Henry Dunbar/38

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 125-172).

CHAPITRE XXXVIII

Notes prises dans le journal tenu par Clément pendant son voyage à Winchester

« Si j’avais été un homme heureux, n’ayant pas une grande inquiétude dans l’esprit, je crois que j’aurais pu m’amuser beaucoup dans la société de M. Carter, l’agent de police. Cet homme avait un amour enthousiaste pour sa profession, et s’il peut y avoir quelque chose de dégradant dans cet emploi, cela ne l’affectait en aucune façon. Il se peut que la connaissance qu’avait M. Carter de son utilité fût suffisante pour mettre son amour-propre à l’abri. Si, en remplissant son devoir, il avait à faire des choses désagréables ; s’il avait à affecter des relations d’amitié avec l’homme qui poussait à la potence ; s’il avait pour mission de découvrir la trame d’une action criminelle grâce à la confiance et à l’insouciance qui s’échappe d’un verre ami ; si de temps à autre il avait à se soumettre à des actes qui, pour d’autres hommes, seraient une flétrissure, il savait qu’il faisait son devoir et que la société se détraquerait s’il n’existait pas des hommes comme lui, perspicaces, braves, résolus et décidés à tout pour accomplir une tâche désagréable, des hommes qui se dévouent à servir de chiens de berger au troupeau de l’humanité, et à être la terreur des animaux sauvages et pillards,

« M. Carter me raconta un grand nombre de ses expéditions pendant notre voyage à Winchester. J’écoutais ce qu’il me disait, mais je ne m’y intéressais pas. Je ne pouvais me rappeler qu’une chose, ne penser qu’à une chose : au mystère qui me sépare de la femme que j’aime.

« Plus j’y songe, plus je me confirme dans la conviction que je n’ai pas été la dupe d’une femme sans cœur ou cupide. Margaret a été influencée. Elle a porté la peine de son obstination à pénétrer jusqu’à Dunbar. D’une façon inexplicable, au moyen de quelque rouerie ou de quelque trahison, cet homme a déterminé la fille de sa victime à devenir le champion de son innocence au lieu de s’en faire l’accusatrice.

« Il doit exister une complication horrible, une fatalité cruelle, qui contraint Margaret à mentir à son cœur et à sacrifier son bonheur et le mien. Le jour de son départ de Shorncliffe, elle souffrait aussi cruellement que je pouvais souffrir ; je sais maintenant qu’il en était ainsi. Mais j’étais aveuglé alors par l’orgueil et la colère ; je n’avais conscience de rien que de mes propres douleurs.

« Trois fois dans le courant de mon voyage de Londres à Winchester j’ai tiré de mon portefeuille l’étrange lettre de Margaret, et j’ai lu ces lignes familières avec la pensée de me confier entièrement à mon compagnon, et de remettre cette lettre entre ses mains. Mais pour cela il faudrait lui raconter l’histoire de mon amour et de mon désenchantement ; et je ne puis me résoudre à le faire. Il se peut que cet homme découvre des idées cachées dans les paroles de Margaret, des idées qui sont tout à fait obscures pour moi. Je crois que l’art de l’agent de police renferme en soi la puissance de deviner les pensées qui se cachent sous des expressions qui sont assez simples en elles-mêmes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Nous entrâmes dans Winchester vers midi, et M. Carter proposa de nous rendre directement à l’Hôtel George, où Dunbar était resté après le meurtre dans le petit bois.

« — Nous ne pouvons mieux faire que de nous fixer à l’hôtel où les gens soupçonnés se sont arrêtés au moment de l’événement pour lequel nous faisons des recherches, me dit M. Carter, comme nous nous éloignions de la station après avoir remis notre mince bagage aux soins d’un porteur ; nous allons recueillir tous les genres de renseignements d’une façon engageante, si nous restons dans la maison, de ces niaiseries qui ne paraissent rien du tout, jusqu’à ce qu’elles soient réunies et que vous remontiez au commencement, et que vous les lisiez couramment et de la bonne façon. Maintenant, monsieur Austin, je dois vous dire quelques mots avant de commencer l’affaire, car vous êtes un amateur dans ce genre d’exercice, et il se peut très-bien faire qu’avec les meilleures intentions, vous alliez de l’avant et gâtiez mon jeu. J’ai entrepris cette affaire, et je désire consciencieusement la mener à bien ; dans ces circonstances, je suis obligé d’être sincère. Consentez-vous à n’agir que d’après mes ordres ?

« Je dis à M. Carter que je consentais parfaitement à obéir à ses ordres en toutes choses, aussi longtemps que ce que je ferais aiderait au but de notre voyage.

« — C’est poli et charmant, répondit-il. Donc, à l’œuvre ! D’abord et en premier, vous et moi, nous sommes deux fils de famille qui avons tant de loisir que nous ne savons qu’en faire, et assez d’argent pour en être embarrassés. On nous a parlé de la pêche dans les environs de Winchester, et nous y sommes venus pour y passer une semaine d’oisiveté, ou quelque chose dans ce-genre-là ; nous irons voir les environs, et s’ils nous plaisent… eh bien, nous passerons la saison d’été à l’Hôtel George que nous trouvons très-confortable en général, et dont nous pouvons affirmer que les soles frites ou la soupe à la tortue sont meilleures que dans tous les hôtels des trois royaumes. Ceci est le numéro un, et cela nous met sur le pied de bons clients qui probablement deviendront meilleurs encore. Ceci rendra polis le propriétaire et les garçons, et il n’est rien qu’ils sachent qu’ils ne consentent à dire de bonne volonté. Voilà pour le premier point. Maintenant le point numéro deux est que nous ne savons absolument rien de l’homme qui a été assassiné. Nous connaissons M. Dunbar, parce que c’est un homme connu, un grand personnage, et autres choses de cette nature. Nous avons lu quelques rapports relatifs à ce meurtre dans les journaux, mais nous n’y avons pas donné grande attention. Il se peut alors que cela délie la langue du maître et des garçons, et nous saurons toute l’histoire de l’assassinat, avec tout ce qui a été dit et fait, pensé et soupçonné, toutes les suppositions qui ont été mises en avant, et toutes les rumeurs qui ont couru. Quand le maître et les garçons nous en auront raconté une bonne partie, nous commencerons à nous animer et à nous intéresser beaucoup à cette affaire ; et alors, petit à petit, je poserai mes questions, et je continuerai à les poser jusqu’à ce que chaque bout de renseignement sur ce sujet soit enlevé aussi proprement que la viande d’un os par un chien affamé. J’espère à présent qu’il vous sera agréable de m’aider dans cette opération, monsieur Austin ; et si vous le vouliez, je crois que je trouverais un plan dans lequel vous pourriez vous rendre très-utile.

« Je dis à mon compagnon que j’étais très-désireux de le servir en tout ce qui serait en mon pouvoir, si insignifiant que pût être l’appui qu’il me demandait.

« — Alors je vais vous dire ce que vous pouvez faire. Je ne vais pas aborder le sujet sur lequel je veux les faire causer, tout d’abord, parce qu’ainsi je trahirais l’intérêt que je prends à cette affaire et gâterais mon jeu ; non pas que personne essayerait de me contrecarrer, vous comprenez, si l’on savait que je suis l’agent de police Henry Carter, de Scotland Yard. Ils seraient tous sur le qui-vive immédiatement après qu’ils auraient découvert qui je suis, et ensuite ils tenteraient tous de me servir. Voilà ce qu’ils feraient ; Tom me dirait ceci, Dick voudrait m’expliquer cela, et Harry se souviendrait de telle chose, et le résultat serait de troubler la tête la plus lucide qui ait jamais étudié un problème d’instruction criminelle. Mon jeu est de rester dans l’ombre et de me procurer tous les renseignements au moyen des autres. Je ne me livrerai à aucune importante question, mais j’attendrai tranquillement que le meurtre de Joseph Wilmot surgisse dans la conversation et je ne crois pas que j’aurai longtemps à attendre. Votre besogne est assez facile. Vous aurez des lettres à écrire, vous entendez, et aussitôt que vous m’entendrez, soit avec le patron, soit avec les garçons, comme cela peut être, causer du meurtre, vous vous mettrez à votre pupitre, et vous commencerez à écrire.

« — Vous voulez que je prenne des notes sur la conversation ? lui dis-je.

« — Vous l’avez deviné. Vous ne paraîtrez prendre aucun intérêt à la conversation sur Henry Dunbar et l’assassinat de son domestique. Vous semblerez plongé dans vos lettres, qui doivent être prêtes avant l’heure du courrier ; mais vous vous arrangerez pour recueillir le moindre mot dit par les gens de l’Hôtel George et ayant trait à l’affaire que nous poursuivons. Ne prenez pas garde à mes questions ; ne les écrivez pas, car elles seront inutiles. Écrivez les réponses aussi littéralement que possible. Elles trouveront leur place, soyez sans crainte. Ce sera mon affaire de les mettre au net et de les réunir ensuite. Vous devez être muet et prendre des notes, monsieur Austin ; c’est tout ce que vous avez à faire.

« — Je vous promets de faire de mon mieux.

« Nous approchions de l’Hôtel George, et je ne pouvais m’empêcher de songer à cette belle journée d’été par laquelle Dunbar et sa victime étaient venus à Winchester comme première étape d’un voyage que l’un d’eux ne devait jamais finir. La conviction de la culpabilité du banquier était devenue si forte en moi depuis la scène de Saint-Gundolph Lane, que je pensais alors à cet homme comme s’il avait déjà été jugé et reconnu coupable. Je fus surpris quand l’agent me parla de son crime comme d’une chose faisant question et encore à prouver. Dans mon esprit, Dunbar se reconnaissait, par sa conduite, comme meurtrier de son ancien domestique, Joseph Wilmot.

« Le temps était froid, il faisait du vent, et il y avait peu de promeneurs dans la Grande Rue montueuse de Winchester. Nous fûmes reçus avec beaucoup d’égards à l’Hôtel George, et conduits dans un petit salon très-confortable du premier étage, dont les fenêtres donnaient sur la rue. Deux chambres à coucher à proximité du salon nous furent assignées. Je commandai le dîner pour six heures, m’étant assuré que cette heure convenait à M. Carter, qui retirait doucement toutes les couvertures de voyage qui l’enveloppaient, et regardait attentivement chaque objet qui était dans la chambre, comme s’il pensait qu’il pouvait y avoir quelque fragment de renseignement à recueillir d’une persienne ou d’un seau à charbon, ou quelques mystères cachés dans les tiroirs de la commode. Je crois que l’habitude de l’observation était si puissante chez cet homme, qu’il observait involontairement les choses les plus insignifiantes.

