Henry Dunbar/23

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 231-238).

CHAPITRE XXIII

Mariage un jour de pluie.

Il n’y eut pas de soleil dans la matinée fixée pour le mariage de Laura. Le ciel d’hiver était bas et sombre ; on aurait dit qu’il descendait lentement sur cette terre de malédiction pour la réduire à néant. L’épais brouillard, la pluie fine et continuelle masquaient le beau paysage que la fille du banquier avait l’habitude de contempler pendant qu’elle était assise dans un bon fauteuil rembourré placé dans la large embrasure de la fenêtre de son cabinet de toilette.

La vaste pelouse était inondée par cette pluie perpétuelle. Les gouttes d’eau tombaient sans relâche des basses branches des énormes cèdres noirs du Liban, et roulaient sur les feuilles brillantes des lauriers ; les rhododendrons, les bruyères blanches, les arbousiers rougeâtres, tout était obscurci par cette pluie désolante.

L’eau dégouttait de la bouche des dragons fantastiques rangés symétriquement le long de la gouttière du toit du château ; elle découlait de chaque pierre en saillie, de chaque about, des rebords des fenêtres, du porche, des pignons, et du lierre des murs. La pluie était partout, et le crépitement incessant des gouttes qui venaient battre contre les vitres faisait un bruit étrange, presque aussi désagréable à entendre que les gémissements perpétuels du vent qui ressemblaient à des voix humaines et imitaient tantôt un murmure faible, plaintif et prolongé, et tantôt les cris aigus et perçants d’une femme acariâtre en colère.

Laura poussa un long soupir de mécontentement en s’asseyant à sa fenêtre favorite et en regardant les arbres d’où l’eau ruisselait sur la pelouse.

Qu’on se souvienne que Laura était une riche héritière et une enfant gâtée ; le monde avait été pour elle si clément et si doux, que peut-être n’endurait-elle pas une calamité ou une contradiction avec autant de bonne grâce qu’elle aurait pu le faire si elle eût été un peu plus rapprochée de la perfection. Elle était presque encore une enfant, ayant dans l’avenir inconnu la confiance aveugle et l’espoir ignorant d’une enfant. Elle était choyée, dorlotée, et elle s’attendait à ce que la vie fût pour elle une pelouse bien unie.

— Quelle affreuse matinée ! — s’écria Mlle Dunbar ; — avez-vous jamais vu rien de pareil, Élisabeth ?

Mme Madden allait et venait à côté d’elle, arrangeant le déjeuner de sa jeune maîtresse sur une petite table auprès d’un feu flamboyant. Laura sortait à peine de sa salle de bains et avait mis un peignoir ouaté en soie bleue avant de commencer la grande cérémonie de la toilette de mariage, qui ne devait se faire qu’après le déjeuner.

Je crois que Mlle Dunbar paraissait plus jolie dans ce déshabillé que bon nombre de mariées chargées de dentelles et de fleurs d’oranger. Les longs cheveux dorés de la jeune fille, encore humides du bain, tombaient en désordre autour de son jeune et frais visage. Deux petits pieds négligemment glissés dans des babouches turques en maroquin bleu, apparaissaient parmi les plis du peignoir de Mlle Dunbar, et un coquet petit talon rouge frappait le parquet avec impatience pendant que la jeune fille regardait cette pluie désespérante.

— Quelle désagréable matinée ! — dit-elle.

— Ah ! oui, mademoiselle, le temps est un peu humide, — répliqua Mme Madden d’un ton conciliant.

— Un peu humide ! — répéta vivement Laura, — il me semble que oui, qu’il est humide, en effet. Il est affreusement, horriblement humide. Et dire que la gelée a duré près de trois semaines, et qu’elle a juste attendu la matinée de mon mariage pour cesser. A-t-on jamais vu rien d’aussi désagréable ?

— Oh ! mademoiselle, — dit la sympathique Madden, — il arrive toute espèce de choses désagréables dans le triste monde que nous habitons ; seulement, des jeunes filles comme vous ne les supportent pas souvent. Des gens diront peut-être que vous êtes venue au monde sous une heureuse étoile, mademoiselle, mais moi je prétends que vous y êtes venue sous des milliers de bonnes étoiles. N’allez pas chagriner votre bon petit cœur, ma bonne demoiselle, si la pluie vous est contraire. Je présume que le commis qui a la direction du temps est un de ces brouillons de radicaux qui pérorent sans cesse contre l’aristocratie, et qu’il a fait pleuvoir tout exprès pour vous contrarier. Mais que vous importe un peu plus ou un peu moins de pluie, puisque vous avez plus de voitures à votre service que n’en avait la princesse dans le conte de fée, car je crois que cette princesse, nommée Badroulboudour, ou de tout autre nom aussi difficile, ne devait pas, ainsi que nous l’apprend l’histoire d’Aladin, avoir de voiture du tout, puisqu’elle se rendait au bain à pied. Ne prenez pas garde à la pluie, mademoiselle.

