Henry Dunbar/22

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 222-231).

CHAPITRE XXII

Le steeple-chase.

Après une longue discussion, il fut convenu que le mariage de Laura aurait lieu le 7 novembre. Les choses devaient se passer en famille. Le banquier avait imposé à sa fille cette condition spéciale. Sa santé délabrée ne lui permettait pas d’assister à une fête splendide où figurerait la moitié du comté. Les demoiselles d’honneur devaient être Dora et des jeunes filles du voisinage. Pas d’éclat, pas de retentissement.

— Le mariage, — disait Dunbar, — est une action très-sérieuse, et il vaut mieux que ma fille ne soit pas distraite par la pompe et les réjouissances d’un jour de noce.

Le mariage fut donc fixé au 7, et il fut convenu que les choses se passeraient aussi modestement que possible. Cela souriait à sir Philip, il était trop heureux pour faire la moindre objection sur ces questions de détail. Il ne désirait qu’une chose : entendre prononcer les paroles sacrées qui feraient de Laura sa femme adorée. Il avait hâte de l’emmener dans les pays méridionaux qu’il avait parcourus si gaiement pendant qu’il était garçon, et où il serait suprêmement heureux ayant avec lui sa jeune et charmante femme. La fortune, qui gâte souvent ses enfants, s’était montrée très-généreuse pour ce jeune homme. Elle lui avait prodigué ses dons les plus précieux, et entre autres la faculté de jouir de ses faveurs.

Il se trouvait que le 6 novembre était un jour que, quelque temps auparavant, Philip eût regardé comme le plus important, sinon comme le plus heureux de l’année. C’était le jour du steeple-chase de Shorncliffe, et le baronnet s’était depuis longtemps engagé à faire courir sa jument pur-sang Guinevere, pour une certaine coupe d’argent souscrite par les officiers en garnison à Shorncliffe.

Cette course présentait un intérêt spécial pour Philip parce que c’était la dernière qu’il devait courir… la dernière : il l’avait solennellement promis à Laura, qui avait essayé de le dissuader de celle-ci. Laura était courageuse, mais elle avait une si grande affection pour son fiance, qu’elle ne pouvait se défendre de trembler.

— Je sais bien que je suis folle, cher Philip, — disait-elle, — mais j’ai peur, bien que je m’en défende. Je pense à tous les accidents dont j’ai entendu parler ou dont j’ai lu le récit. Je rêve toutes les nuits à cette course. Philip, renoncez-y pour me faire plaisir !

— Ma chérie, mon adorée, il n’est rien que je ne fasse pour vous faire plaisir, tant que mon honneur me le permettra ; mais, chère Laura, ceci m’est impossible. Vous voyez bien que je suis très-bien portant et que la jument ne laisse rien à désirer ; vous l’avez vue l’autre matin accomplir son galop d’essai. Ne craignez donc rien. Mon nom est inscrit pour cette course depuis six mois, chère enfant, et il y a une foule de petits fermiers et de braves gens qui ont parié pour moi ; ils perdraient tout, les pauvres diables, si je me retirais au dernier moment. Les règles des paris sont inexorables. Il n’est rien au monde que je ne sois disposé à faire pour vous être agréable, mais ceux qui me soutiennent sont pauvres, et je ne puis les ruiner. Il faut que je figure à cette course, chère Laura, et que j’en sorte victorieux.

Mlle Dunbar savait ce que signifiaient ces dernières paroles, et elle vit passer devant ses yeux l’image de son fiancé courant comme la foudre sur son ardente jument brune, dont la réputation était familière à tout le comté, hommes, femmes et enfants. Mais quelles que fussent ses craintes, il lui fallut se contenter de la promesse que lui avait faite Philip, que ce serait sa dernière course.

Ce jour arriva enfin. Le temps était légèrement brumeux, la température douce, et le soleil voilé. Le ciel avait une teinte grise uniforme, et semblait suspendu à une faible distance de la terre. Les toques et les jaquettes aux couleurs voyantes des gentlemen-riders tranchaient sur ce fond monotone, et les robes des dames qui se tenaient dans la modeste construction en bois qui faisait l’office de grand pavillon, animaient le paysage morose.

Le champ de course formait un ovale allongé et s’étendait à travers trois ou quatre prairies en traversant un chemin de communication. Les obstacles, bien que de construction grossière, étaient formidables. Laura avait parcouru le terrain en compagnie de son fiancé, et avait regardé avec terreur les haies menaçantes et les fossés profonds et larges pleins d’eau bourbeuse ; mais Philip ne fit que rire de sa frayeur, et lui dit que ces obstacles étaient insignifiants et à peine dignes de sa jument.

