Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 2/Chapitre 2/2

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Maurice Lamertin (6p. 169-182).
II

Ce qui frappe dans ce relèvement, c’est qu’il est essentiellement de nature industrielle. C’est l’industrie qui l’a provoqué, qui lui imprime ses traits caractéristiques et qui l’oriente dans la voie où il ne doit plus cesser de progresser jusqu’à nos jours. Sans doute, elle avait déjà donné depuis le milieu du XVIIIe siècle des promesses pleines d’avenir[1]. Dans l’ensemble pourtant, la Belgique était encore, lors de son annexion à la République française, un pays surtout agricole. Et il put sembler tout d’abord que la grande crise qu’elle traversa de 1792 à 1798, aurait pour conséquence d’accentuer encore ce caractère. Car elle fut bien moins cruelle pour les campagnes que pour les villes.

La population rurale se trouva beaucoup plus froissée dans ses sentiments religieux que dans ses intérêts par le régime instauré depuis Fleurus. Si étonnant que cela paraisse à première vue, on peut dire que les institutions républicaines ne modifièrent qu’à la surface ses conditions d’existence. Les réformes introduites sous Marie-Thérèse et Joseph II n’avait laissé subsister que bien peu de chose du régime féodal. Quand son abolition fut proclamée en Belgique, on ne s’aperçut guère du changement. Les dîmes, qui furent supprimées en même temps que lui, étaient une charge plus lourde et dont la disparition fut certainement saluée avec joie. C’est elle, constatent en 1796 les agents du Directoire « qui est notre premier et principal titre à l’attachement du cultivateur à la cause française »[2]. Encore ne faut-il pas exagérer ses résultats. Elle profita sûrement aux propriétaires ; pour les fermiers et les locataires, elle eut pour contre-partie une augmentation correspondante des baux fonciers, et le préfet de Sambre-et-Meuse remarquait, en 1802, que cette classe de cultivateurs n’avait pas gagné au change[3].

Il est donc assez probable que la condition générale des classes rurales ne fut pas sensiblement affectée par le nouveau régime. Ainsi qu’on l’a vu plus haut, le nombre des paysans propriétaires n’a pas augmenté, comme il a fait en France, lors de l’acquisition des biens nationaux. Après la signature du Concordat, beaucoup de petits cultivateurs se rendirent, il est vrai, acquéreurs de parcelles de terre. Mais elles étaient de trop faible importance pour les transformer en propriétaires indépendants. Tout au plus, peut-on admettre que ces achats contribuèrent à généraliser dès lors la situation qui est encore aujourd’hui si frappante dans beaucoup de régions de la Belgique, où les fermiers possèdent souvent quelques ares de terrain employés à la culture des légumes ou des pommes de terre. La grande propriété se développa, nous l’avons déjà dit, beaucoup plus largement que la petite, les biens ecclésiastiques étant passés surtout aux mains des bourgeois ou des anciens propriétaires. Mais en revanche, on n’observe aucune modification dans le système des exploitations. Les petites fermes continuèrent à dominer dans les régions du pays où, comme en Flandre, elles étaient déjà dominantes auparavant ; les grandes se maintinrent là où elles avaient existé : dans le Hainaut, dans le Brabant, en Hesbaye. C’est seulement dans les régions les plus stériles de l’Ardenne que la petite propriété paraît s’être multipliée. L’établissement du cadastre y fut pour les paysans l’occasion d’acquérir à vil prix les lots de bruyères qu’ils avaient jusqu’alors cultivés à titre précaire. Là aussi, ils profitèrent de la vente des biens communaux, favorisée par le gouvernement français comme elle l’avait été par le gouvernement autrichien. Partout ailleurs, le résultat de cette vente fut bien différent : elle tourna surtout au profit des « notables » qui se constituèrent, grâce à elle, de beaux domaines forestiers ou achetèrent en vue de défricher ou d’instituer de ces fermes modèles propres à l’élevage des moutons-mérinos dont les préfets et les sociétés d’agriculture préconisaient l’établissement.

