Henry Dunbar/20

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 199-217).

CHAPITRE XX

L’espérance renaît.

Jocelyn’s Rock était à dix milles de Maiidesley Abbey. et à un mille seulement de la ville de Shorncliffe. C’était une résidence superbe qu’avait toujours habitée la même famille depuis l’époque des Plantagenets.

La maison était perchée sur une falaise au-dessous de laquelle une cascade bondissait de roc en roc et se jetait dans un courant rapide que formait un bras de l’Avon. Cette cascade était à quarante pieds au-dessous du plateau sur lequel se dressait le château.

La maison n’était pas très-grande, car la partie la plus vieille était tombée en ruine depuis longtemps, et les tours effondrées, ainsi que les murs écroulés, avaient été enlevées ; mais c’était néanmoins une noble résidence.

Une tour octogone crénelée se dressait encore aussi ferme qu’à l’époque où, sous les premiers Plantagenets, des soldats rebelles avaient essayé la force de leur bélier sur les murs massifs. La maison était entièrement construite en pierre et le porche gothique était aussi vaste que celui d’une église. À l’intérieur tout était splendeur, mais cette splendeur était bien différente de la moderne élégance qui régnait dans les appartements de Maudesley Abbey.

À Jocelyn’s Rock, le sceau de l’âge était imprimé sur chaque décor, sur chaque ornement. Des casques sans cimiers entamés par le cimeterre des rois maures, des chanfreins aigus qui avaient été portés par les barbes ardents des hautains croisés anglais, des armures damasquinées de Milan, étaient accrochés aux lambris noircis du vestibule sombre ; des haquebutes écossaises, des arquebuses primitives qui avaient servi sur le champ de bataille de Bosworth, des boucliers et des glaives de bronze de l’âge homérique, des javelines, des arcs, des lances à pointe d’acier, et des épées à deux mains étaient rangés symétriquement sur les sombres panneaux. Plus loin étaient accrochés les andouillers d’un daim géant et la peau d’un renard, qui venaient témoigner des prouesses des chasseurs disparus de la maison de Jocelyn.

C’était une vieille et noble maison. Des princes du sang royal s’étaient assis dans les lourds fauteuils en chêne sculpté. Une reine avait dormi dans le lit de parade que renfermait la chambre à tenture de satin bleu. De loyaux Jocelyn, combattant pour leur roi contre des têtes rondes de basse extraction, s’étaient cachés dans les vastes cheminées, ou avaient évité la mort en fuyant par les passages secrets derrière la tapisserie. Il y avait de vieux tableaux et des coupes antiques ciselées que des Jocelyn des siècles passés avaient trouvés et achetés dans le pays des Médicis. Il y avait des babioles coûteuses en fragile porcelaine de Sèvres qu’un des comtes de la famille avait reçues des mains de la charmante Pompadour elle-même. Il y avait de la vaisselle d’or qu’un roi avait donnée à son jeune et fier favori, à cette époque de la féodalité où les favoris étaient puissants en Angleterre. Il existait à peine dans la maison un objet de quelque valeur sans une histoire particulière qui s’y rattachât, histoire proclamant bien haut l’honneur et la gloire de l’ancienne maison des Jocelyn.

Cette splendide demeure, rendue presque sacrée par des souvenirs légendaires et des hauts faits historiques, était maintenant la propriété d’un certain sir Philip Jocelyn, jeune et élégant baronnet, doué d’un joli visage, de jolis yeux francs et hardis qui avaient presque toujours une expression souriante, et d’une carrure puissante. C’était en outre un chasseur émérite, un cavalier consommé et infatigable, et un peintre amateur très-tolérable.