Il n’y avait pas foule sur le champ de course, mais une haie de spectateurs s’étendait de chaque côté des cordes. C’étaient des soldats de la garnison de Shorncliffe, des paysans et des badauds de toute sorte. Un ou deux drags étaient surchargés d’officiers et de leurs amis, qui étaient groupés dans mille postures périlleuses et faisaient une consommation effroyable de champagne, de bière et de salade de homard pendant les intervalles des courses. Une seule ligne de voitures s’étendait en face des tribunes. Le tableau était animé et gracieux comme doivent l’être tous les champs de courses, même dans les contrées les plus sauvages du nouveau monde ; mais c’était très-calme en comparaison d’Epsom et d’Ascot.

Remarquable entre toutes, se voyait une voiture fermée attelée de deux superbes chevaux bais. Cet équipage n’avait de splendide que sa perfection absolue : c’était un clarence ; la caisse était peinte en vert sombre, et les panneaux étaient simplement ornés d’un écusson rouge vermillon. Les laquais portaient peut-être la livrée la plus simple de toutes celles qui s’étalaient sur le champ de courses ; mais leur tête poudrée, un je ne sais quoi d’indescriptible dans leur allure, les distinguaient des cochers et des laquais rustiques qui se tenaient près des autres voitures.

Tout le monde connaissait cet écusson : une main couverte d’un gantelet étreignant une hache d’armes, et savait que c’était celui de Dunbar. Le banquier se montrait si rarement en public, que la curiosité s’éveillait lorsqu’on l’apercevait ; aussi, dans l’intervalle des courses, beaucoup de gens s’approchèrent-ils de la voiture où se trouvait le maître de Maudesley Abbey, enveloppé dans des châles de cachemire et à moitié enseveli en véritable Indien qu’il était, sous une vaste fourrure.

Cédant aux instantes prières de sa fille, il avait consenti à paraître aux courses. Laura avait besoin de l’avoir près d’elle ; elle pensait qu’il lui serait utile, s’il arrivait un accident à Philip Jocelyn. Il pourrait lui venir en aide et s’employer utilement en cas de malheur. Cela lui serait une consolation et un soutien de l’avoir avec elle. Son père avait cédé assez gracieusement à ses instances, et il était là ; mais il semblait que c’était tout ce qu’on pouvait exiger de sa nature un peu froide. Il ne s’intéressait nullement à l’événement du jour et se blottissait au fond de la calèche en se plaignant beaucoup du froid.

La voiture avait été amenée à l’extrême limite du champ de courses, et Laura, pâle et inquiète, était accoudée sur la portière, les yeux tournés vers l’enceinte du pesage. Elle apercevait les gentlemen-riders qui entraient et sortaient, et au milieu d’eux celui dont son bonheur dépendait, enveloppé dans un vaste pardessus, très-affairé, et entouré de ses grooms et de ses gens. Tout le monde connaissait Mlle Dunbar et savait qu’elle allait épouser le jeune baronnet, aussi les spectateurs regardaient-ils avec intérêt ce visage inquiet qui veillait à la portière de cette voiture. Je parle des braves campagnards, gens simples, venus là pour s’amuser. De l’autre côté du champ de courses, il y avait des gens qui s’inquiétaient fort peu de Mlle Dunbar et de ses agitations. Peu leur importait que le jeune baronnet roulât mortellement blessé sur l’arène, sous le poids de sa jument baie, pourvu que l’événement fût profitable à leurs intérêts. Dans la petite enceinte, au-dessous des tribunes, les parieurs, cette étrange population qu’on voit paraître sur tous les champs de courses, de Berwick-sur-la-Tweed au Land’s-End, des rives du Shannon aux belles prairies de la Normandie, étaient entassés et vociféraient les noms de sir Philip et de ses adversaires.

