Henry Dunbar/21

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 217-221).

CHAPITRE XXI

Nouvelle existence.

Pour la première fois de sa vie, Margaret sut ce que c’était que d’avoir des amis, de vrais et sincères amis qui s’intéressaient à son bien-être et se chargeaient de la rendre heureuse ; je suis forcée d’avouer que dans ce cas particulier l’amitié n’était pas seule en jeu, il y avait aussi quelque chose de plus saint et de plus pur dans son essence, il y avait l’amour franc et dévoué d’un honnête homme.

Clément, le caissier de la maison de banque anglo-indienne Dunbar, Dunbar et Balderby, était devenu amoureux de la modeste maîtresse de musique aux yeux noirs, et s’était pris à songer à elle, et à s’occuper de tout ce qui la concernait avant de savoir au juste quels étaient ses sentiments pour cette jeune fille. Il avait commencé par avoir pitié d’elle. Sa pitié avait eu pour cause la rude existence qu’elle menait, son abandon et sa beauté qui l’exposaient à beaucoup plus de dangers que n’en court d’habitude une femme laide.

Mais quand un homme se laisse aller à la pitié pour une très-jolie jeune fille, il se place sur une espèce de corde raide morale, et il faut qu’il soit moralement un Blondin s’il espère pouvoir marcher en sûreté sur l’étroite ligne qui le sépare du grand abîme que nous nommons l’amour.

Il n’y a pas beaucoup de Blondins, soit au physique, soit au moral, et la conséquence est que sur dix des hommes qui se mettent dans cette position périlleuse, neuf trouvent très-glissante l’étroite ligne qu’ils ont à parcourir, et, avant qu’ils aient fait vingt pas, ils plongent la tête la première au fond de l’abîme et sont amoureux à en perdre la tête avant de s’en douter.

Clément devint amoureux de Margaret, et ses tendres égards, son dévouement respectueux furent choses nouvelles et très-agréables pour la jeune fille. Il eût été étrange que dans des conditions pareilles son amour eût été sans espoir.

Il ne se pressa pas beaucoup de faire l’aveu de ses sentiments, car il avait une alliée puissante en sa mère qui l’adorait, et lui aurait permis d’amener chez elle une jeune négresse ou une Indienne du nord de l’Amérique si cela eût été nécessaire à son bonheur. Mme Austin découvrit promptement le secret de son fils, car celui-ci n’avait pas pris la peine de cacher ses sentiments à la mère indulgente qui avait été sa confidente depuis l’enfance.

Elle lui avoua néanmoins qu’elle aurait mieux aimé que son choix se fût porté sur quelque demoiselle pourvue d’avantages mondains plus considérables ; mais lorsque Clément laissa voir son désappointement, sa bonne âme s’attendrit immédiatement, et elle déclara que si Margaret était aussi bonne que belle, et qu’elle fût sincèrement dévouée à son fils, elle, Mme Austin, ne demandait rien de plus.

Heureusement elle ne savait rien des antécédents de Wilmot, ni de la lettre adressée à l’île de Norfolk. Si elle eût été dans le secret, elle se serait peut-être fortement opposée au mariage de son fils avec une jeune fille dont le père avait passé une bonne partie de sa vie dans une colonie pénitentiaire.

— Nous ne parlerons pas du passé à ma mère, mademoiselle Wilmot, — avait dit Clément, — nous ne lui raconterons que ce qui vous concerne exclusivement. Que l’histoire de votre malheureux père reste un secret entre vous et moi. Ma mère vous aime beaucoup, et je serais fâché qu’elle apprît quelque chose qui heurtât ses préjugés. Je veux qu’elle vous aime de plus en plus chaque jour.

Les désirs de Clément furent exaucés, car la bonne veuve s’attacha de plus en plus à Margaret Wilmot. Elle avait reconnu que la jeune fille avait en musique un talent plus qu’ordinaire, et elle proposa à Margaret de louer un joli premier étage bien meublé dans l’un des charmants cottages de Clapham et de commencer aussitôt à donner des leçons de piano chez elle.

— Je vous procurerai beaucoup d’élèves, ma chère enfant, — dit Mme Austin, — car j’habite Clapham depuis plus de trente ans, c’est-à-dire depuis la naissance de Clément, et je connais presque tout le monde dans le voisinage. Vous n’avez qu’à ne pas faire payer trop cher, et les parents seront bien aises de vous envoyer leurs enfants. Je donnerai une petite soirée tout exprès afin que mes amis puissent vous entendre jouer quelques morceaux.