La culture de la bettrave qui se propagea rapidement depuis que la guerre maritime eut rendu inabordable le prix du sucre de canne, poussa aussi aux progrès de la grande exploitation. Elle paraît s’être répandue très largement depuis 1811 et les profits en durent être d’autant plus considérables qu’un décret du 1er janvier 1812 prohiba l’entrée du sucre des Indes. L’industrie sucrière belge date de cette époque : des raffineries s’établirent, dès la fin de l’Empire, en Hesbaye, en Hainaut et en Flandre.

À côté de ces innovations, les pratiques de l’Ancien Régime se maintinrent à peu près sans changement. L’agriculture flamande conserva les procédés qui avaient fait d’elle un modèle universellement admiré et prôné comme exemple par les sociétés agricoles[4].

Le renchérissement du blé et des denrées alimentaires, favorisa constamment la prospérité des cultivateurs. En revanche, la progression des salaires ne suivant que très lentement celle du coût de l’existence, il en résulta pour les ouvriers ruraux une véritable catastrophe, attestée par les progrès du paupérisme et de la mendicité. Cette misère des travailleurs devait tourner au profit de l’industrie, en les poussant vers elle et en maintenant l’étiage des salaires au minimum, par la surabondance de la main d’œuvre.

Dès le commencement du Consulat, les industries traditionnelles de la région flamande, celle de la dentelle et celle du lin reprennent leur essor. Comme jadis, elles sont dirigées par des marchands-entrepreneurs, écoulant pour leur propre compte les produits fabriqués à domicile par les dentellières ou les tisserands de toile. La dentelle, dont les progrès du luxe à partir de la fin du XVIIIe siècle, ranime l’exportation vers Paris, occupait en 1810 douze mille femmes dans le Brabant. Pour le lin, Faipoult estime en 1805 le nombre des fileuses et des fileurs dans l’Escaut à 101,033 personnes et celui des tisseurs à 21,821, produisant par an 175,370 pièces de 75 aunes.

Rien n’est changé d’ailleurs, ni dans la structure économique ni dans les procédés de cette industrie. Aucune concentration, aucun perfectionnement technique. Le métier à tisser reste ce qu’il était ; le blanchiment continue de se faire en prairie suivant la routine ancestrale. Nulle part, aucun atelier ne comprend plus de trois métiers, et le marché de Gand continue à attirer chaque semaine les tisserands de la campagne apportant leurs produits aux marchands de toile. La manufacture se développe ici sous l’influence exclusive du capital commercial. De la fabrique et du machinisme, on ne surprend pas encore la moindre trace.

Ni la verrerie ni la fonte du fer ne paraissent non plus s’être dégagées des liens du passé. Cette dernière atteste une activité croissante, grâce à l’extension du marché, mais cette prospérité même l’attache à ses anciennes méthodes. Les hauts fourneaux se multiplient sans que leur construction se perfectionne ; le charbon de bois reste le seul combustible employé. Personne ne semble faire effort pour s’initier aux procédés nouveaux qui, en Angleterre, atteignent à des résultats si surprenants.

La draperie verviétoise présente une physionomie plus moderne. Déjà à la fin du XVIIIe siècle, elle témoigne d’un esprit novateur qu’explique la liberté de développement dont elle jouit. N’étant point entravée par le régime corporatif, l’initiative de ses entrepreneurs avait pu se donner carrière. Au système de la manufacture, la fabrique commençait à se substituer. Sans doute, le filage de la laine s’effectuait encore à la campagne et les tisserands à domicile abondaient aux alentours de la ville, dans le pays de Herve et le Franchimont. Mais de plus en plus, les industriels les plus riches et les plus hardis réunissaient dans leurs ateliers les métiers à tisser aux instruments servant au foulage, à la tonte, à la teinture et aux apprêts des draps. Le capitalisme, commercial à l’origine, se faisait industriel et s’investissait toujours plus largement dans les machines. On cherchait à augmenter la production et à diminuer le prix de revient en perfectionnant sans trêve la technique. Dison devenait un centre important de fabrication d’étoffes bon marché pour lesquelles les « queues et pennes » remplaçaient la laine. Après la crise terrible de 1792-1798, on s’était remis au travail avec ardeur. Les besoins des armées et la faculté d’exporter en France fournissaient aux fabricants des perspectives indéfinies de progrès : ils s’ingénièrent à en profiter.