Sir Philip n’était pas ce qu’on appelle un homme transcendant. Il s’intéressait plus volontiers à un steeple-chase qu’à une brochure sur l’économie politique, fût-elle signée Stuart Mill. Il estimait que John Scott est un homme plus remarquable que Mac Culloch, et à son avis Manton l’armurier ne le cédait qu’au docteur Jenner comme bienfaiteur de l’humanité. Il préférait les œuvres de feu M. Apperley à la dernière idylle du lauréat ; et il était très-facilement déconcerté dans une petite conversation quand à dîner il se trouvait avoir une femme pour voisine, et alors il était « profondément, sombrement et magnifiquement interloqué. » Malgré cela notre jeune baronnet n’était pas un niais, en dépit de ses propensions de sportsman. De temps immémorial, les Jocelyn étaient passés maîtres en fait d’équitation et avaient inventé la précision du tir le jour de la découverte des armes à feu. Sir Philip était un chasseur, mais il ne chassait pas jusque dans ses rêves, et il eût préféré de beaucoup sa femme à son cheval. Jusqu’alors il n’avait que peu ou point songé à la future lady Jocelyn. Il avait une idée vague qu’il se marierait quelque jour, ainsi que les autres Jocelyn, et qu’il vivrait heureux avec sa femme comme ses ancêtres avaient vécu avec les leurs, à l’exception d’un certain Hildebrand Jocelyn qui, à une période reculée du moyen âge, avait, à ce que disait la légende, jeté sa légitime épouse par la fenêtre dans la cascade, et cela sous un prétexte futile. L’histoire ajoutait que ce même Hildebrand s’était creusé une caverne dans le flanc de la colline sans autre outil que ses ongles qu’il avait laissés croître depuis la mort de l’infortunée châtelaine. On disait aussi qu’à une certaine époque de l’année le vêtement blanc de la victime se voyait la huit flottant sur les eaux du torrent ; mais comme, à l’exception d’une femme visionnaire, personne à Jocelyn n’avait vu le fantôme, les habitants du château s’étaient si peu préoccupés de la légende, que la date de l’anniversaire avait fini par être oubliée.

Sir Philip pensait qu’il se marierait un jour ou l’autre, mais, en attendant, il ne S’occupait que fort peu des jolies filles des hobereaux du voisinage qu’il rencontrait aux courses, aux tirs à l’arc, aux expositions d’horticulture, aux banquets et aux bals qui se donnaient dans le vieil hôtel-de-ville de Shorncliffe. Il était heureux, et comme il contemplait le monde du balcon de son salon d’où il ne voyait que son propre domaine, soigneusement enclos de haies, il pensait que les lamentations sur l’amertume de l’existence et la corruption de ce bas monde étaient folles, et qu’en somme, la terre était un lieu charmant, dont un homme sain d’esprit avait bien peu de motifs de se plaindre. Il s’était fait construire un atelier à Jocelyn, et il y passait de longues heures, sifflant des airs de chasse et couvrant ses toiles de scènes agrestes, de cavaliers arabes, de types d’enfants italiens, de toutes sortes d’objets plaisants que protégeaient des ciels d’un azur idéal, entrecoupés des bandes pourpres et orangées des couchers de soleil. Sir Philip n’était pas un grand peintre, et n’avait en réalité aucun élément de grandeur en lui, mais il entendait la peinture comme l’équitation, ses sujets étaient brillants et joyeux, et ses tableaux étaient de ceux dont les bonnes gens disent : « C’est gentil. »

Il était très-gai et peut-être était-ce là son plus grand charme. C’était un homme chez lequel nulle mode, nul engouement, nulle fréquentation ne pouvait engendrer ces airs blasés affectés par la jeunesse moderne. Dansait-il ? Sans doute, et il aimait la danse à la folie. Chantait-il ? À dire vrai, il faisait de son mieux. Il possédait une voix de basse puissante qu’il déployait souvent dans ces parties de canots après un dîner à Star and Garter, à cette heure du crépuscule où la Tamise, ombragée de saules, se transforme en lac méridional, et où les avirons tombent en cadence en marquant le rhythme d’une vague mélodie. Avait-il beaucoup voyagé ? Oui, et il raffolait du continent. Il adorait les bonnes vieilles auberges incommodes, les maîtres d’hôtel tortionnaires, et les commissionnaires insatiables. Ah ! les commissionnaires ! Et les trains omnibus, lourds et pesants avec leur conducteur imbécile qui marmotte un patois inintelligible, et l’éternel voyageur qui a toujours perdu son bagage ! Quelles délices ! Et les charmantes petites paysannes, avec leurs coiffes blanches si divinement jolies, vues de loin sous un ciel d’azur sombre, si charmantes, dessinées au pastel sur du papier teinté, mais de si grands miracles de laideur quand vous les voyez de près ! Et les diligences où l’on est si bien cahoté et dont les chevaux sont attelés avec de vieilles cordes, déguisées sous le nom pompeux de harnais ; et les vins exécrables, et la poussière, et les cathédrales, et les mendiants, et le trente-et-quarante ! Sir Philip parlait de l’univers comme un jeune mari parle de sa femme : il ne se fatiguait pas de sa beauté et ne voyait pas ses défauts.

