Henry Dunbar/24

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 239-251).

CHAPITRE XXIV

Un témoin inattendu au mariage.

Le mariage devait avoir lieu à l’église de Lisford, cette jolie église antique dont nous avons déjà parlé.

L’Avon au cours sinueux traversait le cimetière, et sur ses bords poussaient de longs roseaux qui se balançaient au souffle du vent. Il y avait un pont rustique sur la rivière et on entrait dans le cimetière par deux portes en face l’une de l’autre. Les piétons qui choisissaient la route la plus courte entre Lisford et Shorncliffe entraient par l’une de ces portes, et sortaient par l’autre qui donnait sur le grand chemin.

Les dignes habitants de Lisford furent presque aussi contrariés du mauvais temps et des brouillards que Laura et sa fidèle nourrice elle-même. De nouveaux chapeaux avaient été commandés pour cette occasion solennelle. Des chrysanthèmes et des dahlias, toutes les fleurs qui résistent aux premiers froids, et qui parent les premiers mois de l’hiver avaient été ramassés pour joncher le chemin sur lequel devaient se poser les jolis pieds de la mariée. Tous les rameaux de verdure des jardins de Lisford avaient été recueillis pour faire honneur à la jeune dame du château.

La franche et bonne nature de Laura et sa générosité n’avaient pas été oubliées en cette occasion, et chaque habitant de Lisford voulait faire preuve de reconnaissance.

Mais cette pluie désolante déjoua tous les projets. À quoi bon jeter des dahlias et des chrysanthèmes mouillés dans les flaques d’eau que la mariée serait obligée de traverser malgré sa richesse ? Quelle triste figure feraient deux rangées d’enfants orphelins, avec le nez rouge et pas de mouchoir de poche ! Le recteur lui-même était enrhumé et serait obligé de ne pas prononcer les n et les m de ce service de mariage.

Bref, tout le monde sentit que la cérémonie était destinée à ne pas avoir beaucoup d’éclat. Cela paraissait bien dur que le chef de la maison de banque Dunbar, Dunbar et Balderby ne pût pas, avec toute sa fortune, acheter quelques rayons de soleil pour éclairer le mariage de sa fille. Vers onze heures, le temps devint si noir et le brouillard si épais, qu’une douzaine de cierges furent promptement allumés et disposés autour de l’autel afin que la mariée et le marié pussent voir chacun celui ou celle qu’il ou qu’elle épousait pour la vie.

Oui, ce vilain temps changeait l’aspect de tous les objets et les rendait aussi tristes que lui. Un mariage par la pluie, c’est comme une partie de plaisir sans soleil. La nature la plus héroïque succombe à la désolation complète de la terre. Le conteur spirituel de la société oublie sa meilleure anecdote, le chanteur de couplets grivois ou moqueurs s’arrête au bon endroit de sa chanson bouffonne, les yeux de la beauté sont sans éclat, il n’y a ni pétillement ni bouquet dans le champagne, quand bien même le raisin qui a servi à le fabriquer aurait été cueilli sur les coteaux de la veuve Cliquot eux-mêmes.

Il est certaines choses qui ont plus de puissance que les empereurs, et l’atmosphère est du nombre. Alexandre a pu conquérir des royaumes pour se distraire, mais je ne crois pas qu’il eût résisté à l’influence d’un jour de pluie.

De tous ceux qui devaient assister au mariage de sir Philip Jocelyn, le père de la mariée était peut-être celui qui semblait le moins affecté par la pluie continuelle et le sombre aspect du ciel.

Si Henry Dunbar était grave et silencieux aujourd’hui, il n’y avait là rien d’étonnant et de nouveau, car il était toujours grave et silencieux. Si les manières du banquier étaient sèches et glaciales, ces manières-là lui étaient habituelles, et il n’y avait pas à accuser le mauvais temps d’avoir changé son caractère. Il était assis devant le vaste foyer, regardant les charbons enflammés et attendant qu’on vînt le prévenir qu’il était temps d’aller prendre place à côté de sa fille dans la voiture qui devait les conduire tous deux à l’église de Lisford.

Il paraissait très-beau, très-aristocratique, avec sa moustache grise soigneusement frisée, et son camélia blanc à la boutonnière. Cependant quand il s’avança dans le vestibule un moment après, avec le sourire aux lèvres comme un homme qui va remplir un rôle dans une comédie, Laura s’éloigna de lui en frissonnant involontairement comme le jour de leur première rencontre à Portland Place.

