Henry Dunbar/37

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 119-125).

CHAPITRE XXXVII

La lettre de Margaret.

La vie paraissait bien vide à Clément, quand il revint à Londres un jour ou deux après que Margaret eut quitté le Grand-Cerf. Il raconta à sa mère que sa fiancée et lui s’étaient séparés ; mais il ne voulut pas en dire davantage.

— J’ai été cruellement désillusionné, ma bonne mère, et tout cela est plein d’amertume pour moi, — dit-il.

Mme Austin ne se sentit pas le courage de faire d’autres questions.

— Je pense que je dois me trouver satisfaite, Clément, — dit-elle. — Il me semble que j’ai vécu dans ces derniers temps dans une atmosphère d’énigmes mais je puis encore trouver le moyen d’être contente, Clément, tant que je vous aurai avec moi.

Clément retourna à Londres. La vie semblait pour ainsi dire s’être éloignée de lui, et il éprouvait ce qu’éprouverait un vieillard qui aurait perdu les heureuses chances de la vie, l’espoir du bonheur domestique et d’un intérieur agréable, l’opportunité d’une carrière utile et d’un nom honoré, et qui n’a plus rien à faire qu’à attendre patiemment que le lent courant de son existence vide se jette dans cette mer sans fond qu’on appelle la mort.

— Je me sens bien vieux, ma mère, — disait-il parfois ; — je me sens bien vieux !

Pour un homme dont la vie a été très-occupée, il n’y a pas d’ennui plus insupportable que l’oisiveté.

Clément sentait cela, et pourtant il n’avait pas assez de courage pour recommencer la vie, bien que des offres très-séduisantes lui eussent été faites par les maisons de commerce les plus considérables, dont les chefs étaient très-désireux de s’emparer du caissier bien connu de MM. Dunbar, Dunbar et Balderby.

Le pauvre Clément ne pouvait pas encore surmonter sa peine. Sa désillusion avait été trop cruelle, et il n’avait pas le courage de se soumettre au rude contact des gens d’affaires et de recommencer la vie. Il gaspillait les jours et les heures à réfléchir tristement sur le passé. Combien il avait été trompé, quel faible et malheureux fou il avait été, car il avait cru aussi fermement à la sincérité de Margaret qu’à la puissance de Dieu !

À la fin, une pensée nouvelle traversa l’esprit de Clément, une pensée qui plaçait l’honorabilité de Margaret sous un jour plus mauvais encore que celui où elle s’était révélée par son propre aveu.

Il ne pouvait y avoir qu’une raison dans le changement subit de ses sentiments pour Dunbar. Le millionnaire avait acheté son silence. Cette jeune fille qui semblait la véritable incarnation de la pureté et de la candeur avait son prix, peut-être, aussi bien que d’autres gens, et Dunbar s’était acquis le silence de la fille de sa victime.

— C’est la connaissance intime de ce fait qui la faisait me fuir pendant cette nuit et crier qu’elle était une créature avilie, indigne d’unir son sort à celui d’un honnête homme. Oh ! Margaret, Margaret ! La pauvreté doit en effet être une école bien cruelle, si elle vous a rendue capable d’une pareille dégradation !

Plus Clément réfléchissait sur ce sujet, plus il arrivait avec une certitude plus absolue à ce raisonnement que le silence de Margaret avait été ou acheté par Dunbar, ou qu’il se l’était assuré par des menaces. Il se pouvait que le banquier eût effrayé la malheureuse enfant par quelque terrible menace qui pesait sur son esprit, et l’eût arrachée à l’homme qui l’aimait, qu’elle aimait peut-être, malgré les paroles cruelles qu’elle avait prononcées au moment de la séparation.

Clément ne pouvait croire complètement à l’avilissement de celle en qui il avait eu foi. Il allait et revenait sur le même terrain, essayant de découvrir certaine circonstance cachée, quelque invraisemblable qu’elle fût, qui pût expliquer ou justifier la conduite de Margaret.

Parfois, dans ses rêves, il voyait un visage bien connu qui le regardait d’un air pensif et presque de reproche, puis une figure sombre qui lui était étrangère venait se placer entre lui et cette ombre gracieuse, et dissipait la vision d’une main impitoyable. À la fin, à force de revenir toujours sur le même sujet et de plaider la cause de Margaret contre la triste et cruelle évidence des faits, Clément en vint à considérer l’innocence de la jeune fille comme une chose établie.

Il y avait fausseté et perfidie dans cette affaire, mais Margaret n’était ni fausse ni perfide. Il y avait un mystère, et Dunbar était au fond de tout cela.

— Il semble que l’esprit de la victime ait voulu troubler nos existences et nous crier vengeance, — pensait Clément. — Il n’y aura pas de repos pour nous jusqu’à ce que le secret du crime commis dans le petit bois près de Winchester soit révélé au grand jour.

Cette pensée, qui assiégeait jour et nuit le cerveau de Clément, fit naître en lui une idée fixe. Avant de reprendre la tranquille routine de la vie, il se donna lui-même une tâche à accomplir, et cette tâche était la solution du mystère de Winchester.

