Henry Dunbar/36

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 106-119).

CHAPITRE XXXVI

À la recherche du portrait.

La rue *** était une petite rue étroite, bordée de maisons élevées d’un aspect misérable, et égayée çà et là par de petites boutiques malpropres occupées par de petits épiciers et de petits fruitiers.

Le pavage faisait naître l’idée qu’il venait d’y avoir un soulèvement populaire, et que les pavés avaient été arrachés sans pitié pour servir à la construction des barricades, et ne venaient que d’être replacés tant bien que mal. En un mot, c’était une rue qui semblait avoir été construite dans le but de produire la plus grande somme possible d’inconvénients de toute nature avec le moins d’éléments possible ; considérée à ce point de vue, la rue *** était un triomphe. C’était une rue dans laquelle les charretiers accompagnaient du claquement de leurs fouets le torrent de leurs cris et de leurs imprécations ; une rue dans laquelle vous rencontriez des porteuses malpropres chargées de pains de six pieds de long, des vieilles femmes bruyantes coiffées de mouchoirs indescriptibles, mais surtout une rue où vous étiez tellement secoué et martyrisé par les cahots du pavé, qu’il ne vous était guère possible d’étudier le caractère distinctif de la localité.

La maison dans laquelle Kerstall, le peintre anglais, avait son atelier, était une construction très-triste comme aspect, et ornée d’une porte cochère sombre sous laquelle Philip et sa femme descendirent de voiture.

Il y avait une porte sous ce portique, et plus loin une cour, où la porte d’une autre maison avait accès. Une rangée de fenêtres noires, sans rideaux, avaient vue sur cette cour, où l’herbe poussait entre les pavés.

Il n’y avait rien de semblable à un portier ou à une portière ; mais une vieille femme errante, qui s’était arrêtée sous la porte cochère, dit à Jocelyn que Kerstall demeurait au second étage. Laura et son mari gravirent les escaliers qui, en fait de tapis, n’étaient recouverts que de boue, et passèrent, dans une obscurité relative, devant le bureau du journal, pour s’arrêter devant une porte d’un noir sombre.

Philip frappa, et, après un temps assez long, la porte fut ouverte par une autre vieille femme plus convenable et plus propre que celle qui lui avait indiqué le logement du peintre, mais qui avait un faux air de famille avec celle-ci.

Philip demanda en français M. Kerstall le père ; et la vieille lui dit, d’un ton très-nasillard, que M. Kerstall le père ne recevait personne, mais que M. Kerstall le fils était à son service.

Philip dit qu’en ce cas il serait bien aise de voir M. Kerstall le jeune ; sur quoi la vieille femme fit entrer le baronnet et sa femme dans un salon, qui était remarquable par un air de splendeur passée, et où les pendules et les candélabres de bronze doré étaient dans la proportion de deux pour un par rapport aux chaises et aux tables.

Philip remit sa carte à la vieille femme, qui la porta dans la chambre voisine, d’où s’échappa une forte odeur de tabac quand la porte qui séparait les deux pièces s’ouvrit.

En moins de trois minutes la porte se rouvrit et un homme entre deux âges, à l’air décidé, avec une barbe toute noire, une blouse en toile toute barbouillée de taches de couleurs, apparut sur le seuil de la chambre voisine, au milieu d’un nuage de fumée de tabac, semblable à une déité païenne ou à un génie africain récemment échappé de sa bouteille.

C’était le jeune Kerstall. Il se présenta lui-même à sir Philip et attendit pour savoir ce que ce visiteur avait à lui demander.

Philip lui expliqua l’affaire et raconta au peintre que, trente-cinq ans avant ce jour, le portrait de Henry Dunbar, fils unique de Percival Dunbar, le grand banquier, avait été fait par M. Michael Kerstall, artiste en vogue à cette époque.