« C’était un jour triste et désagréable, et je fus bien aise d’avancer ma chaise près du feu, et de m’y établir commodément pendant que le garçon alla chercher une bouteille de soda et pour six pence d’eau-de-vie pour mon compagnon, qui se promenait dans la chambre les mains dans ses poches et ses sourcils gris froncés.

« La récompense offerte par le gouvernement pour l’arrestation de l’assassin de Joseph Wilmot était la mise à prix ordinaire de la tête d’un meurtrier. Le gouvernement avait offert de payer cent livres à la personne ou aux personnes qui pourraient donner quelque renseignement qui permettrait de s’emparer du coupable ou des coupables. J’avais promis à M. Carter de lui donner, en outre, cent livres de ma poche s’il réussissait à résoudre le mystère de la mort de Joseph Wilmot. La récompense était par conséquent de deux cents livres, et c’était un enjeu assez joli et assez élevé, me dit M. Carter, comparé au salaire ordinaire de sa profession. Je lui avais donné l’engagement écrit de lui payer cent livres le jour même de l’arrestation du meurtrier. J’étais fort à même de remplir cet engagement, sans crainte d’être obligé de réclamer un service de ma mère, car j’avais économisé environ mille livres pendant les douze années que j’étais resté dans la maison Dunbar, Dunbar et Balderby.

« Je vis à l’aspect de M. Carter qu’il réfléchissait et très-sérieusement. Il but sa bouteille de soda et son eau-de-vie, et il ne dit pas un mot au garçon qui lui apporta ce breuvage populaire ; mais quand cet homme fut sorti, il vint se planter devant moi sur le tapis du foyer.

« — Je vais vous parler très-sérieusement, me dit-il.

« Je l’assurai que j’étais prêt à entendre tout ce qu’il pourrait avoir à me dire.

« — Quand vous vous servez d’un agent du service de sûreté, n’employez jamais un homme en qui vous ne pourriez avoir entière confiance, commença-t-il. Si vous n’avez pas foi en lui, n’ayez rien à démêler avec lui, car on ne doit pas lui confier les plus chers secrets de la famille, qui furent toujours regardés comme sacrés par un honnête homme, parce que c’est un misérable et que vous ferez mieux de marcher sans son aide. Mais quand vous avez mis la main sur un homme qui vous a été recommandé par des gens qui le connaissent bien, fiez-vous à lui et sans crainte. Ne lui racontez pas une partie de votre histoire en lui cachant l’autre ; parce que, voyez-vous, le travail fait dans le demi-jour ne vaut guère mieux que celui fait dans l’obscurité. Maintenant, pourquoi vous dis-je ceci, monsieur Austin ? Vous le savez aussi bien que moi : je le dis, parce que je sais que vous n’avez pas confiance en moi.

« — Je vous ai dit tout ce qu’il était absolument nécessaire que vous sachiez, lui répondis-je.

« — Pas le moins du monde, monsieur. Il est absolument nécessaire pour moi de tout savoir, si vous désirez que je réussisse dans l’œuvre que j’ai entreprise. Vous craignez de me donner votre entière confiance, sans réserve. Dieu vous tienne en paix, monsieur ; dans ma profession, un homme apprend à faire usage de ses yeux, et, quand une fois il a appris la manière de s’en servir, il ne lui est plus facile de les fermer. Je sais aussi bien que vous que vous me cachez quelque chose, bien que vous soyez à moitié résolu de vous fier à moi. Pendant que nous étions assis en face l’un de l’autre dans le wagon du chemin de fer, vous avez tiré trois fois une lettre de votre poche, et, de temps en temps, quand vous lisiez, vous me regardiez avec hésitation et votre regard semblait complètement indécis. Vous pensiez que pendant tout le temps je regardais par la fenêtre, très-intéressé par la vue des champs de blé que nous traversions alors ; mais, monsieur Austin, si je n’étais pas capable de regarder par la fenêtre et de vous observer en même temps, je ne vaudrais pas un grain de sel ni pour vous ni pour les autres. J’ai vu assez clairement que vous aviez envie de me montrer cette lettre, et il n’était pas bien difficile de deviner que cette lettre avait quelque rapport avec l’affaire qui nous a amenés à Winchester.

« M. Carter s’arrêta et s’étaya contre l’angle de la cheminée. Je n’étais pas surpris qu’il eût deviné mes pensées dans le chemin de fer. Je réfléchis sérieusement sur ce sujet. Il avait raison, en somme, sans aucun doute, mais comment pouvais-je raconter à un agent de police mes plus chers secrets… la triste histoire de mon unique amour !

« — Ayez confiance en moi, monsieur Austin, me dit mon compagnon ; si vous avez besoin que je vous serve, ayez entière confiance. Cette même chose que vous me cachez peut être la clef que j’aurais le plus besoin de tenir.

« — Je ne crois pas cela, lui dis-je. Cependant j’ai toute raison de vous croire un homme consciencieux et honnête, et je me fierai à vous. Je crois que vous devez vous demander pourquoi je m’intéresse autant à cette affaire ?

« — Eh bien ! pour dire la vérité vraie, monsieur, il paraît assez extraordinaire de voir un homme indépendant comme vous prendre tant de peine pour découvrir le vrai et le faux d’un meurtre commis il y a près d’un an, à moins que vous ne soyez un parent de la victime ; et même si cela était, vous seriez bien différent de l’espèce des parents ordinaires, car ordinairement ils prennent cela d’une façon plus paisible que toute autre personne, répondit M. Carter.

« Je dis à l’agent que jamais de ma vie je n’avais vu l’homme assassiné, et que je n’avais jamais entendu prononcer son nom avant le meurtre.

« — Alors, monsieur, je puis dire que je ne comprends pas le motif qui vous fait agir, dit M. Carter.

« — Eh bien ! monsieur Carter, je crois que vous êtes un brave homme, et je veux me fier à vous, lui dis-je. Mais pour cela, il faut que je vous raconte une longue histoire, et, ce qui est pis encore, une histoire d’amour.

« Je sentis que je rougissais un peu en disant ceci, et je fus tout honteux de cette fausse pudeur qui amenait cet incarnat sur mes joues.

« M. Carter s’aperçut de mon embarras et fut assez aimable pour m’excuser.

« — Ne soyez pas effrayé de me raconter cette histoire parce qu’elle est sentimentale, dit-il, car croyez-en ma parole, j’en ai joliment entendu des histoires d’amour. Il est bien peu d’affaires qui s’offrent à nous qui, si nous les sondions, ne nous feraient découvrir un cotillon au fond. Vous vous rappelez l’Oriental qui demandait toujours : « Qui est-elle ? » quand il entendait parler d’un combat ou d’un feu, ou d’un taureau furieux qu’on avait laissé s’échapper, ou de toute autre légère calamité de ce genre ; parce que, d’après ses aperçus, il y avait toujours une femme au fond de toutes les mauvaises choses qui arrivaient sur cette terre. Eh bien ! monsieur, si ce potentat oriental avait vécu de nos jours et avait été élevé dans la carrière de la police, que je sois pendu s’il aurait eu besoin de changer d’opinion. Ne soyez donc pas honteux de me faire le récit d’une histoire d’amour, monsieur. J’ai été amoureux moi-même autrefois, bien que j’aie l’air d’un vieux copeau sec, et j’ai épousé la femme que j’aimais : c’était une petite paysanne, aussi fraîche et aussi innocente que les marguerites de l’enclos de son père ; et, jusqu’à ce soir, elle ne sait pas encore de quelle nature est mon travail. Elle croit que je suis quelque chose dans la Cité, cher petit cœur.

« Cette teinte de sentiment dans la conversation de M. Carter était tout à fait sans afféterie ; et je me sentais de plus en plus enclin à me confier à lui après cette petite révélation sur sa vie domestique, Je lui racontai très-brièvement l’histoire de ma connaissance avec Margaret, ne lui donnant que les détails indispensables. Je lui racontai les différents efforts de la jeune fille pour voir Dunbar, et la persistance du banquier à éviter sa présence. Je lui dis enfin notre voyage à Shorncliffe, et l’étrange conduite de Margaret après son entrevue avec l’homme qu’elle avait si vivement désiré de voir.

« Le récit de ceci, bien que je l’eusse fait rapidement, nous prit près d’une heure. Pendant tout le temps M. Carter était resté assis en face de moi, écoutant avidement, me regardant d’un œil fixe et invariable, et doigtant quelque passage musical sur ses genoux, avec des mouvements prudents de ses gros doigts et de ses pouces. Mais je pus voir qu’il n’écoutait pas seulement, mais qu’il réfléchissait et raisonnait sur ce que je lui racontais. Quand j’eus fini mon histoire, il demeura silencieux pendant quelques minutes ; mais il me regardait encore avec le même regard implacable et inexorable, et tapait encore ses doigts sur ses genoux, aussi lentement et de propos aussi délibéré que s’il avait composé une fugue à la manière de Mendelsohn.

« — Et, avant l’époque de cette entrevue à Maudesley Abbey, Mlle Wilmot était frappée de l’idée que Dunbar était le meurtrier de son père ? dit-il à la fin.

« — Très-positivement.

« — Et après cette entrevue, la jeune femme a changé subitement d’opinion, et voulait, au contraire, que le banquier fût innocent ? demanda M. Carter.

« — Oui ; quand Margaret revint de Maudesley Abbey, elle me fit part de sa conviction de l’innocence de Dunbar.

« — Et elle refusa de remplir ses engagements avec vous ?

« — Oui, monsieur.

« L’agent cessa de tambouriner des fugues sur ses genoux et commença à se gratter la tête, passant doucement sa main de côté et d’autre dans ses cheveux gris de fer, et me regardant toujours. Je vis alors que ce regard inexorable n’était que l’expression fixe de la figure de M. Carter quand il réfléchissait profondément, et que la dureté de son regard avait très-peu de rapports avec l’objet qu’il fixait.

« J’examinais son visage pendant qu’il réfléchissait, espérant voir quelque éclair subit et intellectuel illuminer sa physionomie ; mais je l’examinais vainement. Je vis qu’il se trouvait en défaut ; je vis que la conduite de Margaret était tout aussi inexplicable pour lui qu’elle l’avait été pour moi.

« — M. Dunbar est un homme très-riche, dit-il à la fin ; et l’argent fait, généralement, beaucoup dans des cas pareils. Il y a eu une célébrité politique, sir Robert quelqu’un… mais pas sir Robert Peel… qui disait : « Tout homme a son prix. » Maintenant, pensez-vous qu’il soit possible que Mlle Wilmot se soit laissée corrompre pour garder le silence ?