Parmi les parieurs prêts à jouer pour ou contre n’importe quoi et ceux qui vociféraient le plus désagréablement leurs offres et leurs enjeux, il y avait un homme bien connu dans la classe des parieurs infimes auxquels il se joignait, qu’on savait ne posséder qu’un très-mince capital, mais qui n’avait jamais failli à ses engagements. Les gens bien informés disaient que cet homme était digne d’occuper le premier rang, mais nul ne savait ou il demeurait ni ce qu’il était. Il ne manquait pas une course, et il se faisait remarquer dans ces retraites mystérieuses où les parieurs plébéiens, indignes de pénétrer dans l’enceinte sacrée du Tattersall, se réunissent à la barbe de la police. Personne ne savait le nom de cet homme, mais, à défaut de désignation plus précise, on l’avait baptisé le Major. Il y avait en effet dans son allure brève et saccadée, dans son vêtement sévèrement boutonné, dans son pantalon à sous-pieds et dans son épaisse moustache, une certaine saveur soldatesque qui avait donné lieu au bruit que l’inconnu devait avoir compté parmi les défenseurs de son pays. Qu’il se fût engagé comme simple soldat et qu’il se fut fait remplacer ; qu’il eût atteint le rang d’officier et qu’il eût vendu sa commission ; qu’il eût été mis à la retraite, qu’il fût déserteur ou qu’il eût été chassé du régiment, nul ne le savait. On l’appelait le Major, et partout où il se montrait, on reconnaissait le Major à un vaste chapeau blanc recouvert en partie d’un large crêpe noir.

Il était de haute taille, et son chapeau le grandissait encore. Ses vêtements étaient râpés, mais râpés de cette façon particulière qui fait croire que le propriétaire a été trempé dans l’huile, puis frotté jusqu’à ce qu’il ait atteint un poli complet. Il portait une longue redingote gris de fer avec un collet en fourrure qui était la même depuis dix ans. Quelque temps qu’il fît, il portait autour du cou un cache-nez élimé qui avait été rouge et au-dessus duquel se montrait un nez aquilin très-proéminent. Personne n’avait vu du Major autre chose que ce nez et sa grosse moustache. Son chapeau lui couvrait entièrement le front, et des sourcils très-noirs et très-épais se voyaient vaguement dans l’ombre des rebords. Jamais il ne se découvrait devant son prochain, et comme il n’avait pas de rapports avec le beau sexe, à l’exception de la fille de comptoir dans une taverne de courses quelconque, il n’avait pas l’occasion de saluer pour témoigner son respect à une femme jeune et charmante. C’était éminemment un homme mystérieux, et il semblait se complaire dans la brume qui l’entourait.

Le Major avait examiné les concurrents de la grande lutte, et il avait scruté les gentlemen-riders pendant leurs allées et venues. Il fut tellement satisfait de l’apparence de sir Philip et de sa jument Guinevere, qu’il paria contre tous les autres coureurs et mit tout son enjeu sur le baronnet ; puis il fit quelques questions sur sir Philip, qui pendant ce temps avait retiré son pardessus et se montrait dans tout l’éclat de sa casaque de satin écarlate et de sa toque de velours noir. Un fermier des environs qui s’était glissé parmi les amateurs informa le Major que sir Philip Jocelyn allait épouser Mlle Dunbar, fille unique et seule héritière du fameux Dunbar.

Le fameux Dunbar ! Le Major, si imperturbable d’ordinaire, tressaillit légèrement au nom du banquier.

— Quel M. Dunbar ? — demanda-t-il.

M. Dunbar le banquier. Celui qui est revenu de l’Inde au mois d’août dernier.

Le Major poussa tout bas un long sifflement, mais il ne fit pas d’autres questions au fermier. Il tenait un agenda à la main, un petit volume gras et maculé dont il étudiait les pages de temps en temps et sur lesquelles il traçait des hiéroglyphes étranges au moyen d’un petit bout de crayon tout mâchonné. Il se replongea dans la contemplation de son agenda, mais il se parlait à mi-voix de temps à autre et le nom de Henry Dunbar se mêlait à ce monologue.

— C’est lui, — disait-il, — c’est une chance. J’ai lu tout ce qu’on a publié sur cette affaire de Winchester. Je la connais sur le bout de mon doigt, et je ne vois pas pourquoi je n’en tirerais pas quelque chose. Pourquoi n’exploiterais-je pas un peu Henry Dunbar ? Il faut que je dévisage ce monsieur-là après la course.

