Hiéron (Trad. Talbot)/06
CHAPITRE VI.
« Je veux, Simonide, poursuivit Hiéron, t’exposer les plaisirs que je goûtais simple particulier et dont je sens la privation, depuis que je suis tyran. Je vivais alors avec mes égaux, content d’eux qui étaient contents de moi ; je demeurais avec moi-même, quand je souhaitais le repos ; je passais mon temps dans les festins, jusqu’à oublier tous les chagrins de la vie humaine, jusqu’à laisser fondre mon âme dans les chants, les joyeux propos les danses, aussi longtemps et aussi loin que je le souhaitais, ainsi que mes amis. Maintenant, je suis privé de ces douceurs, depuis que j’ai des esclaves au lieu d’amis intimes ; je suis privé de la douceur de leurs entretiens, en ne voyant en eux aucune affection pour moi : je me garde de l’ivresse et du sommeil comme d’un piége. Or, craindre la foule, craindre la solitude, craindre l’absence de gardes et craindre ces gardes mêmes, ne vouloir pas qu’ils soient sans armes et redouter de les voir armés, quelle déplorable situation ! De plus, se fier à des étrangers plutôt qu’à des citoyens, à des barbares plutôt qu’à des Grecs, souhaiter d’avoir des hommes libres pour esclaves, être forcé de rendre des esclaves libres, tout cela ne te semble-t-il pas les indices d’une âme frappée de terreur ? Et cette terreur ne répand pas seulement la tristesse dans les âmes, mais, en se mêlant à tous les plaisirs, elle en corrompt la saveur. Si jamais tu as été en guerre, Simonide, si tu as campé près d’une phalange ennemie, rappelle-toi quels repas tu as faits en ce moment-là, de quel sommeil tu as dormi : eh bien, l’inquiétude que tu as éprouvée, telle est, et plus terrible encore, celle des tyrans ; ce n’est pas seulement en face, c’est de toutes parts que les tyrans croient voir des ennemis. »
En entendant ces mots, Simonide reprit : « Il y a de l’exagération dans quelques-unes de tes paroles : la guerre est, il est vrai, une chose redoutable ; cependant, Hiéron, quand nous sommes en campagne, nous autres particuliers, et qu’on a établi les avant-postes, nous mangeons, et nous dormons tranquilles. » Alors Hiéron : « Oui, Simonide, dit-il ; car les lois surveillent les sentinelles, ce qui fait qu’ils craignent pour eux comme pour vous ; mais les tyrans ont des sentinelles à gages comme des aoûterons. Et, bien qu’on emploie tous les moyens pour rendre ces gardes fidèles, il est beaucoup plus difficile de compter sur la fidélité d’un seul que sur celle d’un grand nombre d’ouvriers, quelle que soit leur profession ; surtout, parce que de tels gardes ne faisant leur service que pour de l’argent, ils peuvent, en peu de temps, en recevoir beaucoup plus pour tuer le tyran qu’ils n’en reçoivent pour de longs services. Quant à la faculté que tu nous envies, de pouvoir mieux que personne faire du bien à nos amis et séduire nos ennemis, il n’en va point de la sorte. Comment crois-tu donc que l’on peut faire du bien à ses amis, quand on sait que celui qui a reçu le plus de nous, trouve le plus de plaisir à se dérober à nos yeux ? Car ce qu’on a reçu d’un tyran, il n’est personne qui le regarde comme sien, à moins qu’il ne soit hors de sa domination. Et comment peux-tu dire que le tyran surtout peut séduire ses ennemis, quand il sait que ses ennemis, ce sont tous ses sujets, qu’il ne peut ni tuer, ni emprisonner tous ? Car sur qui régnerait-il ? Mais tout en sachant qu’ils sont ses ennemis, il est obligé tout à la fois et de se garder d’eux et de s’en servir. Sache encore, Simonide, qu’à l’égard des citoyens qu’un tyran redoute, il éprouve de la gêne à les voir vivre, et de la peine à les faire mourir. C’est comme si l’on avait un bon cheval que l’on craindrait de voir faire quelque écart dangereux, on aurait de la peine à le faire mourir à cause de ses bonnes qualités, et de la peine à le laisser vivre, de peur qu’à l’usage il ne fît quelque écart dangereux dans un moment critique. On en peut dire autant de tout autre objet dont la possession est également incommode et utile : on souffre de le garder, on souffre de s’en défaire.