Henry Dunbar/46

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 255-261).

CHAPITRE XLVI

L’aurore.

« L’horloge de l’église de Kylmington, qui est l’horloge la plus lente de toutes les horloges publiques de ma connaissance, de même que la ville de Kylmington était la ville la plus arriérée de toutes celles que j’avais parcourues, cette horloge, dis-je, sonnait huit heures comme j’ouvrais la petite porte de bois du cimetière qui entourait l’église, et que je pénétrais sous une avenue de sycomores rabougris qui passaient pour la principale beauté de Kylmington.

« Il était huit heures vingt minutes d’après l’heure de Londres, et le soleil s’était couché laissant l’horizon inondé d’une ardente teinte jaune qui, insensiblement, se transformait en vif écarlate.

« Il y avait plus d’une heure et de demie que j’étais à Kylmington. J’avais pris quelques rafraîchissements au principal hôtel, vieille maison bizarre, ayant un aspect de ruine et dont les meubles passés de mode et les volets antiques causaient une mélancolie profonde. J’avais pris quelques rafraichissements, et aujourd’hui encore j’ignore complétement ce que je pris par cette belle soirée d’été, tant mon esprit était absorbé par ce séduisant espoir dont le charme croissait d’instant en instant. Je m’étais rendu à la boutique du papetier, qui portait encore sur ses fenêtres le nom à demi effacé de Jakins, quoique le dernier des Jakins eût depuis longtemps quitté Kylmington. J’étais allé à cette boutique et j’avais appris, d’une femme d’un certain âge, très-affable quoique un peu sérieuse, des nouvelles qui avaient transformé mon espoir en certitude.

« J’entrai en matière en demandant s’il y avait à Kylmington une dame qui donnât des leçons de musique et de chant.

« — Oui, me répondit le successeur de Jakins, il y a deux maîtresses de musique dans la ville : une Mme Carinda, qui enseigne à Grove House, c’est l’école des dames riches ; l’autre est Mlle Wilson, dont les prix sont inférieurs à ceux de Mme Carinda. Cette Mme Carinda, d’ailleurs, n’a d’étranger que le nom. Mlle Wilson jouit d’une grande considération, ainsi que son père, excellent gentleman, assistant régulièrement chaque dimanche aux offices, et parfait modèle de convenances avec sa tête vénérable couverte de cheveux gris.

« Je tressaillis légèrement en entendant ces mots.

« — Est-ce que Mlle Wilson demeure avec son père ? demandai-je.

« — Oui, me dit la femme. Mlle Wilson a demeuré avec son père jusqu’au moment de la mort de celui-ci.

« — Il est donc mort, alors ?

« — Oui, M. Wilson est mort au mois de décembre dernier d’une espèce de maladie de langueur ; il s’est éteint pour ainsi dire insensiblement ; il a été soigné tendrement, jusqu’au dernier instant, par sa charmante fille. On disait qu’il avait été très-riche et qu’il avait été ruiné par de mauvaises spéculations, et que cette perte, lui pesant sur l’esprit, il était tombé dans une mélancolie profonde, et que jamais on ne le voyait sourire.

« En disant ces mots, la femme ouvrit un tiroir, et après avoir dérangé quelques papiers, elle en tira une carte, une carte tout éraillée, salie par les mouches, poudreuse, à laquelle un petit ruban bleu fané était encore fixé, une carte sur laquelle était écrit, de la main que je connaissais si bien, un avis portant que Mlle Wilson, de l’Ermitage, donnerait des leçons de musique et de chant au prix d’une guinée par trimestre.

« Je voulais demander le portrait de la jeune maîtresse de piano, mais maintenant c’était inutile.

« Mlle Wilson est la jeune dame que je désire voir, dis-je. Voulez-vous m’indiquer le chemin de l’Ermitage ? J’y passerai demain matin.

« La propriétaire de la maison Jakins, qui, à l’exemple de beaucoup d’excellentes femmes, se complaisait fort à faire des unions, sourit malicieusement.

« — Je sais un endroit où vous pouvez voir Mlle Wilsơn sans courir jusqu’à l’Ermitage, dit-elle, et cela plus tôt que demain matin. Elle travaille sans relâche tout le jour, la pauvre chère enfant, mais tous les soirs, quand le temps est assez beau, elle va au cimetière. C’est la seule promenade que je lui aie vu faire depuis la mort de son père. Elle passe régulièrement devant ma fenêtre, à peu près à l’heure où je ferme la boutique, et de chez moi je la vois ouvrir la porte et entrer au cimetière. C’est une triste promenade à cette heure-ci de la soirée, quoique bien des gens disent qué c’est la plus jolie promenade de Kylmington.