Mais il lui offrit sa main, et elle y plaça le bout de ses doigts en se laissant conduire à la voiture.

— Demandez à Dieu de me bénir en ce jour, mon père, — dit la jeune fille avec tendresse et à voix basse pendant qu’ils s’installaient côte à côte dans l’intérieur de la spacieuse calèche.

Laura posa sa main d’une façon caressante sur l’épaule du banquier en parlant ainsi. Ce n’était pas le moment des réticences, n’était-ce pas une occasion où ses craintes de jeune fille devaient céder devant cet homme grave et silencieux ?

— Demandez à Dieu de me bénir, mon cher père, — répéta doucement sa voix tremblante, — demandez-le-lui en souvenir de ma pauvre mère.

Elle essaya de regarder la figure de son père, mais elle ne put la voir. Il avait retourné la tête et il était occupé à arranger quelque chose à la portière. La voiture avait coûté près de trois cents livres sterling, et elle était très-bien construite, mais il y avait cependant quelque chose qui n’allait pas bien dans la portière, à en juger par la difficulté qu’éprouva Dunbar à arranger ce quelque chose à sa guise.

Il parla ensuite d’une voix sérieuse, mais en détournant toujours la tête.

— J’espère que Dieu vous bénira, ma chère, — dit-il, — et qu’il aura pitié de vos ennemis.

Ce dernier souhait était beaucoup plus chrétien que naturel, car il n’est pas d’usage que les pères implorent la compassion céleste en faveur des ennemis de leurs enfants.

Mais Laura ne prit pas la peine de réfléchir à cela ; elle songea seulement que son père avait appelé les bénédictions du ciel sur elle, et que le son de sa voix avait révélé une agitation qui ne pouvait provenir que d’une cause, l’affection qu’il avait pour sa fille.

Elle se jeta dans les bras du banquier avec un sourire radieux, et passant ses petites mains autour de son cou, elle attira sa tête vers la sienne et l’embrassa sur les lèvres.

Mais de même que le jour de l’arrivée à Portland Place, elle tressaillit en sentant le froid mortel des mains de son père qui essayait de la repousser doucement.

C’est chose ordinaire chez les Anglo-Indiens d’être calmes et réservés dans leurs manières et ennemis de toutes sortes de démonstrations de ce genre. Laura s’en souvint et excusa ainsi vis-à-vis d’elle-même la froideur de son père.

La pluie tombait toujours quand la voiture s’arrêta à une des portes du cimetière. Il n’y avait que trois voitures à ce cortège nuptial, car Dunbar avait insisté pour que la cérémonie eût lieu sans éclat.

Les deux demoiselles Melville, Dora et Lovell étaient dans une voiture. Les filles du Major Melville paraissaient glacées dans leurs toilettes blanches et bleues, et la bise du nord leur avait rougi le bout du nez qu’elles avaient quelque peu pointu. Elles eussent paru jolies, les pauvres filles, si le mariage avait eu lieu en été, mais elles n’étaient pas douées de cette splendide beauté exceptionnelle qui défie tous les changements de température et qui est tout aussi glorieuse sous les haillons de la misère que sous le velours et l’hermine de l’opulence.

Les voitures arrivèrent à la petite porte du cimetière de Lisford. Philip sortit aussitôt du porche et accourut par l’étroit sentier qui menait à la porte d’entrée. La pluie tombait sur lui quoiqu’il fût baronnet et qu’il vînt nu-tête recevoir sa fiancée.

Je crois que le bedeau de Lisford, qui était un enragé tory de la vieille école, fut presque étonné de ce que le ciel lui-même avait l’audace de mouiller la tête découverte du seigneur de Jocelyn’s Rock.

Mais la pluie n’en continua pas moins.

