Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 2/Chapitre 1/1

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Maurice Lamertin (6p. 125-138).
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I

Le coup d’État du 18 brumaire (9-10 novembre 1799) ne semble avoir produit tout d’abord aucune émotion en Belgique. La nation le subit comme elle avait déjà subi tant de « journées » révolutionnaires. Courbée sous la domination étrangère, il devait lui être fort indifférent que celle-ci lui fût imposée par trois consuls plutôt que par cinq directeurs. Depuis sept ans, elle avait éprouvé de trop amères désillusions pour témoigner au nouveau pouvoir sous lequel elle allait vivre, cette confiance que Sieyès réclamait pour lui. D’ailleurs la guerre durait encore et les succès des alliés permettaient d’entrevoir l’affranchissement. Il fallut les foudroyantes victoires de Moreau à Ulm et de Bonaparte à Marengo, puis la paix de Lunéville (9 février 1801) par laquelle l’Autriche, une fois de plus, cédait les Pays-Bas à la France, pour dissiper les derniers espoirs. Le triomphe de la République sur la formidable coalition de ses ennemis sembla sceller définitivement le sort du pays.

Pourtant, on commençait à remarquer, dans la conduite du gouvernement, les symptômes d’une orientation nouvelle. Bonaparte s’affirmait, après tant d’années de luttes formidables, comme le restaurateur de l’ordre européen. La signature de la paix d’Amiens avec l’Angleterre (25 mars 1802) parut l’aube d’une ère de pacification générale. On se plaisait à croire que l’ouverture de l’Escaut, si vainement proclamée en 1792, allait devenir, grâce à la liberté des mers, une réalité, et que le retour de la prospérité commerciale compenserait enfin la longue période de misères et d’humiliations que l’on avait traversée.

Aussi rassurant était le changement d’allures de l’administration. Les fonctionnaires ne montraient plus ni morgue ni jactance. À qui mieux mieux ils parlaient maintenant de liberté, daubaient sur les jacobins, stigmatisaient la tyrannie du Directoire. Et surtout la cessation de la persécution religieuse apportait aux consciences des fidèles un allégement délicieux. On sentait que quelque chose était changé qu’on ne s’expliquait pas bien encore, mais dont on s’empressait de jouir. Pour la première fois depuis Dumouriez, la République ne traitait plus les Belges en suspects et leur témoignait une surprenante bienveillance. Ils se méfiaient pourtant et restaient sur leurs gardes. Lors du plébiscite sur la constitution de l’an VIII (18 février 1800), s’il n’y eut pas d’opposants parmi eux, le nombre des votants fut très faible. « C’est tout ce que l’on pouvait espérer, écrit un Français, dans un pays où l’esprit public a été tué par une infinité d’actes arbitraires »[1]. Néanmoins l’opinion s’améliorait incontestablement. La mise en vigueur des lois sur la conscription qui avait naguère excité la révolte, passa cette même année inaperçue.

Jusqu’à la chute du Directoire, le gouvernement n’avait jamais pu compter en Belgique que sur l’appui d’une minorité de jacobins et d’anticléricaux. Leur petit nombre les avait obligés à se soumettre entièrement à sa direction, sinon même à se signaler par un zèle de néophytes, si bien que la grande masse de la nation les avait doublement abominés, non seulement par répulsion pour leurs idées, mais aussi parce qu’elle voyait en eux des fauteurs de l’étranger ligués avec lui contre leurs compatriotes. Il était visible cependant que, depuis la réaction de thermidor, leur influence ne se maintenait plus que pour des motifs d’opportunisme politique. La constitution de l’an III avait cherché à endiguer, si l’on peut ainsi dire, les tendances démocratiques et anti-religieuses, et le Directoire ne s’était tourné vers leurs adeptes que pour combattre en France les royalistes et en Belgique l’Église. Au fond, il les avait tolérés bien plus qu’il ne les avait soutenus, et c’en fut fait de leur crédit après le 18 brumaire.

