenait auprès de la petite porte du jardin, précisément au-dessous de la fenêtre de sa chambre. C’était l’heure du crépuscule et la nuit approchait rapidement. On était aux derniers jours du mois ; les feuilles tombaient des arbres et couraient avec un bruit strident sur le chemin poudreux.

La jeune fille appuyait son coude sur le haut de la porte et un châle noir couvrait sa tête et ses épaules. Elle était fatiguée et malheureuse, et se tenait debout dans une attitude mélancolique, fixant tristement ses regards vers une échappée de la rivière au bout de la ruelle ; elle ne releva la tête que lorsqu’une voix d’homme lui dit doucement :

— Bonsoir, mademoiselle, n’avez-vous pas peur de prendre froid ? J’espère que votre châle est épais, car la rosée tombe, et ici, près de la rivière, il y a toujours du brouillard dans les soirées d’automne.

Celui qui parlait était Clément.

Margaret leva les yeux sur lui et un sourire pensif se joua sur sa figure. C’était quelque chose pour elle d’entendre résonner à ses oreilles cette voix mâle et sonore où respirait la bonté. Le monde avait été si vide pour elle depuis la mort de son père ; elle avait été si complètement abandonnée depuis son triste voyage à Winchester et sa visite inutile à Portland Place ! Car depuis cette époque elle avait fui le monde, abîmée dans son chagrin et séparée de l’humanité par la nature exceptionnelle de ses souffrances. C’était quelque chose pour cette pauvre jeune fille d’entendre de bonnes paroles, aussi les larmes retenues jusqu’alors vinrent-elles obscurcir ses yeux.

Depuis le soir où elle avait essayé de se faire recevoir dans la maison de Dunbar, elle n’avait parlé de son chagrin à aucune créature vivante. Elle était toujours connue dans le voisinage sous le nom de Margaret Wentworth. Elle avait pris des vêtements de deuil très-simples, et elle avait annoncé à ses voisins la mort de son père, mais elle ne leur avait pas dit de quelle manière il était mort. Elle n’avait confié son secret ni à des amis ni à des conseillers, elle avait porté seule son lourd fardeau. Ce fut à cause de cela que la voix amicale de Clément produisit en elle une émotion inaccoutumée. La malheureuse jeune fille se souvint de cette soirée où elle avait appris la nouvelle du meurtre, et la sympathie que Clément Austin lui avait témoignée en cette occasion lui revint à l’esprit.

— Ma mère a été très-inquiète de vous, mademoiselle, — dit Clément. — Elle a remarqué un grand changement en vous depuis un mois environ. Ce n’est pas que vous ne soyez toujours pleine de bonté pour ma petite nièce qui fait, grâce à vos soins, de remarquables progrès. Mais ma mère n’est pas indifférente à ce qui vous touche, et elle et moi nous avons aperçu ce changement. Je crains que vous ne soyez très-malheureuse, et tenez, mademoiselle, vous ne savez pas ce que je donnerais pour vous être utile dans un moment d’ennui et de malheur. Vous avez paru bien agitée par la nouvelle de cet affreux assassinat de Winchester. J’ai constamment pensé à cela depuis cette soirée, et l’idée m’est venue que vous étiez de manière ou d’autre intéressée à cet événement. Et plus encore, qu’il pourrait se faire que vous connussiez ce Wilmot et que vous fussiez à même de fournir quelques renseignements sur ses antécédents et mettre la police sur les traces de l’assassin. Petit à petit cette idée s’est glissée dans mon esprit et ce soir je me suis décidé à venir vous demander en propres termes si vous avez jamais connu ce malheureux homme.

Tout d’abord Margaret ne répondit que par des sanglots étouffés, mais le calme lui revint ensuite, et elle dit à voix basse :

— Oui, vos suppositions sont justes, monsieur Austin, je connaissais ce malheureux homme. Je vous raconterai tout, mais pas ici, — ajouta-t-elle en jetant un regard en arrière sur les fenêtres du cottage où brillait de la lumière, — mes voisins sont des gens curieux, et je ne veux pas qu’on entende ce que j’ai à vous dire.

Elle serra son châle autour d’elle et sortit du petit jardin. Elle marcha à côté de Clément dans le sentier qui menait à la rivière et qui était désert à pareille heure.

Là elle lui raconta son histoire. Elle imposa silence à toute émotion violente, et ce fut en quelques mots très-simples qu’elle fit le récit de sa vie.

