Henry Dunbar/35

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 100-106).

CHAPITRE XXXV

Une découverte au Louvre.

Pendant que Dunbar était assis dans sa chambre solitaire de Maudesley Abbey, retenu prisonnier par suite de la fracture de sa jambe, et attendant avec impatience l’heure à laquelle il lui serait permis de faire sa première promenade en se servant de béquilles, sir Philip Jocelyn et sa ravissante jeune femme se faisaient promener tous deux sur les populeux boulevards de la capitale de la France.

Ils avaient été dans le Midi, puis ils étaient revenus dans la plus gaie des capitales au moment où cette ville était dans tout son éclat. C’était le commencement de l’année, et cette fois l’année s’inaugurait par une belle gelée et un ciel pur où brillait un soleil radieux. Les boulevards n’étaient pas transformés en fleuve de boue comme cela a lieu le plus souvent. Le prince Louis-Napoléon Bonaparte n’était encore que président de la République, et Paris n’était pas encore l’étonnante ville aux immenses boulevards bordés de palais qu’il est devenu depuis, sous la main énergique qui le mène et le pare comme un amant sa maîtresse. Néanmoins c’était toujours la plus charmante ville du monde entier, et Philip et sa femme étaient heureux comme deux enfants dans ce paradis de briques et de moellons.

Il y avait compatibilité d’humeurs si complète ! L’ennui ne se glissait jamais dans leur tête-à-tête et ils ne se trouvaient jamais à court de sujets de conversation. Peut-être étaient-ils quelque peu frivoles ; mais on peut pardonner ce défaut à deux êtres si jeunes et si parfaitement heureux. Peut-être Philip s’occupait-il un peu trop de chevaux et de chiens, peut-être Laura se montrait-elle trop enthousiaste des nouvelles modes et trop entichée des bijoux précieux exposés aux vitrines de la rue de la Paix. Mais s’ils perdaient leur temps en ce moment pendant cette délicieuse lune de miel, s’ils se laissaient aller au plaisir de passer les longues journées ensemble, courant les allées du bois dans leur jolie calèche, s’asseyant au balcon de l’Hôtel Meurice et regardant l’immense artère bordée de deux lignes étincelantes et les jardins brumeux dont les arbres dépouillés se détachaient sur le ciel d’un azur sombre, ils se promettaient de faire leur devoir et de se rendre utiles à leur prochain, une fois de retour à Jocelyn’s Rock. Philip avait une demi-douzaine de projets pour des écoles libres et des cottages modèles ornés de fourneaux économiques répondant à toutes les nécessités d’un ménage, et de cheminées qui ne fumeraient pas. Laura avait aussi ses projets. N’était-elle pas une riche héritière et son rôle spécial en ce monde n’était-il pas de donner le bonheur aux gens qui n’avaient pas eu la chance de naître sous une influence dorée ? Elle se promettait de faire tourner vers un but utile les talents qu’elle possédait, et parfois, le dimanche, lorsque le sermon avait été plus éloquent que de coutume, elle agitait mentalement la grande question de savoir si l’abondance des nouveaux chapeaux et une paire de gants Jouvin par jour n’étaient pas un péché ; mais je suis porté à croire qu’elle décida que chapeaux et gants étaient après tout une faiblesse bien pardonnable, puisqu’ils faisaient marcher le commerce.

Le baronnet connaissait beaucoup de monde à Paris et il reçut ainsi que sa femme un accueil enthousiaste de ces amis, qui déclarèrent que milady Jocelyn était charmante, qu’elle était la belle des belles, et que sir Philip était le plus heureux des hommes d’avoir découvert cette gracieuse et joyeuse enfant parmi les misses prudes et guindées de la brumeuse Angleterre.

Laura devint fort à la mode parmi ses connaissances parisiennes, et à la Maison-Dorée plus d’un toast fut porté à la belle Anglaise aux cheveux d’or et aux yeux noirs veloutés.

Un matin, Laura dit à son mari avec un rire joyeux :

— Je vais encore faire de vous une victime, mais vous allez me promettre d’être patient et de subir encore une fois mon caprice.

— Que désirez-vous de moi, ma chérie ?

— J’ai besoin que vous me consacriez toute une journée au Louvre. Je désire voir tous les tableaux, les tableaux modernes surtout. Je me rappelle tous les Rubens, car je les ai vus il y a trois ans pendant mon séjour à Paris avec mon grand-père. Je préfère les tableaux modernes, Philip, et j’ai besoin que vous me renseigniez au sujet des artistes, que vous me disiez ce que je dois admirer, et toutes choses de ce genre.

Philip n’avait jamais rien refusé à sa femme, donc il accéda à sa demande, et Laura s’éloigna pour courir à son cabinet de toilette comme une jeune pensionnaire qui aurait supplié pour obtenir un jour de vacance et aurait gagné sa cause. Elle revint au bout de dix minutes environ dans une toilette des plus fraîches, d’un bleu clair et doux comme un ciel de printemps, des gants gris perle, des bottines, une ombrelle et un chapeau qui semblaient avoir été faits de papillons azurés.

Ils allaient bientôt arriver à la fin de ce charmant voyage de lune de miel. On était au commencement de février, le temps était doux, le ciel pur, le soleil brillait, car février à Paris est quelquefois meilleur que le mois d’avril à Londres.

La besogne de Philip ne fut pas légère ce jour-là, car Laura aimait les tableaux d’une façon superficielle et en amateur frivole, courant d’une toile à une autre, semblable à une abeille à l’esprit inconstant et qui est charmée par les myriades de fleurs d’un parterre sans fin. Mais elle s’arrêta devant un tableau qu’elle dit préférer à tout ce qu’elle avait vu dans la galerie.