« Puis-je penser qu’elle aurait accepté de l’argent de l’homme qu’elle soupçonnait être l’assassin de son père… de l’homme qu’elle savait avoir été l’ennemi de son père ?

« — Non, répondis-je résolûment, je suis sûr qu’elle est incapable d’une telle bassesse. L’idée qu’elle a été achetée est venue à mon esprit dans la première amertume de ma colère, mais, même alors, je repoussais cela comme incroyable. À présent que je puis penser froidement à ce sujet, je sais qu’une pareille alternative est impossible. Si Margaret a été influencée par Dunbar, c’est par la crainte seule qu’il aura agi. Dieu sait de quoi il aura menacé la malheureuse enfant ! L’homme qui a pu attirer son vieux domestique dans un bois solitaire et l’y assassiner, l’homme qui jamais n’a senti une étincelle de pitié pour l’instrument et le complice du crime de sa jeunesse, pour l’humble ami qui sacrifiait un nom sans tache dans le but de servir son maître, a dû éprouver peu de remords à torturer une jeune fille sans défense qui osait se présenter devant lui comme une accusatrice.

« — Mais vous dites que Mlle Wilmot était résolue et avait l’esprit très-monté. Est-il probable que cette personne ait été de nature à se laisser dominer par la crainte que lui aurait inspirée M. Dunbar ! Quelle menace aurait-il pu employer pour l’épouvanter ?

« Je secouai la tête d’une façon désespérée.

« — J’en suis aussi ignorant que vous, lui dis-je, mais j’ai des raisons puissantes pour croire que Margaret était sous l’influence d’une grande frayeur quand elle revint de Maudesley Abbey.

« — Quelles raisons ? demanda M. Carter.

« — Son ton démontrait suffisamment qu’elle avait été effrayée. Son visage était blanc comme un linge quand je la rencontrai, elle tremblait et s’éloigna de moi comme si ma présence était horrible pour elle.

« — Pourriez-vous essayer de répéter ce qu’elle a dit ce soir-là et le matin suivant ?

« Ce n’était pas chose bien agréable pour moi, que de rouvrir mes blessures au profit de M. Carter, l’agent de police, mais il eût été absurde de contrarier cet homme quand il travaillait dans le but de m’être utile. J’aimais trop Margaret pour oublier tout ce qu’elle m’avait jamais dit, même dans nos moments les plus heureux et les plus calmes ; et j’avais une raison particulière pour me rappeler cette cruelle entrevue d’adieu, et la scène étrange qui avait eu lieu dans le corridor du Grand-Cerf le soir de son retour de Maudesley Abbey. Je parcourus de nouveau ce terrain, par conséquent, pour l’édification de M. Carter, et je lui redis mot à mot tout ce que Margaret m’avait dit. Quand j’eus fini, il s’enfonça encore plus dans sa rêverie, pendant que je restais assis, écoutant le tic-tac d’un coucou placé dans le corridor au dehors de notre salon, et le bruit d’un pas quelconque sur le trottoir au bas de nos fenêtres.

« — Il n’y a qu’une chose qui me frappe spécialement dans tout ce que vous m’avez dit, reprit l’agent bientôt après, quand je me fus fatigué de l’examiner et quand j’eus donné loisir à mes pensées d’errer et de rétrograder vers cet heureux temps où Margaret et moi nous nous aimions en ayant foi l’un dans l’autre. Il n’y a qu’une chose qui me frappe dans tout ce que vous a dit la jeune fille, et ce sont ces mots : « Il n’y a que souillure à recueillir à mon contact, » vous a dit Mlle Wilmot. « Je suis indigne d’être liée au sort d’un honnête homme, » vous a dit encore Mlle Wilmot. Eh bien ! c’est comme si elle avait été achetée d’une manière ou d’une autre par M. Dunbar. Je l’ai retourné dans mon esprit de toutes les façons, et, quelle qu’en soit l’analyse, c’est toujours ce qui en résulte : la jeune femme a été achetée et elle a eu honte d’elle-même de s’être laissée corrompre.

« Je dis à M. Carter que je ne pourrais jamais arriver à croire à une telle action.

« — Peut-être bien que non, monsieur, mais cela peut être vrai comme l’Évangile après tout. Il n’y a pas d’autre moyen d’expliquer la conduite de la jeune femme. Si M. Dunbar était innocent et était arrivé à convaincre la jeune femme de son innocence, elle serait arrivée à vous avec sa franchise et sa rondeur ordinaires pour vous dire : « Mon ami, je me suis trompée sur M. Dunbar et j’en suis très-désolée ; mais il nous faudra chercher ailleurs le meurtrier de mon pauvre père. » Mais que fait la jeune femme ? Elle va se blottir le long du mur d’un corridor, elle tremble et frissonne et dit : « Je suis une misérable ; ne m’approchez pas… ne me touchez pas. » C’est bien d’une femme de se laisser corrompre et ensuite de s’en montrer affligée.

« Je ne répondis rien à cela. C’était pour moi une chose odieuse et inexprimable que d’entendre parler de ma pauvre Margaret comme d’une « jeune femme » par mon rude compagnon. Mais il n’y avait pas moyen de garder voilés les mystères sacrés de mon cœur. J’avais besoin de l’appui de M. Carter. Pour le moment, Margaret était perdue pour moi, et mon unique espoir de pénétrer les causes cachées de sa conduite reposait sur l’aptitude de M. Carter à résoudre la sombre énigme de la mort de Joseph Wilmot.

« — Ah ! par parenthèse, dit l’agent, il y avait une lettre, n’est-ce pas ?

« Il étendait la main pendant que je cherchais la lettre dans mon portefeuille. Comme cette main me parut avide et inquisitoriale alors, et combien je haïssais l’agent de police, à ce même moment !

« Je lui donnai la lettre, et je ne gémis pas tout haut lorsque je la lui tendis. Il la lut lentement, une fois, deux fois, trois fois… cinq… six fois, je crois, en tout… mettant les doigts de sa main gauche dans ses cheveux pendant qu’il lisait, et fronçant le sourcil à la vue du papier qu’il avait devant lui. Ce fut pendant qu’il lisait cette lettre pour la dernière fois que j’aperçus un subit rayon de lumière dans ses perçants yeux gris et une espèce de sourire se jouer autour de ses lèvres minces.

« — Eh bien ? lui dis-je d’un ton interrogateur au moment où il me rendait la lettre.

« — Eh bien, monsieur, la jeune dame (M. Carter cette fois appelait Margaret la jeune dame, et je ne pus m’empêcher de penser que sa lettre l’avait révélée aux yeux de cet homme comme un être différent de la classe ordinaire des femmes vulgairement appelées jeunes femmes), la jeune dame était sincère quand elle écrivait cette lettre, monsieur, me dit-il ; elle n’a pas été écrite sous la dictée de quelqu’un, et elle n’a pas été payée pour l’écrire. Il y a du cœur là dedans, monsieur, si je puis me permettre cette expression ; il y a du cœur de femme dans cette lettre ; et quand une femme a donné une libre carrière à son cœur, sa cervelle se ratatine comme de l’amadou. Je mets cette lettre avec le discours tenu dans le corridor du Grand-Cerf, monsieur Austin, et des deux je pense véritablement pouvoir faire le plus bizarre quatre qui fut jamais additionné par un agent de première classe.

« Un faible éclat, qui ressemblait à un rayonnement de plaisir, éclaira toute la face blême de M. Carter pendant qu’il parlait, et il se leva et marcha tout autour de la chambre, non lentement et pensivement, mais d’un pas vif et déterminé qui était nouveau pour moi. Je pus voir que son entrain s’était accru de plusieurs degrés depuis la lecture de la lettre.

« — Vous avez trouvé une piste ? lui dis-je ; vous voyez votre chemin ?…

« Il se retourna vivement et mit fin à mon extrême curiosité d’un geste de sa main.

« — Ne vous pressez pas tant, monsieur, dit-il gravement ; quand vous perdez votre chemin par une nuit noire dans un pays marécageux, et que vous apercevez une lumière devant vous, ne commencez pas par frapper des mains et crier vivat avant de savoir quel genre de lumière ce peut être. Cela peut être un feu follet ou une lampe. Vous me laissez le soin de cette affaire, monsieur Austin, ne vous pressez donc pas de tirer des conclusions. Je tâcherai d’en sortir tranquillement, et quand ce sera fait, je vous dirai ce que j’en pense. Et maintenant si nous allions faire un tour dans la cour de la cathédrale, et si nous allions visiter l’endroit où le corps a été trouvé.

« — Comment trouverons-nous l’endroit même ? lui demandai-je en mettant mon chapeau et mon pardessus.

« — Le premier passant nous l’indiquera, répondit M. Carter ; il n’y a pas tous les jours un crime célèbre dans les environs de Winchester, et quand les habitants en ont un, ils savent en apprécier les avantages. Vous pouvez être certain que l’endroit est très-connu.

« Il était alors environ cinq heures. Nous descendîmes l’escalier glissant en bois de chêne et sortîmes dans la paisible rue. Un vent froid et âpre soufflait des montagnes, et les nids des grolles perchés dans les plus hautes branches des vieux arbres étaient remués comme le berceau légendaire au sommet de l’arbre. Je n’avais jamais été à Winchester, et je fus charmé des vieilles et originales maisons, de la grande cathédrale, des prairies étendues, des ruisseaux tortueux, ridés par le vent. Je me sentis calmé par la placidité particulière de ce tableau, et je ne pus m’empêcher de songer que si la destinée d’un homme devait être malheureuse, Winchester serait un agréable endroit pour y venir traîner son malheur. Une ville tranquille, oubliée, où l’unique événement des lentes journées se bornait au carillon de l’horloge et aux tons divers des cloches de la cathédrale.

« M. Carter avait étudié toutes les bribes de preuves relatives au meurtre de Wilmot. Il me montra la porte par laquelle Dunbar était entré dans la cathédrale, le sentier que les deux hommes avaient pris pour aller dans le petit bois. Nous suivîmes ce même sentier, et nous nous rendîmes à l’endroit même où l’homme assassiné avait été trouvé.

« Un jeune garçon qui pêchait près du petit bois vint à nous et nous montra la place exacte. C’était entre un orme et un hêtre.

« — Il n’y a pas beaucoup de hêtres dans ce petit bois, dit le jeune garçon, et celui-ci est le plus gros. Il est donc assez aisé pour tout le monde de découvrir l’endroit. Il faisait un temps très-sec l’année dernière au mois d’août quand le crime a été commis, et l’eau n’était pas à moitié aussi profonde qu’elle l’est aujourd’hui.

« — A-t-elle une profondeur égale partout ? demanda M. Carter.