Les pauvres du voisinage de Jocelyn’s Rock adoraient le maître du sol. Les pauvres aiment les gens heureux quand le bonheur de ceux-ci n’est pas insolent. Philip était riche, et il dépensait royalement sa fortune ; il était heureux, et il partageait aussi volontiers son bonheur que sa fortune. Il lui arrivait souvent de distribuer une caisse de cigares de Manille à des invalides alités et d’emporter une bouteille de vieux madère dans la poche de son habit de chasse pour en faire présent à quelque bonne mère de famille affligée d’un enfant malade. Il passait des heures à raconter à un laboureur les usages étranges des fermiers du continent, et il était le parrain (par procuration) de tous les marmots blonds, à dix milles à la ronde. Le vice et la débauche étaient étrangers à cette calme existence. Pas la moindre paysanne n’avait maudit son nom en allant se noyer dans quelque ruisseau perdu. On l’aimait, et il était digne de cet amour et du respect qu’on lui portait. Il n’avait pas remporté de couronnes universitaires à Oxford, mais les dignitaires les plus empesés ne pouvaient s’empêcher de sourire en parlant de lui et en se rappelant les folies d’enfant qui s’associaient à son nom. Il avait fait une rente viagère à un vieux domestique impotent, et ses fournisseurs rendaient témoignage de ses habitudes loyales et généreuses. Je ne sache pas que de sa vie Philip ait causé une douleur ou un chagrin à un être humain, à l’exception de son héritier légitime qui aurait pu voir de mauvais œil l’aspect vigoureux du jeune homme, ce qui rendait bien insignifiantes les chances de son successeur.

Cet héritier eût grincé des dents dans un accès de rage impuissante s’il eût pu connaître la crise qui survint quelque temps après le retour de Dunbar de l’Inde : cette crise fréquente chez les jeunes gens qui n’y prennent pas garde, mais qui n’en est pas moins solennelle et terrible.

Le maître de Jocelyn’s Rock devint amoureux. Toute la poésie de sa nature, tous ses sentiments les meilleurs, tous les attributs les plus purs de sa nature imparfaite se concentrèrent en une passion. Philip Jocelyn devint amoureux. Le puissant magicien agita sa baguette, et tout l’univers se transforma en un pays féerique, un délicieux paradis, un Éden moderne tout rayonnant de l’éclat que répandait la figure d’une femme. J’hésite presque à redire cette vieille, vieille histoire : l’histoire éternelle de l’amour à première vue.

C’est chose très-belle que cet amour soudain, qui naît d’un regard jeté sur la merveilleuse figure qui a été créée pour nous fasciner ; mais je doute fort, en somme, que ce ne soit pas une des formes les plus viles de la grande passion. L’amour qui commence avec l’estime, qui grandit lentement à mesure que nous connaissons la personne aimée, est à coup sûr le type le plus saint et le plus pur de l’affection.

Cet amour dont nous observons rarement le développement jette de plus profondes racines et devient un arbre plus fort que cette plante qui pousse spontanément et qui se nomme l’amour à première vue. Il manque peut-être à l’arbre les brillantes couleurs de la fleur exotique, mais ses racines enlacent plus étroitement le cœur.

L’homme qui devient amoureux à première vue, l’est généralement de deux beaux yeux bleu tendre et d’un nez au profil grec délicat. L’homme qui aime la femme qu’il a étudiée et appréciée, l’aime parce qu’il la croit la plus pure et la plus sincère de son sexe.

Pour celui-là, l’amour c’est la foi. Le cœur qui aime ne peut douter de la femme qu’il adore, car il l’adore parce qu’il la croit au-dessus du doute. L’amour d’Othello fut sans doute un amour à première vue. Il aima Desdémone parce qu’elle était jolie et qu’elle le regardait avec une douce compassion de jeune fille peinte sur sa figure pendant qu’il lui racontait ses prolixes histoires, sans doute avec toutes les licences que se permet un voyageur, dans le salon de Brabantio.