— Les temps sont bien changés, monsieur, — dit le bedeau, à un personnage curieux qui avait l’air d’un étranger et se trouvait auprès de lui, — j’ai lu dans une histoire du comté qu’à l’époque où Algernon Jocelyn épousa dame Margery Milward, veuve de sir Stephen Milward, chevalier, du temps de Charles Ier, il y avait un dais en drap d’or qui s’étendait depuis la porte là-bas jusqu’au porche où nous sommes et deux tours roulantes en osier traînées chacune par quatre chevaux et portant quarante enfants pauvres couronnés de roses qui paraissaient aux fenêtres des tours et faisaient pleuvoir sur la foule des eaux de senteur et des parfums ; et puis il y eut un banquet, monsieur, un banquet servi à midi à Jocelyn’s Rock et où figurèrent six paons la queue déployée et un pâté sur un plat d’or, lequel pâté contenait dans ses flancs des colombes vivantes dont chaque plume était imprégnée des parfums les plus rares que ces colombes devaient semer sur la tête des convives en voltigeant çà et là dans la salle. Mais, croiriez-vous, monsieur, que ces bêtes-là étaient tellement imbues de l’esprit du radicalisme qu’elles n’eurent rien de plus pressé que de s’envoler par la fenêtre et d’aller répandre leurs parfums sur le vulgaire rassemblé au dehors ? Il n’y a plus de mariage pareil de nos jours, monsieur, — ajouta le vieux bedeau d’un ton plaintif, — ainsi que je le dis souvent à ma femme, je ne crois pas que l’Angleterre ait jamais relevé la tête depuis ce jour de malheur où Charles Ier le Martyr perdit la sienne.

Laura parcourut l’étroit sentier à côté de son père, mais Philip prit place à sa gauche et la foule eut assez à faire de dévorer des yeux le marié et la mariée.

Le visage du baronnet, toujours remarquable pour sa beauté, était splendide sous l’influence du bonheur. Les spectateurs discutaient entre eux sur la beauté des deux jeunes époux, et Laura oublia le mauvais temps en posant légèrement sa main sur le bras de Philip.

Le cimetière était encombré par la foule entassée le long du sentier que suivaient le marié et la mariée. Malgré le mauvais temps, malgré le désir du banquier que la cérémonie se fît sans bruit, il était venu du monde de très-loin pour assister au mariage de la jolie fille du millionnaire avec le maître de Jocelyn’s Rock.

Parmi les badauds qui étaient accourus pour assister au mariage de Mlle Dunbar se trouvait le long gentleman coiffé du vaste chapeau blanc, connu sur le turf sous le nom du Major, et qui avait témoigné un si grand intérêt lorsqu’il avait entendu prononcer le nom de Dunbar aux courses de Shorncliffe. Le Major avait eu beaucoup de bonheur dans ses dernières spéculations, et s’était rendu directement du champ de courses au village de Lisford. Il était descendu à la Rose et la Couronne, une jolie hôtellerie, hospitalière au voyageur. Le Major était très-réservé sur le sujet de ses opérations de sport lorsqu’il se trouvait au milieu de gens naïfs et ignorants. Dans ce cas-là, bien qu’il se laissât aller à parier pour n’importe quoi contre quelque paysan borné ou quelque boutiquier de village, son ignorance des questions du turf était véritablement édifiante.

Il était voyageur en bijouterie de Birmingham, dit-il à la maîtresse de cette paisible petite auberge, et il regagnait ce bruyant centre commercial pour y renouveler sa pacotille d’émeraudes de verre et de rubis gigantesques doublés de clinquant. Le Major, habituellement si morose et si silencieux, parvint à se faire très-bien venir des gais habitués de la confortable petite salle commune de la Rose et la Couronne.

Il dîna et soupa dans ce charmant endroit et y passa toute la soirée, écoutant la conversation des Lisfordiens, causant avec eux et buvant son grog au gin de l’air d’un homme de taille à consommer un tonneau de jus de baies de genièvre sans être incommodé le moins du monde. Il but et mangea comme un vigoureux gaillard qui a des muscles d’acier, et ses yeux noirs pétillants ne perdirent pas de vue les figures des bons provinciaux pendant qu’il prêtait l’oreille à tout ce qui se disait. Évidemment, il fut longuement question de l’événement du lendemain. Chacun eut quelque chose à dire sur Mlle Dunbar et son opulent père qui vivait si retiré au château, et dont les allures étaient si différentes de celles de son père.

Le Major écoutait chaque parole et ne lançait une ou deux phrases de temps en temps que lorsqu’il voyait la conversation s’arrêter ou qu’il craignait un changement de sujet.

Par ce moyen, il parvint à faire causer les Lisfordiens sur un seul sujet, et ce sujet était les manières et les habitudes de Dunbar.

Dans la matinée du mariage, le Major arriva de très-bonne heure à l’église. La pluie battante n’était qu’une bagatelle pour lui ; il y était habitué, et c’était même pour lui une bonne excuse qui lui permettait de boutonner son habit jusqu’au menton et d’en relever le collet jusqu’à ses grosses oreilles rouges.