« — Oh ! non, dit le jeune homme, c’est ce qui rend ces ruisseaux si dangereux pour les baigneurs ; ils sont assez peu profonds dans de certains endroits, mais il y a toutes sortes de trous ; et à moins d’être un très-bon nageur, il vaut mieux ne pas s’y fier.

« M. Carter donna six pence au jeune garçon et le renvoya. Nous marchâmes un peu plus loin, puis alors nous retournâmes et revînmes vers la cathédrale. Mon compagnon était très-silencieux, et je vis qu’il réfléchissait encore. Le changement qui s’était opéré dans ses manières après la lecture de la lettre de Margaret m’avait inspiré une nouvelle confiance en lui, et j’étais plus à même d’attendre le résultat des événements. Petit à petit la gravité de la nature du travail dans lequel je m’étais engagé augmenta d’importance dans mon esprit, et je sentis que j’avais quelque chose de plus à faire que de me rendre compte de la conduite de Margaret : j’avais à remplir un devoir envers la société, en prêtant mon concours le plus puissant pour la découverte du meurtre de Wilmot.

« S’il était permis à l’assassin de ce pauvre homme, de vivre, de prospérer, et de porter la tête haute comme maître de Maudesley Abbey, et associé principal d’une grande maison de la Cité qui depuis un siècle et demi porte un nom honorable, une sorte de prime d’encouragement était offerte au crime dans les sphères élevées. Si Dunbar avait été un être mourant de faim, qui dans un moment de folie et de fureur contre les inégalités de l’existence eût levé son bras décharné pour frapper son frère opulent pour un morceau de pain, tous les agents de police eussent été comme des chiens à la piste de ses pas furtifs, épiant son visage coupable, et ils eussent été attachés à ses trousses jusqu’à ce qu’ils l’eussent amené à son horrible fin. Mais parce que dans le cas présent l’homme soupçonné avait toutes les vertus suprêmes comprises dans des millions, la justice revêtait son plus épais bandeau, et les agents, si habiles pour traîner un malheureux de basse extraction au gibet, se tenaient à distance, et disaient avec respect : « M. Dunbar est un homme trop haut placé pour s’être rendu coupable d’un crime diabolique. »

« Ces pensées remplissaient mon esprit, tandis que je m’en retournais à l’Hôtel George avec M. Carter.

« Il était six heures et demie comme nous entrions dans la maison où le dîner nous attendait depuis une demi-heure, au grand regret du plus courtois des garçons, qui exprima une inquiétude très-grande au sujet du poisson.

« Comme cet homme papillonnait toujours autour de nous pendant le dîner, je m’attendais à chaque instant à voir M. Carter aborder le seul thème qui fût de quelque intérêt soit pour lui soit pour moi. Mais il était trop prudent pour agir ainsi ; il parla de la ville, des dernières assises, de l’état de la campagne, du temps, de la prospérité de la saison où l’on pêchait la truite, de tout, excepté de l’assassinat de Wilmot. Ce ne fut seulement qu’après le dîner, quand un spécimen de dessert pétrifié, sous la forme de figues, d’amandes, de raisins et de biscuits rassis fut apporté sur la table, que l’affaire sérieuse s’engagea. Les escarmouches préliminaires n’avaient pourtant pas été sans dessein ; car le garçon avait été un peu animé et mis en dispositions communicatives, et il était maintenant tout prêt à nous dire tout ce qu’il savait.

« Je déléguai tous mes pouvoirs d’arrangement à mon compagnon, et c’était chose merveilleuse de voir M. Carter étendu dans son fauteuil, tenant à la main ce qu’il appelait la carte des vins, et délibérant entre un porto de 1842 léger et élégant, et un porto de 1845 d’un bouquet plus riche et plus foncé de nuance.

« — Je crois que nous-ferons bien d’essayer le numéro 15, dit-il, en tendant au garçon la liste des vins après mûre réflexion ; décantez-le soigneusement, dans tous les cas. J’espère que votre cave n’est point froide.

« — Oh ! non, monsieur, le patron est très-soigneux de sa cave.

« Le garçon s’éloigna, persuadé qu’il avait affaire à deux connaisseurs.

« — Vous avez à écrire ces lettres avant dix heures, n’est-ce pas, monsieur Austin ? dit l’agent au moment où le garçon rentrait portant une carafe sur Un plateau d’argent.

« Je compris l’allusion, et mis mon buvard de voyage sur une petite table à côté de la cheminée. M. Carter me présenta un des flambeaux, et je m’assis devant la petite table, j’ouvris mon buvard, et je commençai à écrire quelques lignes à ma mère, pendant que l’agent faisait claquer ses lèvres et délibérait sur son premier verre de porto.

« — Qualité de vin très-convenable, dit-il, très-convenable. Savez-vous où votre maître le prend ? Non, n’est-ce pas ? ah ! il le met en bouteille lui-même, je présume. Je pensais qu’il l’avait eu l’autre jour à la vente de Warren Court, à l’autre bout du comté. Remplissez un verre pour vous, garçon, et posez la carafe près du garde-feu ; ce vin est un peu froid. À propos, j’ai entendu l’autre jour dire beaucoup de bien de vos vins par une personne de quelque importance, je puis le dire.

« — En vérité, monsieur, murmura le garçon, qui se tenait à une distance respectueuse de la table, buvant son vin avec une lenteur respectueuse.

« — Oui, j’ai entendu parler de votre maison par ni plus ni moins que M. Dunbar, le grand banquier.

« Le garçon dressa les oreilles. Je mis de côté la lettre commencée pour ma mère, et j’attendis avec une feuille de papier vierge devant moi.

« — Ce fut une histoire bien extraordinaire, par parenthèse, dit M. Carter. Versez-vous un autre verre de vin, garçon ; mon ami que vous voyez, ne boit pas de porto ; si vous ne m’aidez à finir cette bouteille, j’en boirai beaucoup trop. Avez-vous été interrogé dans l’enquête sur l’affaire de Joseph Wilmot ?

« — Non monsieur, répondit le garçon avec vivacité. Je n’ai pas été interrogé, monsieur ; et l’on dit que nous aurions dû être interrogés tous, car vous savez, il y a des faits insignifiants qu’une personne aurait pu remarquer, et l’autre pas, et ce n’est pas la place d’un homme de se mettre en avant avec des petits détails ordinaires, vous savez, monsieur ; mais quand les petits détails sont rapprochés les uns des autres, ils peuvent parfois être utiles, vous savez, monsieur.

« Comme il n’y avait rien dans cette réponse qui pût amener un résultat, je m’amusai à tailler le bec de ma plume, pendant que j’attendais quelque chose a plus digne d’être noté.

« — Quelques-uns de vos gens ont été interrogés, je crois ? dit M. Carter.

« — Oh ! oui, monsieur, répondit le garçon, le patron a été interrogé tout d’abord, et puis Brigmawl, le premier garçon, donna ses renseignements. Mais, monsieur, sans méchanceté contre Brigmawl, lequel Brigmawl et moi avons été domestiques ensemble il y a bien des années ; mais notre premier garçon est si occupé de lui-même, de sa cravate, de ses devants de chemise, de ses boutons de chemise en or, de sa chaîne de gilet, qu’il ferait à peine attention à un tremblement de terre qui engloutirait la moitié du genre humain devant lui, à moins que l’eau et la boue produites par ce tremblement de terre ne gâtassent ses habits. Brigmawl est premier garçon dans cette maison depuis tantôt trente ans, et en dehors de sa grande façon de voler à la portière d’un carrosse, pour conduire les voyageurs à leurs appartements, de tisonner le feu, et un certain chic pour amener les gens réservés à commander des vins dispendieux, je ne reconnais vraiment pas une grande valeur à Brigmawl. Mais quant à Brigmawl dans une enquête, il vaut à peu près autant que le grand Turc.

« — Mais pourquoi a-t-on interrogé Brigmawl de préférence à toute autre personne ?

« — Parce qu’on supposait qu’il en savait plus long sur cette affaire qu’aucun de nous, comme étant celui qui venait prendre les ordres pour le dîner. Mais moi et Éliza, la seconde femme de chambre, nous étions dans le vestibule quand les deux messieurs y entrèrent.

« — Alors, vous les avez vus tous deux ?

« — Oui, monsieur, aussi bien que je vous vois. Et j’ai été abasourdi quand oh me raconta après que celui qui avait été assassiné n’était qu’un domestique.

« — Vous n’avez pas l’air d’avancer beaucoup dans votre correspondance, dit M. Carter en me regardant par-dessus son épaule.

« Je n’avais encore rien écrit et je compris que ceci était une invitation à commencer. J’inscrivis la dernière remarque du garçon.

« — Pourquoi avez-vous été si étonné d’apprendre que c’était un domestique ? demanda M. Carter au garçon.

« — Parce que vous savez, monsieur, il avait l’air d’un gentleman, répondit cet homme. Ce n’est pas qu’il portât la tête plus haut que M. Dunbar, ou qu’il fût mieux mis, car les vêtements de M. Dunbar paraissaient des plus neufs et des meilleurs, mais il avait une espèce d’air nonchalant et languissant qui est particulier aux personnes de la plus grande aristocratie.

« — Quelle sorte d’homme était-ce ?

« — Il était plus pâle que M. Dunbar, plus maigre, et plus blond.

Je pris note des remarques du garçon, mais je ne pus m’empêcher de penser que tout son verbiage sur les manières et l’air de l’homme assassiné était on ne peut plus inutile.

« — Plus pâle et plus maigre que M. Dunbar, répéta l’agent ; plus pâle et plus maigre, n’est-ce pas ? C’est une chose que vous aviez remarquée ; mais dites-moi maintenant ce que vous auriez pu dire à l’enquête si vous aviez été appelé comme témoin ?

« — Eh bien ! monsieur, je vais vous le dire ; c’est bien peu de chose ; et j’ai raconté le fait bien des fois à Brigmawl et aux autres. Mais ils disent que je me suis trompé, ainsi qu’Éliza qui est une friponne rieuse et folle, qui ne peut jamais supporter ce que je dis. Mais je déclare très-solennellement que je dis la vérité et ne me suis point abusé. Quand les deux messieurs, car ils avaient tous deux l’air de messieurs, quand les deux messieurs entrèrent dans le vestibule, celui qui a été tué avait son habit boutonné et serré sur la poitrine, à l’exception d’un seul bouton, et par l’espace laissé ouvert par cet unique bouton j’aperçus une chaîne en or qui brillait.

« — Eh bien ! et ensuite ?