— Mais c’est un mauvais présage, qu’en pensez-vous, Élisabeth ? — demanda Laura. — Cette pluie me rappelle la vieille ballade de la fiancée sur qui le soleil brille et de la fiancée sur qui la pluie tombe.

— Ah ! grand Dieu ! mademoiselle, vous n’allez pas, j’espère, vous mettre en tête de pareilles fadaises, — s’écria Mme Madden ; — des ballades aussi stupides sont bonnes tout au plus pour le vulgaire, qui fait publier ses bans à l’église de la paroisse. Qu’est-ce que vous voulez que cela puisse vous faire à vous, mademoiselle, qu’il tombe ou non des hallebardes en un jour pareil ?

Mais quoique l’honnête cœur d’Élisabeth fît de son mieux pour consoler à sa manière sa jeune maîtresse, elle était loin d’être satisfaite elle-même.

Le ciel noir, l’atmosphère nébuleuse et cette pluie monotone eussent assombri les idées les plus gaies de l’univers.

Malgré nous, nous sommes les esclaves des influences atmosphériques, et nous ne pouvons avoir le cœur gai ou être heureux dans les noires journées d’hiver, alors que les nuages ternissent l’éclat de nos brillantes espérances, et que dans le sombre aspect que présente la terre, nous nous imaginons voir un sombre rideau qui descend sur un avenir inconnu et nous le dérobe.

Laura éprouva quelque chose de ce genre, car elle dit au bout d’un moment d’un ton moitié impatient, moitié triste :

— Ce que je veux que cela me fasse, Élisabeth ? mais le monde est changé depuis hier. Quand je suis revenue à la maison avec mon père, après les courses, tout sur terre m’a semblé beau et brillant. La joie inondait mon cœur, et je pouvais à peine croire que nous étions en hiver et que ce n’était que le soleil de novembre qui brillait au ciel. Toute ma vie future semblait se dérouler devant moi, comme une interminable galerie de beaux tableaux, de tableaux où je me voyais toujours avec Philip toujours heureux, et toujours ensemble. Aujourd’hui, aujourd’hui, ah ! comme tout est différent ! — s’écria Laura en frissonnant légèrement, — le ciel qui me masque la prairie là-bas me masque aussi l’avenir. Je ne vois rien au delà. Si je devais être séparée de Philip en ce jour au lieu d’être unie à lui par le mariage, je crois que je ne serais pas plus triste que je ne le suis maintenant. Pourquoi donc cela, chère Élisabeth ?

— Mais, bonté divine, — s’écria Mme Madden, — comment puis-je vous le dire, ma chère enfant ? Vous parlez exactement comme un livre de poésies, et à moins que je ne sois moi-même un autre volume de poésies, je ne vois guère comment on pourrait vous répondre. Allons, déjeunez, ma chère enfant gâtée, et goûtez-moi ces œufs frais. On dit que les œufs frais donnent de la gaieté, mon cher cœur.

Laura prit place dans un bon fauteuil entre la cheminée et la petite table à déjeuner. Elle fit semblant de manger pour faire plaisir à sa vieille nourrice qui trottinait avec inquiétude dans la chambre, s’arrêtant tantôt derrière le fauteuil de Laura, et la poussant à prendre ceci et cela, et tantôt courant à la table de toilette pour faire quelques arrangements nouveaux à la parure de la mariée, ou bien s’approchant de la fenêtre et osant sans rougir annoncer que le ciel s’éclaircissait.

— Le brouillard disparaît là-bas derrière les ormes, mademoiselle, — dit Élisabeth, — on voit par une échappée un coin du ciel bleu, ou du moins s’il n’est pas bleu il est bien moins noir que les nuages qui l’environnent, et c’est déjà quelque chose. Mangez une tranche de ce pâté du Périgord ou bien de ce jambon de Strasbourg, mademoiselle, ou sinon vous vous trouverez mal au pied de l’autel. Ne persistez pas à vouloir vous marier l’estomac vide. Comment voulez-vous faire aussi bonne figure que vous le pouvez, mon cher amour, si vous entrez dans l’église mourant de faim, comme ces mendiants respectables qui portent attaché sur le devant de leur habit un bout de papier avec ces mots : « J’ai faim ! » en grosses lettres, et qui se tiennent au bout de l’un des ponts du côté de Surrey ? Ah ! je ne croirais jamais que vous vouliez avoir une mine pareille en un jour comme celui de votre mariage. Non, je ne le croirais pas quand bien même on m’offrirait de devenir la femme d’un baronnet !