Ce qui n’était encore qu’ébauché dans la constitution de l’an III prend forme définitive dans celle de l’an VIII. Délibérément elle divise la nation en deux groupes dont la distinction repose sur la fortune. Si elle reconnaît encore le suffrage universel, elle le réduit à la simple fonction de désigner les « notables » qui possèdent seuls le droit politique. Encore ces « notables », choisis par les électeurs des arrondissements, n’ont-ils pour fonction que de nommer d’autres notables par départements, parmi lesquels un troisième triage formera enfin la « liste de confiance nationale » comprenant de 5 à 6,000 individus pour toute la France, au sein desquels le Sénat désignera les membres du Corps législatif et du Tribunat. Ainsi la souveraineté du peuple se trouve déléguée à un groupe de censitaires. Les classes possédantes seules représentent la nation et sont associées à l’action gouvernementale. Désormais le propriétaire est le citoyen par excellence et le pouvoir nouveau qui s’institue repose sur la confiance des détenteurs de la fortune dont les intérêts se solidarisent avec les siens. En s’appuyant sur eux, il consolide définitivement le régime sorti de la Révolution, car il rassure à la fois et les anciens et les nouveaux riches. Pour les premiers, il est la garantie de ce qu’ils ont conservé, pour les seconds, la garantie de ce qu’ils ont acquis. Grâce à lui, les ci-devant nobles n’ont plus à craindre d’être dépossédés par les jacobins, ni les acheteurs de biens nationaux par les royalistes. Il protège les uns contre le péril de gauche et les autres contre le péril de droite. En arrêtant la Révolution, il la consolide donc au point où elle est arrivée. Ni progressiste, ni réactionnaire, il est conservateur de l’ordre social tel qu’il s’est formé après tant de bouleversements. Il le consacre, pour ainsi dire, et en le consacrant il le fait accepter par tous ceux « qui ont à perdre ».

À ce caractère fondamental du régime auquel le 18 brumaire a ouvert la voie, ni le Consulat à vie conféré à Bonaparte (2 août 1802) ni la proclamation de l’Empire (18 mai 1804) n’ont rien modifié d’essentiel. Ils ont substitué à la forme républicaine de l’État la forme monarchique, ils ont restreint, en fait plus encore qu’en droit, l’exercice de la liberté politique et finalement fait peser sur toute la France le poids d’un despotisme militaire centralisateur et policier, sans ébranler l’alliance du pouvoir avec les classes possédantes. Dans leur fond essentiel, le Consulat comme l’Empire ont été des gouvernements censitaires. Sans doute les censitaires ou, pour parler la langue du temps, les notables y ont joué un rôle de moins en moins important, mais c’est eux qui ont bénéficié du régime et c’est grâce à eux qu’il s’est soutenu jusqu’au jour où il les a forcés de rompre avec lui et de revendiquer pour eux-mêmes le pouvoir qui lui échappait.

Si la constitution de l’an VIII répondait aux aspirations de l’énorme majorité des Français, en Belgique elle devait accoutumer enfin la nation au régime qu’elle n’avait jusqu’ici supporté que par la force. « Elle est fondée, disait la proclamation par laquelle les consuls la présentèrent au peuple, sur les droits sacrés de la propriété, de l’égalité et de la liberté. Les pouvoirs qu’elle constitue seront forts et stables, tels qu’ils doivent être pour garantir les droits des citoyens et les intérêts de l’État. Citoyens, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée ; elle est finie ».