« — L’autre monsieur, M. Dunbar, avait sa redingote ouverte en descendant de voiture, et je vis, aussi bien que j’ai pu voir jamais quelque chose, qu’il n’avait point de chaîne en or. Mais deux minutes après qu’il fut entré dans le vestibule, pendant qu’il commandait son dîner, il prit son habit et le boutonna. Eh bien ! monsieur, quand il revint, après avoir été visiter la cathédrale, son habit était à moitié ouvert, et je vis qu’il portait une chaîne en or, et, à moins que je n’aie été absolument abusé, c’était la même chaîne que j’avais vue sur le gilet de l’homme assassiné. J’aurais presque juré que cette chaîne était la même à cause de la couleur de l’or qui était d’un jaune particulier et plus foncé. Ce ne fut que plus tard que ces choses se présentèrent à mon esprit, et je les trouvai véritablement très-extraordinaires.

« — Et se produisit-il encore autre chose ?

« — Rien du tout, si ce n’est qu’un soir à souper quelques semaines après l’enquête, Brigmawl laissa échapper la remarque qu’il avait faite, que M. Dunbar avait ouvert son nécessaire pendant qu’il attendait que Wilmot revînt pour dîner, et que pendant un temps infini il n’avait pu trouver la clef de ce nécessaire.

« — Il était troublé, sans doute, et sa main tremblait, n’est-ce pas ? demanda l’agent.

« — Non, monsieur ; d’après ce que dit Brigmawl, M. Dunbar avait l’air aussi froid et aussi calme que s’il eût été de fer. Mais il resta d’abord longtemps à essayer une clef, puis une autre, et bien longtemps encore avant d’avoir trouvé la bonne.

« — En vérité, c’était bien étrange !

« — Mais j’espère que vous ne penserez pas mal de ce que j’ai laissé échapper, monsieur, dit le garçon vivement. Pour sûr, je ne voudrais pas dire quelque chose d’irrévérencieux sur M. Dunbar ; mais vous m’avez demandé ce que j’avais vu, monsieur, et je vous ai dit naïvement, et…

« — Mon cher ami, vous êtes parfaitement en sûreté en me parlant, répondit l’agent avec cordialité. Mais apportez-moi un peu de thé très-fort et desservez ce dessert, et si vous avez quelque chose de plus à nous raconter, vous pourrez nous dire cela en versant le thé. Il y a tant de choses qui se rattachent à ce genre de faits et qui ne sont pas reproduites dans les journaux, qu’il est vraiment très-intéressant de les entendre de la bouche d’un témoin oculaire.

« Le garçon s’en alla satisfait et rassuré, après avoir débarrassé très-lentement la table. J’étais très-impatient d’entendre ce que M. Carter avait recueilli de la conversation de cet homme.

« — Eh bien ? lui dis-je, dès que nous fûmes seuls.

« L’agent respira longuement.

« — Eh bien ! dit-il, à moins de me tromper grossièrement, je crois que je tiens mon ami le maître de Maudesley Abbey.

« — En vérité ! mais comment ? lui demandai-je. Cette histoire sur la chaîne d’or qui aurait changé de mains doit être complètement absurde. Quel besoin Henry Dunbar avait-il de la montre et de la chaîne de Joseph Wilmot ?

« — Ah ! là, vous avez raison, répondit M. Carter. En quoi Henry Dunbar pouvait-il désirer la chaîne d’or de Joseph Wilmot ? C’est une question. Pourquoi la fille de Joseph Wilmot serait-elle si soucieuse de cacher Henry Dunbar, maintenant qu’elle l’a vue pour la première fois depuis le meurtre. C’est là une autre question que je vous pose. Trouvez-y une réponse si vous pouvez.

« Je dis à l’agent qu’il semblait disposé à me mystifier et que certainement il y réussirait au delà de ses vœux.

« M. Carter fit entendre un petit éclat de rire victorieux.

« — N’y prenez pas garde, monsieur, dit-il ; vous m’avez laissé toute responsabilité. J’en sortirai très-nettement, à moins que je fasse tout à fait fausse route. Attendez la fin, monsieur Austin, et attendez patiemment. Savez-vous ce que je ferai demain ?

« — Je n’en ai pas la moindre idée.

« — Je ne veux pas perdre plus de temps à questionner les uns et les autres. Je ferai draguer la rivière près du lieu du meurtre, et je tâcherai de retrouver les vêtements qui ont été enlevés à l’homme qui a été assassiné au mois d’août dernier !

« Le reste de la soirée se passa assez tranquillement. M. Carter but son thé et me demanda la permission d’aller fumer un ou deux cigares dans la Grande Rue. Il partit et j’achevai ma lettre à ma mère. C’était jour de pleine lune ; mais ses rayons étaient fréquemment obscurcis par les nuages noirs que chassait le vent. Je sortis pour jeter ma lettre à la poste, et ce fut avec plaisir que je laissai le vent frais écarter mes cheveux de mon front, car les émotions de la journée m’avaient donné un mal de tête affreux.

« Je mis ma lettre à la boîte dans une petite rue voisine de l’hôtel. En quittant la poste pour retourner dans la Grande Rue, je tressaillis à l’apparition d’une figure de jeune fille du côté de la rue opposé à celui où je me trouvais, d’une figure de jeune fille si semblable à Margaret, que sa présence dans cette rue me remplit d’un sentiment de terreur vague comme si cette enfant, avec ses vêtements flottant au vent, avait été un fantôme.

« Comme de juste, j’attribuai ce sentiment à sa cause réelle, qui n’était rien autre chose que l’état de surexcitation de mon cerveau. Cependant je me déterminai à éclaircir l’affaire, et, dans ce dessein, je traversai la rue et je rejoignis la jeune personne, dont le visage était complètement caché par un voile épais.

« — Mlle Wilmot !… Margaret ! lui dis-je.

« Il me semblait impossible que Margaret fût à Winchester, et j’avais sans doute raison de faire cette supposition, car la jeune personne se détourna brusquement de moi et passa de l’autre côté, comme si elle avait pris l’erreur que j’avais commise pour une insulte préméditée. Je la suivis du regard dans sa marche rapide dans la rue étroite, jusqu’à ce qu’elle eût brusquement tourné le coin et disparu. Lorsque je l’aperçus pour la première fois, alors que je me trouvais près du bureau de poste, les rayons de la lune l’avaient complètement éclairée. Au moment où elle s’éloigna, la lune était voilée par un nuage opaque, et la rue était pleine d’ombre. Je ne pus donc la voir qu’un instant distinctement. Quant à son visage, je ne pus l’apercevoir.

« Je retournai à l’hôtel, et m’étant assis près du feu, j’essayai de lire un journal ; mais il me fut impossible d’enchaîner mes pensées à cette lecture. M. Carter rentra un peu avant onze heures. Il était très-gai et but un grand verre de grog avec une complète satisfaction. Mais de quelque manière que je le questionnasse, je ne pus rien tirer de lui, sinon qu’il voulait rechercher les vêtements du défunt.

« Je lui demandai ce qu’il en voulait faire et quel avantage il en tirerait s’il les trouvait ; mais il se borna à hocher la tête d’un air capable et me dit d’attendre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« Aujourd’hui a été une malheureuse journée, une journée de découvertes horribles. Et cependant j’y ai trouvé quelque consolation, car ce que j’ai appris a justifié ma foi dans la femme que j’aime.

« La matinée était froide et humide. Pas un rayon de soleil dans le ciel gris, et le plat paysage au delà de la cathédrale semblait presque effacé sous la pluie battante. Seules, les collines majestueuses et immuables perçaient les brouillards et figuraient les limites d’un pays submergé.

« Nous déjeunâmes à la hâte et de bonne heure. Si tranquilles et si réfléchies que fussent d’ordinaire les allures de l’agent de police, je vis cependant qu’il était ému. Il ne prit rien qu’une tasse de thé, quelques bouchées de pain rôti, puis il saisit son chapeau et son pardessus.

« — Je vais, me dit-il, au quartier général de la police du comté. Il me faudra révéler le but qui m’a amené ici, car j’ai besoin de ne rencontrer aucun obstacle dans ce que je vais faire. Si vous voulez voir fouiller l’eau, venez à midi dans le petit bois. Vous m’y trouverez dirigeant les travaux.

« Il était à peu près huit heures et demie quand M. Carter me quitta. Jusqu’à onze heures, le temps me pesa beaucoup. À onze heures, je pris mon chapeau et mon pardessus et je sortis par la pluie battante.

« Je trouvai mon ami l’agent de police debout sous l’une des portes de la cathédrale, en conversation très-animée avec un vieillard. Comme M. Carter ne me fit aucun signe, je compris qu’il ne désirait pas que j’interrompisse le discours de son interlocuteur. Aussi continuai-je à suivre lentement le même sentier que nous avions parcouru la veille au soir : le sentier par lequel la victime était allée à la mort.

« Je n’avais pas parcouru l’espace d’un demi-mille que l’agent de police me rejoignait.

« — Je vous ai écarté il n’y a qu’un instant, me dit-il, parce que je pensais que si vous me parliez, le vieux cesserait de causer et que je perdrais ainsi quelque chose qu’il avait sur le bout de la langue.

« — Vous a-t-il dit beaucoup de choses ?

« — Non ; c’est l’homme qui a apporté son témoignage dans l’instruction. Il m’a donné une description détaillée de la chaîne et de la montre que portait Dunbar. La montre ne s’ouvrait pas comme toutes les montres, et le gentleman ne savait pas s’y prendre très-bien pour l’ouvrir, m’a dit mon ami le bedeau. Il paraissait ne pas savoir se servir de la clef de son pupitre. En un mot, ce jour-là, il était atteint d’un accès de gaucherie.

« — Vous pensez qu’il était coupable, et que l’idée de l’horrible affaire à laquelle il se trouvait mêlé le troublait et l’agitait ?

« M. Carter me regarda avec un sourire singulier sur le visage.

« — Vous faites des progrès, monsieur Austin, me dit-il. Avant peu, vous ferez un agent de police de première force.

« Je n’acceptai ce compliment qu’avec défiance, car il y avait dans le ton de M. Carter quelque chose qui ressemblait à de l’ironie.

« — Je vais vous dire ce que je pense, me dit-il tout à coup en m’arrêtant par la boutonnière. Je crois savoir pourquoi on a arraché à la victime son habit, son gilet et sa chemise.

« Je priai l’agent de police de me dire sa pensée sur ce sujet, mais il refusa de me satisfaire.

« — Attendez et regardez, dit-il. Si je suis dans le vrai, vous verrez bientôt ce que je veux dire ; si j’ai tort, je garderai mes pensées pour moi. Je suis un vieux renard, et je ne me soucie pas d’être pris en défaut.

