Henry Dunbar/41

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 202-210).

CHAPITRE XLI

La servante de Woodbine Cottage.

Un quart d’heure après son départ du parc de Maudesley, la voiture s’arrêtait devant Woodbine Cottage. Carter paya le cocher et renvoya la voiture, puis il entra dans le petit jardin.

Il tira le bouton de la sonnette qui se trouvait à l’un des côtés de la porte vitrée, et il eut tout le loisir d’examiner les oiseaux empaillés et les curiosités marines qui ornaient la petite antichambre du cottage avant qu’on répondît à son appel. Il sonna une deuxième fois sans plus de succès ; mais au bout de cinq minutes apparut une jeune femme le visage enveloppé dans un mouchoir de couleur. L’agent demanda à voir M. Vernon. La jeune femme l’introduisit sans retard ni hésitation dans un petit parloir dont la fenêtre s’ouvrait sur le derrière de l’habitation.

Le maître du logis était assis dans un fauteuil près du feu. La pièce était fort sombre, car son unique fenêtre s’ouvrait sur une espèce de serre toute pleine d’arbustes épineux de l’espèce des cactus, qui avaient fait les délices du dernier locataire de Woodbine Cottage.

Carter jeta un regard perçant sur le gentleman assis dans le fauteuil, mais l’attention la plus scrupuleuse ne lui montra rien qu’un brave homme de cinquante à soixante ans, avec une grande bouche ombragée par une moustache grise.

— Je suis à la recherche de renseignements sur un de vos amis, Major Vernon, — dit l’agent, — M. Dunbar, de Maudesley Abbey, qui a disparu depuis ce matin quatre heures.

Le gentleman assis dans le fauteuil fumait une pipe d’écume. Au moment où Carter prononça ces deux mots : « Quatre heures, » ses dents se choquèrent légèrement en rencontrant le bout d’ambre de sa pipe.

L’agent entendit ce bruit, si léger qu’il fût, et en tira ses conclusions. Vernon avait vu Wilmot, il savait que celui-ci avait quitté le château à quatre heures du matin et s’étonnait que l’heure exacte de son départ fût déjà connue par d’autres personnes.

— Vous savez où est allé M. Dunbar ? — dit Carter, regardant avec plus de fixité le gentleman assis dans son fauteuil.

— Pas du tout, et je songeais lui rendre visite ce soir au château.

— Hum ! — murmura l’agent. — Alors il est inutile de vous faire aucune question à ce sujet.

— Parfaitement. Ainsi vous dites que Dunbar est parti du château ? Mais je croyais qu’il était entré en traitement… c’est à peine s’il pouvait quitter son canapé et se mouvoir à l’aide de béquilles.

— C’est possible ; mais, quoi qu’il en soit, il a disparu.

— Que voulez-vous dire par ce mot disparu ? Il a quitté sa résidence, à ce que je vois… n’était-il donc pas libre de le faire ?

— Certainement, il était très-libre sous ce rapport.

— Alors je ne m’étonne plus autant qu’il soit parti, — s’écria le maître du cottage en s’inclinant vers le feu pour secouer les cendres de sa pipe. — Il y avait assez longtemps qu’il était attaché par la jambe, le pauvre diable ! Mais comment se fait-il que vous couriez après lui comme après un petit enfant qui s’est enfui de chez sa mère ? Est-ce que vous êtes son chirurgien ?

— Non, je suis envoyé par lady Jocelyn, et pour vous dire toute la vérité, — ajouta Carter avec une simplicité vraiment charmante, — pour vous dire toute la vérité, je ne suis rien moins qu’un agent du service de sûreté envoyé directement à la recherche du gentleman disparu. Lady Jocelyn, voyez-vous, craint que l’accident du chemin de fer, cette longue maladie, la fièvre qui l’a accompagnée, toutes ces choses-là réunies n’aient eu une très-mauvaise influence sur son pauvre père et que son cerveau soit légèrement endommagé… et sur ma parole, — continua avec rondeur l’agent de police, — cette fantaisie inexplicable peut très-bien confirmer les gens dans cette idée. Et dans ce cas il se pourrait qu’il eût attenté à ses jours. Maintenant, Major Vernon, en votre qualité d’ami de M. Dunbar, qu’est-ce que vous pensez de cela ?