Le lendemain même du jour où cette résolution avait pris une forme définie, Clément reçut une lettre de Margaret. La vue de cette écriture bien connue lui causa une sensation où se mêlaient la surprise et l’espérance, et ses mains éprouvèrent un léger tremblement lorsqu’il déchira l’enveloppe. Cette lettre était soigneusement et brièvement rédigée.

« Vous êtes un brave cœur, monsieur Austin, écrivait Margaret, et quoique vous ayez des raisons pour me mépriser, vous ne refuserez pas de recevoir mon témoignage en faveur de celui qui a été faussement soupçonné d’un crime terrible, et qui a besoin de justification. M. Henry Dunbar n’est pas le meurtrier de mon père. Le ciel m’est témoin que ceci est la vérité, et je sais que c’est la vérité. Que cette assurance vous suffise, et permettez que le secret de l’assassinat reste à jamais un mystère en ce monde. Dieu sait la vérité, et il a sans doute puni le misérable pécheur qui s’est rendu coupable de ce crime, comme Il punit tous les autres pécheurs, tôt ou tard, dans le cours de Son ineffable sagesse. Laissez le coupable, n’importe où il se cache, au jugement de Dieu, qui pénètre tous les endroits cachés, et oubliez que vous m’avez connue moi et ma malheureuse histoire.

« Margaret Wilmot. »

Cette lettre même n’ébranla pas la résolution de Clément.

— Non, Margaret, votre plaidoirie elle-même ne me détournera pas de mon projet, — se disait-il. — D’ailleurs, comment saurai-je de quelle façon cette lettre a été écrite ? Elle peut avoir été écrite sous la dictée de M. Dunbar, et sous la crainte de quelque menace. Quoi qu’il en soit, il faudra en finir avec le mystère du meurtre de Winchester, si la patience et l’intelligence peuvent résoudre une énigme. Aucun mystère ne me séparera de la femme que j’aime.

Clément mit la lettre de Margaret dans sa poche et alla droit à Scotland Yard, où il obtint accès auprès d’un homme ayant l’aspect d’une personne rompue aux affaires, court et corpulent, les cheveux épais et coupés en brosse, un col de chemise imperceptible, une cravate de satin noir et une redingote croisée sur la poitrine. Cet homme avait moitié l’aspect d’un capitaine en demi-solde, moitié celui d’un agent de change malheureux ; mais le vif éclat de ses yeux gris plut à Clément, ainsi que l’expression résolue de ses lèvres minces et de son menton proéminent.

Les occupations du service de sûreté étaient insignifiantes en ce moment-là. Il n’y avait rien de marquant qu’une affaire de faux billets de la Banque d’Angleterre ; et Carter informa Clément qu’il y avait plus de chats dans Scotland Yard qu’il n’y avait de souris à tuer. Dans ces circonstances, Carter pouvait entrer dans les vues de Clément, et se consacrer pendant quelque temps à des recherches minutieuses sur l’affaire de Winchester.

— Je vais consulter une série de journaux et me pénétrer des détails du meurtre, — dit l’agent. — J’étais à Glasgow, tout l’été dernier, à la recherche des particuliers qui s’étaient livrés à un grand vol de plaids écossais, et je ne saurais dire que j’aie grande souvenance de ce qui s’est passé dans l’affaire Wilmot. M. Dunbar lui-même offrait une récompense à qui découvrirait les coupables, n’est-ce pas ?

— Oui ; mais ce pouvait être pour donner le change.

— Oh ! certainement, cela se peut ; mais, d’un autre côté, cela peut ne pas être. Il faut toujours considérer ces sortes de choses à tous les points de vue. Frappé de la conviction de la culpabilité de cet homme, vous découvrirez des preuves à l’appui de cette conviction. Mon plan est de commencer par le commencement, d’apprendre l’alphabet de la chose, et d’arriver peu à peu à la syntaxe et la prosodie.

— Je voudrais pouvoir vous aider dans cette affaire, — dit Clément, — car j’ai un intérêt extrême à l’issue de cette aventure.

— Je crois que vous gêneriez plutôt que vous ne serviriez dans tout ceci, — répondit Carter en souriant ; — mais vous aurez le droit de mettre la main à la pâte, si cela vous fait plaisir, si vous voulez vous engager à être muet quand je vous le recommanderai.

Clément promit d’être la discrétion même. L’agent lui rendit visite deux jours après l’entrevue dans Scotland Yard.

— J’ai entièrement étudié l’affaire Wilmot, monsieur, — dit Carter ; — et je crois que ce que je puis faire de mieux d’abord, c’est d’aller voir le lieu du meurtre. Je partirai pour Winchester demain matin.

— Alors j’irai avec vous, — dit Clément vivement.

— À votre aise, monsieur Austin. Vous ferez bien d’emporter votre livre de chèques, pendant que vous y serez, car ce genre d’affaire est susceptible de devenir très-coûteux.