« Je n’ajoutai rien après cela. La disparition des vêtements de la victime m’avait toujours paru la seule circonstance inconciliable avec la culpabilité de Dunbar. Que quelque misérable se fût souillé d’un crime pour arracher à sa victime des objets de mince valeur, cela était encore vraisemblable. Mais que Dunbar, l’homme riche, l’Anglo-Indien, l’ultra-raffiné, dépouillât le corps de son valet et profanât un cadavre, me semblait chose incroyable, et je ne voyais aucune hypothèse qui pût l’expliquer.

« C’était le seul point qui, depuis le commencement, m’avait complètement dérouté.

« Nous trouvâmes le dragueur qui nous attendait sous les arbres, ruisselant d’eau. M. Carter s’était révélé aux gens de la justice du pays comme l’un des flambeaux de Scotland Yard, et s’il lui avait pris fantaisie de creuser sous les fondations de la cathédrale, c’est à peine s’ils auraient osé lui faire des objections. Un des constables se promenait sur le bord de la rivière, suivant les préparatifs du regard.

« Il est inutile de raconter en détail cette triste journée. Je dirai seulement que je me promenai de long en large sur l’herbe humide depuis midi jusqu’au coucher du soleil, pensant toujours à m’en aller, attendant toujours, retenu par l’idée que les recherches de M. Carter allaient aboutir. Je dirai que les heures s’écoulèrent à entendre le grincement des dragues de fer sur les cailloux de la rivière, et cela sans résultats. On retira de l’eau des fragments rouillés de vieux objets de fer hors de service, des cadavres de chiens et de chats, de vieux souliers pleins de cailloux, des enchevêtrements de végétation pourrie, et toutes sortes de détritus descriptibles et indescriptibles qui furent jetés sur les bords.

« À mesure que le jour s’avançait, l’agent de police devenait de plus en plus sale, crotté et mouillé, mais cependant il ne perdait pas courage.

« — Je veux sonder jusqu’au dernier recoin du ruisseau, et je veux que chaque trou qu’il contient soit fouillé dix fois avant que j’abandonne la partie, me dit-il en venant me trouver, comme le jour tombait, pour m’apporter un peu d’eau-de-vie qu’avait été chercher un petit garçon qui, pendant toute l’après-midi, avait été employé à apporter de la bière.

« Quand la nuit fut venue, on alluma une ou deux torches résineuses que M. Carter avait envoyé chercher à la tombée du jour, et le travail continua à la lueur vacillante que ces torches jetaient sur l’eau. Je continuai à me promener de long en large sous les arbres, dans l’obscurité, comme j’avais fait pendant le jour, et à un certain moment où j’étais très-éloigné de la lueur rouge des torches, une singulière hallucination s’empara de moi. Au milieu des arbres noirs, je crus voir quelque chose se mouvoir, quelque chose qui me rappela la jeune fille que j’avais vue en face du bureau de poste la nuit précédente.

« Je me mis à courir dans sa direction, mais l’ombre sembla reculer et disparaître ; un vague bruissement comme celui d’une robe de femme vint frapper mes oreilles au moment où je la perdis de vue. Mais cette fois encore j’avais de bonnes raisons pour attribuer ces visions à l’état de mon cerveau, après une journée d’attente, longue et fatigante.

« Enfin, comme j’étais complètement épuisé, M. Carter me rejoignit.

« — Ils sont trouvés ! s’écria-t-il. Nous les avons trouvés ! Nous avons trouvé les vêtements de la victime ! On les avait jetés dans le trou le plus profond et les rats les ont entamés. Mais, grâce à Dieu, nous trouverons ce que nous cherchons. Je ne vais pas beaucoup à l’église, mais je crois qu’il y a une Providence qui guette les coquins et saisit les plus habiles au moment où ils s’y attendent le moins.

« Jamais je n’avais vu M. Carter si surexcité qu’il l’était alors. Son teint était animé et ses narines dilatées.

« Je le suivis à l’endroit où les deux hommes qui avaient sondé la rivière étaient rassemblés avec le constable autour d’un paquet ruisselant qui gisait sur le sol.

« M. Carter s’agenouilla devant ce paquet qui était couvert d’herbages, de mousse et de sable, et le constable se pencha au-dessus de lui une torche à la main.

« — Ce sont là les vêtements de quelqu’un, assurément, dit l’agent de police, et, à moins que je me trompe fort, c’est ce que je cherchais. Quelqu’un a-t-il un panier ?

« — Oui.

« L’enfant qui avait apporté de la bière avait un panier. M. Carter mit le paquet vaseux dans le panier et passa le bras dans l’anse.

« — Vous ne les examinez pas ici, alors ? demanda le constable d’un air désappointé.

« — Non, je les emporte directement à l’hôtel. J’aurai la lumière nécessaire. Mais vous pouvez m’accompagner si cela vous fait plaisir, répondit M. Carter.

« Il paya les hommes qui avaient travaillé tout le jour et il les paya généreusement sans doute, car ils parurent très-satisfaits. Je lui avais donné de l’argent pour les dépenses de cette nature, parce que je savais que dans les cas semblables la démarche la plus insignifiante entraîne des frais considérables.

« Nous nous dirigeâmes vers la maison aussi rapidement que nous le permirent l’état du chemin, l’obscurité qui allait augmentant et la pluie, qui tombait toujours. Le constable nous accompagna. M. Carter se régalait d’un petit air qu’il sifflait doucement, ayant toujours le panier au bras. La vase verdâtre et l’eau bourbeuse dégouttaient du fond du panier chemin faisant.

« J’étais encore à chercher la raison de sa gaieté. Je ne comprenais pas encore pourquoi il semblait attacher tant d’importance à la découverte des vêtements de la victime.

« Il était huit heures et demie passées quand nous arrivâmes tous trois, l’agent de police, le constable de Winchester, et moi, dans notre salon à l’Hôtel George. Le dîner était dressé sur la grande table, et le garçon, notre ami de la veille, était là, prêt à nous recevoir. Mais M. Carter renvoya le garçon à ses affaires.

« — J’ai quelque chose à régler avec ce gentleman, dit-il en montrant d’un geste le constable de Winchester. Je sonnerai pour le dîner.

« Les yeux du garçon s’écarquillèrent en se reportant sur le constable, et je vis comme une crainte vague sur son visage lorsqu’il quitta lentement le salon.

« — Maintenant, dit M. Carter, examinons le paquet. »

« Il repoussa la table du dîner et en couvrit une autre de plus petite dimension. Puis il quitta vivement le salon et revint aussitôt, apportant toutes les serviettes qu’il avait pu trouver dans ma chambre et dans la sienne, qui étaient l’une et l’autre très-voisines du salon. Il étendit les serviettes sur la table et retira du panier le paquet vaseux.

« — Apportez les bougies… les deux bougies, dit-il au constable,

« L’homme posa les deux bougies à la droite de l’agent assis devant la table. Je me mis à gauche, le suivant du regard avec intérêt.

« Il employait pour toucher ces haillons souillés les mêmes précautions que s’il eût touché quelque être vivant. Des insectes aquatiques sortirent des herbes, qui étaient si bien confondues avec le tissu, qu’il n’était guère possible de distinguer l’une de ces choses de l’autre.

« M. Carter avait raison, les rats avaient passé par là. L’enveloppe extérieure du paquet était faite d’un habit de drap mis en lambeaux par les dents aiguës des rats d’eau.

« Dans l’intérieur il y avait un gilet, une cravate de satin qui ressemblait à une éponge, et une chemise qui avait pu être blanche. Dans la chemise blanche, il y avait une chemise de flanelle d’où sortirent une demi-douzaine de grosses pierres. Ces pierres avaient servi à couler le paquet, mais n’avaient pas été assez lourdes pour l’empêcher de rouler dans le trou où on l’avait trouvé.

« Le paquet avait été roulé très-serré et le vêtement extérieur était le seul qui eût été endommagé par les rats. Le vêtement intérieur, la chemise de flanelle, était dans un très-passable état de conservation.

« L’agent de police rejeta l’habit, le gilet et les cailloux dans le panier ; puis il roula les deux chemises dans une serviette et s’efforça de les sécher. Le constable suivait des yeux tous ses mouvements, mais il ne semblait rien comprendre à ce qu’il voyait.

« — Bah ! dit M. Carter, il n’y a pas grand’chose là dedans, n’est-ce pas ? Je ne pense pas qu’il soit utile que je vous retienne plus longtemps. Je crois que vous devez avoir besoin de prendre votre thé.

« — Je ne pensais pas qu’il y eût grand’chose là dedans, en effet, dit le constable en montrant dédaigneusement les haillons humides ; la crainte respectueuse que lui inspirait Scotland Yard s’était de beaucoup diminuée pendant cette journée sans fin et fatigante. Je ne voyais pas d’abord ce que vous vouliez et je ne le vois pas davantage maintenant. Vous vouliez trouver ces objets, vous les avez trouvés ; voilà tout.

« — Oui ; et j’ai payé l’ouvrage que j’ai fait faire, répondit d’un ton sec M. Carter. Je n’en suis pas moins reconnaissant du concours que vous m’avez prêté, et je m’estimerais heureux si vous vouliez accepter quelque chose en dédommagement de votre temps perdu. Je vois bien que je me suis trompé ; l’homme le plus sage du monde se trompe quelquefois.

« Le constable eut un sourire ironique en prenant le souverain que lui offrit M. Carter. Il y avait quelque chose de triomphant dans ce sourire du constable de Winchester, le triomphe d’un officier provincial heureux de prendre un Londonien en défaut.

« J’avoue que je laissai échapper un gémissement quand la porte se referma sur cet homme, et que je me trouvai seul avec l’agent qui s’était assis devant la petite table et examinait une des chemises étendues devant lui.

« — Tout le travail d’aujourd’hui est autant de peine perdue, dis-je ; car il ne semble pas nous avoir fait faire un seul pas vers le but que nous cherchons à atteindre.

« — Vraiment ! monsieur Austin ? répondit l’agent avec animation. Me croyez-vous assez fou pour parler devant l’homme qui vient de quitter cette chambre ? Croyez-vous que je vais lui dire mon secret et lui faire partager mes bénéfices ? La peine prise aujourd’hui nous a amenée au but que nous voulions atteindre. Elle nous a amenés à faire la découverte sur la trace de laquelle la lettre de Mlle Wilmot nous avait mis, découverte que nous faisait pressentir chaque parole de l’homme d’hier soir. Pourquoi ai-je tenu à avoir les vêtements portés par la victime ? Parce que je savais que ces vêtements devaient contenir un secret, sans quoi l’assassin inquiet n’en eût pas dépouillé le cadavre. Il est rare qu’un assassin s’arrête plus longtemps qu’il n’est nécessaire à côté de sa victime et je savais depuis longtemps que celui qui avait fait disparaître ces vêtements devait avoir d’excellentes raisons pour agir ainsi. Voilà ce que j’ai découvert sans secours étranger, et l’événement me donne raison. Voyez monsieur Austin.