Le Major sourit.

— Franchement, — répondit l’autre, — je ne crois pas que vous soyez si loin de la vérité. Dunbar a eu en effet des allures singulières depuis l’accident de chemin de fer.

— C’est très-vrai. Eh bien ! j’espère que vous ne trouverez pas mauvais que je visite votre maison et ses dépendances ? Il se pourrait que votre ami se fût caché quelque part chez vous. Une fois qu’ils ont la tête dérangée, on ne sait vraiment pas où s’adresser pour les retrouver, ces gens-là, vous savez.

Le Major Vernon haussa les épaules.

— Je ne crois pas que Dunbar soit entré chez moi à mon insu, — dit-il. — Mais si cela pouvait vous être agréable, vous êtes libre de visiter la maison depuis la cave jusqu’au grenier.

Il sonna. La jeune fille au visage emmitouflé parut à cet appel.

— Ah ! Betty, encore une fluxion, ma fille… Voilà une excuse toute trouvée pour négliger votre travail. Je connais cela, ma belle. Écoutez un peu. Voici un gentleman à qui vous allez montrer la maison et le jardin aussi, s’il vous le demande, mais faites vite, car j’attends mon dîner.

La fille salua d’une façon gauche et campagnarde et passa dans l’antichambre avec Carter.

— Betty ! — s’écria le maître de la maison au moment où la servante arrivait avec l’agent au pied de l’escalier, — Betty ! écoutez un peu.

Elle courut vers son maître et Carter entendit une conversation à mi-voix, très-courte, mais dont il put saisir la dernière phrase.

Cette phrase était celle-ci :

— Et si vous ne vous taisez pas, c’est à moi que vous aurez affaire.

— Ho ! ho ! — pensa l’agent, — il faut que Betty se taise ! c’est ce que nous verrons.

La jeune fille revint dans l’antichambre et conduisit Carter dans les deux salons occupant le devant de la maison. C’étaient de petites pièces mesquinement meublées, à plafonds bas et toutes pleines de placards et d’armoires se dissimulant dans des angles. Carter n’eut pas petite besogne à visiter tous ces réduits qui tous avaient, plus ou moins, une odeur de suif et de rhum, dénotant les habitudes toutes maritimes du dernier habitant du cottage.

Après avoir visité une demi-douzaine de ces cachettes au rez-de-chaussée, Carter et son guide montèrent à l’étage supérieur.

La servante nommée Betty fit entrer l’agent dans une chambre à coucher qu’elle lui dit être celle de son maître, et où les occupations du Major se manifestaient par divers appareils gisant sur les meubles ou accrochés à des patères, et surtout par une collection de pipes et de boîtes à cigares placées sur la cheminée.

La jeune fille ouvrit la porte d’un petit placard dissimulé dans un coin derrière le lit, mais au lieu de visiter cette nouvelle cachette, Carter se précipita sur la porte, la ferma à double tour, et mit la clef dans sa poche.

— Merci, mademoiselle l’innocente, — dit-il, — je ne tiens pas à me tordre le cou ou à me casser les reins en regardant dans vos armoires. Veuillez seulement venir ici.

Et Carter indiqua la fenêtre près de laquelle il se plaça.

La jeune fille obéit sans s’effrayer. Sans sa fluxion ou plutôt sans le mouchoir de couleur qui lui cachait le bas du visage et qui était attaché par un gros nœud sur sa tête, c’eût été une assez jolie personne. Telle qu’elle était, Carter put voir seulement qu’elle avait de beaux yeux noirs qui se baissèrent devant son regard.

— Vous m’avez l’air d’une fine mouche, — dit-il, — et votre fluxion me confirme dans cette idée. Voyons, qu’est-ce que votre maître vous a dit, il n’y a qu’un instant ? À quel propos faut-il que vous vous taisiez, hein ?