Le général à face noire aima la jeune Vénitienne parce qu’elle attira son admiration, et non parce qu’il la connaissait. Aussi, plus tard, fut-il tout prêt, par suite de quelques viles insinuations d’un scélérat, à croire que cette douce et compatissante jeune fille était la plus basse et la plus perverse des femmes.

Hamlet n’eût pas agi de la sorte si la destinée lui avait permis d’épouser la femme qu’il aimait. On peut être sûr que le prince danois avait observé de près Ophélia, qu’il connaissait à fond le bon et le mauvais côté du caractère de cette infortunée, et qu’il lui avait parfois tendu des pièges en causant avec elle, pour voir si elle n’avait pas hérité de son père, Polonius, d’un peu de cette fausseté qui était le trait distinctif du courtisan à l’échine flexible. Le prince de Danemark eût peut-être été un mari un peu nerveux et inquiet, mais il n’aurait jamais eu recours à l’oreiller mortel, à l’instigation d’un misérable coquin.

Malheureusement, il est des femmes qui préfèrent l’Othello passionné et terrible au métaphysique et sentimental Hamlet. Les folles créatures se laissent entraîner par le bruit et les paroles, et accordent le plus de confiance à celui qui crie le plus haut.

Philip et Laura se rencontrèrent à un dîner que le millionnaire offrit à ses amis pour célébrer son retour. Ils se rencontrèrent de nouveau au bal, où Laura valsa avec Philip. Le jeune homme avait appris à valser de l’autre côté des Alpes, et Mlle Dunbar le préférait à ses autres danseurs. Ils se revirent à une fête champêtre. Une bohémienne à l’air fatal leur dit la bonne aventure. Laura rougit beaucoup, et fournit à Philip une excellente occasion d’admirer l’effet de cils noirs, longs et soyeux qui voilent des yeux bleu d’outre-mer. Ils se revirent sans cesse, tantôt aux courses, tantôt dans un banquet où Laura figurait, grâce à quelque complaisante duègne, et le baronnet devint amoureux de la séduisante fille du banquier.

Il l’aima avec ardeur et dévouement à sa manière d’homme à tête folle. Il était un vrai Jocelyn : impétueux, bouillant, hardi ; et à partir du jour où avait eu lieu le dîner à Maudesley Abbey, il ne rêva plus que de Laura. Dès ce moment, il hanta les environs du château. Il y avait à travers le parc un petit sentier où pouvait passer un homme à cheval, et ce sentier conduisait à un petit village nommé Lisford. Si ce village primitif du comté de Warwick eût été l’endroit le plus attrayant de la terre, sir Philip l’aurait à peine visité plus souvent qu’il ne faisait.

Dieu sait quel charme il trouvait dans la vieille rue irrégulière et obscure, et dans le marché aux pavés pointus qu’entouraient des portes de fer rouillées surmontées de l’écusson des Jocelyn. L’herbe croissait dans la paisible cour carrée, la tour de l’église était à moitié cachée par le lierre qui la recouvrait, et les toits en pignon des cottages commençaient à s’effondrer sur les bords, tant ils étaient vieux. L’endroit en lui-même n’était guère fait pour offrir une bien grande attraction au seigneur de Jocelyn’s Rock, dans toute la vigueur de sa virilité ; et pourtant Philip s’y rendit trois fois par semaine en moyenne, à partir de l’époque qui suivit le dîner de Maudesley Abbey.

La grande route était le plus court chemin de Jocelyn’s Rock à Lisford, mais Philip ne se souciait pas de prendre le plus court chemin. Il préférait suivre le charmant petit sentier à travers le parc de Maudesley, la délicieuse arcade gazonnée que formaient les branches entrelacées des vieux ormes, et où régnait une demi-obscurité que rompaient çà et là quelques rayons de soleil. Les bruyères légères tremblaient au souffle de la brise d’automne, l’odeur des pins parfumait l’air, et à travers les basses branches des arbres apparaissait de loin en loin un coin bleu des étangs à moitié dérobés au regard par les feuilles vertes des nénufars. Le calme solennel de ce bois rappelait la quiétude sacrée d’une église, et en passant par là sir Philip avait de grandes chances de rencontrer Laura.

