Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 2/Chapitre 1/Introduction

La bibliothèque libre.
Maurice Lamertin (6p. 123-125).

Pour la Belgique bien plus encore que pour la France, le Consulat et l’Empire forment bloc. Ils se détachent nettement dans son histoire comme une période de stabilisation pendant laquelle le nouveau régime s’infiltre dans la nation, la pénètre et la transforme. Ils ont amené la Belgique au point où ils ramenaient la France, et la Révolution contre laquelle ils réagirent dans celle-ci, ils l’ont définitivement implantée dans celle-là. Les souvenirs des Belges ne les reportaient point aux années héroïques de l’idéalisme républicain. Ils n’avaient pas chanté la Marseillaise, pris part à la fête de la Fédération, fourni des volontaires aux armées, éprouvé l’orgueil d’affranchir le monde. La République que leur avait fait connaître le Directoire, n’avait été pour eux qu’une forme de la servitude. C’est seulement à partir du coup d’État de brumaire qu’ils s’accoutumèrent à voir dans les droits de l’homme les principes de leur vie collective.

Si les alliés s’étaient emparés de la Belgique en 1799, on conçoit très bien que la restauration de l’Ancien Régime y eût été possible. Elle ne l’était plus quand ils s’en emparèrent en 1814. L’œuvre constructive de la Révolution ne commence dans ce pays qu’avec Bonaparte : il y inaugure l’ère moderne. À la fin du Directoire, la Belgique ancienne était par terre ; à la fin de l’Empire, il s’en est élevé une autre sur ses ruines.

De 1800 à 1814, notre histoire se résume dans ce passage de la nation d’un état de choses à un autre. Son intérêt réside là tout entier.

Pour les Belges, l’épopée napoléonienne est un fait étranger et la participation qu’ils y ont prise n’a été que la rançon terrible du nouveau régime. De toutes les expéditions, de toutes les victoires où leurs soldats combattirent pêle-mêle avec les vieux et les nouveaux Français que l’empereur menait à la conquête de l’Europe, ils n’éprouvèrent aucune fierté. Ils les subirent comme un impôt plus cruel et plus dur que les autres. Les Te Deum auxquels ils assistèrent par ordre durant tant d’années leur apparurent comme les services funèbres de leurs enfants sacrifiés à l’ambition du maître. S’ils contribuèrent à agrandir l’insatiable Empire dans lequel ils étaient englobés ils n’y virent qu’un corps politique mais non une patrie, et quand il fallut enfin le défendre, ils lui donnèrent leur sang tout en souhaitant sa défaite.

Et cependant, après tant d’agitations, d’angoisses, d’humiliations et de ruines, cet Empire qui exigeait de si lourds sacrifices, leur apporta la paix intérieure. Si l’on combattait pour lui, c’était au loin. Jusqu’en 1814, sauf pendant la courte expédition de Walcheren, on n’entendit plus le canon en Belgique et les seuls soldats étrangers que l’on y vit, ce furent des prisonniers. La sécurité dont on jouit fit oublier par ses avantages le prix qu’elle coûtait. On vit s’instaurer enfin une organisation ferme, stable, cohérente, renaître la prospérité matérielle et la liberté religieuse. De nouvelles mœurs, de nouvelles idées, un nouveau tour de vie s’imposèrent. Sans que l’on se sentît Français, on se francisa dans la mesure où l’on s’initiait à l’État moderne né de la Révolution.

À l’ordre social traditionnel en succédait un autre fondé sur la libre expansion de l’individu et la concurrence universelle. La destruction des privilèges de classes et de corporations ouvrait à tous le champ des possibilités économiques. Jamais l’esprit d’initiative, mais jamais non plus le capitalisme n’avaient trouvé de conditions aussi favorables. L’essor de l’industrie qui faisait naître la bourgeoisie moderne préludait en même temps à la prolétarisation des travailleurs.

Au contraste juridique des privilégiés et des non-privilégiés se substituait, en préparant à l’avenir de nouveaux problèmes, celui des riches et des pauvres. Sous l’armature du despotisme impérial s’esquissaient les premières lignes du régime censitaire qui devait lui succéder. Parallèlement, l’Église s’accommodait à l’État moderne. Elle aussi, dégagée du passé, rompait son alliance avec l’Ancien Régime. Mais entre elle et le pouvoir civil qui avait cru résoudre les conflits religieux en la séparant de lui, en lui enlevant l’instruction et la bienfaisance et en s’imprégnant d’un caractère purement laïque, la lutte n’allait pas plus cesser qu’elle ne devait le faire dans l’ordre social. Elle allait seulement changer de terrain et de méthode, si bien que la période napoléonienne, en stabilisant les conquêtes de la Révolution, marqua en même temps les positions où s’affronteraient à l’avenir les intérêts et les principes dont les poussées, sans cesse changeantes, déterminent le mouvement de l’histoire.