Philip examinait des tableaux de l’autre côté du salon quand sa femme fit cette découverte. Elle courut immédiatement à son mari pour l’amener regarder cette toile. C’était une tête de jeune paysanne, œuvre exquise d’un jeune artiste moderne, et le baronnet approuva le goût de sa femme.

— Oh ! que je voudrais que vous passiez vous procurer une copie de ce tableau, Philip, dit Laura d’un ton suppliant ; — je voudrais en avoir une pour l’accrocher au mur de mon cabinet de toilette à Jocelyn’s Rock. Je me demande qui a peint cette charmante étude ?

Il y avait un jeune artiste qui travaillait avec ardeur devant son chevalet, et qui copiait un grand sujet religieux qui se trouvait placé près de la toile tant admirée par Laura. Philip demanda à ce jeune homme s’il connaissait le nom du peintre qui avait fait cette tête de paysanne.

— Oui, monsieur, — répondit le peintre avec une politesse empressée, — c’est l’œuvre d’un de mes amis : un jeune Anglais, dont la réputation est presque universelle à Paris.

— Et son nom, monsieur ?

— Il se nomme Kerstall, Frédérick Kerstall ; c’est le fils d’un vieux peintre, qui se nomme aussi Kerstall, et qui a eu une grande célébrité en Angleterre, il y a bien des années.

— Kerstall ! s’écria Laura avec ardeur ; M. Kerstall ! Mais c’est M. Kerstall qui a fait le portrait de mon père ; je l’ai entendu dire et redire à mon grand-père, et il l’a emporté en Italie, en promettant de le rapporter à son retour après un an ou deux d’étude. Philip, je voudrais bien voir ce vieux M. Kerstall, parce que, voyez-vous, il se peut qu’il ait conservé ce portrait jusqu’à ce jour, et j’aimerais beaucoup à avoir le portrait de mon père alors qu’il était jeune et avant que les ennuis d’une longue vie l’eussent changé, — ajouta Laura avec une certaine tristesse.

Bientôt elle se retourna vers l’artiste, et lui demanda où demeurait M. Kerstall le père et s’il y avait moyen de le voir.

Le peintre leva les épaules et contracta ses lèvres d’un air méditatif.

— Mais, madame, — dit-il, — ce M. Kerstall le père est très-vieux, et il y a longtemps qu’il a cessé de faire de la peinture. On disait même qu’il était un peu en enfance, et qu’il ne se souvenait pas des circonstances les plus simples de sa vie. D’autres personnes affirment que sa mémoire ne lui fait pas défaut complètement, et qu’il critique encore très-sévèrement les ouvrages des autres.

Le peintre aurait continué encore plus longtemps sur ce sujet, mais Laura était trop impatiente pour être polie ; elle l’interrompit en lui demandant l’adresse de Kerstall.

L’artiste sortit de sa poche une de ses cartes à lui et y écrivit au crayon l’adresse demandée.

— C’est de l’autre côté de l’eau, madame, dans la rue ***, au-dessus du bureau d’un journal, — dit-il en présentant la carte à Laura. — Je ne crois pas que vous éprouviez de grandes difficultés à trouver la maison.

Laura remercia l’artiste, prit le bras de son époux, et s’éloigna avec lui.

— Je ne tiens pas à voir d’autres tableaux aujourd’hui, Philip, — dit-elle ; — mais je voudrais que vous consentissiez à me conduire immédiatement à l’atelier de M. Kerstall ; vous me ferez un grand plaisir, Philip, en me répondant oui.

— Quand ai-je jamais répondu non à ce que vous m’avez demandé, Laura ? Nous allons nous rendre chez M. Kerstall immédiatement si vous le désirez. Mais pourquoi, chère amie, êtes-vous si impatiente de voir ce vieux portrait de votre père ?

— Parce que j’ai besoin de voir comment il était avant d’être allé aux Indes. J’ai besoin de voir ce qu’il était, jeune et beau, avant que le monde l’eût endurci. Ah ! Philip, depuis que nous nous sommes connus et aimés, il me semble que je ne tiens et ne pense à personne qu’à vous sur cette terre immense. Mais avant ce moment, j’avais un très-grand chagrin au sujet de mon père. Je m’attendais à le trouver si affectueux pour moi ! J’avais échafaudé tant de choses sur l’espoir de son retour, que je croyais que nous serions plus unis et plus chers l’un pour l’autre que jamais père et fille n’avaient été jusque-là. Je croyais tout cela, Philip ; toutes les nuits je faisais le même rêve, ce rêve heureux et brillant où je voyais mon père revenir auprès de moi, sentant ses bras vigoureux qui me pressaient contre sa poitrine, et les battements de son cœur qui se confondaient avec ceux du mien. Mais lorsqu’il revint à la fin, il me sembla que ce père était un homme de pierre ; son visage pâle, immobile, me repoussait ; sa voix dure et froide glaçait mon sang. J’avais peur de lui, Philip ; j’avais peur de mon père ; et peu à peu nous arrivâmes à nous fuir, jusqu’à nous regarder comme des étrangers, et pis que des étrangers, car j’ai vu mon père me regarder avec une expression d’horreur absolue que je lisais dans ses yeux sévères et cruels. Pouvez-vous vous étonner alors que j’éprouve le besoin de voir ce qu’il était dans sa jeunesse ? J’apprendrai à l’aimer peut-être, si je puis voir l’image souriante de sa jeunesse perdue.

Laura dit tout ceci à voix basse tout en traversant avec son époux les splendides galeries du Louvre. Elle marchait très-vite, car elle était aussi animée que l’est un enfant qui a projeté une partie de plaisir.