Il la rencontra très-souvent, non pas seule, car Dora l’accompagnait parfois, et la fidèle Élisabeth était toujours avec elle pour sauver les apparences et veiller de près sur les intérêts de sa jeune maîtresse. Mais malheureusement la fidèle Élisabeth était très-corpulente et un peu asthmatique, et quoique Mlle Dunbar n’eût pu trouver de duègne plus dévouée, elle aurait certainement pu en avoir une plus ingambe. Puis il arriva que Mlle Macmahon, ayant appris par plusieurs démonstrations pratiques la vérité du vieil adage qui dit quelle infériorité une réunion de trois personnes a sur une réunion de deux personnes, contracta l’habitude d’emporter des livres avec elle, et elle ne manquait jamais de s’asseoir et de lire à l’écart à l’ombre de quelque bosquet rapproché du château, tandis que Laura errait dans des régions du parc un peu plus sauvages.

À l’ombre des ormes entrelacés, au milieu des bruyères qui se balançaient au vent, Laura et Philip se rencontrèrent très-souvent pendant la belle saison d’automne. Leurs rencontres, cela va sans dire, furent simplement accidentelles, comme elles le sont toujours en pareil cas, mais elles n’en furent pas moins agréables, quoiqu’elles n’eussent rien de certain.

Peut-être même furent-elles d’autant plus charmantes à cause de cette incertitude. Ils éprouvaient tous deux cette délicieuse fièvre de l’attente qui tient constamment en haleine deux cœurs jeunes et ardents. Les rougeurs soudaines de Laura doublaient sa beauté déjà merveilleuse. Philip tressaillait de joie et d’étonnement, et ses beaux yeux bleus étincelaient quand il entrevoyait sous les arbres la taille élégante et gracieuse de la jeune fille. Comme elle paraissait belle avec les plis de sa robe de soie traînant sur l’herbe couverte de rosée, et la brillante auréole que dessinaient autour de ses cheveux dorés les capricieux rayons du soleil ! Elle portait parfois un petit chapeau coquet à bords relevés et orné d’une plume de paon, et parfois aussi un chapeau de paille à larges ailes et à rubans flottants et surmonté d’une touffe de fleurs des champs posées coquettement sur le côté. Elle avait toujours avec elle son chien Pluton, et portait généralement sous son bras un volume d’un nouveau roman. J’ai honte de confesser que cette jeune héritière était très-frivole et aimait mieux lire des romans que de cultiver son esprit en parcourant des ouvrages sérieux d’histoire ou en étudiant les sciences naturelles. Elle passait ses journées dans une heureuse paresse, lisant, dessinant, jouant du piano, chantant, et causant quelquefois gaiement, quelquefois sérieusement avec sa fidèle vieille nourrice et compagne, ou avec Dora ou avec Arthur Lovell, suivant les circonstances. Elle avait un joli pur-sang qui lui avait été donné par son grand-père, mais elle dépassait rarement le domaine dans ses promenades à cheval, car Dora ne montait pas, son éducation ayant été faite par une vieille tante de sa mère qui regardait l’équitation comme une science toute masculine. Mlle Dunbar n’avait donc d’autre compagnon de course qu’un vieux groom à cheveux gris qui avait chevauché à la suite de Percival Dunbar pendant quarante ans environ.

Philip se rendait généralement à Lisford à cheval, mais lorsqu’il lui arrivait, ce qui était fréquent, de rencontrer Mlle Dunbar et sa compagne se promenant sous les vieux ormes, il avait coutume de mettre pied à terre et de marcher à côté de Laura en tenant son cheval par la bride. Parfois il trouvait les deux jeunes filles assises sur un petit pliant au pied de l’un des arbres et dessinant des effets de lumière et d’ombre dans les fourrés autour d’elles. En pareilles occasions, le baronnet attachait son cheval à une branche basse du premier orme venu, et se postant à côté de Mlle Dunbar il s’amusait à lui donner une leçon de perspective, avec quelques remarques à l’adresse de Mlle Macmahon qui dessinait bien mieux que sa sœur, ce que le jeune homme ne tarda pas à reconnaître, et qui n’avait en réalité besoin que de quelques conseils.

Par la suite, ces rencontres devinrent une véritable habitude. Des heures particulières furent fixées pour ces études artistiques, et Philip cessa complétement d’aller à Lisford. Il se contenta de passer presque toutes ses matinées sous les ormes de Maudesley. Il trouva que la fille du banquier était une élève très-intelligente, mais je crois que Mlle Dunbar, eût-elle été moins intelligente, son maître de dessein eût été patient avec elle, et n’en aurait pas moins continué à se plaire sous les vieux ormes plus que partout ailleurs.