On conçoit l’effet que durent produire, après tant d’agitations violentes, tant de démolitions et tant de reconstructions, ces promesses de stabilité. Les nobles et la vieille bourgeoisie aux frais de qui s’étaient accomplies toutes les nouveautés des dernières années, qui avaient perdu leurs privilèges et leurs places et qu’avaient épouvantés tant de déclamations contre les riches, apprenaient avec délices que les droits de la propriété seraient maintenant pour le gouvernement des « droits sacrés » et même plus sacrés sans doute que ceux de la liberté et de l’égalité, puisque les consuls les plaçaient en première ligne. Bien rares étaient ceux d’entre eux qui rêvaient encore d’une restauration du passé. Pour la plupart, ils étaient prêts à accepter l’ordre de choses créé par la Révolution, du moment que la Révolution était « finie ». Car ils n’étaient pas sans remarquer que cette révolution, dont ils avaient eu si grand peur, tournait finalement à l’avantage des propriétaires. Le droit nouveau qu’elle avait introduit rendait bien plus facile et entourait en même temps de garanties jadis inconnues, l’achat, la vente, l’engagement des biens. Il suffirait de jouir de la sécurité pour disposer à l’avenir de moyens nouveaux de faire fructifier les capitaux que l’on avait jusqu’alors soigneusement dissimulés par crainte des réquisitions et des emprunts forcés. La liberté et l’égalité n’avaient plus rien d’inquiétant et de subversif du moment que leur exercice serait contrôlé par un État s’appuyant sur les « notables ». Jusqu’ici, les acheteurs de biens nationaux avaient seuls joui des faveurs du gouvernement. Désormais, entre les anciens et les nouveaux riches, la solidarité des intérêts allait amener un rapprochement qui serait à l’avantage de tous deux. Ni les préjugés sociaux, ni les préventions religieuses ne pourraient empêcher les acquéreurs de biens noirs et les détenteurs héréditaires de la fortune de s’unir en une même classe possédante sous la protection de l’État.

La petite bourgeoisie et les petits propriétaires ruraux voyaient aussi l’avenir sous les couleurs les plus rassurantes. Le rétablissement de l’ordre allait leur permettre de profiter de la liberté économique qui, au milieu de la misère générale, n’avait encore été qu’un vain mot. L’abolition des corporations de métiers donnait maintenant à chacun le droit de choisir sa profession et d’ouvrir boutique. À la campagne, la suppression des dîmes, du droit de chasse et des droits féodaux se révélait enfin comme un bienfait.

Au bas de l’échelle sociale, les ouvriers et les travailleurs manuels avaient moins de motifs de se réjouir. La stabilité d’un régime d’ordre, qui était promise à tout le monde, n’était pas pour satisfaire ceux d’entre eux qui, dans les districts industriels de Liège, s’étaient lancés dans l’agitation babouviste, ou avaient espéré du moins être traités par la République comme « la classe la plus intéressante des citoyens ». Déjà d’ailleurs, sous le Directoire, ils avaient vu disparaître leurs illusions. On avait cassé les élections où leurs voix avaient été prépondérantes et les orateurs qu’ils avaient applaudis s’étaient vus traités d’anarchistes. Mais ils étaient sans organisation, et au surplus trop peu nombreux pour pouvoir agir. La misère était la source de leur mécontement. C’est elle, beaucoup plus que les théories sociales auxquelles la plupart d’entre eux étaient incapables de rien comprendre, qui avait déterminé leur conduite. Ils seraient satisfaits s’ils avaient du pain. Et le retour de la paix leur en assurait, car, réunie à la France, la Belgique disposait d’un marché immense et il était clair que du jour où les circonstances permettraient à son industrie de se ranimer, une période de prospérité indéfinie s’ouvrirait devant elle.

Ainsi tout se réunissait pour faire bénir par les Belges le coup d’État de brumaire. Sans doute, la nouvelle constitution, et plus encore les transformations qu’elle subit sous le Consulat à vie et sous l’Empire, les rivaient plus étroitement que jamais à la France. Sans doute encore, les « vrais principes du gouvernement représentatif », qui devaient être le ressort du nouveau régime, ne jouèrent jamais que très incomplètement et bientôt même ne jouèrent plus qu’en apparence. Mais n’était-on pas résigné, depuis la paix de Lunéville, à considérer l’annexion comme définitive, et pourquoi se serait-on soucié d’exercer des droits politiques qui, vu le petit nombre des députés belges au Corps législatif, ne permettaient pas d’exercer une influence réelle sur le gouvernement ?

Dans les conditions où l’on se trouvait et dont personne ne pouvait prévoir la disparition, le vœu général se bornait à souhaiter une réforme administrative grâce à laquelle le pays pût panser ses plaies et se remettre au travail. Et ce vœu ne tarda pas à être exaucé. La loi du 17 février 1800 (28 pluviôse an VIII) créa l’organisation qui non seulement devait fonctionner jusqu’à la fin de l’Empire, mais qui, après la chute de Napoléon, subsista dans ses traits essentiels pendant toute l’existence du royaume des Pays-Bas et sur laquelle repose encore en partie celle de la Belgique moderne[2].