Il trouva la porte de l’église entr’ouverte, quoiqu’il fût de bonne heure, et entrant doucement il aperçut le bedeau tory et quelques enfants orphelins tout mouillés.

Le Major trouva moyen d’engager la conversation avec le bedeau tory, ce qui n’était pas difficile, vu que le susdit bedeau était toujours disposé à profiter de l’occasion de s’écouter parler. Il va sans dire que le loquace bedeau parla surtout de sir Philip Jocelyn et de la fille du banquier, et qu’il s’étendit longuement sur l’immense richesse de Dunbar.

— J’ai entendu dire que M. Dunbar est l’homme le plus riche de l’Europe après l’empereur de Russie et le baron de Rothschild, — dit le bedeau, — mais je puis affirmer seulement qu’il a de l’argent à ne savoir qu’en faire, puisqu’il passe sa journée assis devant son feu dans sa chambre ou bien à se promener à cheval à la brune, si toutefois le bruit qui circule est vrai.

Voici ce que je vais faire, — dit le Major ; — puisque je suis à Lisford qui, à vous parler franchement, est le plus triste coin de la terre que j’aie jamais rencontré, je resterai ici pour assister au mariage. Je suppose qu’il vous sera facile de me loger dans quelque banc bien tranquille, là-bas, à l’ombre, d’où je pourrai tout voir sans qu’aucun de vos aristocratiques personnages m’aperçoive, hein, qu’en pensez-vous ?

Comme le Major donna du poids à cette question en glissant une demi-couronne dans la main du bedeau, ce dernier y répondit promptement.

— Je vais vous mettre, — dit-il, — dans le banc le plus confortable où vous ayez jamais pris place.

— Cela vous sera facile, — murmura le sportsman amateur — car il n’y a pas beaucoup de bancs, ni d’églises non plus où je me sois jamais assis.

Le Major prit place dans un coin de l’église d’où il voyait très-bien l’autel éclairé par quelques cierges dont la lueur jaune brillait au milieu du brouillard.

À mesure que l’heure fixée pour la cérémonie approchait, le brouillard devenait de plus en plus épais dans l’église, et la lueur des cierges augmentait d’éclat en proportion de l’obscurité.

Le Major s’assit tranquillement dans son banc et croisa ses bras sur le rebord où les livres de prière entassés dans un coin à côté de lui se placent d’habitude pendant le service divin. Il planta son menton sur ses bras croisés et ferma les yeux.

Mais dans son assoupissement, il entendit le plus petit bruit. Il entendait les souliers à clous des enfants orphelins retentir sur les dalles de l’église, il entendait le frémissement des feuilles de houx, et la voix sonore de Philip qui parlait au prêtre sous le porche en attendant l’arrivée des voitures de Maudesley Abbey.

Le cortège nuptial pénétra enfin dans l’église et prit place devant la grille de l’autel. Dunbar se tint derrière sa fille, la figure dans l’obscurité.

Le service de mariage commença. Les yeux du Major s’ouvrirent alors de toute leur grandeur. Ces yeux noirs, curieux et rusés virent tout. Ils se fixèrent tantôt sur la mariée, tantôt sur le marié, et tantôt sur la figure du recteur et de son vicaire.

Ils essayèrent parfois de percer le brouillard et de découvrir les assistants dont les figures étaient en dehors du cercle de lumière tracé par les cierges, mais le brouillard était trop épais pour que les yeux les plus perçants pussent voir à travers.

Le Major ne pouvait apercevoir que quatre figures : celles de la mariée, du marié, du recteur et du curé. Mais par la suite quand l’un des officiants adressa la question habituelle : — Qu’est-ce qui donne cette jeune fille pour femme à cet homme ? Dunbar s’avança dans le cercle de lumière et fit la réponse nécessaire.

Les bras croisés du Major tombèrent du rebord comme s’ils eussent été paralysés tout à coup. Sa respiration devint oppressée, et immobile il dévisagea Dunbar.

— Henry Dunbar !… — murmura-t-il au bout d’un instant, — Henry Dunbar !…

Dunbar ne rentra pas dans l’obscurité. Il resta jusqu’à la fin de la cérémonie debout en face de l’autel et exposé à la lumière qui éclairait son beau visage.

Quand tout fut fini et que les deux époux eurent signé sur le registre de la sacristie avant l’entrée des témoins, le sportsman amateur se leva, sortit doucement de son banc, et se glissa dans l’une des ailes de l’église.

