Henry Dunbar/19

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 191-198).

CHAPITRE XIX

Le désappointement de Laura.

Arthur rendit souvent visite à Maudesley Abbey. Dunbar lui fit bon accueil, et le jeune homme n’eut pas la force de résister à la tentation. Il courut à sa perte comme l’imprudent papillon du soir courut à la flamme qui va lui brûler les ailes. Il venait à Maudesley, il voyait Laura et passait des heures entières en sa compagnie, car sa présence était toujours agréable à l’impétueuse jeune fille. Pour elle, il semblait être réellement ce qu’il avait promis qu’il serait, un frère, bon, dévoué, affectueux, mais rien de plus. Il était cher à Laura par le souvenir de leur heureuse enfance. Elle était reconnaissante envers lui et elle l’aimait, mais seulement de cet amour qu’elle aurait voué à un frère. Les sentiments plus sérieux qui pouvaient être cachés sous sa gaieté et ses franches allures dormaient encore au fond de son cœur.

Chaque jour, le jeune homme vint donc s’incliner devant la déesse de sa vie, et il fut heureux, fatalement heureux auprès d’elle. Il oublia tout, excepté le séduisant visage qui lui souriait ; il oublia même les doutes terribles qui l’avaient assiégé à propos du meurtre de Winchester.

Peut-être n’aurait-il pu que difficilement oublier les soupçons qui étaient entrés dans son esprit après la première entrevue entre le banquier et sa fille, s’il avait vu souvent Dunbar. Mais le maître de Maudesley Abbey ne se montra que fort peu. Le riche banquier prit possession des appartements qui avaient été préparés pour lui, et il n’en sortit que pour se promener seul dans les allées ombreuses du parc ou pour monter la magnifique bête qu’il avait choisie parmi les chevaux achetés par Percival Dunbar.

Ce cheval était un animal de toute beauté ; il était le produit d’un pur sang, mais sa charpente était plus forte et plus grande que celle d’une bête de race. Sa robe baie brune brillait comme du satin et ne contenait pas un seul poil blanc. Il avait le nez petit, les yeux grands, les oreilles et le cou longs. Il réunissait en lui toutes les qualités que l’Arabe prise si fort dans son coursier favori.

Dunbar devint singulièrement attaché à cet animal. Il fit construire exprès pour lui une grande stalle dans un jardin particulier touchant à son cabinet de toilette, qui, ainsi que le reste de ses appartements, était situé au rez-de-chaussée. Au-dessus de cette stalle se trouvait la chambre du groom de Dunbar, de sorte que homme et cheval étaient sous la main du banquier à toute heure du jour et de la nuit.

Dunbar montait à cheval généralement le matin de bonne heure ou vers le crépuscule après son dîner. C’était un homme fier et insociable. Quand la petite noblesse du comté vint lui souhaiter la bienvenue en Angleterre, il reçut ses visiteurs et les remercia de leur courtoisie. Mais il y avait dans ses manières quelque chose qui éloignait l’amitié au lieu de l’attirer. Il donna un grand dîner quelque temps après son arrivée à Maudesley ; mais quand les invitations plurent sur lui de toutes parts, il les refusa les unes après les autres en alléguant pour prétexte sa santé, cruellement éprouvée, disait-il, par son long séjour à Calcutta.

Et pourtant, il avait l’extérieur d’un homme vigoureux. Grand, large de poitrine, robuste, il était difficile de découvrir chez Dunbar un des signes habituels de la mauvaise santé. Il était très-pâle, et cette pâleur constante était le seul symptôme de la maladie dont il était atteint.

Il se levait de grand matin, montait son cheval favori, Dragon, pendant plusieurs heures, puis il déjeunait. Après déjeuner, il s’asseyait dans son somptueux cabinet de travail, et y passait sa journée tantôt à lire ou à écrire, et tantôt à réfléchir en silence, en contemplant les cendres rouges du foyer. À six heures, il dînait sans sortir de ses appartements, car il n’était pas assez bien, disait-il, pour dîner avec sa fille, et il veillait très-tard dans la soirée, non sans boire beaucoup, comme le bruit en courait à l’office parmi les domestiques.

On le respectait et on le craignait dans sa maison, mais il n’était pas aimé. Ses manières taciturnes et réservées avaient une triste influence sur les serviteurs qui l’approchaient, et on le comparait, à son désavantage, à Percival Dunbar, son prédécesseur, qui avait été un maître cordial ayant toujours une bonne parole pour ceux qui le servaient, depuis l’imposante femme de charge en robe de soie jusqu’au dernier garçon d’écurie.