De cette solide machine à administrer, le rouage central est la préfecture, dont le nom, emprunté à la langue officielle de l’Empire Romain, implique déjà l’idée d’autorité qui inspire le nouveau gouvernement. Les Commissaires placés par le Directoire auprès des administrations départementales créées par l’élection, n’avaient été que des agents de liaison entre celles-ci et le pouvoir central. Conformément aux principes révolutionnaires, la constitution de l’an III avait confié aux citoyens les affaires locales tant dans les départements que dans les communes, et n’avait réservé aux Directeurs qu’une sorte de « droit de regard » sur leur conduite. En fait, en Belgique surtout, la pratique avait été tout autre que la théorie. Le gouvernement ne s’était pas fait scrupule d’annuler les élections qui lui déplaisaient, de casser les administrateurs mal pensants et de laisser ses Commissaires outre-passer la limite de leurs attributions locales. L’anarchie à laquelle avait nécessairement abouti ce conflit perpétuel entre ce qui aurait dû être et ce qui était, appelait une réforme radicale. Elle s’effectua par la substitution des préfets aux administrations électives et aux Commissaires.

Désormais, dans chaque département, le pouvoir central possède en la personne du préfet un fonctionnaire nommé par lui, responsable devant lui seul, agissant sous son impulsion directe, c’est-à-dire, dans toute la force du terme, un agent d’exécution. Vis-à-vis du préfet, il n’y a plus que des administrés. Il les gouverne et ils obéissent ; on dira sous l’Empire qu’il est un « empereur au petit pied ». Et pour empêcher que la population n’exerce sur lui la moindre influence, on a soin le plus souvent de le choisir, comme jadis les podestats et les baillis du moyen âge ou les intendants de l’Ancien Régime, dans un milieu aussi étranger qu’il se peut à celui dont il a la charge. En Belgique, sauf une exception passagère, tous les préfets viendront de France et parfois même d’Italie.

Ainsi toute l’administration de l’État, rattachée à Paris comme elle l’était à Rome à la fin de l’Empire Romain, est animée d’un même mouvement qu’elle communique à la société. Elle est à la fois régulière et uniforme. Elle a pour mission d’anéantir dans les 102 départements de l’immense Empire ce qui subsiste encore de diversités régionales, pour les façonner sur le même modèle comme les écus frappés par la monnaie. Sa tâche essentielle est d’obéir et de faire obéir. Elle ne peut prendre aucune initiative sans autorisation. Jusqu’ici, tous les fonctionnaires de la République avaient été en même temps des agents de propagande révolutionnaire ; ils ne seront plus à l’avenir que les apologistes du gouvernement. « Soyez toujours le premier magistrat du département, jamais l’homme de la Révolution », leur a dit, dès leur institution, le ministre de l’Intérieur, Lucien Bonaparte. Et tous, quelle que soit leur origine, anciens régicides, jacobins, feuillants ou ci-devant, obéissent ponctuellement au mot d’ordre. Rien de plus bigarré que leur personnel, rien de plus frappant que sa discipline. On dirait que le rétablissement de l’ordre leur a fait oublier le rôle qu’ils ont joué dans la crise dont on sort. Pour eux comme pour Bonaparte, la Révolution est finie. Il ne s’agit plus que d’en accommoder les principes à la politique de restauration sociale dont s’inspire désormais le pouvoir. La grande affaire est de donner confiance aux classes possédantes. « Et vous, s’écrie Faipoult en prenant possession de la préfecture du département de l’Escaut, et vous citoyens aisés, propriétaires, négociants justement considérés, soyez prêts à seconder les intentions bienfaisantes du gouvernement ! »[3].

À côté du préfet, le Conseil de préfecture, dont les membres sont nommés par le premier consul, et plus tard par l’empereur, exerce la juridiction contentieuse. Sous lui, dans les « arrondissements communaux » du département, fonctionnent les sous-préfets qu’il désigne au choix du gouvernement et qu’il contrôle.