Le cortège déboucha sous le porche. Le Major suivit lentement.

Philip et sa femme se dirigèrent vers la voiture qui devait les ramener au château.

Dora et les deux pâles demoiselles d’honneur avec leurs chapeaux aériens que la pluie avait horriblement déformés, prirent place dans la seconde voiture. Elles furent accompagnées par Lovell qu’elles n’avaient pas vu de très-bon œil, car il avait été silencieux et mélancolique tout le long du trajet entre Maudesley Abbey et l’église de Lisford et les avait regardées avec indifférence en les aidant à descendre de voiture avec une politesse machinale qui était presque malhonnête.

Les deux premières voitures s’éloignèrent de la porte du cimetière et la boue de la grande route vint éclabousser les vitres de la portière aussitôt que les roues eurent été mises en mouvement.

La troisième voiture était pour Dunbar, et la foule attendit pour le voir monter.

Il avait le pied sur le marchepied et la main sur la portière quand le Major s’approcha de lui et le toucha légèrement à l’épaule.

Les spectateurs reculèrent d’étonnement et d’indignation.

Comment cet homme en guenilles, avec des bottes éculées et un collet d’habit dont la fourrure ressemblait à la robe d’un chien qui fait peau neuve, comment cet homme effronté au possible osait-il, lui qui avait l’air d’un vagabond, poser ses doigts sales sur l’épaule sacrée de Henry Dunbar, chef de la maison de banque Dunbar, Dunbar et Balderby de Saint-Gundolph Lane, dans la Cité ?

Le millionnaire se retourna et devint livide à la vue de cet étranger si mesquinement vêtu. Si les morts étaient sortis de leurs tombes dans le cimetière à côté et s’étaient approchés de lui couverts de leurs linceuls, il n’eût pas pâli davantage. Mais il ne poussa aucune exclamation d’horreur ou de surprise. Il se recula seulement avec hauteur pour éviter le contact du Major, comme s’il eût craint que le bout de ses doigts sales ne lui communiquât la peste.

— Puis-je savoir le motif de cette importunité, monsieur ? — demanda le banquier avec une froide répugnance en regardant l’intrus bien en face.

Il y avait quelque chose de si résolu, de si provoquant dans le regard du millionnaire, que ce fut un tour de force de la part de cet homme de le soutenir sans broncher.

Car il ne broncha pas ; il rendit regard pour regard.

— Ne dites pas que vous m’avez oublié, Dunbar, — répondit-il, — ne dites pas que vous avez oublié une très-vieille connaissance.

Ceci fut dit après un moment d’arrêt pendant lequel les deux hommes s’étaient regardés avec autant d’attention que si chacun d’eux eût voulu lire au fond du cœur de l’autre.

— Ne dites pas que vous m’avez oublié, Dunbar, — répéta le Major.

Dunbar sourit. C’était un sourire forcé peut-être, mais enfin c’était un sourire.

— J’ai un très-grand nombre de connaissances, — dit-il, — et je me figure que vous avez dû éprouver des malheurs depuis l’époque où je vous connaissais si j’en juge par les apparences.

Les spectateurs qui entendaient tout commençaient à murmurer entre eux. Oui, en effet, c’était chose probable que si cet étranger avait jamais connu Dunbar et n’était pas tout à fait un imposteur, sa position avait dû être bien différente à l’époque où il connaissait le millionnaire.

— Quand et où vous ai-je connu ? — demanda Dunbar, les yeux toujours fixés sur ceux de son interlocuteur.

— Oh ! il y a longtemps… et dans un endroit bien éloigné d’ici.

— Peut-être était-ce… quelque part dans l’Inde… loin de ce pays, — dit le banquier très-lentement.

— Oui, dans l’Inde, loin de ce pays !… — répondit l’autre.

— Alors vous ne tarderez pas à vous apercevoir que je suis votre ami, — dit Dunbar. — Je suis toujours disposé à rendre service à mes connaissances de l’Inde… même quand le monde les a maltraitées. Montez dans ma voiture, je vais vous mener chez moi où nous pourrons causer quand ce mariage ne m’occupera plus.

Les deux hommes s’assirent côte à côte sur les coussins à ressorts de la somptueuse voiture du banquier, et s’éloignèrent rapidement, laissant les spectateurs dans une extase d’admiration pour la bonté que Dunbar voulait bien témoigner à ses connaissances pauvrement vêtues.