— Il y a trente-cinq ans, — dit le peintre tirant sa barbe d’une façon méditative ; — il y a trente-cinq ans !… C’est un temps bien long, milord, et il n’est pas probable que mon père se souvienne de cette circonstance ; car j’ai le regret de vous dire qu’il a peine à se rappeler les événements qui se sont passés depuis quelques jours. La mémoire lui a fait défaut pendant bien longtemps. Vous voudriez savoir ce qu’est devenu le portrait de M. Dunbar ; je crois que c’est là ce que vous m’avez dit ?

Laura répondit à cette question, bien qu’elle fût adressée à son mari.

— Oui, nous voudrions voir cette peinture, si c’était possible, — dit-elle ; — M. Dunbar est mon père et il n’existe pas d’autre portrait de lui. Je voudrais donc être à même de voir ce portrait et de l’acquérir si cela se pouvait.

— Et vous croyez que mon père a emporté cette toile avec lui en Italie, quand il a quitté l’Angleterre, il y a plus de trente-cinq ans ?

— Oui ; mon grand-père me l’a dit souvent. Il perdit de vue M. Kerstall et ne put jamais obtenir des nouvelles du portrait. Mais j’espère que nous serons plus heureux aujourd’hui. Vous ne pensez pas que cette toile ait été détruite, n’est-ce pas ? — demanda Laura avec vivacité.

— Madame, — répondit l’artiste d’un air de doute, — je suis disposé à craindre que ce portrait a pu être effacé ; et pourtant, par parenthèses, comme le tableau appartenait de droit à M. Percival Dunbar, et non à mon père, cette circonstance peut l’avoir préservé de toute injure, malgré le laps de temps écoulé. Mon père a un monceau de toiles non encadrées, couvertes de poussière, jetées pêle-mêle dans tous les coins de cette chambre. Le portrait de M. Dunbar peut se trouver au milieu de tout cela.

— Oh ! je vous serais bien obligée si vous vouliez me permettre d’examiner ces toiles, — dit Laura.

— Vous croyez que vous reconnaîtriez le portrait ?

— Oh ! oui, sûrement, je n’y manquerais pas. Je connais si bien le visage de mon père tel qu’il est, que je dois certainement avoir quelque idée de ce qu’il était il y a trente-cinq ans, quelque changement qui se soit opéré en lui pendant ce temps. Je vous en prie, monsieur Kerstall, accordez-moi la faveur de voir ces toiles.

— Je serais bien grossier si j’allais vous refuser ce que vous me demandez, — répondit le peintre avec une certaine bonhomie naturelle. — Je vais aller tout de suite voir si mon père est libre et en état de recevoir des visites. Il s’est exilé volontairement d’Angleterre pendant les trente-cinq années qui viennent de s’écouler, ce qui me fait craindre qu’il ait oublié le nom de Dunbar ; mais il pourra peut-être nous donner un léger indice.

Kerstall laissa ses visiteurs pendant cinq minutes environ, et au bout de ce temps il revint pour annoncer que son père était disposé à recevoir sir Philip et lady Jocelyn.

— Je lui ai rappelé le nom de Dunbar, — dit le peintre ; — mais il ne se souvient de rien. Il s’est mis à peindre dans la matinée, et il est très-content de son travail. Cela lui plaît de tenir des pinceaux, bien que sa main tremble terriblement, et qu’il ait peine à tenir sa palette.

L’artiste les fit passer dans une grande pièce, confortablement mais simplement meublée, et chauffée à un degré suffocant par un poêle. Il y avait un lit dans une alcôve entourée de rideaux à l’extrémité de la chambre ; un chevalet était placé près d’une grande fenêtre ; et le maître de l’appartement était assis dans un fauteuil à coussin placé tout auprès du poêle.

Michael Kerstall paraissait encore plus âgé qu’il n’était. C’était un vieillard d’un aspect original, avec de longs cheveux blancs qui tombaient sur le collet de son habit, et un bonnet en velours noir sur la tête. C’était un vieillard très-gai, à qui la vie semblait très-agréable, car les Français ont l’habitude d’honorer leurs pères et mères, et M. Frédérick Kerstall était naturalisé citoyen français.