Mme Austin donna donc sa petite soirée, et Margaret y parut vêtue d’une robe de soie noire qu’elle avait depuis longtemps dans sa garde-robe et qui eût paru usée en plein jour. Celle qui la portait n’en fut cependant pas moins jolie ni moins élégante à la lueur des bougies de Mme Austin, et l’aristocratie de Clapham remarqua que la jeune personne que Mme Austin et son fils « produisaient » était réellement fort bien.

Mais lorsque Margaret se mit au piano et chanta, ces bonnes gens furent ravis en dépit d’eux-mêmes. Elle avait une superbe voix de contralto, riche, sonore et mélodieuse, et elle jouait très-brillamment, et avec expression, ce qui est plus rare encore.

Mme Austin, en circulant parmi ses invités pour tâter l’opinion, trouva que le succès de sa protégée était un fait accompli avant la fin de la soirée.

Margaret s’installa dans son nouvel appartement dans le courant de la semaine, et quinze jours ne s’étaient pas encore écoulés qu’elle avait déjà une douzaine d’élèves qui occupaient son temps, et lui faisaient gagner largement de quoi suffire à ses simples besoins.

Tous les dimanches elle dînait avec Mme Austin.

Ces dimanches furent des jours de bonheur pour Clément et la jeune fille qu’il espérait avoir pour femme.

L’élégance et le confortable du salon de Mme Austin, le calme paisible de la soirée, alors que les rideaux étaient tirés devant la fenêtre et que la lampe à lumière discrète éclairait l’appartement, la conversation fine et intelligente, la causerie sur les livres et la musique récemment publiés, tout cela était nouveau et délicieux pour Margaret.

Ce fut là sa première expérience du bonheur domestique, du foyer intime où ne règnent que l’union et le contentement et d’où sont bannis les craintes vagues, les tourments de l’incertitude, et ces secrets à demi devinés qui rongent le cœur. Mais, dans tout ce bien-être nouveau, Margaret n’avait pas oublié Dunbar. Elle n’avait pas cessé de le croire coupable du meurtre de son père. Calme et douce à l’extérieur, elle gardait son secret pour elle, et ne demandait pas de sympathie.

Clément s’était sérieusement occupé de cette affaire, et avait donné ses meilleurs conseils à la jeune fille, mais cela n’avait servi à rien. Les différentes preuves qui accusaient Dunbar n’étaient pas assez fortes pour le faire condamner. Le caissier s’adressa aux agents de la police secrète qui avaient eu la direction des recherches, mais ils se contentèrent de secouer gravement la tête et de le renvoyer, en le remerciant de ses renseignements. Rien de ce qu’il avait à leur dire n’était une accusation sérieuse contre Dunbar.

— Un gentleman riche à millions ne livre pas son cou au bourreau, à moins d’y être poussé par de puissants motifs, — dit un des agents. — Il faut donc trouver ces motifs puissants, monsieur, et moi je n’en vois aucun dans cette affaire.

— Le secret que Joseph Wilmot possédait…

— Allons donc, cher monsieur ! Henry Dunbar aurait pu acheter tous les secrets du monde. Les secrets sont comme toute autre chose, on ne les garde que pour les vendre. Bonjour, monsieur.

Après cette réponse, Clément dit à Margaret qu’il ne pouvait lui être d’aucun secours. L’homme assassiné devait reposer en paix dans sa tombe. Il n’y avait pas à espérer que le mystère de sa destinée fût jamais éclairci par une intelligence humaine.

Mais Margaret ne cessa pas de songer à Dunbar. Seulement elle attendit.

Même lorsqu’elle était très-heureuse au milieu de ses nouveaux amis, la pensée qui la dominait toujours, c’était de voir Dunbar. Malgré l’entêtement de celui-ci à éviter toute entrevue avec elle, elle le verrait, et alors, une fois ce but atteint et face à face avec lui, elle l’accuserait hardiment d’avoir assassiné son père. Si dans ce moment il ne balbutiait pas ou ne faiblissait pas, si elle lisait son innocence sur sa figure, elle abandonnerait ses doutes sur lui, et se déciderait à croire que Wilmot avait été tué par un inconnu.