Si la volonté des habitants n’a plus aucune prise sur l’administration, les « notables » cependant y sont associés dans une certaine mesure. Quelques-uns d’entre eux, de 16 à 24, choisis par le chef de l’État sur la liste des notabilités départementales, constituent le Conseil général du département. Au début on n’y fit guère entrer, en Belgique, que des acquéreurs de biens nationaux dont le dévouement au régime était tout acquis. Plus tard, après le Concordat et de plus en plus après la proclamation de l’Empire, des grands propriétaires et des citoyens distingués par leurs lumières y siégèrent à leur tour. Les Conseils généraux étaient d’ailleurs dépouillés de toute influence politique. Leurs attributions se bornaient à la répartition des contributions et à faire connaître au ministre de l’Intérieur leur opinion sur l’état du département. Les Conseils d’arrondissement, dans chaque sous-préfecture, étaient recrutés de la même manière et remplissaient le même rôle dans leur sphère plus étroite.

Tout ce que la constitution de l’an III avait attribué d’autonomie, d’une manière assez maladroite, aux municipalités, disparut dans la constitution de l’an VIII. Les municipalités cantonales furent supprimées en même temps qu’elles cessèrent d’être électives. Chaque commune, grande ou petite, eut son maire, son adjoint-au-maire et son Conseil municipal. Ils étaient nommés par le gouvernement dans les localités de plus de 5000 habitants, par le préfet dans les autres, si bien qu’ils ressemblaient beaucoup plus à des fonctionnaires qu’à des magistrats communaux. Le maire et l’adjoint exerçaient seuls l’administration locale. Le Conseil municipal, recruté parmi les habitants les plus imposés, ne s’assemblait que quinze jours par an au maximum et n’était compétent qu’en matière de dépenses, de recettes et de travaux publics. Toute cette organisation minutieusement surveillée parle préfet et anxieuse de ne pas encourir de remontrances, ne conservait plus la moindre trace de l’indépendance qui pendant des siècles avait imprégné le régime communal de la Belgique. Elle heurtait de front la tradition nationale et il n’est pas surprenant qu’à la différence de l’administration préfectorale, elle n’ait pas survécu à la chute de l’Empire.

En revanche, le système judiciaire, tel que le Consulat puis l’Empire l’ont constitué, est demeuré presque intact jusqu’à nos jours, avec ses juges de paix, ses tribunaux de première instance et ses cours d’appel (cours impériales). Il en existait une à Liège et une à Bruxelles. Seul le département des Forêts était compris dans le ressort d’une cour, celle de Metz, située en dehors des anciennes frontières du pays. Il faut ajouter à cela l’institution des cours d’assises dans lesquelles le jury fut maintenu par une contradiction assez singulière avec l’esprit général des institutions. Quant aux magistrats, la législation garantit leur impartialité et leur prestige en les déclarant inamovibles, en leur attribuant de hauts traitements et en leur assignant la primauté parmi les fonctionnaires civils. Mentionnons encore la création des tribunaux de commerce (1807) et celle des Conseils de prud’hommes dont le premier en Belgique fut installé à Gand en 1810. Rappelons enfin, pour compléter cette esquisse sommaire d’une organisation qui fonctionne encore sous nos yeux, la promulgation des codes : code civil en 1804, code de procédure civile en 1806, code d’instruction criminelle en 1808, code de commerce en 1807, code pénal en 1810, dans lesquels se manifeste peut-être le plus clairement l’idéal à la fois révolutionnaire et conservateur du nouveau régime.

En matière de finances, il fut peu innové à l’impôt foncier tel que l’avait institué le Directoire. Le cadastre, décrété en l’an XI, servit de base à sa perception. D’autres impôts directs, en partie plus anciens, en partie nouveaux, les patentes, la contribution mobilière et la contribution sur les portes et fenêtres, existaient à côté de lui. Mais l’Empire développa surtout les impôts indirects frappés sur les boissons, vins, cidres, bières et eaux-de-vie et qui devinrent si odieux au peuple sous le nom de « droits réunis ». Le monopole des tabacs fut aussi une source précieuse de revenus pour le trésor. Les administrations de l’enregistrement et du timbre continuèrent naturellement à exister. Quant aux douanes, elles évoluèrent dans une direction de plus en plus protectionniste pour arriver enfin, avec le blocus continental, à la prohibition presque absolue.