« Il me tendit la chemise humide et décolorée, et m’y montra du doigt un endroit particulier.

« Là, au milieu des souillures de la vase et des herbes, je vis quelque chose qui s’en détachait clairement. Je vis un nom brodé distinctement en fil rouge ; un nom et un prénom.

« — Que dites-vous de cela ? me demanda M. Carter en me regardant en face.

« Nulle créature au monde jouissant de ses facultés et capable de lire les caractères anglais, n’aurait lu autre chose que ce que je lus moi-même.

« C’était le nom de Henry Dunbar !

« — Vous y voyez clair, maintenant, n’est-ce pas ? dit M. Carter. Voilà pourquoi le cadavre a été dépouillé de ses vêtements, et pourquoi ceux-ci ont été jetés à l’endroit le plus profond de la rivière ; pourquoi la chaîne et la montre ont changé de propriétaire ; pourquoi l’homme qui est revenu ici après le meurtre a été lent à trouver la clef du pupitre. Vous comprenez pourquoi Mlle Wilmot a rencontré tant de difficultés pour pénétrer jusqu’à l’homme de Maudesley Abbey, et pourquoi, lorsqu’elle a eu vu cet homme, elle s’est efforcée de le dérober aux recherches et aux poursuites. Quand elle vous dit que Dunbar était innocent du meurtre de son père, elle ne vous dit que la vérité. L’homme assassin, c’est Dunbar ; son meurtrier, c’est…

« Je n’en entendis pas davantage. Le sang me monta au cerveau. Je chancelai et tombai sur une chaise.

« Quand je revins à moi, l’agent de police me jetait de l’eau froide au visage. Quand je revins à moi et que je pus penser de sang-froid à ce qui était arrivé, je n’eus plus qu’un seul sentiment dans l’esprit, un sentiment de pitié, de pitié profonde pour la femme que j’aimais.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« M. Carter emporta le paquet dans sa chambre et ne tarda pas à revenir, son portemanteau à la main. Il le mit dans un angle près de la cheminée.

« — J’ai enfermé sous clef les vêtements là dedans, dit-il, et mon intention est de ne pas les quitter de l’œil tant qu’ils ne seront pas remis en mains très-sûres. Cette marque qui est sur la chemise de Dunbar servira à faire prendre son meurtrier.

« — Peut-être y a-t-il quelque erreur, dis-je ; les vêtements marqués du nom de Henry Dunbar peuvent ne lui avoir pas réellement appartenu. Il se peut qu’il ait donné ses vêtements à son ancien domestique.

« — Ceci n’est pas vraisemblable, monsieur, car il a rencontré le domestique à Southampton deux ou trois heures avant le meurtre. Non, je vois très-bien maintenant ce qu’il en est. C’est le cas le plus étrange que j’aie jamais vu, mais il devient d’une grande simplicité dès qu’on en a la clef. Il n’était pas probable que Dunbar, l’homme dont la réputation était la plus intacte, qui en outre était le seul propriétaire d’une fortune d’un million sterling, courût la chance d’être pendu. Mais, au contraire, il y avait d’excellentes raisons de croire que Wilmot, vagabond, condamné libéré, assassinât son ancien maître et par ce moyen se mît en son lieu et place, passant ainsi de la position d’un réprouvé, n’ayant pas un sou vaillant, à celle de principal associé de la maison Dunbar et Compagnie. C’était un coup hardi et dont l’exécution a dû être des plus difficiles et des plus périlleuses, et cet homme l’a bien exécuté, puisqu’il a échappé si longtemps aux soupçons. Ce sont les scrupules de conscience de sa fille qui l’ont trahi.

« Oui, M. Carter disait vrai. C’était le refus fait par Margaret de remplir ses engagements qui avait occasionné les recherches dont le résultat avait été la découverte du secret de ce crime affreux.

« Je songeai avec stupéfaction à cette étrange révélation encore toute nouvelle pour moi. Comment cela avait-il eu lieu ? Comment l’avait-on préparé ? L’homme que j’avais vu et à qui j’avais parlé n’était donc pas Dunbar, mais bien Wilmot, l’assassin de son maître, l’assassin de propos délibéré de l’homme qu’il allait recevoir après son absence de trente-cinq ans d’Angleterre !

« — Mais ce guet-apens est impossible, m’écriai-je enfin. J’ai vu à Saint-Gundolph Lane des lettres de la main de Dunbar, écrites depuis le mois d’août dernier.

« — Ceci est bien possible, répondit tranquillement l’agent. J’ai recherché l’histoire de Wilmot en même temps que je lisais les détails de ce meurtre. Cet homme a été déporté pour trente ans à l’île de Norfolk pour crime de faux. C’était un des individus les plus habiles à contrefaire toute espèce d’écritures parmi ceux qui se sont jamais assis sur les bancs de Old Bailey. Il avait la réputation d’un des escrocs les plus entreprenants, d’un habile et hardi coquin, mais il ne laissait pas d’avoir quelques qualités. À l’île de Norfolk il travailla avec tant d’ardeur et se conduisit si bien qu’il fut gracié avant d’avoir fait la moitié de sa peine. Il revint en Angleterre, il fut aperçu à Londres, et on le soupçonna d’être compromis dans divers délits, tels que la fabrication de cartes biseautées et de fausse monnaie, mais on ne put prouver sa culpabilité. Je crois qu’il essaya de gagner honnêtement sa vie, mais il ne put y réussir. Il avait sur lui le stigmate du gibier de potence, et s’il rencontra jamais une chance, elle lui fut enlevée avant qu’on eût pu éprouver la sincérité de son apparente contrition. Voilà son histoire et celle de beaucoup de ses semblables.

« Et Margaret était la fille de cet homme !… Un indicible sentiment de tristesse s’empara de moi à cette pensée. Je comprenais tout maintenant. Cette noble fille avait héroïquement repoussé la vie heureuse et tranquille qui s’offrait à elle plutôt que d’infliger à son mari la tache des crimes de son père. Je le voyais bien maintenant. Je revoyais son visage blême, pétrifié par une angoisse sans nom, ses yeux fixes et dilatés, et je me peignais l’horreur de la scène qui avait eu lieu à Maudesley Abbey quand le père et la fille s’étaient trouvés tête à tête et que Margaret avait découvert pourquoi le meurtrier avait tant persisté à se cacher d’elle.

« Le mystère que me dérobait le renoncement de ma fiancée était éclairci, mais ce que je voyais était si horrible que je me pris à regretter le temps de mon ignorance et de mon incertitude. N’eût-il pas mieux valu pour moi laisser Margaret suivre sa fantaisie et emporter avec elle son sublime sacrifice ? N’eût-il pas mieux valu laisser le noir secret du meurtre caché à tous excepté au terrible Vengeur dont les jugements atteignent le pécheur dans sa retraite la plus profonde et le poursuivent jusqu’au tombeau ? N’eût-il pas mieux valu que les choses se fussent passées ainsi ?

« Non ! mon propre cœur me dit que cet argument était faux et lâche. Tant que les relations d’homme à homme subsisteront, tant que les lois existeront pour la protection du faible et la punition du méchant, le cours de la justice ne doit recevoir d’empêchement d’aucun intérêt personnel.

« Puisque le père de Margaret avait commis ce crime odieux, il devait en subir le châtiment, quoique le cœur brisé de son innocente fille dût être sacrifié à son iniquité. Si par une étrange fatalité, moi, qui aimais si tendrement cette enfant, j’avais accéléré la venue de ce jour fatal, je n’avais été qu’un aveugle instrument dans le grand dessein de la Providence, et je n’avais pas raison de regretter la découverte de la vérité.

« Il ne me restait plus qu’une chose à faire. Sans doute le monde se détournerait de la fille du meurtrier, mais moi qui l’avais vue éprouvée dans la fournaise ardente de la douleur, je savais la perle précieuse que le Ciel m’avait donné dans cette femme dont le nom devait être à tout jamais réputé infâme parmi les honnêtes gens, et je ne reculais pas devant l’horreur de sa position.

« — Puisque j’ai été assez malheureux pour contribuer au malheur qui l’a frappée, pensais-je, ce sera un devoir pour moi de la rendre tranquille et heureuse dans l’avenir.

« Mais Margaret consentirait-elle à être ma femme, si elle apprenait jamais que j’avais contribué à découvrir le crime de son père ?

« Cette pensée m’obsédait pendant que j’étais assis en face de l’agent de police qui mangeait de bon appétit un excellent dîner, et dont l’expression de triomphe contenue m’était insupportable.

« Le succès grise. Il n’y avait donc rien d’étrange que M. Carter fût satisfait d’avoir réussi à élucider le mystère qui était si complètement demeuré lettre close pour ses collègues. Tant que j’avais pu croire à la culpabilité de Dunbar, je n’avais senti aucun regret à poursuivre le dessein que j’avais entrepris. Je m’étais même surpris quelquefois à partager l’ardeur de l’agent dans cette chasse à l’homme. Mais maintenant que je savais la honte et l’angoisse que notre découverte apporterait inévitablement à la femme que j’aimais, le cœur me manquait, et je détestais M. Carter à cause de la joie que lui causait son triomphe.

« — Il vous est indifférent de voyager par le train express, n’est-ce pas, monsieur Austin ? me dit tout à coup l’agent.

« — Parfaitement indifférent ; pourquoi me demandez-vous cela ?

« — Parce que je quitterai Winchester par le train express ce soir.

« — Pourquoi faire ?

« — Pour me rendre aussi vite que possible à Maudesley Abbey, où j’aurai l’honneur d’arrêter M. Joseph Wilmot.

« — Si vite ?

« Je frémis en songeant à l’action rapide de la justice, dès qu’un crime est révélé.

« — Mais qu’arrivera-t-il si vous vous êtes trompé ?… qu’arrivera-t-il si Wilmot est la victime et non le meurtrier ?

« — Dans ce cas, je ne tarderai pas à reconnaître mon erreur. Si l’homme de Maudesley Abbey est bien Dunbar, il ne manquera pas de personnes qui pourront justifier son identité.

« — Mais vous oubliez que Dunbar s’est absenté pendant trente-cinq ans.

« — C’est vrai, mais de nos jours on ne songe guère à la distance qui sépare l’Angleterre de Calcutta. Il doit y avoir en Angleterre des gens qui ont connu le banquier dans l’Inde. Monsieur Austin, je vais me rendre chez le magistrat du pays, celui qui a arrêté Henry Dunbar ou le supposé Henry Dunbar en août dernier. Je confierai à sa garde les vêtements que voici, car c’est aux assises de Winchester que Joseph Wilmot sera jugé. Le train quitte Winchester à onze heures un quart, ajouta M. Carter en jetant un coup d’œil sur sa montre, — aussi n’ai-je pas de temps à perdre.

