Henry Dunbar/39

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 172-189).

CHAPITRE XXXIX

Fuite.

L’homme qui prenait le nom de Henry Dunbar était couché sur les coussins de tapisserie d’un canapé de chêne sculpté, placé devant la cheminée de son grand salon. Il était couché là, écoutant le vent de mars grondant dans la vaste cheminée, et regardant les tisons enflammés et le bois qui pétillait sous l’étreinte du feu.

Il était alors trois heures du matin, et les domestiques s’étaient retirés à minuit. Mais le malade avait ordonné un grand feu, un feu qui devait durer plusieurs heures.

Le propriétaire de Maudesley Abbey portait sur son visage les traces de son long emprisonnement. Son teint était plombé, ses joues creuses, ses yeux semblaient plus grands qu’autrefois et brillaient d’un éclat inaccoutumé. Les longues heures de solitude, les longues insomnies, et les pensées qui, de tous les points, venaient converger à un centre hideux, avaient accompli leur œuvre de destruction. L’homme couché près du feu, cette nuit-là, semblait avoir dix ans de plus que celui qui avait fait sa déposition si hardiment et si clairement devant le jury d’enquête à Winchester.

Des béquilles, faites d’un bois léger et poli, et véritable œuvre d’art dans leur genre, étaient appuyées contre une table voisine du canapé, à portée de la main du malade. Il s’était exercé à marcher dans les appartements, et sur le chemin sablé devant le château avec ces béquilles, et même sans leur secours, car maintenant il appuyait sur le sol sa jambe malade ; mais il ne pouvait se mouvoir que lentement et avec difficulté, en dépit de son ardent désir de reprendre la vie active.

Dieu sait le nombre des diverses pensées qui lui traversaient l’esprit cette nuit-là. Il lui revenait d’étranges souvenirs pendant qu’il contemplait les gouffres enflammés et les degrés fragiles qui se dessinaient dans le feu : souvenirs de jours écoulés depuis si longtemps, que tous les personnages de cette période lui faisaient l’effet de héros de romans ou de figures de tableaux. Il voyait leurs visages et se rappelait l’expression qu’ils avaient en lui parlant, et, parmi tous ces visages, il revoyait tous ceux qui lui avaient successivement appartenu.

Quels changements, grand Dieu ! L’ardeur joyeuse et franche de l’enfant jetant ses regards sur un monde qui l’enchantait ; le sourire plein d’espoir du jeune homme ; et puis… et puis, avec les années, l’expression devenait de plus en plus grave, le sourire ne s’illuminait plus de la lumière intérieure, le visage devenait plus sombre à mesure que l’âme devenait plus noire. Il vit tout cela, et enfin, comme toujours, au milieu de mille idées confuses, ses pensées, n’obéissant plus à sa propre volonté, convergeaient vers un centre hideux et maudit, et l’y tenaient enchaîné pieds et poings liés, comme un criminel sur le chevalet du tortionnaire.

— Si je pouvais seulement quitter cette maison, — se disait-il à lui-même ; — si je pouvais m’en aller, tout irait autrement. Le changement de lieux, le mouvement, les voyages de ville en ville dans des pays étrangers produiraient sur moi leur effet habituel. Cette pensée s’effacerait alors comme toutes les pensées ; peut-être reviendrait-elle parfois dans un rêve, ou bien serait-elle évoquée par quelque allusion due au hasard de la conversation, par quelque ressemblance avec un incident, un visage, une intonation, un regard. Ce souvenir n’est pas si supérieur en iniquité aux autres, qu’il ne puisse s’effacer quand ceux-ci ont disparu. Mais tant que je resterai ici, où le pétillement des flammes dans l’âtre, le bruit de la pendule sur la cheminée, sont semblables à cette torture dont j’ai lu la description quelque part, semblables à cette goutte d’eau tombant à intervalles réguliers sur le front de la victime et finissant par le rendre fou furieux, tant que je resterai ici, il n’y a pas d’espérance d’oubli, pas de paix possible. Je l’ai revu la nuit précédente, et toutes les autres nuits. Lorsque je vais me coucher, je le vois toujours souriant comme il me souriait lorsqu’il entra dans le petit bois. J’entends sa voix, les mots qu’il prononça, chaque syllabe de ses paroles insignifiantes, réflexions égoïstes sur la probabilité de la fatigue que lui causerait sa longue promenade, sur la facilité qu’on aurait eue de louer une voiture et de suivre la grande route… Bah ! Pourquoi son souvenir m’attristerait-il ? Le regretté-je ? Non ! C’est sur moi que je gémis et sur la torture que je me suis créée. Oh ! mon Dieu ! je le vois encore quand il me regarda une fois dans l’eau. La vitesse du courant donnait une apparence de vie à son visage, et il me sembla un instant qu’il était encore vivant et que je n’avais pas commis le meurtre !