Quelles paroles peindront le plaisir égal qu’il y a à donner et à recevoir ces leçons, dans un art également chéri du maître et de l’élève, mais qui n’entrait que pour une bien faible partie dans le bonheur de ces rendez-vous agrestes ? Qui peindra le désespoir de Laura quand elle s’apercevait que l’ombre du château n’était pas sur le même plan que le château lui-même, et que la lointaine rangée des peupliers se complaisait à prendre une direction oblique en dépit de tous ses efforts ? Et le taillage des crayons, et la mie de pain réparatrice, et les morceaux de gomme égarés, et le délayage des couleurs pour l’aquarelle, et la palette qu’il fallait ajuster sur le pouce le plus mignon du monde, les pinceaux qu’il fallait tenir de la plus petite main qui ait jamais tremblé au contact tendre et timide des doigts d’un professeur amateur ; tous ces petits riens, si vulgaires et si fastidieux lorsqu’ils sont accomplis par quelque professeur affamé et mal payé qui les prodigue à trente ou quarante fillettes turbulentes, au milieu d’une vaste salle poudreuse à fenêtres sans rideaux, étaient pour eux des sources de plaisir indicible.

Mais septembre et octobre sont des mois d’automne, et leur plus beau soleil n’est, après tout, qu’une lueur trompeuse en comparaison de l’éclat éblouissant de juillet. Le temps devint trop froid pour les leçons de dessin sous les ormes et les rencontres ne furent plus possibles entre Mlle Dunbar et son enthousiaste professeur.

— Je ne puis permettre à une jeune lady d’attraper un rhume, sir Philip, pour toutes les perspectives du monde, — dit la fidèle Élisabeth. — J’ai parlé de cela à son père pas plus tard que l’autre jour, mais, bonté divine, il vaudrait autant s’adresser à un morceau de bois qu’à M. Dunbar. Si Mlle Laura vient au parc maintenant, ce n’est qu’après s’être bien enveloppée de fourrures, et encore il faut qu’elle marche vite pour ne pas se refroidir. Je vous demande un peu si cela vaut la peine de s’exposer au froid pour dessiner des troncs d’arbres et autres bêtises semblables ?

Mme Madden fit cette observation d’un son de voix un peu désagréable un matin que le baronnet demandait la faveur d’une autre leçon de dessin. Le fait est qu’à vrai dire Élisabeth n’avait pas la conscience bien à l’aise à cause de la part qu’elle avait prise à l’intimité soudaine qui s’était établie entre Laura et Philip. Elle sentait qu’elle s’était un peu relâchée de ses devoirs de duègne, et elle était en colère contre elle-même. Mais sa colère et ses remords de conscience n’étaient rien en comparaison de son indignation contre sir Philip.

Pourquoi n’offrait-il pas immédiatement sa main à Laura ?

Mme Madden s’était attendue à la demande du jeune homme pendant les dernières semaines, mais chaque journée nouvelle lui avait apporté un nouveau désappointement. Et pourtant elle était parfaitement convaincue que Philip aimait sa jeune maîtresse. L’œil pénétrant de la digne femme avait deviné les sentiments du jeune homme bien longtemps avant que Laura osât se dire tout bas qu’elle était aimée. Pourquoi donc alors ne se déclarait-il pas ? Qui mieux que Laura Dunbar avec son splendide douaire de richesse et de beauté pouvait convenir pour femme au maître de Jocelyn’s Rock ?

Pleine de ces ambitieuses pensées, Élisabeth avait joué son rôle de duègne avec assez de discrétion pour fournir aux jeunes gens de nombreuses occasions de causer en tête-à-tête, de se faire leurs confidences, et de roucouler doucement comme les ramiers dans les bois. Mais dans toutes ces conversations aucun mot ayant trait à une offre de mariage n’était tombé des lèvres de Philip Jocelyn.

Il était si heureux avec Laura, si heureux pendant ces charmantes rencontres sous les ormes de Maudesley, qu’une idée aussi vulgaire qu’une demande en mariage ne lui était pas venue à l’esprit.