Dès 1797, des efforts étaient faits pour introduire à Verviers les mécaniques inventées en Angleterre. John Cockerill, subventionné par les maisons les plus importantes de la place, construisait des assortiments de filatures dont un seul permettait à onze ouvriers d’exécuter la besogne de cent, et procurait par semaine au fabricant une économie de 464 livres. Cette substitution de la machine au travail à la main enlevait leur gagne-pain aux fileurs de la campagne. Ils affluèrent aussitôt vers la ville, où leur immigration eut pour conséquence d’empêcher tout relèvement des salaires. Le bas prix de la main d’œuvre et les progrès réalisés par la technique stimulèrent dès lors de plus en plus l’activité de l’industrie. Jusqu’à la fin de l’Empire, Verviers et les localités avoisinantes adonnées à la draperie, Hodimont, Ensival, Dison et Eupen, connurent une période ininterrompue de prospérité et, favorisés par la liberté de la concurrence, quantité d’hommes nouveaux y échafaudèrent des fortunes considérables. En 1810, quatre-vingt-six gros fabricants verviétois occupaient au moins 25,000 ouvriers[5].

En même temps, à l’autre extrémité du pays, Gand devenait le centre d’une fabrication nouvelle : la filature du coton. Liévin Bauwens avait réussi en 1798 à faire passer sur le continent des machines anglaises et à débaucher, pour les mettre en œuvre, des ouvriers de Manchester. Soutenu dans son entreprise par le Directoire, et trouvant dans la spéculation les ressources nécessaires à la réalisation de ses plans, il fonda tout d’abord à Passy une filature de coton. Bientôt après, il en établissait une seconde à Gand, dans les vastes bâtiments du couvent des Chartreux, acquis par lui comme bien national. On estime que dix ans plus tard, 3,000 ouvriers étaient employés dans sa fabrique, et il obtint l’autorisation de faire travailler en outre, à son compte, les détenus de la maison de force. Son exemple et ses bénéfices, qu’expliquent aisément le protectionnisme croissant et la prohibition absolue des cotonnades anglaises, suscitèrent les imitateurs autour de lui. Faipoult estime que Gand est devenu la troisième ville industrielle de l’Empire et n’y est surpassé que par Lyon et Rouen.

La fabrication du coton y propagea bientôt la fabrication des indiennes et des toiles peintes. De Gand, elle gagna les environs. Lokeren et Saint-Nicolas, où la main d’œuvre est encore plus abondante et moins chère que dans la ville, commencent à devenir à leur tour des centres industriels. De plus en plus nombreuses, des fabriques pourvues de mécaniques perfectionnées s’installent dans les couvents achetés par les entrepreneurs. La production augmente à mesure qu’elle se centralise sous la direction des nouveaux capitalistes. Plusieurs imprimeries d’indiennes consomment de 800 à 1,000 pièces de toile de coton par semaine.