Telles étaient les agréables rêveries du coin du feu à l’aide desquelles le maître de Maudesley Abbey charmait les longues heures de sa convalescence. Dieu garde nos mémoires de semblables pensées, et nous préserve de ces actions hideuses qui rendent la solitude redoutable !

Le maître de Maudesley Abbey fut soudain tiré de sa rêverie par un léger coup frappé à l’une des fenêtres du salon où il se tenait, la fenêtre la plus voisine du canapé sur lequel il était couché.

Il tressaillit et se dressa sur son séant.

— Qui est là ? — s’écria-t-il avec impatience.

Il avait peur, et il se prit le front à deux mains, essayant de deviner quel pouvait être ce visiteur attardé. Pourquoi venait-on le voir à une heure pareille, sinon parce qu’il était découvert ? Cela ne s’expliquait pas autrement,

À cette idée, la respiration lui manquait. Était-il donc enfin venu ce moment terrible auquel il avait songé si souvent, cette horrible crise qu’il s’était représentée sous tant d’aspects divers ? Était-elle venue de la sorte ?… à pas de loup, au milieu de la nuit, sans crier gare ?… sans qu’il se fût préparé à la défense ou cuirassé contre le choc ? L’heure était-elle sonnée ? Telles étaient les idées de cet homme en écoutant le bruit extérieur ; et sa poitrine se soulevait, et il haletait, attendant la réponse à sa question.

Il n’y eut d’autre réponse que le bruit qui se renouvela plus fort et plus impatient.

Si une main frappant contre une vitre peut avoir une expression, celle-ci en avait une. C’était l’expression de la prière plutôt que celle de l’ordre impératif. L’homme qui écoutait, pâle et terrifié, le comprit.

Il laissa échapper un grand soupir de soulagement, comme un prisonnier qui sent tomber les fers qui le retenaient.

— Fou que je suis, — pensait-il. — Si c’était ce que je crains, on frapperait et on sonnerait à la porte d’entrée, au lieu de cogner doucement comme cela. C’est sans doute ce drôle de Vallance, qui s’est mis dans quelque mauvaise affaire et qui vient me relancer pour de l’argent au milieu de la nuit. Il n’y a que lui capable de ces coups-là. Il sait bien qu’on ne refusera pas de le recevoir. Voyons, faisons-le entrer.

L’invalide poussa un soupir à cette idée. Il se leva, et se dirigea vers la fenêtre, s’appuyant sur une canne pour marcher.

On frappait toujours. Lorsqu’il fut près de la fenêtre, il entendit autre chose que le bruit du doigt sur la vitre, il entendit une voix de femme, parlant doucement, mais d’une façon très-distincte.

— Ouvrez, pour l’amour de Dieu, ouvrez ! — disait la voix.

L’homme debout près de la fenêtre connaissait cette voix ; il ne la connaissait que trop bien, hélas ! C’était la voix de la jeune fille qui l’avait suivi avec tant de persistance, et qui n’avait pu que récemment parvenir jusqu’à lui. Il ôta les barres qui consolidaient la porte-fenêtre, l’ouvrit et fit entrer Margaret.

— Margaret ! — s’écria-t-il. — Au nom du ciel, qu’est-ce qui t’amène ici à une heure pareille ?