Non, le nouveau maître du château n’était pas aimé. Il vivait à l’écart et seul. Tout d’abord, sa fille avait voulu l’arracher de sa solitude et avait déployé toutes ses grâces et ses mignardises pour l’attirer hors de chez lui ; mais elle s’aperçut que tous ses efforts étaient non-seulement inutiles, mais encore désagréables à son père, et peu à peu le bruit de ses pas légers cessa de se faire entendre dans l’aile solitaire de la maison où s’enfermait Dunbar.

Maudesley Abbey était une grande et vieille construction irrégulière qui avait été bâtie et agrandie sous cinq ou six règnes différents. La partie la plus ancienne du bâtiment était précisément cette aile nord que Dunbar avait choisie pour lui. Là, l’architecture datait de l’ère des Plantagenets ; les murs en pierre étaient épais et massifs, les fenêtres longues et étroites, et les armoiries des premiers bienfaiteurs du monastère étaient gravées çà et là sur les vitraux richement coloriés. Une tapisserie fanée à personnages couvrait les murs ; le plafond à rinceaux était en chêne devenu noir avec le temps. Les fenêtres de la chambre à coucher de Dunbar ouvraient sur la cour de l’ancien cloître, où des moines encapuchonnés s’étaient jadis promenés à l’ombre des grands arbres. Au centre de cette cour quadrangulaire se trouvait un jardin, où les grandes roses trémières et les dahlias à la tige élancée se balançaient au soleil d’automne. C’était dans cette cour cloîtrée que Dunbar avait fait construire la stalle de son cheval favori.

L’aile sud de Maudesley Abbey était d’une époque beaucoup plus moderne. Les fenêtres et les cheminées, dans cette partie de la maison, étaient du style Tudor ; les lambris de chêne poli y étaient magnifiques, et les pièces de moindre dimension que les salons à tapisseries qu’occupait le banquier. L’élégant ameublement moderne contrastait agréablement avec les châssis à fiches du règne d’Élisabeth et les cheminées en chêne sculpté. Tout ce qu’une fortune illimitée peut faire pour embellir une maison avait été fait pour l’aile sud par Percival, et un succès complet avait été le résultat de ses efforts. Le grand-père avait pris plaisir à orner les appartements occupés par sa jeune compagne, et Laura Dunbar avait marché sur des tapis de velours et dormi sous des rideaux de satin depuis qu’elle avait été confiée aux soins du vieillard.

Elle était habituée au luxe et à l’élégance, et accoutumée à voir autour d’elle tout ce qui est raffiné et beau. Mais elle possédait cette inépuisable faculté de jouissance qui est peut-être l’un des plus beaux attributs d’une nature jeune et fraîche, et elle ne s’était jamais dégoûtée de la charmante demeure arrangée et ornée pour elle.

Laura était une enfant gâtée de la fortune, mais il y a des natures qui ne peuvent que très-difficilement être gâtées, et je crois que la sienne devait être du nombre.

Elle ne connaissait pas l’ennui des heures qui s’écoulent. Pour elle, le monde était un paradis de beauté. Qu’on se souvienne qu’elle n’avait jamais vu la misère réelle ; qu’elle n’avait jamais éprouvé ce maladif sentiment de désespoir qui gagne les plus endurcis d’entre nous, quand nous découvrons jusqu’à quel point la misère sans espoir règne, a régné et régnera à tout jamais sur cette terre. Elle avait vu des cottages envahis par la maladie, des enfants orphelins et des veuves désolées dans ses pèlerinages aux maisons des pauvres, mais elle avait toujours pu venir en aide à ces affligés et les consoler plus ou moins.

C’est la vue du malheur que nous sommes impuissants à soulager qui fait à notre cœur une vraie blessure, et qui pour quelque temps nous fait prendre en dégoût cet univers, où l’existence ne peut avoir son cours sans de semblables misères.

Pour Laura, le monde était encore entièrement beau, car les sombres secrets de la vie ne lui avaient pas été révélés.

Une seule fois, l’affliction l’avait approchée, et, en cette occasion, elle avait revêtu une forme calme et solennelle. Ç’avait été à l’époque de la mort de son grand-père arrivé à un âge avancé et qui avait terminé une vie heureuse et douce dans les bras de sa petite-fille bien-aimée.

Peut-être son premier chagrin réel lui vint-il de l’amère déception qui suivit le retour de son père en Angleterre. Dieu sait avec quelle tendresse la jeune fille avait soupiré après le moment où elle reverrait Dunbar !… Ils avaient été séparés pendant la meilleure partie de sa courte existence, mais qu’importait la séparation ! Il la chérirait d’autant plus que la séparation avait été plus longue. Elle se proposait d’être pour son père ce qu’elle avait été pour son grand-père, une compagne aimante, un ange consolateur.