L’aimait-il, dira-t-on ? Sans doute, il l’aimait plus qu’il n’avait aimé personne au monde, à l’exception de cet être doux et tendre dont l’image, d’une beauté indécise, se mêlait aux rêves et aux réalités de son enfance, pendant cette période brumeuse dans laquelle on distingue difficilement les fantasmagories nocturnes des événements du jour, de cette pâle et douce créature qu’il commençait à peine à appeler du nom de mère lorsqu’elle disparut à jamais.

Ce fut seulement lorsque le temps devint froid que sir Philip commença à songer à la grande affaire de la demande en mariage. Il fallait parler au banquier et lui parler longuement. C’est ce que le baronnet se disait en rêvant au coin du feu dans l’antique salle à manger de Jocelyn’s Rock en se tirant les moustaches tout en fixant les tisons. Le jeune homme aimait follement Laura, mais il ne goûtait pas beaucoup la société de Dunbar. Le millionnaire était très-courtois, très-affable ; mais il y avait dans sa politesse compassée, son sourire étudié, ses paroles de convention, quelque chose de vague et d’indéfinissable qui produisait sur l’affabilité de sir Philip le même effet glacial qu’une cave froide sur le porto des bons crus. L’arôme subtil disparaissait sous cette déplorable influence.

— Il est son père, et je m’agenouillerais volontiers comme les petits garçons des rues pour lui cirer ses bottes, s’il le voulait, parce qu’il est son père, — se disait le jeune homme, — et cependant, je ne sais pourquoi, je ne puis me faire à lui.

Non ; entre le banquier anglo-indien et sir Philip, il n’existait pas de sympathie. Ils n’avaient pas d’idées communes, ou, pour mieux dire, Dunbar ne révélait aucun goût qui fût partagé par le jeune homme dont la plus chère espérance était de devenir son gendre. Le jeune et loyal gentilhomme tenta en vain de se le concilier ou de franchir l’obstacle des relations cérémonieuses pour pénétrer dans le domaine des rapports affables.

Mais quand sir Philip, après beaucoup d’hésitation et de réflexion, se présenta un matin dans le salon à tapisserie du banquier et ouvrit son cœur à ce gentleman, tout en s’arrêtant de temps en temps pour contempler le nom du chapelier imprimé au fond de son chapeau, comme si ce nom eût été un symbole magique d’où il tirait certains augures qui réglaient la marche de son discours, Dunbar fut excessivement gracieux.

M. Dunbar daignera-t-il faire l’honneur à sir Philip de confier aux soins de celui-ci le bonheur de sa fille ? Voudra-t-il octroyer à sir Philip l’inestimable bonheur de lui accorder cette main chérie ?

— Et sans doute… volontiers… pourvu… bien entendu, que Laura y consente. Dans ce cas, la décision de Laura est suprême. Loin de moi l’idée de contrarier les affections de ma fille, surtout lorsqu’elles tombent sur une personne qui en est digne. Je veux qu’elle épouse qui lui plaît, à la condition que cet heureux mortel soit honnête homme.

Dunbar poussa un soupir en disant ces paroles ; mais cela lui arrivait fréquemment, et il s’excusa en rappelant qu’il souffrait d’une maladie de foie contractée dans l’Inde.

— Je verrai avec plaisir Laura se marier, — dit-il, — et je serai heureux quand elle possèdera la protection d’un bon époux.

Sir Philip se leva transporté de joie. Il eût volontiers saisi la main du banquier pour lui exprimer sa gratitude par une étreinte chaleureuse, mais Dunbar le congédia d’un geste impératif.

— Au revoir, sir Philip, — dit-il. — Je ne suis pas un bien agréable compagnon, et je vous demanderai la permission de me plonger dans le Times. Vous autres, jeunes gens, vous n’appréciez pas le Times. Il vous faut des journaux remplis du récit des luttes de boxeurs, des régates, et des derniers cancans débités au Tattersall. Je crois que vous trouverez Mlle Dunbar dans le salon bleu. Parlez-lui aussitôt qu’il vous plaira, et faites-moi savoir le résultat de votre entrevue.

Il n’arrive pas souvent que l’héritière d’un million sterling soit aussi facilement accordée. Sir Philip avait des ailes en quittant les appartements du banquier.