— Le danger ! — répondit la jeune fille haletante. — Vous êtes en danger. J’ai couru et les paroles m’étouffent. Il n’y a pas un moment à perdre… pas un moment, entendez-vous ! Ils ne vont pas tarder à arriver… ils ne peuvent tarder. Il m’a semblé tout le long de la route qu’ils étaient derrière moi… peut-être n’est-ce pas une illusion. Il n’y a pas un moment à perdre… pas un moment !

Elle s’arrêta, pressant sa poitrine de ses deux mains. Ses paroles étaient incohérentes, elle le savait, et faisait des efforts inouïs pour s’exprimer clairement.

— Oh ! père ! — s’écria-t-elle en repoussant de son front sa chevelure en désordre ; — père, j’ai fait ce que j’ai pu… ce que j’ai pu pour vous sauver. Mais parfois je désire n’y pas réussir, et qu’il plaise à Dieu que vous soyez pris, et que votre malheureuse fille meure avec vous !

Soudain elle se laissa tomber à genoux, comme prise de délire, et éleva ses mains jointes.

— Seigneur, ayez pitié de lui ! — s’écria-t-elle. — J’ai déjà prié ici… depuis cette horrible époque, j’ai prié à chaque instant… je vous implore encore cette nuit, Seigneur, ayez pitié de lui, donnez-lui un cœur repentant et faites que son péché soit effacé. Qu’est-ce que le châtiment qu’il souffrira ici-bas, en comparaison de celui que vous lui infligeriez à tout jamais ? Que la justice des hommes l’atteigne, mais vous, Seigneur, acceptez son repentir !

— Margaret, — s’écria Wilmot en saisissant le bras de sa fille, — oses-tu prier que ton père soit pendu ? Es-tu venu ici dans ce but ? Debout, et dis-moi de quoi il s’agit.

Margaret se releva frissonnante. Son regard devint fixe ; elle essaya de se calmer et de rassembler ses idées.

— Père ! — dit-elle, — depuis mon départ d’ici je n’ai pas eu un instant de repos. Depuis trois nuits je n’ai pas fermé l’œil. J’ai couru de ville en ville, et me voici, épuisée, prête à tomber à vos pieds. Il faut pourtant que je vous dise… mais les mots… les mots…, ne me viennent pas…

Elle montra ses lèvres sèches qui s’agitaient sans produire aucun son. Il y avait un flacon d’eau-de-vie sur la table voisine du canapé. C’était un compagnon que Wilmot abandonnait rarement. Il saisit le flacon et le verre, versa une partie de la liqueur, et porta le verre aux lèvres de sa fille. Margaret but avec avidité. Elle aurait bu du feu si cela avait pu lui donner l’énergie nécessaire pour accomplir son dessein.

— Il faut quitter cette maison sans tarder ! — s’écria-t-elle sans reprendre haleine. — Il faut quitter le pays, aller n’importe où, pourvu que vous soyez en sûreté. Ils vont venir vous prendre… tout à l’heure, peut-être !

— Ils vont venir ! Qui ?

— Clément Austin… et un homme… un agent de police…

— Clément Austin… ton futur… ton ami ?… Tu m’as donc trahi, Margaret ?

— Moi !… — s’écria la jeune fille en regardant son père.

Il y eut quelque chose de sublime dans le ton dont ce mot fut prononcé, quelque chose de superbe dans le visage de la jeune fille quand son regard rencontra le regard effaré du meurtrier.

— Pardonne-moi, mon enfant ! Non… non… tu ne ferais pas cela, même pour un misérable de mon espèce.

— Mais vous allez fuir… vous allez vous mettre à l’abri de leurs atteintes.

— Qu’ils viennent quand il leur plaira ; il n’y a pas de preuves contre moi.