Dans le Hainaut et dans le pays de Liège, la houillerie, après la période de marasme et de désorganisation qu’elle a traversée aux débuts de la conquête, entre enfin dans la phase décisive de son développement. Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, la généralisation de l’emploi du charbon pour le chauffage des appartements et pour certaines branches secondaires d’industrie lui avait fait réaliser des progrès considérables. Mais elle était bien loin encore de présenter l’importance essentielle que la multiplication des fabriques et l’emploi de plus en plus répandu des machines lui donnèrent à partir des premières années du XIXe siècle. Dès ce moment elle apparaît comme l’élément primordial de l’essor industriel du pays. La houille devient le combustible par excellence, et son extraction grandit à mesure qu’à la surface du sol l’emploi de la vapeur se répand. Le charbon de terre se substitue de plus en plus largement au bois. À Sart-lez-Spa, en 1817, le Conseil communal constate que l’exploitation des forêts a presque cessé depuis que les teinturiers de Verviers se servent de houille pour chauffer leurs cuves[6]. Ici comme partout la demande stimule l’offre. Un champ démesurément extensible s’offre à l’entreprise et elle s’empresse de perfectionner et d’élargir ses moyens de production. Dès 1807, la machine à vapeur commence à être employée pour la manœuvre des « bennes » ; les galeries des mines sont pourvues de rails et de wagonnets ; des chevaux sont descendus dans les bures. D’année en année les stocks de charbon sont plus abondants. Le prix du combustible diminue à mesure que la quantité s’en accroît et le bon marché stimule la création d’industries nouvelles qui, à leur tour, exercent leur répercussion sur la prospérité des houillères. Il en est ainsi par exemple de la fabrication du gaz d’éclairage, découvert en 1784 par Minkelers, et qui, aux environs de 1810, est employé dans les ateliers d’usine. Aussi les mines s’approfondissent-elles d’année en année et poussent-elles toujours plus loin leurs galeries. Les accidents qui s’y produisent donnent la preuve funèbre de leur extension. En 1811, un « coup de feu » fait trente-cinq victimes à la houillère de Marihaye ; un autre, à celle de Massillon, coûte la vie à treize ouvriers. L’histoire industrielle commence à avoir ses martyrs : elle a aussi ses héros. Le préfet de l’Ourthe signale à la bienveillance du ministre un enfant dont le courage à sauvé la vie d’une cinquantaine d’hommes[7], et la mémoire s’est conservée du dévouement de Hubert Goffin qui, en 1812, à la mine de Beaujonc, enseveli avec ses compagnons par un éboulement, les a ramenés au jour.

À côté des houillères qui fournissent le pain de l’industrie, se développe la construction des machines qui lui donnent la force et le mouvement. John Cockerill, en 1807, a jeté les bases du célèbre établissement qui continue de porter son nom. Deux cent-cinquante personnes y travaillent dès l’origine. Il en sort en nombre de plus en plus considérable des assortiments de filature, des mécaniques de toute espèce et des machines à vapeur[8].

Cependant, les inventeurs qu’excite le progrès constant de l’industrie, cherchent à lui appliquer les découvertes de la science. La fonte de l’acier est introduite à Liège en 1802. En 1810, J.-J. Dony s’ingénie à découvrir un procédé pour la fabrication du zinc, et ses efforts assureront, après sa ruine, la fortune de la société de la Vieille-Montagne.

Si le développement industriel du pays a largement profité des conditions favorables que lui offraient le nouveau régime politique, l’extension du marché, la grande production du charbon, il faut aussi reconnaître qu’il eût été impossible sans l’abondance et le bon marché de la main d’œuvre. Le capitalisme qui lui donne son essor a pour contre-partie la formation du prolétariat ouvrier. À vrai dire, le phénomène n’est pas surprenant. Il se reproduit périodiquement chaque fois que sous l’action de la liberté, l’expansion économique s’engage dans des voies nouvelles. Son élan déconcerte alors ou brise les contrôles auxquels elle s’est pliée jusque-là. L’initiative individuelle s’épanche souverainement jusqu’au jour où l’abus de la liberté qui l’a soutenue et qui est la condition de ses progrès, la soumettra de nouveau à la réglementation.