Le vieillard salua, sourit et rit au moment où sir Philip et Laura lui furent présentés, et leur indiqua d’un geste gracieux des sièges que son fils avait placés devant ses hôtes.

— Vous désirez voir mes tableaux, monsieur ? Ah ! oui, sans doute, sans doute. L’école moderne de peinture, monsieur, est quelque chose de merveilleux pour un vieillard, monsieur, un vieillard qui se souvient de sir Thomas Lawrence… Oui, monsieur, j’ai eu l’honneur de le connaître intimement. Nulle théorie préraphaéliste de mon temps, monsieur, pas de figures découpées dans du carton colorié et collées sur la toile, point d’arbres verts ni de draperies rouges ; point de bigarrures couleur chocolat au milieu d’un fond bleu d’outre-mer, monsieur, et l’on m’a dit que les jeunes gens appellent cela un ciel. Point de mentons pointus, de genoux et de coudes anguleux, et des cheveux rouges frisés… et l’on me dit que les jeunes gens appellent cela la beauté féminine. Non, monsieur, rien de ce genre dans mon temps. Il y avait dans mon temps un peintre français appelé David, et un autre peintre anglais appelé Lawrence, et ils peignaient des hommes et des femmes, monsieur, et ils instituèrent l’école du grand monde, monsieur. Vous mettiez un rideau rouge derrière votre modèle, vous placiez un chapeau de castor neuf, ou un rouleau de papier dans une main, et l’autre vous la jetiez négligemment dans le gilet en satin… du plus beau noir, monsieur, avec de fortes broderies dans le tissu… et votre modèle ressemblait à un gentilhomme. Oui, monsieur, si un ramoneur entrait dans votre atelier, il en sortait comme un gentilhomme.

Le vieillard eût continué à parler de la sorte pendant longtemps encore, car le pré-raphaélisme était son antipathie de prédilection ; et le personnage aux cheveux noirs qui se tenait derrière sa chaise était un membre enthousiaste de la confrérie des pré-raphaélistes.

Kerstall père paraissait tellement en possession de toutes ses facultés pendant qu’il discutait l’art moderne, que Laura commença à espérer que sa mémoire n’était pas aussi altérée que son fils le prétendait.

— Quand vous faisiez des portraits en Angleterre, monsieur Kerstall, — dit-elle, — avant d’aller en Italie, vous avez fait celui de mon père, M. Henry Dunbar ; qui était alors un jeune homme. Vous rappelez-vous de cette particularité ?

Laura fit cette question le cœur plein d’espoir, mais, à sa grande surprise, Kerstall ne fit aucune attention à sa demande, et continua à divaguer sur la décadence de l’art moderne.

— On m’a dit qu’il y avait un jeune homme appelé Millais, monsieur, et un autre jeune homme appelé Holman Hunt… des enfants, rien de plus que des enfants, monsieur… et on m’a donné à entendre que, lorsque les œuvres de ces jeunes gens sont exposées à l’Académie royale de Londres, le monde s’attroupe autour de leurs œuvres et s’enthousiasme ; pendant que le portrait distingué d’un représentant, avec une colonne dans le goût corinthien et une draperie rouge dans le fond, n’attire pas plus l’attention qu’un évêque de demi-grandeur sur une toile vide. On me dit cela, monsieur, et je suis obligé d’y croire.

Et la pauvre Laura écoutait avec grande impatience ces discours sur la peinture. Mais Kerstall le jeune comprit son anxiété et vint à son secours.

— Mon cher père, lady Jocelyn serait heureuse de voir les tableaux qui sont serrés dans cette pièce, si vous n’avez point d’objection à ce que nous les déplacions.

Le vieillard sourit et s’inclina.

— Vous les trouverez distingués, — dit-il. — Vous les trouverez tous plus ou moins distingués.

— Pour sûr, vous ne vous rappelez pas d’avoir fait le portrait d’un M. Dunbar ? — dit Kerstall le jeune, se penchant tout en parlant sur le fauteuil de son père. — Essayez donc encore, père… essayez de vous souvenir… Henry Dunbar, le fils de Percival Dunbar, le grand banquier.