— Pas de preuves ? Oh ! père, vous ne savez pas… vous ne savez pas. Ils ont été à Winchester. C’est par la mère de Clément que j’ai su qu’ils étaient allés là, et je les ai suivis. J’ai trouvé le lieu de leur demeure… c’était à l’hôtel où vous étiez descendu… quand vous avez refusé de me recevoir. J’attendis dans la rue, et le soir je les vis sortir. Père, je savais qu’ils ne pouvaient avoir qu’un but en venant à Winchester. Je les vis le soir du premier jour ; et le lendemain je les guettai de nouveau… attendant dans la rue et me cachant sous les portes ou dans les boutiques quand il y avait quelque danger que je fusse aperçue. Je vis Clément quitter l’Hôtel George, et se diriger vers la cathédrale. Je me rendis à sa suite dans la cour de la cathédrale, et je vis l’homme causant sous un porche avec un vieillard. Je rôdai aux alentours, et je vis l’homme partir dans la direction des prairies, vers le petit bois, à l’endroit où…

Elle s’arrêta et fut prise d’un tremblement si violent qu’elle ne put continuer.

Wilmot versa pour la seconde fois de l’eau-de-vie dans le verre et le porta aux lèvres de sa fille. Elle en but à peu près la valeur d’une cuiller à café, puis elle reprit, parlant rapidement et par phrases interrompues :

— Je suivis l’homme en me tenant à une assez grande distance afin qu’il ne s’aperçût pas qu’il était suivi. Il se dirigea directement vers l’endroit… où le meurtre a été commis. Il y avait en cet endroit Clément et trois hommes. Ils étaient là sous les arbres et s’occupaient à draguer la rivière.

— À draguer la rivière !… Grand Dieu !… et pourquoi faire ! — s’écria Wilmot se laissant tomber sur une chaise et devenant livide.

La peur s’emparait enfin de lui pour la première fois depuis l’entrée de sa fille. Jusque-là il avait écouté attentivement et avec anxiété, mais maintenant son visage exprimait l’horreur la plus profonde. Il croyait avoir rendu la découverte impossible. Il n’y avait qu’un seul témoignage qui pût se dresser contre lui, c’était le paquet de vêtements, des vêtements marqués au nom de la victime, ces vêtements maudits qu’il n’avait pu détruire, qu’il avait seulement pu cacher. C’étaient ces vêtements qui pouvaient seuls prouver sa culpabilité ; mais qui aurait jamais l’idée de chercher ces vêtements ? Maintes fois il avait songé au paquet caché au fond de la rivière et il avait ri de cette science de découverte qui avait reculé, mise à néant par un mystère aussi simple, et il s’était peint les rats rongeant les vêtements du défunt et la pourriture et la vase pénétrant dans les plis et transformant l’étoffe de telle sorte qu’elle fût confondue avec les herbes aquatiques qui croissaient autour et l’enveloppaient de leurs réseaux serrés.

Voilà quelles avaient été ses pensées ; aussi la nouvelle que des étrangers étaient revenus dans ce lieu fatal pour y draguer la rivière, cette rivière terrifiante qui avait si souvent coulé à travers ses songes, roulant avec ses ondes, non pas un, mais mille visages dont les yeux menaçants étaient tournés vers lui, l’idée qu’on avait fait des recherches en cet endroit, l’atteignit-elle comme un coup de foudre.

— Pourquoi draguaient-ils la rivière ? — répétait-il encore.

Sa fille se tenait à quelque distance de lui. Elle s’était reculée un peu involontairement, comme une femme s’éloigne d’un animal qui l’effraye. Le misérable s’en aperçut, oui, dans la tempête d’idées qui s’agitaient en lui, cet homme s’aperçut que sa fille l’évitait.

— Ils draguaient la rivière, — répondit Margaret. — Pendant ce temps, j’errais dans les environs… sous les ormes… tout le jour… tout le jour… mais cela me parut durer une éternité. Je fus obligée de me cacher… de me tenir à distance, car Clément était toujours là ; mais quand la nuit tomba, je m’aventurai plus près et je vis ce qu’ils faisaient et qu’ils n’avaient pas encore trouvé ce qu’ils cherchaient ; mais je ne savais pas encore ce qu’ils voulaient trouver.

— Mais l’ont-ils enfin trouvé ? — s’écria le père ; — l’ont-ils trouvé ?… Dis-le-moi sans tarder.

— Oui, ils finirent par le trouver. Un paquet de haillons, à ce que me dit un petit garçon… un petit garçon qui avait passé la journée avec eux… « Cela avait l’air d’un paquet de haillons, » me dit-il ; mais il a entendu dire au constable que ces haillons étaient les vêtements de l’homme assassiné.