— Joseph Wilmot était mon père, — dit-elle. — Peut-être n’était-il pas ce que le monde appelle un bon père, mais je sais qu’il m’aimait et qu’il m’était bien cher. Ma mère était la fille d’un gentleman, capitaine de la Marine royale, qui se nommait Talbot. Elle fit la rencontre de mon père dans la maison d’une dame chez qui elle prenait des leçons de musique. Elle ne sut pas qui il était ou ce qu’il était. Elle sut seulement qu’il se nommait James Wentworth, mais comme il l’aimait elle lui rendit amour pour amour. Elle était très-jeune, presque une enfant encore, à peine sortie du pensionnat, et elle épousa mon pauvre père malgré les conseils de ses amis. Elle se sauva de la maison paternelle un beau matin, fut mariée secrètement dans une petite église perdue de la Cité, puis retourna chez elle avec mon père pour confesser ce qu’elle avait fait. Son père ne lui pardonna jamais ce mariage secret. Il jura qu’il ne la reverrait plus à partir de ce jour, et il tint parole. Il ne la revit que lorsqu’elle fut morte et déposée dans son cercueil. À la mort de ma mère, le cœur du capitaine Talbot fut touché ; il parut pour la première fois à la maison de mon père, et offrit de m’emmener avec lui pour me faire élever avec ses plus jeunes enfants. Mais mon père se refusa à cette demande. Il regrettait amèrement ma pauvre mère, bien que j’aie entendu dire que sa conduite envers elle n’avait pas toujours été exempte de blâme. Mais je me souviens à peine de cette triste époque. Depuis ce moment notre existence devint errante et malheureuse. Parfois nous étions pendant un certain temps un peu plus à notre aise. Mon père trouvait un emploi, travaillait avec ardeur, et nous vivions parmi des gens respectables. Mais bientôt, trop tôt hélas ! tout nouvel espoir d’une existence honnête lui était ravi. Ses patrons entendaient dire quelque chose sur son passé. Ce quelque chose n’était rien de positif et manquait peut-être de preuves, mais cela suffisait. Mon père n’était pas un homme en qui l’on pût avoir confiance. Il promettait de bien faire et jusqu’alors il n’y avait pas à se plaindre de lui, mais on courait un certain risque en l’employant. Mon père ne rencontra jamais un bon chrétien qui voulût courir ce risque dans l’espoir de sauver une âme, il ne rencontra jamais personne d’assez généreux pour tendre la main au réprouvé et lui dire : Je sais que vous avez mal agi dans le passé, je sais que votre réputation est flétrie, mais j’oublie tout, et je veux vous aider à racheter la faute commise. Si mon père eût trouvé un ami pareil, un bienfaiteur de ce genre, il eût vécu bien différemment.

Margaret raconta ensuite le résumé de sa dernière conversation avec son père. Elle dit à Clément ce que celui-ci lui avait confié au sujet de Dunbar, et elle lui montra la lettre adressée à l’île de Norfolk, cette lettre dans laquelle le vieux commis faisait allusion à l’empire que pourrait avoir son frère sur son ancien maître. Elle apprit aussi à Austin comment Dunbar avait refusé de la voir à Winchester et à Portland Place, et lui détailla le contenu du billet par lequel le banquier avait essayé d’acheter son silence.

— Depuis cette époque, — ajouta-t-elle, — j’ai reçu deux envois anonymes, deux enveloppes contenant des bank-notes de cent livres, avec ces mots écrits en travers de l’enveloppe : « De la part d’un ami véritable. » J’ai renvoyé ces billets, car j’avais deviné d’où ils venaient. Je les ai renvoyés à l’adresse de M. Henry Dunbar, au bureau de Saint-Gundolph Lane.

Clément écouta avec une figure très-grave. Tout ceci semblait indiquer que Dunbar était coupable. Jusqu’à présent aucune preuve n’avait fait retomber les soupçons sur une autre personne, quoique la police eût été infatigable dans ses recherches.

Austin garda le silence pendant quelques minutes, puis il dit tranquillement :

— Je suis très-content que vous ayez eu confiance en moi, mademoiselle, et croyez bien que vous me trouverez toujours prêt à vous venir en aide chaque fois que mes services pourront vous être de quelque utilité. Si vous voulez venir prendre le thé avec ma mère demain soir à huit heures, je serai à la maison et nous causerons de tout ceci sérieusement. Ma mère est une femme pleine d’expérience, et je sais qu’elle vous aime. Vous avez confiance en elle, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien volontiers, et de tout mon cœur.

— Vous verrez qu’elle sera pour vous une amie sincère.

Ils étaient alors de retour auprès de la porte du petit jardin. Clément tendit la main à la jeune fille,

— Bonne nuit, mademoiselle Wilmot.

— Bonne nuit.

Margaret ouvrit la porte et entra dans le jardin. Austin prit lentement le chemin de sa demeure en passant devant de jolis cottages cachés au fond des jardins du faubourg et de prétentieuses villas avec des tours à campanile et des porches gothiques. Les fenêtres éclairées étincelaient dans l’obscurité ; çà et là le bruit d’un piano se faisait entendre, ou bien la voix d’une jeune fille qui chantait dans l’air calme du soir.

La vue de ces maisons, ou régnaient le bien-être et la gaieté, fit faire au caissier de tristes réflexions sur le sort de la jeune fille qu’il venait de quitter.

— Pauvre enfant désolée, — se dit-il, pauvre jeune fille orpheline et solitaire !…

Mais il se préoccupa surtout de ce qu’il avait appris sur Dunbar, et les preuves qui inculpaient le riche banquier grandissaient en importance à mesure qu’il les approfondissait. Ce n’était pas un fait isolé qui accusait le millionnaire, mais bien un grand nombre de circonstances.

Le secret possédé par Wilmot et qu’il avait sans doute voulu exploiter, l’agitation de Dunbar dans la cathédrale, son refus de recevoir la fille de l’homme assassiné, sa tentative de corruption à prix d’argent : voilà quels étaient les faits culminants ; et lorsque Clément arriva chez lui, il en était arrivé, comme Margaret et comme Lovell, à soupçonner le millionnaire.

Il y avait donc maintenant trois personnes qui croyaient que Dunbar était l’assassin de son ancien valet.