Laura ne fit que très-peu attention au bavardage décousu de sa nourrice ; et je suis forcée d’avouer qu’en cette occasion la bonne Mme Madden parlait plutôt pour parler que pour donner un libre cours à une surabondance de gaieté folle.

La bonne femme subissait aussi bien que sa maîtresse l’influence de cette matinée froide, humide et désolante. Mme Madden était superstitieuse comme le sont généralement, plus ou moins, la plupart des gens ignorants et simples d’esprit. La superstition n’est en somme qu’une poésie vague, n’ayant pas conscience d’elle-même, qui est à l’état latent dans le plus grand nombre des natures, si l’on en excepte toutefois ces esprits froids et pratiques qui ne croient à rien, pas même au Ciel lui-même.

En ce moment survint Dora, très-jolie dans sa robe de soie bleue garnie de dentelles. Elle paraissait heureuse malgré le mauvais temps, et Laura se laissa consoler par sa sœur. Les deux jeunes filles s’assirent à la table près du feu et déjeunèrent, ou firent mine de déjeuner ensemble. Comment songer à manger et à boire dans un jour pareil ?

— Je viens de voir Lizzie et Ellen, — dit Dora ; — elles n’ont pas voulu venir avant d’être habillées. Elles ont gardé toute la nuit leurs cheveux arrangés avec des épingles afin de les faire friser, mais par ce temps humide, les cheveux ne veulent pas friser du tout, et il faut se servir des fers.

Mlle Macmahon avait des cheveux noirs qui frisaient naturellement et pouvait rire des jeunes personnes obligées d’avoir recours aux épingles et aux fers.

Lizzie et Ellen étaient les filles du Major Melville et les amies intimes de Mlle Dunbar. Elles étaient venues à Maudesley pour être les demoiselles d’honneur de Laura. Ce sont de ces promesses que les jeunes filles se font le plus souvent et qu’elles oublient aussi facilement.

Laura ne semblait pas s’intéresser beaucoup à la coiffure des demoiselles Melville. Elle réfléchissait, mais ses idées devaient être agréables, car elle souriait.

— Dora, — dit-elle tout à coup, — savez-vous à quoi je pensais ?

— Non, chère Laura.

— À ce dicton qui prétend qu’un mariage en amène d’autres.

Dora rougit.

— Que voulez-vous dire, chère Laura ? — demanda-t-elle innocemment.

— Je pensais qu’un autre mariage pourrait suivre le mien. Écoutez, ma chère Dora, je ne puis m’empêcher de vous le dire : je serais bien heureuse qu’Arthur Lovell vous épousât.

Mlle Macmahon devint écarlate.

— Oh ! Laura, — dit-elle, — ceci est tout à fait impossible.

Mais Mlle Dunbar hocha la tête.

— Je vivrai dans cette espérance, cependant, — dit-elle. — J’aime Arthur presque autant, ou peut-être tout autant que s’il était mon frère, il n’est donc pas étrange que je désire lui voir épouser ma sœur.

Les deux jeunes filles auraient continué à causer encore quelque temps, mais elles furent interrompues par la vieille nourrice qui ne perdait pas de vue un seul instant l’affaire capitale de la journée.

— C’est très-bien de bavarder comme cela, mademoiselle Dora, — s’écria la bonne femme, — vous êtes habillée sauf votre chapeau. Vous n’avez plus qu’à le mettre et vous voilà prête. Mais ma jeune maîtresse n’a pas encore commencé sa toilette. Et maintenant, mademoiselle Laura, venez que je vous coiffe, si vous tenez à avoir vos cheveux arrangés aujourd’hui. Il est neuf heures passées, et vous devez être à l’église à onze heures.

— Et papa va me remettre entre les mains de mon mari, — murmura Laura à voix basse en s’asseyant devant sa table de toilette. — Je voudrais qu’il m’aimât un peu plus.

— Peut-être s’il vous aimait davantage il vous garderait au lieu de vous remettre entre les mains d’un autre, — observa Mme Madden, évidemment satisfaite de la plaisanterie, — je ne crois pas que vous y teniez beaucoup, n’est-ce pas ? Tenez la tête droite, ma chère enfant, et ne vous préoccupez que d’une chose, d’être aussi belle que possible aujourd’hui.