— Et puis ?… et puis ?

— Je ne tardai pas davantage, père. Je courus à la station de Winchester… j’arrivai à temps pour le train qui va à Londres… je pris l’express pour Rugby… et…

— Oui, oui, je sais… et tu es une brave fille, une noble enfant. Ah ! ma pauvre Margaret, je ne crois pas que j’aurais autant haï cet homme si je n’avais pas pensé à toi… à ton enfance abandonnée… à ta vie sans avenir et sans joie… et dont il était la cause, lui qui, dès le début de ma vie, m’avait perdu sans retour. Mais ce n’est pas le moment de causer… puisqu’ils ont trouvé les vêtements… ils savent que l’homme qui a été assassiné était Henry Dunbar. Ils ne vont pas tarder à venir… Voyons… voyons… comment me dérober à leur poursuite ?

Il saisit son front à deux mains comme si sous cette étreinte de fer il pouvait rassembler ses idées et y rétablir un peu d’ordre.

Depuis le jour où il avait pris possession des biens de sa victime jusqu’à ce moment il avait vécu dans une terreur perpétuelle de la crise qui était enfin arrivée. Il s’était représenté toutes les situations possibles. Il n’avait pas oublié une seule des précautions qu’il avait été en son pouvoir d’imaginer. Mais il avait espéré prendre les devants. Il avait comploté sa fuite de Maudesley Abbey pour la première heure où il se sentirait capable de supporter le voyage. Il voulait exécuter ce dessein lorsque, par cette soirée d’hiver où le son des cloches dominicales ne lui parvenait qu’assourdi par la neige qui tombait en flocons épais, il était parti avec l’intention de ne jamais revenir à Maudesley Abbey. Il voulait quitter l’Angleterre et voyager bien loin, dans les pays les moins fréquentés, choisissant les lieux de l’accès le plus difficile et les moins connus de ses compatriotes.

Voilà quel était son dessein, et il avait calculé que, au pis aller, sa conduite serait regardée comme excentrique, ou peut-être très-naturelle chez un homme sédentaire dont l’unique enfant était entrée dans une sphère supérieure à la sienne. Voilà ce qu’il voulait faire, et, petit à petit, quand le monde l’aurait perdu de vue, il avait résolu de se cacher à l’abri d’un nouveau nom et d’une nouvelle nationalité, de telle sorte que si, par une étrange fatalité, par l’intervention de la Providence, le secret de la mort de Dunbar revenait au jour, le meurtrier serait aussi éloigné de la main de la justice des hommes que si la tombe s’était ouverte pour lui et l’eût caché à tout jamais.

Voilà quel était le plan de Wilmot. Il avait eu le temps de l’élaborer pendant les longues nuits qu’il avait passées dans ces somptueux appartements, dans ces salons splendides dont la magnificence lui avait été plus horrible que les murs blancs de la cellule du condamné ; dont l’atmosphère lui avait paru plus suffocante que les exhalaisons fétides d’un bouge enfiévré de Saint-Giles. Le désir passionné et vindicatif de l’homme qui avait été trahi et offensé si cruellement, la soif de richesse, engendrée par la lente torture de la pauvreté, s’étaient levés dans la poitrine de cet homme à la vue de Dunbar. Un meurtre hideux avait été accompli et les deux passions avaient été assouvies, et Wilmot, le garçon de banque, le domestique de confiance, le faussaire, le convict, le condamné libéré, le réprouvé sans ressources, était devenu propriétaire d’une fortune d’un million.