Plus que le calme et la stabilité, ce qui acheva de concilier les Belges au nouveau régime, ce fut le retour de la paix religieuse. En fait, après le coup d’État de brumaire, la persécution s’était interrompue. Des arrêtés remettaient à la disposition du culte les églises non aliénées par les communes ; les serments exigés des prêtres étaient remplacés par une simple promesse de fidélité à la constitution ; les autorités laissaient de plus en plus libre la célébration des offices. Pourtant, on se méfiait encore. D’Emmerich, l’archevêque de Malines engageait le clergé à ne rien promettre au gouvernement.

Une nouvelle guerre de brochures mettait aux prises les intransigeants et les opportunistes. Mais cette agitation même était un symptôme de la tolérance du pouvoir. D’ailleurs, elle n’avait pour cause que le scrupule de se conformer en tout aux directions du Saint-Siège. Lorsqu’on apprit que le pape avait ratifié le Concordat, ce fut un soulagement général. Par cela même que le clergé belge était « ultramontain », il n’avait plus aucune raison de persévérer dans la résistance du moment que Pie VII était d’accord avec Bonaparte. Les survivants de l’épiscopat (c’étaient, outre l’archevêque, les évêques émigrés de Liège et d’Ypres), déférant à l’invitation du pape, s’empressèrent d’envoyer à Rome leur démission.

Depuis la création des nouveaux diocèses sous Philippe II (1559), les circonscriptions ecclésiastiques n’avaient plus été modifiées. La bulle du 29 novembre 1801, annexée au Concordat, les remania aussi profondément que l’institution des départements avait remanié les circonscriptions civiles. Au lieu de neuf diocèses, il n’y en eut plus que cinq, ceux de Bruges, d’Ypres, d’Anvers et de Luxembourg étant supprimés. Comme sous l’Empire romain, l’Église adaptait ses cadres à ceux de l’État. Les départements de la Dyle et des Deux-Nèthes constituèrent l’évêché de Malines, celui de Jemappes, l’évêché de Tournai, ceux de l’Escaut et de la Lys l’évêché de Gand, celui de Sambre-et-Meuse, l’évêché de Namur, ceux de l’Ourthe et de la Meuse-Inférieure, l’évêché de Liège. Malines conserva son rang de métropole et la juridiction de son archevêque s’étendit non seulement sur l’ancienne Belgique, à l’exception du département du Forêts, rattaché au siège de Metz, mais encore sur les diocèses d’Aix-la-Chapelle, de Trêves et de Mayence.

Les articles organiques que le Corps législatif ajouta au Concordat et avec lesquels il fut promulgué (18 avril 1802) lui donnèrent une saveur gallicane bien propre à raviver chez le clergé belge l’amertume des anciennes querelles jansénistes et fébroniennes. Il y eut des protestations, et le grand vicaire de Namur, Corneille Stevens, entreprit aussitôt contre lui une lutte qu’il devait continuer jusqu’à la fin de l’Empire. Ancien professeur de l’université de Louvain, son point de vue reste sous Napoléon celui qu’avaient adopté sous Joseph II les van Eupen et les Duvivier. Aux droits que le gouvernement s’arroge sur l’Église, il oppose, tantôt dans des dissertations latines, tantôt dans des brochures en français ou en flamand, les principes de la théologie louvaniste. Traqué par la gendarmerie, non seulement il reste insaisissable, mais il trouve encore des imprimeurs pour les écrits clandestins qu’il date e latebris nostris ou « de la caverne mise à notre disposition par la Providence ». La colère de Napoléon excite en vain contre lui le zèle de Fouché, de Champagny, des préfets : la police ne parvient à mettre la main, ça et là, que sur quelque agent subalterne de l’agitateur. Car des concours bénévoles s’offrent courageusement à lui et il est le centre d’une sorte de conspiration cléricale groupant des maires de village, d’anciens moines, des prêtres de campagne, qui se chargent de distribuer sous main ses pamphlets. C’est certainement à tort que Monge, revenant d’un voyage d’inspection en Belgique, l’a soupçonné d’être à la solde de l’Angleterre. Nulle trace de politique dans sa propagande. Il n’est que le champion de l’Église, telle qu’il la conçoit et, plus papiste que le pape, il s’embarrasse fort peu des concessions que le malheur des temps a pu arracher à Pie VII. Il lui suffit de n’être pas condamné par Rome pour continuer ses protestations. Elles eurent assez de succès pour provoquer dans la région de Hal la constitution d’une petite secte de catholiques anti-concordataires, les Stévenistes, dont les derniers débris n’ont pas encore disparu[4].