Au XIIIe siècle, les drapiers des villes flamandes, au XVIe, les hommes d’affaires de la Renaissance, au XIXe siècle enfin, les fondateurs de l’industrie moderne ont également réduit ou prétendu réduire les travailleurs à la condition de simples salariés. Jamais pourtant leurs efforts n’ont réussi aussi complètement qu’à cette dernière époque. La législation révolutionnaire, on l’a déjà dit, avait pour but d’affranchir les hommes en les dégageant des liens dans lesquels le passé les retenait. La suppression des corporations d’artisans s’était faite dans l’intérêt des travailleurs. Elle s’explique par le dessein de permettre à chacun de choisir librement sa profession et de briser le monopole que, dans chaque ville, un petit groupe de maîtres, exerçait à son profit. Le peuple lui-même la réclamait et il faut reconnaître que l’institution des métiers privilégiés était depuis longtemps condamnée par l’opinion. Faite d’ailleurs pour la petite industrie et adaptée à ses nécessités, elle n’avait d’autre effet que de gêner les progrès du capitalisme sans avantage pour personne. Jamais elle ne s’était imposée ni n’avait pu l’être aux ouvriers des manufactures de l’Ancien Régime. On n’en trouve trace dans aucune des nouvelles industries nées au cours du XVIIe et du XVIIIe siècle, ni en France dans les manufactures royales, ni en Belgique dans les usines à octroi ou dans la draperie verviétoise. Hors des villes, elle a toujours été inconnue : il suffit de citer ici comme exemple, soit en Flandre, l’industrie linière, soit en Hainaut ou dans le pays de Liège, celle de l’extraction du charbon. Ce n’est donc pas sa disparition qui a empiré la situation des travailleurs, puisque, à partir du XIXe siècle, ceux-ci sont précisément employés par les entreprises auxquelles elle ne s’appliquait pas.

On ne voit pas, quand bien même le régime corporatif eût continué à protéger les artisans urbains, en quoi la condition des fileurs de coton, des imprimeurs d’indiennes, des tisserands de lin ou de laine ou des mineurs et des métallurgistes en eût été améliorée. Pour les protéger, il eût fallu que l’État, s’apercevant qu’entre eux et les capitalistes, la partie n’était pas égale, fût intervenu dans leur intérêt. Mais comment supposer qu’il y songeât ? C’eût été, suivant les idées de l’époque, ressusciter le privilège en faveur d’un groupe de citoyens, et c’eût été en même temps, au moment où le grand besoin était de galvaniser la production, la restreindre à coup sûr en entravant ses initiatives. Non seulement ni l’Assemblée nationale, ni l’Assemblée législative, ni la Convention ne légiférèrent en faveur des ouvriers, mais elles leur interdirent même toute espèce de coalition (loi Chapelier, 1791.) Elles crurent avoir fait assez pour « la classe la plus intéressante de la société » en lui ouvrant toute grande la carrière de la libre concurrence.

C’était faire du salaire un contrat entre employeur et employé ; c’était donc le livrer à toutes les fluctuations du marché du travail ; c’était le subordonner, en d’autres termes, à l’offre du travail, et cette demande était surabondante. Car, toute restriction étant abolie, ce ne furent point seulement des hommes, mais aussi des femmes et des enfants qui s’offrirent aux industriels. Et puisque le bon marché de la main d’œuvre était pour ceux-ci une condition indispensable de succès, ce fut aux enfants et aux femmes qu’ils s’adressèrent de préférence. Le machinisme permettant de les employer à des besognes dont leur faiblesse les excluait jadis, on les préféra parce qu’ils coûtaient moins. Comme en Angleterre, c’est eux qui, de plus en plus, remplissent les ateliers. En 1808, Bauwens déclare qu’ils constituent les trois quarts de son personnel. Faipoult remarque qu’ils abondent dans les fabriques d’indiennes. Dans les ateliers de Cockerill, pour 150 adultes, il y a 150 enfants, et, avec les femmes, ils peinent dans les mines, tant à la surface que dans les galeries du fond. Les abus furent bientôt tellement intolérables qu’il fallut que le gouvernement se décidât à intervenir : en janvier 1813, un décret fixait à dix ans l’âge d’admission des enfants dans les houillères.