Oui, voilà ce qu’il avait fait. Il était arrivé à Winchester un soir du mois d’août avec quelques souverains et quelque menue monnaie dans sa poche et une existence de dénûment et de honte devant lui. Il avait tué Dunbar et avait quitté cette ville principal associé de la maison Dunbar, Dunbar et Balderby, seul propriétaire de Maudesley Abbey, des domaines du comté d’York et de la maison de Portland Place. C’était assurément le triomphe du crime, le chef-d’œuvre de la fourberie. Mais l’auteur de ce crime avait-il goûté un seul instant de bonheur depuis ce moment… avait-il eu un seul moment de paix… un seul moment où il ne ressentît pas cette torture lente et sourde qui lui faisait croire à l’existence de quelque animal de proie lui déchirant les entrailles ? L’auteur des Confessions d’un mangeur d’opium souffrait si cruellement d’une torture interne qu’il s’imagina qu’il avait en lui un être vivant dont l’existence se passait à le déchirer. C’était là une idée de malade ; mais que dire du serpent qu’on appelle Remords qui se roule autour du cœur du meurtrier et l’enserre à tout jamais de son étreinte mortelle, sans qu’il puisse jamais battre librement ni connaître un sentiment exempt de douleur ou une douce émotion ?

Quelques minutes avaient suffi, tandis que les grolles criaient au sommet des ormes et que les feuilles vertes s’agitaient sous une chaude brise d’été, que les eaux bleues s’écoulaient sous les rayons du soleil ou fuyaient à l’ombre avec un doux murmure, quelques minutes avaient suffi à Wilmot pour commettre un acte qui lui avait donné le plus riche butin que jamais meurtrier eût rêvé et qui avait tellement transformé son existence, si complètement changé tout son être, que lorsqu’il quitta le bois il n’était pas seul, mais il était suivi par une créature gigantesque, monstre hideux qui répétait jusqu’à ses soupirs, le suivait pas à pas, s’attachait à lui, lui saisissait la gorge, et lui montait sur la poitrine ; une horrible chose sans forme et sans nom, mais qui cependant revêtait toutes les formes et prenait tous les noms, et qui était le spectre de l’action qu’il avait commise.

Wilmot demeura quelque temps les mains crispées sur son front, puis son visage se rasséréna et devint tout à coup sévère et résolu. Le premier sentiment de terreur, le premier choc de la surprise étaient passés. Cet homme n’avait jamais été et ne pouvait jamais être un lâche. Il était prêt maintenant à tout événement. Peut-être était-il heureux que le moment redouté fût venu. Il avait souffert une angoisse tellement indicible, des tortures si indescriptibles pendant le temps où son crime avait été caché, qu’il put ressentir une sorte de soulagement de la découverte du secret et de la liberté qu’il avait de laisser tomber le masque. Pendant qu’il était là, cherchant ce qu’il convenait de faire, il lui vint sans doute quelque heureuse idée, car son visage s’illumina soudain d’un sourire de triomphe.

— Mon cheval, — dit-il. — Je puis monter à cheval, quoique je ne puisse pas marcher.

Il prit sa canne et passa dans le salon voisin où il y avait une porte qui ouvrait sur le jardin quadrangulaire dans lequel le propriétaire du château avait fait construire une écurie provisoire pour son cheval favori. Margaret suivit son père à une faible distance en le regardant d’un air anxieux et surpris.

Il ouvrit la porte-fenêtre, et sortit dans le jardin, jardin dessiné à l’ancienne mode avec ses plates-bandes encadrées dans le gazon uni et au centre duquel il y avait une petite fontaine qui, de mémoire d’homme, n’avait jamais coulé.

— Va chercher la lampe, Margaret, — dit Wilmot à voix basse. — J’ai besoin de lumière.

La jeune fille obéit. Elle ne tremblait plus maintenant et tenait la lampe d’une main aussi ferme que si elle avait accompli un devoir domestique. Elle suivit son père dans le jardin et passa avec lui dans l’écurie. Le cheval reconnut son maître malgré cette lumière indécise. L’animal frotta sa tête contre l’épaule de son maître, secoua sa crinière, et se cabra dans sa joie de le revoir. Ce ne fut qu’à la voix persuasive et sous la main caressante de Wilmot qu’il calma ses démonstrations joyeuses.

— Doucement, doucement, mon vieux, — dit Joseph à voix basse.

Trois ou quatre selles et autant de brides étaient accrochées à un chevalet dans un angle de la petite écurie. Wilmot y prit les objets nécessaires, et commença à seller le cheval en se soutenant sur sa canne.