Néanmoins, l’immense majorité du clergé et des fidèles reçurent le Concordat comme un bienfait. L’accommodation du passé au présent s’accomplissait grâce à lui dans l’ordre religieux comme dans l’ordre civil. En l’acceptant, l’Église rompait avec l’Ancien Régime et acceptait la Révolution. S’il supprimait ses privilèges, s’il la dissociait de l’État tout en la soumettant au contrôle du gouvernement, il assurait en revanche son existence, se chargeait de l’entretien de son clergé et entourait le culte restauré d’un prestige salutaire à la paix sociale et aux intérêts conservateurs que Bonaparte voulait rallier à sa politique. Il importait peu que, dans l’idée du premier consul, l’Église fût surtout destinée à être un instrument de règne : les conséquences n’en devaient apparaître que plus tard. Sur le moment, les catholiques ne virent en lui que le protecteur de la religion et lui prêtèrent les sentiments qui les animaient. Ils s’abandonnaient à la joie de voir les églises se rouvrir, les croix et les coqs reparaître sur les clochers, les statues des saints aux façades des temples, les prêtres reprendre leurs habits, porter les sacrements aux malades et la pompe des processions se dérouler de nouveau par les rues des villes et onduler au printemps à travers les champs. On entendait avec joie le tintement des cloches si longtemps muettes et leur sonnerie semblait saluer le retour à toutes les vielles habitude bannies par le Directoire. Plus de temples de la loi, plus de froides cérémonies décadaires, plus de calendrier républicain. Ces nouveautés, qui avaient révolté les âmes pieuses et agacé tout le monde, tombèrent en désuétude avant même leur abolition officielle. Le dimanche redevenait le jour du Seigneur pour les fidèles et pour les autres, le jour traditionnel du repos. La messe était chantée devant des foules recueillies et reconnaissantes, mais elle n’était plus obligatoire. Car si le Concordat apportait la liberté aux catholiques, il l’apportait également aux incroyants, aux indifférents et aux hérétiques. Les protestants eux aussi jouissaient de cette tolérance que Joseph II avait vainement tenté de leur octroyer. La neutralité de l’État en matière de religion devenait un des principes fondamentaux de la vie moderne.

À partir de 1803, grâce à la vigilance et au tact des préfets, les dernières dissensions au sein du clergé étaient apaisées. Tous les prêtres promettaient fidélité à la constitution ; sermentés et insermentés se réconciliaient et acceptaient la communion de leurs nouveaux évêques. Les séminaires et les petits séminaires commençaient tout de suite à assurer le recrutement du sacerdoce, depuis si longtemps interrompu. Et de tous côtés, entourés de la vénération de leurs ouailles, les ecclésiastiques déportés revenaient des îles de Ré et d’Oléron. Le contentement était général.

  1. Lanzac de Laborie, op. cit., t. I, p. 310.
  2. Pour les détails de l’administration impériale et les modifications qu’elle a subies, il suffira de renvoyer le lecteur au livre très précis de P. Poullet, Les institutions françaises de 1795 à 1814. Essai sur les origines des institutions belges contemporaines, p. 537 et suiv. (Bruxelles, 1907).
  3. Recueil des arrêtés du préfet du département de l’Escaut, p. 15.
  4. Voir sur Stevens et le Stévenisme : F.-J. Lamy, Notice sur la vie et les écrits de l’abbé Corneille Stevens. Revue Catholique, 1857, p. 267, 345, 391, 459 ; E. Cauwenbergs, Le Stévenisme dans les environs de Hal. Annales du Cercle archéologique d’Enghien, t. VI [1898-1907] ; A. Kenis, Eene godsdienstsecte in Belgie, 1903 ; F. Courtois, Autour du Stévenisme. Annales de la Soc. arch. de Namur, t. XXXII [1914].