« Il tira le paquet du portemanteau, l’enveloppa dans une feuille de gros papier gris que le garçon lui avait apportée quelques minutes auparavant, puis il sortit. Je m’assis au coin du feu, réfléchissant et m’efforçant de me familiariser avec les événements de la journée.

« Le garçon allait et venait lentement dans la chambre ; mais quoique j’eusse remarqué qu’il me regardait d’un air fin une ou deux fois, il ne me parla qu’au moment de sortir, et il me dit qu’il y avait sur la cheminée une lettre pour moi, arrivée par le courrier du soir.

« J’avais eu cette lettre devant les yeux toute la soirée, mais ma préoccupation m’avait empêché de la voir.

« Elle était de ma mère. Je l’ouvris quand le garçon m’eut quitté, et je lus les lignes suivantes :

« Mon cher Clément. — J’ai reçu ce matin avec plaisir notre lettre qui m’annonce votre arrivée sans encombre à Winchester. Je suis assurément une vieille radoteuse, mais dès que vous me quittez, si court que soit votre voyage, je me mets à songer aux accidents de chemins de fer et à toutes sortes de calamités possibles et impossibles.

« Hier matin, j’ai été très-surprise de recevoir la visite de Margaret. Je l’ai reçue très-froidement tout d’abord, car bien que vous ne m’ayez jamais dit pourquoi votre engagement a été si brusquement rompu, je ne puis m’empêcher de penser que le tort est de son côté, car je vous connais trop bien, mon cher enfant, pour vous supposer capable d’inconstance ou de dureté de cœur. Je pensai donc que sa visite était un peu inopportune, et je lui laissai voir que mes sentiments à son égard n’étaient plus les mêmes qu’autrefois.

« Mais, cher Clément, quand je vis le changement survenu dans cette malheureuse jeune fille, mon cœur s’adoucit immédiatement, et il me fut impossible de lui parler froidement ou durement. Jamais vous n’avez vu de changement comparable. La jeune fille s’est transformée en femme hâve et flétrie. Ses manières sont aussi changées que son aspect. Elle avait une inquiétude fiévreuse qui me glaça le sang dans les veines ; ses lèvres tremblaient pendant qu’elle parlait, et ses paroles semblaient mourir sur ses lèvres. Elle désirait vous voir, me dit-elle, et quand elle a appris que vous étiez absent, elle a paru au désespoir. Mais après, quand elle m’eut posé bon nombre de questions et que je lui eus dit que vous étiez a Winchester, elle se leva brusquement et se mit à trembler de la tête aux pieds.

« Je sonnai, je fis apporter du vin et je lui en fis boire. Elle ne le refusa pas ; bien au contraire, elle le but avidement et me dit : J’espère que cela me donnera des forces. Je suis si faible, si faible, et j’ai tant besoin de mes forces… » Je la priai de rester et de prendre quelque repos, mais elle ne voulut pas m’écouter. Il fallait qu’elle retournât à Londres, me dit-elle, et qu’elle y fût à une époque fixée. Tous mes efforts pour la retenir furent impuissants. Elle me prit les mains, les pressa contre ses lèvres pâlies, et s’enfuit, si différente de la Margaret des premiers jours, qu’une idée terrible me traversa l’esprit et que je commençai à craindre qu’elle ne fût folle. »

« Le reste de la lettre parlait d’autres choses ; mais je ne pus songer qu’au récit que ma mère me faisait de la visite de Margaret. Je compris son agitation en apprenant mon voyage à Winchester. Elle savait qu’il n’y avait qu’un seul motif qui pût m’y mener. Je vis alors que cette silhouette bien connue qui m’était apparue éclairée par la lune n’était pas un fantôme de mon imagination surexcitée. Je ne doutais pas que ce ne fût celle de la noble femme que j’aimais, de la fille héroïque qui m’avait suivi à Winchester, et s’était attachée à mes pas dans le fol espoir de se jeter entre son père et le châtiment réservé au crime de celui-ci.

« J’avais été suivi dans la rue la nuit précédente, suivi cette dernière nuit dans le petit bois. Le bruissement de la robe, l’ombre qui s’était évanouie dans le paysage brumeux, c’était toujours Margaret !

« M. Carter rentra pendant que je réfléchissais encore à la lettre de ma mère.

« — Me voici prêt, dit-il vivement. Voulez-vous payer la carte, monsieur Austin ? Je suppose que vous m’accompagnerez jusqu’à la fin de l’affaire. Vous allez venir avec moi à Maudesley Abbey, n’est-ce pas ?

« — Non, lui dis-je, je ne veux pas me mêler plus longtemps à cette affaire. Faites votre devoir, monsieur Carter, et la récompense que j’ai promise vous sera fidèlement payée. S’il est vrai que Wilmot ait bien réellement assassiné son ancien maître, il faut qu’il subisse le châtiment dû à son crime. Je n’ai ni la puissance ni le désir de le protéger. Mais il est le père de la femme que j’aime. Il ne m’appartient pas de le conduire au gibet.

« M. Carter devint très-grave.

« — Vous avez raison, Monsieur, dit-il, et je me souviens maintenant. L’affaire m’a tellement entraîné que j’avais oublié le changement que cela apporte dans vos affaires. Mais, après tout, plus d’une bonne et digne jeune fille a eu un père détestable, et…

« Je l’arrêtai du geste.

« — Rien de ce qui pourra arriver ne diminuera mon estime pour Mlle Wilmot, lui, dis-je. C’est là, du moins, un point indiscutable.

« Je tirai mon portefeuille, je donnai à l’agent de l’argent pour ses dépenses, et lui souhaitai une bonne nuit.

« Quand il m’eut quitté, je sortis dans la Grande Rue. Il ne pleuvait plus et la lune brillait dans un ciel sans nuages. Dieu sait l’accueil que j’eusse fait à Margaret, si le hasard l’eût amenée sur mon chemin. Mais j’avais l’esprit plein de son image, et je parcourais les paisibles rues de la ville, espérant à chaque recoin de rue, à chaque bruit de pas résonnant sur le pavé, revoir la silhouette de la nuit précédente. Mais, en quelque endroit que j’allasse, je ne vis personne qui lui ressemblât, et je retournai enfin à l’hôtel m’asseoir seul au coin de mon triste feu et écrire le récit de mon labeur de la journée. »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Tandis que Clément était assis dans son salon solitaire à l’Hôtel George, et que sa plume courait rapidement sur le papier, une femme parcourait le quai de départ éclairé de la station de Rugby, attendant le train d’embranchement qui devait la conduire à Shorncliffe.

Cette femme était Margaret, la jeune femme aux traits hagards et enfiévrés, dont les allures si changées avaient terrifié la bonne Mme Austin.

Mais alors elle ne tremblait pas. Elle avait rejeté en arrière son voile épais ; et quoique les couleurs de la santé ne fussent pas revenues animer ses joues et ses lèvres, ses traits avaient une expression de résolution immuable, et son regard était fixe comme celui d’une personne qui a un dessein en vue, et qui ne veut ni se détourner ni faiblir avant que ce dessein soit exécuté.

Il n’y avait qu’un vieux gentleman dans la voiture de première classe où monta Margaret lorsque le train pour Shorncliffe eut été préparé, et comme ce compagnon de voyage dormit tout le long du chemin, le visage couvert par un vaste mouchoir de soie, Margaret put s’abandonner sans contrainte à ses propres pensées.

La jeune fille n’était guère moins paisible que son compagnon endormi ; elle demeura dans une attitude immobile, les mains croisées sur ses genoux, et le regard toujours fixe comme lorsqu’elle était sur le quai, attendant le départ. Une fois, elle porta la main à sa ceinture, mais elle l’en retira aussitôt avec un soupir.

— Comme le temps me semble long ! — dit-elle, — comme il me semble long ! je n’ai plus de montre maintenant. Je ne puis savoir l’heure. S’ils étaient là devant moi, s’ils voyageaient dans ce même train ! Non, c’est impossible ! Je sais que ni Clément ni l’homme qui l’accompagnait n’ont quitté Winchester par le train qui m’a amenée à Londres. Mais s’ils avaient envoyé une dépêche télégraphique à Londres ou à Shorncliffe !

Cette idée la fit frémir. Si les hommes qu’elle craignait avaient fait usage du télégraphe, cette grande merveille de la science moderne, elle arriverait trop tard pour accomplir la mission qui l’amenait.

Le train s’arrêta à Shorncliffe pendant qu’elle pensait à cette fatale possibilité. Elle sortit et demanda à un des facteurs de lui amener une voiture ; mais l’homme hocha la tête.

— Impossible d’avoir une voiture à cette heure de la nuit, mademoiselle, — dit-il avec politesse. — Où voulez-vous aller ?

Elle ne voulut pas lui dire le lieu de sa destination ; du secret le plus absolu dépendait le succès de son projet.

— J’irai à pied, — dit-elle ; — je ne vais pas loin.

Elle quitta la gare avant que l’homme eût le loisir de l’interroger plus longuement. Elle suivit le chemin éclairé par la lune et qui aboutissait à la gare. Elle traversa Shorncliffe dont toutes les fenêtres étaient noires. Elle passa sous le porche sombre, sous l’ombre épaisse que les tours massives du château projetaient sur le cours du ruisseau. Elle quitta la ville et s’engagea dans un chemin désert, tour à tour éclairé et plongé dans l’obscurité, sans trembler dans son abnégation, et n’ayant qu’une unique idée en tête : « Arriverait-elle à temps ? »

Elle était très-fatiguée quand elle atteignit les grilles qui fermaient l’entrée principale du parc de Maudesley. Elle avait entendu parler par Clément d’un sentier qui traversait le parc pour aller à Lisford, et il lui avait dit qu’on arrivait à ce sentier par une porte située dans la clôture du parc, à plus d’un mille de l’entrée principale.

Elle suivit la clôture en cherchant la porte du regard.

Elle la trouva enfin ; c’était une petite porte basse en bois, peinte en blanc, et simplement fermée par un loquet. Au delà, on voyait le sentier s’enfonçant sous les hêtres au milieu de l’herbe desséchée.

Margaret suivit ce sentier lentement et avec hésitation, jusqu’à ce qu’elle eût atteint une vaste clairière. De l’autre côté de la clairière, elle vit la sombre façade de Maudesley Abbey, et trois grandes fenêtres étincelant dans l’obscurité.