Le palefrenier couchait dans la maison par ordre de son maître et il n’y avait personne qui pût entendre le bruit qui se faisait.

En cinq minutes le cheval fut sellé et bridé. Wilmot le fit sortir de l’écurie, toujours suivi de Margaret qui portait la lampe.

Il y avait une porte basse en fer qui menait du jardin dans le parc. Joseph conduisit le cheval à cette porte.

— Retourne et va me chercher mon pardessus, — dit-il à Margaret. — Tu iras plus vite que je ne pourrais le faire. C’est un vêtement bordé de fourrure. Tu le trouveras sur une chaise dans la chambre à coucher.

Sa fille obéit, silencieusement et tranquillement comme elle avait déjà fait. Les pièces ouvraient toutes l’une dans l’autre. Elle vit la chambre à coucher avec son lit élevé et sombre éclairée par la lueur vacillante du foyer. Elle posa la lampe sur une table de cette chambre et trouva le vêtement bordé de fourrure que son père lui avait demandé. Il y avait sur une toilette une bourse à travers les mailles de soie de laquelle brillaient quelques souverains. La jeune fille prit cette bourse en s’en allant, s’imaginant, dans la simplicité de son cœur, que son père pourrait bien n’avoir que ces quelques souverains pour accomplir sa fuite. Elle le rejoignit portant le lourd pardessus et l’aida à le revêtir en échange de la robe de chambre qui l’enveloppait. Il avait pris son chapeau avant de se rendre à l’écurie.

— Voici votre bourse, père, dit-elle en la lui mettant dans la main. — Elle contient quelque chose, mais pas beaucoup, je le crains. Comment vous procurerez-vous de l’argent là où vous allez ?

— Sois tranquille, je ne serai pas embarrassé.

En disant ces mots, il s’était mis en selle non sans grandes difficultés. Mais, quoique le grand air l’eût étourdi et rendu faible, il se sentait renaître maintenant qu’il était à cheval, qu’il avait sous lui ce robuste animal qui l’aimait et dont le galop puissant pouvait l’emporter pour ainsi dire au bout du monde. C’est l’impression que fit à Wilmot le bonheur de se sentir à cheval une fois encore. Involontairement, il posa la main sur la ceinture qu’il portait sans cesse autour de lui, quand sa fille lui fit la question relative à l’argent.

— Oui… oui… j’ai assez d’argent… tout va bien.

— Mais où allez-vous ? — demanda-t-elle avec anxiété.

Le cheval faisait voler le sable humide sous son pied, et rongeait son frein dans l’impatience que lui causait tout ce retard.

— Je ne sais pas, — répondit Wilmot ; — cela dépendra de… je ne sais quoi. Bonne nuit, Margaret. Dieu te bénisse ! Je ne pense pas que Dieu écoute les prières de mes pareils. S’il les écoutait, les choses se seraient passées autrement… lorsque j’ai essayé de mener une vie honnête !

Oui, c’était la vérité, le meurtrier de Dunbar avait essayé de mener une vie honnête et avait prié Dieu de protéger son honnêteté. Mais ses efforts avaient été empreints d’une impatience puérile ; il s’attendait à ce que ses prières fussent exaucées aussitôt que formées, et il s’indignait de ce que la Providence semblait sourde à ses vœux. Il lui avait toujours manqué la résignation, cette qualité sublime qui supporte sans murmures les mauvais jours et fait tête à l’orage avec calme et le sourire aux lèvres.

— Père, laissez-moi vous accompagner, — dit Margaret d’une voix suppliante ; — permettez-moi d’aller avec vous. Sans l’espérance que Dieu vous pardonnera, qui me soutient, le monde serait vide pour moi. Il faut que je vous accompagne. Je ne veux pas que vous retourniez parmi des hommes méchants qui vous endurciront le cœur. Je veux vous accompagner, bien loin, partout…

— Toi… m’accompagner ?… — dit lentement Wilmot. — Est-ce bien… ton désir ?

— C’est le plus grand désir de mon cœur !