Kerstall père, dont le sourire était stéréotypé, salua, éclata de rire, se gratta la tête, et sembla plongé dans les abîmes d’une profonde pensée.

Laura en conçut une nouvelle espérance.

— Je me souviens d’avoir fait le portrait de sir Jasper Rivington, qui était lord-maire dans l’année… le ciel me protège, comme les dates s’échappent de ma mémoire ! Je me souviens de l’avoir peint revêtu de sa robe, encore ! Oui, monsieur, oui, ma foi, monsieur, dans sa robe officielle. Il aurait voulu que je le fisse regardant par la portière de son carrosse d’apparat, monsieur, saluant la populace à Ludgate Hill, avec le dôme de Saint-Paul qu’on eût aperçu au fond ; mais je lui répondis que cette demande n’était pas praticable, je lui répondis que cela ne pouvait pas se faire, monsieur, je…

Laura regarda Kerstall jeune d’un air désespéré.

— Pourrions-nous voir les tableaux ? — dit-elle. — Je suis sûre que je reconnaîtrais le portrait de mon père, si par hasard il se trouvait parmi ces toiles.

— Mettons-nous donc tout de suite à l’œuvre, — dit l’artiste vivement. — Nous allons regarder vos tableaux, mon père.

Les toiles non encadrées étaient couchées tout autour de la chambre dans tous les sens, empilées contre le mur, amoncelées sur des buffets ; on en avait placé sur des planches pour débarrasser le chemin, et partout la poussière les recouvrait d’une couche épaisse.

— C’est presque une chambre d’horreurs, — dit le jeune Kerstall gaiement, — c’est ici qu’il exilait ses insuccès ; les esquisses des tableaux qu’il devait faire à un moment donné, des groupes ébauchés qu’il avait l’intention de retoucher et de refaire, des tableaux achevés qu’il n’a pas vendus, et tout le fouillis inutile de l’atelier d’un artiste.

Il y avait une grande quantité de croûtes de Kerstall père, croûtes très-classiques et fastidieuses au possible ; études d’après nature, grises, décolorées et musculaires, parsemées çà et là de tronçons de bras et de jambes inachevés. Il y avait un grand nombre de portraits distingués au plus haut degré ; mais la pauvre Laura cherchait vainement le visage qu’elle aurait voulu voir… le froid et dur visage qu’elle pensait que son père devait avoir lorsqu’il était jeune.

Il y avait des portraits de vieilles ladies la tête accoutrée majestueusement, et ceux de jeunes ladies qui souriaient d’une façon niaise, vêtues de petits corsages courts et décolletés, et de fleurs retenues gracieusement par de blanches draperies de mousseline ; il y avait des portraits de sévères dignitaires ecclésiastiques, et de peu célèbres membres du parlement, tenant à la main des projets de loi naturellement prêts à monter à la tribune, et avec une expression pincée de la bouche, qui semblait dire qu’ils étaient prêts à soutenir leur proposition, ou à rester sur le sol de la Chambre.

Il n’y avait qu’un petit nombre de portraits de jeunes officiers, portant un regard farouche sur des engins de guerre. Le fond de ces portraits montrait l’éclair déchirant la nue et jetant son éclat livide sur des pyramides de boulets.

Laura soupirait longuement, car dans tous ces portraits il n’y en avait pas un qui rappelât même de fort loin la belle et dure figure qui lui était familière.

— Je crains bien que le portrait de mon père ait été ou perdu ou détruit, — dit-elle tristement.

Mais Kerstall protesta contre cette idée.

J’ai dit qu’un des privilèges particuliers de Laura était d’enchanter tous ceux avec qui elle était en contact, et de les transformer, à première vue, en esclaves volontaires, heureux de traverser le feu et l’eau pour le service de la belle créature, dont les yeux et les cheveux portaient la lumière et le soleil partout où ils allaient. L’artiste à la barbe noire, à la blouse barbouillée de couleurs, n’était en aucune façon inaccessible aux séductions de lady Jocelyn.