La cloche du départ retentit, et les sept concurrents partirent comme l’éclair. Quatre tenaient la tête, les trois autres suivaient. Sir Philip était au nombre des quatre premiers, dirigeant sa monture d’une main assurée et ne se pressant pas. C’était sa dernière course, et il s’était promis d’être vainqueur. Laura, appuyée sur la portière de la voiture, suivait, pâle et haletante, les péripéties du steeple-chase avec une puissante lorgnette. Elle vit les gentlemen-riders accomplir le premier saut. Puis ils disparurent, et les quelques minutes pendant lesquelles ils restèrent invisibles parurent un siècle à la pauvre enfant. Les spectateurs se précipitèrent pour les voir accomplir le saut du double obstacle dans le chemin, et revinrent en courant reprendre leur place, au moment où trois des concurrents apparaissaient de nouveau au second tournant.

La casaque écarlate tenait la tête cette fois. Les braves campagnards poussèrent un hurrah pour le maître de Jocelyn’s Rock. N’avaient-ils pas parié pour lui et n’étaient-ils pas fiers de lui ?… fiers de son beau visage qui, malgré sa bonté, laissait percer une certaine fierté qui sied à celui qui a dans les veines du sang des rois saxons ; fiers de son cœur généreux, plein de condescendance pour son prochain. Ils l’acclament au moment où il passe devant eux, penché sur le col de sa jument rapide qui soulève dans sa course des fragments de terre gazonnée. Laura voit la casaque écarlate s’enlever un instant vers le ciel, puis retomber et continuer sa course. C’est à peu près tout ce qu’elle distingue de ce saut périlleux qui l’a tant effrayée la vielle. Son cœur est encore agité d’une vague terreur au moment où son fiancé arrive tranquillement devant la tribune, et où les gens qui entourent la voiture s’écrient que la course est terminée et noblement gagnée. Les autres concurrents apparaissent lentement l’un après l’autre avec cet air déconfit particulier aux gentlemen-riders et aux jockeys qui n’ont pas réussi.

Les yeux de la jeune fille se remplissent de larmes, et elle se rejette dans la voiture, heureuse de cacher son bonheur à la foule.

Dix minutes après, sir Philip traversait le champ de courses tenant dans ses bras une grande coupe d’argent ciselée, et entouré d’une foule enthousiaste au milieu de laquelle il venait de vider sa bourse.

— Je vous apporte la coupe, chère Laura. Réjouissez-vous de mon triomphe. C’est le dernier de ma vie de garçon, vous le savez, ma chère enfant.

— Hurrah pour Mlle Dunbar ! — s’écria quelque esprit aventureux au milieu de la foule.

Ces paroles trouvèrent de l’écho ; et l’instant d’après deux ou trois cents voix hurlaient : « Hurrah pour Mlle Dunbar ! » La pauvre enfant se rejeta dans la clarence toute honteuse et effrayée.

— Ne craignez rien, chère Laura, — dit Philip, — ces bonnes gens sont bien intentionnées, et je leur appartiens un peu. M. Dunbar, ne feriez-vous pas sagement de répondre par un salut ? — continua-t-il en s’adressant à mi-voix au banquier. — Ils seront contents, j’en suis certain.

Dunbar fronça le sourcil, mais il se pencha un instant et, passant la tête à la portière, il répondit par un salut majestueux à l’enthousiasme populaire. En ce moment, ses regards rencontrèrent ceux du Major, qui s’était mêlé à la foule des admirateurs de Philip et qui regardait fixement la voiture du banquier. Dunbar se rejeta immédiatement dans la voiture après cette courte politesse.

— Dites qu’on rentre à la maison, sir Philip, — dit-il. — Je sais bien que ces gens s’efforcent d’être charmants, mais j’ai horreur des démonstrations populaires. À propos, il y a quelques questions d’intérêt à fixer ce soir ; vous feriez bien de dîner au château. Vous y trouverez John Lovell qui vous attend.

La voiture s’éloigna ; et quoique le Major se fût frayé rapidement un chemin à travers la foule, il arriva trop tard pour assister au départ. Il n’en fut pas très-contrarié cependant, car il venait de gagner plein son chapeau d’argent, comme disaient ses compagnons, et il était en veine pour une seconde course qui devait avoir lieu dans l’après-midi. Pendant l’intervalle de ces deux courses, il causa avec un badaud complaisant sur sir Philip Jocelyn et la jeune femme que celui-ci allait épouser. Il s’assura que le mariage devait avoir lieu le lendemain matin dans l’église de Lisford.

— En ce cas, — pensa le Major en retournant vers l’enceinte réservée, — j’irai coucher à Lisford ce soir. Je vais faire de Lisford mon quartier général afin de ne pas perdre de vue Dunbar.