Mais ce rêve ne se réaliserait jamais ; son père repoussait son affection, les preuves étaient là, claires et incontestables. Il avait fui sa présence dès le début, et elle avait maintenant pris l’habitude de le fuir à son tour. Elle s’entretint avec Arthur de cette douleur inattendue.

— De toutes les pensées qui m’étaient venues à l’idée, Arthur, celle-ci était la seule à laquelle je ne m’étais pas arrêtée, — dit-elle à voix basse et d’un air pensif un soir qu’ils étaient tous deux dans la profonde embrasure d’une fenêtre à regarder la vaste pelouse, où l’ombre des cèdres se projetait en taches noires sur l’herbe argentée par la lune ; — j’avais pensé que mon père pouvait tomber malade en voyage et mourir, et que le navire pour le salut duquel je priais nuit et jour, ne m’apporterait peut-être que les restes sacrés du mort. J’ai eu cette pensée, Arthur, et il m’est arrivé de rester éveillée toute la nuit en proie à cette torture, au point que mon esprit se représentait ce sombre tableau, et que je voyais mon père dans sa petite cabine sur le vaisseau, étendu sans forces sur un lit étroit, et n’ayant autour de lui que des étrangers pour le consoler à sa dernière heure. Je ne puis vous dire toutes les craintes qui sont venues m’assaillir, mais jamais, jamais je n’aurais pensé qu’il ne m’aimerait pas. J’ai même songé parfois qu’il était bien possible qu’il ne ressemblât pas à mon grand-père, et qu’il fût un peu méchant de temps en temps quand je l’aurais ennuyé ou chagriné, mais je me figurais que son cœur serait à moi quand même, et que dans ses moments les plus terribles il m’aimerait tendrement en souvenir de ma mère.

La voix lui manqua et elle sanglota tout haut ; mais le jeune homme, debout à côté d’elle, n’eut aucune parole de consolation à lui faire entendre. Les plaintes de la jeune fille réveillèrent ce vieux soupçon qui avait sommeillé en lui depuis quelque temps, cette crainte horrible que Dunbar ne fût coupable de l’assassinat de son ancien valet.

Le jeune avoué était pourtant forcé de dire quelque chose.

Il eût été trop cruel de rester à côté de cette jeune fille qui sanglotait, et de ne pas essayer de la consoler.

— Laura !… chère Laura !… — dit-il, — ceci est de l’enfantillage, croyez-moi. Il vous faut prendre patience et avoir confiance en l’avenir. Comment votre père pourra-t-il faire autrement que de vous aimer quand il aura appris à vous connaître ? Vous avez peut-être trop exigé de lui. Rappelez-vous que les personnes qui ont longtemps vécu aux Indes sont sujettes à avoir des manières froides et languissantes. Lorsque M. Dunbar vous aura vue plus souvent et vous connaîtra mieux, lorsqu’il sera habitué à votre compagnie…

— Ceci n’arrivera jamais, — répondit Laura avec impétuosité. — Comment pourra-t-il mieux me connaître, puisqu’il m’évite avec tant de soin ? Il s’écoule parfois des journées entières sans que je le voie. Alors, je fais appel à tout mon courage et je pénètre dans ses tristes appartements. Il me reçoit gracieusement et me traite avec beaucoup de politesse. De la politesse ! à moi qui soupire après son affection. Je reste ensuite quelques instants pour m’informer de sa santé, et je tâche d’être à mon aise en sa présence ; mais il y a toujours dans ses manières une impatience nerveuse qui me dit très-clairement que je ne suis pas la bienvenue auprès de lui, et je finis par m’éloigner le cœur brisé ! Je me rappelle maintenant combien les lettres qu’il m’écrivait de l’Inde me paraissaient courtes et froides ; il avait toujours, pour s’excuser, quelque affaire pressante ; mais il finissait rarement sa lettre sans me dire qu’il songeait avec joie au moment où nous nous reverrions. C’était bien cruel à lui de me tromper ainsi.

Arthur n’était pas un habile consolateur. Dès la première entrevue, il avait vainement essayé d’aimer Dunbar. Depuis cette étrange scène dans Portland Place, il avait soupçonné le banquier d’un lâche assassinat, du crime le plus horrible entre tous ; car il enlève à jamais à l’homme qui l’a commis la sympathie de ses semblables, et lui imprime au front le sceau d’une malédiction qui éloigne à jamais la pitié humaine. Ah ! il faut que la bonté et la miséricorde de Dieu soient illimitées, puisqu’il sait prendre en pitié ceux que l’homme, cette créature pécheresse, repousse impitoyablement !