Il avait déjà failli être suffoqué par la poussière cinq ou six fois au moins pour lui complaire, et il était disposé à en aspirer encore autant et plus si bon lui semblait.

— Nous n’allons pas y renoncer déjà, madame, — dit-il gaiement ; — il y a encore quelques planches à explorer. Si nous tentions la planche numéro un, pour voir si nous ne découvrirons pas là-haut M. Henry Dunbar ?

Kerstall fils monta sur une chaise, et descendit un autre amas de toiles, plus malpropres encore que toutes les précédentes collections. Il apporta celles-ci sur une table près du chevalet de son père, et il les essuya proprement l’une après l’autre avec un grand foulard en lambeaux, puis il les posa sur le chevalet. Le chevalet était placé en plein jour devant la grande croisée. Cette journée était belle et claire. Il ne manquait donc pas de jour pour éclairer les portraits.

Kerstall père commençait à s’intéresser tout à fait aux mouvements de son fils, et contemplait le travail du jeune homme avec un continuel éclat de rire étouffé et une inclination de tête qui était l’expression d’une complète satisfaction.

— Oui, ils sont distingués, — marmottait le vieillard. — Ils peuvent faire une cabale contre moi dans Trafalgar Square, et refuser de les exposer ; mais ils ne peuvent pas dire que mes portraits sont communs. Non, non. Prenez un bol d’eau et une éponge, Fred, et lavez-en la poussière,. Cela me fait plaisir de les revoir… ma foi, oui, monsieur, cela me fait plaisir de les revoir.

Frédérick obéit à son père, et les peintures s’embellirent étrangement sous l’influence de l’éponge humide. C’était, à vrai dire, une opération lente ; mais Laura tenait à voir toutes les étoiles, et Philip attendait assez patiemment que cette inspection fût arrivée à son terme.

Le vieillard s’éclairait aussi bien que ses tableaux, et il commença bientôt à appeler tous les sujets par leurs noms.

Le député de Slopton-sur-la-Tees, — dit-il pendant que son fils plaçait le portrait sur le chevalet ; — c’était un portrait de présentation aux électeurs, mais les souscriptions ne furent jamais couvertes, et le comité me laissa le portrait sur les bras. Je ne me souviens pas du nom de ce candidat, parce que ma mémoire n’est pas aussi bonne que d’habitude ; mais la ville était Slopton-sur-la-Tees… Slopton… oui, oui, je me souviens de cela.

Le jeune Kerstall retira le candidat de Slopton et plaça un autre portrait sur le chevalet. Mais celui-ci était comme tous les autres, il ne portait aucune trace de ressemblance avec le visage que Laura cherchait.

— Je me le rappelle aussi celui-ci, — s’écria le vieillard avec un éclat de rire triomphant. — C’était un officier au service de la Compagnie des Indes-Orientales. Je me le rappelle, c’était un jeune gaillard fougueux. Ce portrait avait été fait pour sa mère ; le tiers du prix me fut payé à la première séance ; mais jamais je n’ai reçu six pence après, et il partit pour l’Inde, me promettant de m’envoyer une traite à escompter par le prochain courrier pour la différence, mais je n’en ai plus jamais entendu parler.

Kerstall dérangea l’officier indien et substitua un autre portrait à la place du sien.

Philip, qui était assis près de la fenêtre et regardait avec assez d’indifférence, s’écria :

— Quelle belle tête !