« C’était à la suite de cette conversation que je me trouvais dans cette fameuse avenue de sycomores au moment où l’horloge de l’église de Kylmington sonnait huit heures.

« Le cimetière était carré, entouré de tous côtés par un mur de pierre très-bas, et au-delà, les prairies descendaient jusqu’à l’embouchure de la rivière qui se jetait dans la mer, située à quelque distance de Kylmington, mais dont la plage, dans le voisinage de la ville, avait un aspect sombre et mélancolique.

« Il n’y avait personne autre que moi dans le cimetière lorsque je quittai l’ombre de l’avenue et pénétrai au milieu des modestes pierres tumulaires autour desquelles l’herbe croissait longue et épaisse.

« J’examinai les pierres les plus récentes et j’arrivai enfin à l’une d’elles qui se dissimulait dans un coin obscur, presque cachée par le mur d’enceinte.

« Sur cette modeste pierre il n’y avait qu’une inscription très-courte, mais elle suffisait pour me dire quelles étaient les cendres qui reposaient à l’endroit où je me trouvais.

à la mémoire de
J. W.
mort le 19 décembre 1853.
seigneur ! prenez pitié d’un pécheur !

« J’examinais encore cette courte inscription quand j’entendis le frôlement d’une robe de femme sur l’herbe, et me retournant soudainement j’aperçus mon adorée qui venait vers moi, très-pâle, très-réfléchie, mais ayant sur le visage une sorte de résignation angélique qui me la fit paraître plus jolie que jamais.

« Elle tressaillit à ma vue, mais elle ne s’évanouit pas. Seulement elle pâlit davantage et mit ses deux mains sur son cœur.

« Je l’obligeai à prendre mon bras et à s’appuyer dessus, et nous nous promenâmes le long du sentier étroit, causant jusqu’à ce que le dernier rayon du jour se fût effacé du ciel.

« Tout ce que je pus lui dire suffit à peine pour ébranler sa résolution, pour déraciner sa conviction que le crime de son père était une insurmontable barrière entre elle et moi. Mais quand je lui parlai de mon existence brisée, quand, dans l’ardeur de mon discours, elle put voir la preuve d’une constance que rien ne pouvait diminuer, je vis qu’elle faiblissait.

« — Clément, me dit-elle, je désire surtout vous voir heureux. Ma vie jusqu’à ce jour a été si malheureuse, que je tremble à l’idée de l’attacher à la vôtre. Avez-vous songé à la honte, Clément ? Que répondrez-vous à ceux qui vous demanderont le nom de votre femme ?

« — Je leur répondrai qu’elle n’a pas d’autre nom que celui qu’elle a bien voulu accepter de moi. Je leur dirai qu’elle est la plus noble et la plus charmante des femmes, et que son histoire est une histoire de vertu et de dévouement sans pareils.

« Le lendemain matin de bonne heure j’envoyai une dépêche télégraphique à ma mère, et dans l’après-midi l’excellente femme arrivait à Kylmington pour embrasser sa future fille. Nous nous assîmes dans le petit parloir de l’Ermitage, mélancolique habitation ayant vue sur la plage, et d’où l’on voyait une étendue de sable, de boue et d’eau stagnante dans des trous verdâtres. Margaret nous raconta l’histoire du repentir de son père.

« — Nul repentir ne fut plus sincère, Clément, dit-elle, car elle paraissait craindre que nous missions en doute la possibilité du repentir chez un criminel comme Wilmot. Mon pauvre père… mon père malheureux et persécuté !… oui, persécuté et lâchement sacrifié, Clément, il ne faut pas oublier cela. Vous ne devez pas oublier qu’il fut d’abord sacrifié, et bien cruellement par l’homme qu’il a tué. Quand nous arrivâmes ici, son esprit s’appesantissait là-dessus et il semblait envisager son action comme l’eût fait un sauvage ignorant dont la foi infernale lui eût enseigné à considérer cette action comme un acte de vengeance légitime. Insensiblement j’arrachai mon père à de semblables idées et je l’amenai à penser au temps où lui et M. Dunbar étaient jeunes tous les deux, liés par une sorte d’amitié, avant la création des billets faux et avant les malheurs qui en furent la suite. Il songea à son vieux maître et le revit tel qu’il l’avait connu d’abord. Son cœur s’adoucit, et ce fut de cet instant que commença son repentir. Il regretta son action. Nulle parole ne saurait peindre son chagrin, Clément, et je souhaite que vous n’ayez pas comme je l’ai eu le spectacle des angoisses d’une âme coupable. Dieu est très-miséricordieux. Si mon père n’avait pas échappé au châtiment et s’il avait été pendu, il serait mort endurci et dans l’impénitence. Dieu a eu pitié de lui et lui a donné le temps de se repentir ! »