— Qui eût jamais pensé qu’il était si brave homme ? — pensait-il. — Je m’attendais à une grande froideur, et au lieu de cela, il m’envoie tout droit près de l’objet de mon amour, avec toute liberté de faire ma cour. Mais si j’allais échouer ! Si Laura, ne m’aimait pas, si elle n’était qu’une magnifique coquette qui se complaît à rendre fous d’amour ceux qui l’approchent ! Mais je veux chasser cette pensée ; je ne veux pas me décourager à l’avance ; je ne veux pas croire qu’elle soit autre chose que ce qu’elle paraît, un ange de pureté et de loyauté.

Mais en dépit de cette loyauté, le courage du baronnet avait presque disparu quand il pénétra dans le salon bleu, où il trouva Mlle Dunbar assise dans l’embrasure profonde d’une fenêtre, un rayon de soleil dans les cheveux et sur les plis soyeux de sa robe. Elle venait de dessiner, mais les menus instruments restaient oisifs sur une petite table à côté d’elle, et une de ses mains pendait nonchalamment, tenant faiblement un crayon entre ses doigts mignons. Elle regardait fixement devant elle sur la pelouse éclairée par le soleil et il y avait dans l’attitude de sa tête quelque chose de rêveur et de pensif.

Elle tressaillit au bruit des pas du baronnet ; le crayon glissa de ses doigts ; elle se leva et se retourna vers le visiteur. Son beau visage était dans l’ombre, mais cette ombre ne cacha pas la rougeur soudaine, l’éclat de bonheur qui l’illumina tout entier lorsqu’elle reconnut sir Philip.

Pour l’amoureux, ce regard était plus précieux que Jocelyn’s Rock et une noblesse qui datait des premiers Stuarts d’Angleterre ; à ce regard inestimable succédèrent des rougeurs pudiques, fraîches et radieuses comme la corolle humide de rosée d’une pivoine cueillie au lever du soleil.

Ce sourire suffisait. Philip n’était pas un fat, mais il vit immédiatement qu’il était aimé, et que de longs discours seraient inutiles. Ils causèrent longuement néanmoins, et je ne pense pas que ce soleil d’automne éclairât ce jour-là deux êtres plus heureux que ces deux amants. Ils restèrent longtemps assis côte à côte, et le soleil descendait rapidement sur l’horizon quand Philip quitta Maudesley. À ce moment seulement, Philip remarqua que cette visite matinale s’était prolongée bien au-delà des limites permises.

Le baronnet était agréé. Le lendemain matin, de bonne heure, il passa de nouveau chez Dunbar et lui demanda d’assigner une date prochaine au mariage. Le banquier consentit volontiers à satisfaire ce désir.

— Que le mariage ait lieu dans la première semaine de novembre, — dit-il. — Je suis las de Maudesley, et j’ai la fantaisie de faire un voyage sur le continent. Je resterai naturellement ici pour assister au mariage de ma fille.

Philip fut enchanté de cette liberté qui lui permettait de hâter son bonheur. Il alla immédiatement trouver Laura et lui répéta les paroles de Dunbar. Mme Madden fut indignée de ce sans-façon d’arranger les affaires.

— Je voudrais bien savoir, — dit-elle, — comment et où l’on se procurera du jour au lendemain le trousseau de ma jeune maîtresse ? Les hommes n’entendent rien à ces choses. Vous avez beau dire, milord, il n’existe pas de couturière qui exige moins d’un mois pour livrer les toilettes de mariage de la femme d’un baronnet !

Mais les objections de Mme Madden furent vivement écartées. Pour dire toute la vérité, la bonne femme était très-heureuse que sa jeune maîtresse épousât un baronnet. Elle oublia complètement son ancien favori Arthur, et s’occupa sans retard de l’importante question des robes. Un commis d’Hovell et James fut mandé à Maudesley Abbey. Il apporta des échantillons, et l’on fit une commande d’étoffes de soie, de velours, de mousselines et de dentelles, en un mot de tous les colifichets coûteux devant servir à composer le trousseau de Mlle Dunbar. On se mit en rapport avec des couturières du West-End. Une modiste française, qui avait l’air de la princesse de la mode, arriva un beau matin au château, et pendant deux heures, la pauvre Laura eut à supporter la lente agonie de l’essai de diverses coiffures, pendant que Mme Madden et Dora discutaient sur les couleurs de l’arc-en-ciel et sur une quantité de nuances et de combinaisons nouvelles inventées par d’ambitieux chimistes français.