C’était une tête jeune et charmante qui jetait au monde un sourire hautain et défiant, une figure splendide, qui peut-être avait une ombre d’impertinence dans le dessin de la lèvre supérieure vivement prononcée sur une épaisse moustache d’un blond cendré avec le bout très-effilé et qui frisait en relevant. C’était un de ces visages qui auraient pu appartenir au favori d’un puissant monarque ; le visage d’un Cinq-Mars, au faîte même de sa vertigineuse fortune, ayant une centaine de paires de bottes dans son cabinet de toilette, tandis que l’impassible cardinal de Richelieu attendait silencieusement le jour de son jugement. Buckingham avait le même sourire insolent sur les lèvres, le même éclat victorieux dans son regard d’aigle, en s’approchant du trôné de Louis le Juste, laissant les perles et les diamants s’échapper de ses ajustements, et sentant peser sur lui la caresse de l’amour coupable par les beaux yeux bleus de la reine Anne d’Autriche. C’était un de ces visages qui ne peuvent appartenir qu’à quelque puissant favori de la fortune défiant tout le genre humain, soutenu par la connaissance de ses suprêmes avantages.

Mais Laura secoua la tête en regardant ce portrait.

— Je commence à désespérer de trouver l’image de mon père, — dit-elle ; — jusqu’à présent je n’ai rien vu qui lui ressemblât.

Le vieillard leva sa main osseuse et désigna le portrait placé sur le chevalet.

— Ceci est la meilleure chose que j’aie faite, — dit-il ; — oui… la meilleure sans contredit. Elle a été exposée à l’Académie il y a trente-six ans… oui, par le ciel, monsieur, il y a trente-six ans ! et les journaux en ont parlé d’une façon très-flatteuse, monsieur ; mais l’homme qui l’avait commandé me le renvoya pour y faire des changements. L’expression de la tête ne lui plaisait pas ; mais, comme il me paya le portrait deux cents guinées, je n’avais pas de raison pour me plaindre ; et, si j’étais resté en Angleterre, cette connaissance eût pu être très-avantageuse pour moi, car c’étaient des gens très-riches de la Cité, monsieur énormément riches… quelque chose comme des banquiers, et le nom, le nom… Voyons donc… voyons donc !

Le vieillard se frappa le front en paraissant réfléchir.

— Je me rappelle, — ajouta-t-il bientôt ; — c’était un grand nom de la Cité… c’était un nom bien connu… Dun… Dunbar… Dunbar.

— Mais, mon père, c’était ce même nom que je vous demandais il y a une demi-heure.

— Je ne me souviens pas de vous avoir entendu me demander rien de semblable, — répondit le vieillard avec un peu d’aigreur ; — mais je sais que le portrait qui est sur ce chevalet est celui du fils unique de M. Dunbar.

Kerstall le jeune regarda Laura, s’attendant à voir son visage rayonner de satisfaction ; mais, à sa grande surprise, elle paraissait plus que jamais trompée dans son attente.

— La mémoire de votre pauvre père le trompe, — dit-elle à voix basée. — Ce n’est pas le portrait de mon père.

— Non, — dit Jocelyn, — cela n’a jamais ressemblé à Dunbar.

Frédérick haussa les épaules.

— Je vous l’avais bien dit, — murmura-t-il d’un ton confidentiel, la mémoire de mon pauvre père est partie. Désirez-vous voir le reste des tableaux ?

— Oh ! oui, si vous ne pensez pas que ce soit un trop grand dérangement.

Kerstall descendit un autre paquet de toiles sans cadres de la planche numéro deux, dont quelques-unes étaient des têtes de fantaisie et plusieurs esquisses de grands tableaux d’histoire. Il n’y avait plus que quatre portraits, et aucun d’eux ne révélait la ressemblance la plus faible avec la figure que Laura désirait tant voir.

Le vieillard faisait entendre son ricanement pendant que son fils exhibait les tableaux, et, de temps à autre, il donnait volontairement, quelque fragment de renseignements sur ces œuvres d’art variées, que son fils écoutait avec patience et respect.

L’inspection terminée, le baronnet et sa femme remercièrent chaudement l’artiste pour sa complaisance, et Philip lui commanda la copie du tableau que Laura avait tant admiré au Louvre. Frédérick reconduisit ses hôtes jusqu’au bas du sombre escalier, et les vit monter dans la voiture de place qui attendait sous la porte cochère.

Et c’est tout ce qui résulta des recherches de Laura pour retrouver le portrait de son père.