— Et tu seras fidèle, — s’écria-t-il en s’inclinant, et mettant la main sur l’épaule de sa fille et la regardant en face ; — tu seras fidèle, n’est-ce pas, Margaret ? fidèle comme l’acier, prête à tout et tu regarderas sans faiblir, sans trembler, venir l’heure du danger. Tu as déjà supporté beaucoup et tu l’as noblement supporté. Es-tu prête à de nouvelles épreuves ?

— Pour vous, mon père, pour vous ! Oui, oui, je braverai tout au monde, je ferai tout pour vous sauver de…

Elle frissonna à l’idée du danger qu’il courait et à l’horreur duquel la fuite seule pouvait le soustraire. Non, non, pour rien au monde il ne fallait s’y soumettre, il n’y avait pas de sacrifice trop grand pour y échapper. Il n’y avait pas de résignation féminine, pas d’espoir dans la clémence de Dieu qui pût la faire accepter cela.

— J’ai confiance en toi, Margaret, — dit Wilmot ôtant sa main de l’épaule de sa fille ; — j’ai confiance en toi. N’ai-je pas raison ? N’ai-je pas vu ta mère, quand elle apprit mon histoire véritable, ne l’ai-je pas vue devenir blanche comme un linge ; puis, un moment après, me presser dans ses bras et ses regards honnêtes me fixer en me disant : « Ami, je ne t’en aimerai pas moins ; rien au monde ne me fera te moins aimer ! »

Il y eut un silence. Sa voix était devenue sourde et rauque ; puis tout à coup il s’écria :

— Grand Dieu ! que fais-je donc ? Je m’arrête à causer ici quand les moments sont précieux. Écoute-moi, Margaret, si tu veux me revoir, tu te rendras par une voie quelconque à Woodbine Cottage, près de Lisford, sur la route de ce village, je crois. C’est là que tu iras. J’y vais moi-même de ce pas, et j’y serai bien avant toi, tu m’as compris ?

— Oui ; Woodbine Cottage, Lisford… je n’oublierai pas ! Dieu vous conduise et Dieu vous protège, père ! Il est le Dieu des pécheurs, pensait la malheureuse jeune fille, il a donné de longues années à Caïn pour se repentir de ses crimes.

C’était à quoi pensait Margaret arrêtée près de la porte et prêtant l’oreille pour écouter le bruit du galop du cheval sur le chemin retentissant qui s’enfonçait dans le parc.

Elle était fatiguée, bien fatiguée, mais elle n’avait pas conscience de sa fatigue. Sa tâche n’était pas encore terminée. Elle ne se retourna pas pour revoir Maudesley Abbey, cette demeure splendide et luxueuse dans laquelle un misérable avait joué son rôle et souffert la peine de ses crimes pendant de longs mois. Elle s’éloigna précipitamment en suivant les sentiers solitaires, tandis que la brise nocturne chassait ses cheveux en désordre sur son visage et l’aveuglait presque, elle s’éloigna afin de retrouver la porte par laquelle elle s’était introduite dans le parc.

Elle se rendit à cette porte parce que c’était le seul endroit par lequel elle pût quitter le domaine sans être vue par le gardien d’une des portes principales. Le jour commençait à poindre avant qu’elle eût pu rencontrer quelqu’un qui la dirigeât vers Woodbine Cottage. Enfin elle vit sortir d’une ferme un homme tenant dans chacune de ses mains un pot au lait. Cet homme lui montra la direction de la route de Lisford.

Il était grand jour quand elle atteignit la petite porte du jardin situé devant la maison du major Vernon. Il était grand jour, et la porte conduisant dans une première antichambre était entr’ouverte. La jeune fille poussa cette porte et tomba évanouie dans les bras d’un homme qui l’attendait.

— Pauvre fille, pauvre enfant ! — dit Wilmot ; — comme elle a souffert ! Et moi qui croyais que ce crime lui serait profitable, qu’elle consentirait à recevoir l’argent sans chercher à percer le mystère. Ma pauvre fille ! ma pauvre malheureuse enfant !

L’homme qui avait assassiné Dunbar sanglotait sur le visage décoloré de sa fille évanouie.

— Assez de folies, — cria du parloir une voix rude. — Le temps nous presse trop pour l’employer à pleurnicher.