Betty baissa la tête et tordit le coin de son tablier.

— Mon maître ne m’a pas rien dit, monsieur, — dit-elle.

— Ah ! mon maître ne m’a pas rien dit ! Votre moralité et votre connaissance de la grammaire peuvent aller de pair, mademoiselle Betty ; mais prenez-y garde, il pourra vous en cuire tôt ou tard, et vous serez tout étonnée d’être arrêtée pour parjure. C’est un crime qui est puni de la déportation pour la vie en ce qui concerne les femmes, — ajouta-t-il d’un ton effrayant.

— Oh ! monsieur, — s’écria Betty, — ça n’est pas moi ! C’est mon maître, et il jure tant, si vous saviez, quand il est en colère. Quand les choses ne vont pas à son goût, il grogne poliment d’abord, puis il finit par s’emporter petit à petit et son langage devient de plus en plus violent à mesure qu’il crie plus fort. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse, monsieur ? Je n’ose pas le contrarier. Je préfère être déportée si ça ne fait pas beaucoup de mal.

— Si ça ne fait pas beaucoup de mal ! — s’écria Carter. — Vous ne savez donc pas que tous les trois mois il y a un vaisseau qui part pour la terre de Van Diemen chargé rien que de martinets tressés à l’usage des jeunes femmes condamnées ?

— Oh ! monsieur ! je vais tout vous dire, — s’écria la servante de Vernon ; — plutôt que d’être arrêtée pour parjure, je vais tout vous dire !

— J’y comptais bien, — dit Carter, — mais vous n’avez pas grand’chose à me dire. M. Dunbar est venu ici ce matin, à cheval, entre cinq et six ?

— Il était six heures dix, monsieur, et j’ouvrais les volets.

— C’est cela.

— Et le gentleman est arrivé à cheval, monsieur, et il a pensé s’évanouir à cause de la douleur qu’il ressentait à la jambe, et il m’a dit d’appeler mon maître, et mon maître l’a aidé à descendre de cheval et a conduit le cheval à l’écurie ; puis le gentleman s’est assis et s’est reposé dans le petit salon qui donne sur le derrière, puis on m’a envoyée chercher une voiture, et je suis allée à Lisford, à l’enseigne de la Rose et la Couronne, et j’ai pris une voiture, et avant huit heures le gentleman était parti.

Avant huit heures et il en était alors trois passées. Carter regarda sa montre pendant que la servante faisait sa confession.

— Oh ! monsieur, — ajouta-t-elle, — je vous en prie, ne dites pas à mon maître ce que je vous ai dit ; je vous en prie, ne lui dites pas !

Il n’y avait pas de temps à perdre ; et cependant l’agent s’arrêta un instant, réfléchissant à ce qu’il venait d’entendre.

Était-ce la vérité que venait de lui dire la servante, ou bien était-ce une histoire destinée à lui faire suivre une fausse piste ? La terreur que lui inspirait son maître paraissait sincère. Elle pleurait maintenant, et de vraies larmes coulaient sur ses joues pâles et mouillaient le mouchoir qui lui enveloppait le visage.

— Je saurai à la Rose et la Couronne si on est réellement venu chercher une voiture, — pensa l’agent. — Dites à votre maître que j’ai cherché partout et que je n’ai pas trouvé son ami, — dit-il à la jeune fille ; — et ajoutez que je n’ai pas le temps de lui souhaiter le bonjour.

L’agent descendit l’escalier en disant ces mots. La jeune fille l’accompagna sous la porte rustique, et lui indiqua le chemin de la Rose et la Couronne à Lisford.

Il courut tout le long du chemin jusqu’à cette petite auberge, car l’idée que cet homme pût lui échapper le désespérait.

— Avec une avance pareille il peut faire n’importe quoi, — pensait l’agent. — Et cependant il a son infirmité ; tout est contre lui.