La législation révolutionnaire, en affranchissant les ouvriers et en leur interdisant même de se réunir pour délibérer sur leurs intérêts professionnels, avait du moins tenu la balance égale entre eux et les patrons. Il n’en fut plus de même à partir du Consulat. Ici comme en tant d’autres choses, Napoléon s’inspira des pratiques de l’Ancien Régime. L’obligation du congé par écrit que la monarchie avait imposée aux employés d’usine, fut reprise et développée par la loi du 22 germinal an XI et par l’arrêté du 9 frimaire an XII sur les livrets d’ouvriers. Désormais le travailleur ne peut être embauché s’il n’est porteur d’un livret signé par le patron qu’il a quitté, de sorte qu’il se trouve en fait à la merci de celui-ci. En 1811, à Liège, l’exiguité des salaires poussant les ouvriers chapeliers à quitter la ville, les patrons, pour les y retenir, refusent la restitution de leurs livrets[9]. L’ouvrier sans livret est considéré comme un vagabond et il dépend de la police de l’envoyer par le fait même en prison.

Rien d’étonnant si, dans le langage de l’époque, les mots « ouvrier » et « indigent » sont trop souvent des synonymes. La misère physique et la misère morale dégradent la classe des travailleurs. C’est une populace de « prolétaires », et l’usage croissant de ce mot est singulièrement caractéristique. Les salaires maintenus au plus bas par la multiplication de la main d’œuvre ne suivent que de loin le renchérissement de l’existence. D’après Viry, un journalier qui gagnait en 1789 1 fr. 40, gagne seulement 1 fr. 46 en 1803, tandis que le taux moyen de la dépense par individu a passé durant la même période de 4 fr. 36 à 5 fr. 32. Dans de telles conditions, il est fatal que la femme et les enfants de l’ouvrier soient chassés vers l’usine. Grâce à elle, le ménage peut vivre, mais à quel prix ! Plus de vie de famille et plus d’instruction, puisque la mère est arrachée au foyer et que ses petits n’iront pas à l’école. Tous les renseignements nous dépeignent une situation navrante. L’ignorance est aussi générale parmi les pauvres gens que la brutalité des mœurs. Entassés dans des taudis, ils végètent au milieu d’une hygiène déplorable. Le moindre chômage les met à la charge des bureaux de bienfaisance dont les ressources, par suite de la conversion des rentes de l’État, ne suffisent pas à les soutenir et contraignent quantité d’entre eux à recourir à la mendicité.

Aigris par leurs souffrances, ils sont travaillés par un esprit de révolte qui éclate çà et là en brusques et brèves échappées. En 1810, l’introduction de nouvelles mécaniques à Eupen provoque des troubles. À Verviers, en 1812, les tondeurs se mettent en grève parce que l’on a augmenté leur besogne sans augmenter leurs salaires. Une autre grève est fomentée à Gand en 1806 par les ouvriers des imprimeries du coton. Mais le code pénal interdit les grèves, et le tribunal correctionnel condamne les chômeurs à des peines variant de trois mois à deux ans d’emprisonnement. Pourtant, l’année suivante, les patrons réclament des « règlements sévères pour la police des ouvriers dans les fabriques »[10]. Les municipalités ne sont pas moins vigilantes. Toute tentative d’organisation parmi les travailleurs est aussitôt étouffée. En 1810, les fileurs de coton de Gand ayant sollicité du maire l’autorisation d’établir une « bourse de charité et de bienfaisance », voient rejeter leur demande parce que « l’expérience a prouvé que la bienfaisance peut n’être que le prétexte des réunions d’ouvriers de différentes fabriques, lesquelles tendent quelquefois à provoquer la cessation du travail ou une augmentation de salaire et sont conséquemment défendues par les articles 4 et 6 de la loi »[11]. Tout ce que l’on accorde, c’est qu’il puisse être institué par fabrique des bourses pour les ouvriers malades de toute espèce, à condition que les délibérations relatives à l’établissement de ces bourses aient lieu en présence du fabricant ou d’un chef d’atelier désigné par lui.