À l’auberge, on lui apprit qu’une voiture avait été commandée le matin, à sept heures, par une jeune personne de Woodbine Cottage. La voiture rentrait à l’instant et le conducteur devait être à l’écurie.

Sur la demande de Carter, on appela cet homme ; et par lui l’agent apprit qu’un gentleman, enveloppé jusqu’au nez dans un cache-nez, revêtu d’un pardessus garni de fourrure et paraissant boiter beaucoup, avait été pris par lui à Woodbine Cottage. Le gentleman avait ordonné de le conduire aussi vite que possible à la station de Shorncliffe ; mais en arrivant, il se trouva qu’il était trop tard pour prendre le train que le gentleman voulait prendre, car il revint à la voiture en boitant beaucoup, et dit à l’homme de le conduire à Maninsgly. Le cocher apprit à Carter que Maninsgly était un petit village à trois milles de Shorncliffe par un chemin de traverse. Arrivé là, le gentleman au pardessus garni de fourrure était descendu dans une auberge, où il avait dîné, et il avait lu les journaux en buvant des grogs jusqu’à une heure passée. Il avait tout à fait l’air d’un gentleman, il avait payé le dîner et le grog du cocher aussi bien que le sien. À une heure, il était remonté en voiture et s’était fait conduire à la station de Shorncliffe. À deux heures cinq minutes, il était descendu à la station, avait payé le cocher et l’avait congédié.

C’était tout ce que Carter voulait savoir.

— Attelez aussi vite que possible, — dit-il, — et vous me conduirez à la station de Shorncliffe.

Tandis qu’on préparait le cheval, il entra dans l’auberge et se fit servir un grog chaud. Il avait coutume de boire les liquides bouillants, attendu qu’il passait son existence à courir de ville en ville, absolument comme il faisait maintenant.

— Sawney a eu la main heureuse cette fois, — pensait-il. — S’il allait me trahir et toucher la prime à ma place.

Cette idée était désagréable, et Carter se prit à réfléchir pendant une minute ou deux ; mais un singulier sourire ne tarda pas à reparaître sur son visage.

— Sawney me connaît trop bien pour cela, — se dit-il à lui-même, — Sawney me connaît trop bien pour tenter un coup pareil.

Le véhicule sortit de la cour pendant que Carter réfléchissait ainsi. Il sauta dans l’intérieur et se fit conduire à la station de Shorncliffe.

Tout était calme à la station. De quelque temps on n’attendait pas de trains. Il n’y avait pas signe de vie soit dans les bureaux, soit dans les salles d’attente.

Un facteur dormait sur ses crochets sur le quai de départ et une femme solitaire était assise sur un banc près du mur, entourée de ses boîtes et de ses paquets, un parapluie et des socques sur ses genoux.

Sur toute l’étendue du quai, il n’y avait pas trace de Tibbles, autrement dit Sawney Tom.

Carter réveilla le facteur et l’envoya demander au chef de gare si on avait laissé à ses soins une lettre pour M. Henry Carter. Le facteur partit en bâillant, et ne tarda pas à revenir, toujours en bâillant, dire qu’il y avait une lettre, en effet, et si le gentleman voulait bien prendre la peine de passer au bureau du chef de gare pour la réclamer.

La note n’était pas longue, ni encombrée d’une phraséologie cérémonieuse.

« L’homme à l’habit fourré est arrivé à 2 h. 10 m. Pris un billet pour Derby, 1re classe. Moi-même, même destination, 2e classe. — À vos ordres.

« T. T. »

Carter froissa le billet et le mit dans sa poche. Le chef de gare lui donna tous les renseignements nécessaires relatifs aux trains. Il y avait un train pour Derby à sept heures du soir, et pendant les trois heures et demie qui le séparaient de cet instant, Carter avait le loisir de se distraire de son mieux.

— Derby, — se disait-il en lui-même. — Derby ! Mais c’est la route du Nord, cela. Au nom de tout ce qu’il y a de miraculeux au monde, quelle raison a pu lui faire prendre ce chemin-là ?