Au reste, les épisodes de ce genre sont exceptionnels. Les travailleurs sont trop dénués d’esprit de corps, trop ignorants et trop misérables pour pouvoir s’entendre sur la défense de leurs intérêts. Ils ne comprennent pas les causes de leur misère et leur mécontentement ne se traduit que par des cris, des bagarres et des attroupements. Les Conseils de prud’hommes créés en vue de « terminer par la voie de la conciliation les petits différends qui s’élèvent journellement soit entre des fabricants et des ouvriers, soit entre des chefs d’atelier et des compagnons ou apprentis », laissent aux patrons une prépondérance marquée sur les « principaux ouvriers » qui seuls ont le droit d’y siéger. Encore eurent-ils très peu de succès en Belgique où il n’en fut institué que deux, l’un à Gand (28 août 1810) et l’autre à Bruges (1er mars 1813).

La situation que l’on vient d’esquisser, si criante qu’elle paraisse à distance, ne frappa point du tout les contemporains. À leurs yeux la question ouvrière ne se posait pas, et elle ne pouvait pas se poser. La liberté économique était un dogme : il eût paru aussi monstrueux de la violer en faveur des travailleurs qu’en faveur des capitalistes. Puisque le privilège ne barrait plus le chemin de la fortune, il semblait que la misère fût la peine de l’incapacité ou de l’inconduite. Le pauvre n’était pas intéressant ; il n’avait qu’à faire son chemin comme tout le monde. « Parvenus » pour la plupart, les fabricants justifiaient, par leur propre exemple, la doctrine qu’ils professaient avec une bonne foi dont il ne serait pas équitable de douter sous prétexte qu’elle répondait à leur intérêt. Au surplus on ne songeait qu’à produire et pour favoriser la production il fallait avant tout favoriser l’esprit d’entreprise. Le sentiment public était d’accord en ceci avec les désirs du gouvernement. Chaque époque conçoit le progrès suivant ses besoins et ce qui le facilite lui paraît juste et bon. Toutes les pensées tendaient alors à développer l’industrie, à perfectionner la technique, à susciter des innovations.

Des expositions, celle de Mons en 1806, celle de Liège en 1810, mettaient sous les yeux des fabricants les résultats obtenus par leurs confrères et servaient à la fois de réclame, d’enseignement et de moyen d’émulation. L’empereur lui-même manifestait sa sympathie aux initiatives des capitalistes. À Gand, en 1810, il daignait visiter les établissements de Liévin Bauwens. La fortune des nouveaux riches paraissait la récompense des services rendus par eux à la société et à l’État, car la renaissance économique du pays était incontestablement leur œuvre. La noblesse, les anciens propriétaires, les rentiers de vieille date n’y participèrent que très faiblement et, si l’on peut ainsi dire, d’une manière passive. Presque tous avaient des fonds à la banque de Vienne : on ne voit pas qu’ils les en aient retirés. Le capital qui fut investi dans l’industrie a pour origine, presque chaque fois qu’on en peut surprendre la naissance, soit d’heureuses spéculations, soit le génie des affaires. La grandeur des bénéfices réalisés par les entrepreneurs l’augmenta rapidement. Dès 1805, Faipoult estime que « le grand capital », qui est sorti du pays pendant la crise, est probablement reconstitué. Et il s’est reconstitué aux mains des parvenus qu’a suscités le nouveau régime et qui en sont le plus ferme appui. Une brochure, publiée en 1804 par le fabricant Lousberg, en exalte les bienfaits et en reporte la gloire sur le gouvernement, qui se fait « chérir et bénir ». N’a-t-il pas, grâce à la suppression de « l’état monastique, des distinctions nobiliaires et de trente-six états civils » ouvert la carrière à « l’extrême concurrence, ce grand maître de l’industrie » ?




  1. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 273 et suiv.
  2. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 500.
  3. P. Verhaegen, La Belgique sous la domination française, t. II, p. 501.
  4. Voir de Lichtervelde, Mémoire sur les fonds ruraux du département de l’Escaut (Gand, 1815).
  5. Archives de l’État à Liège. Correspondance du Préfet de l’Ourthe, 24 octobre 1811.
  6. Mémoire conservé aux Archives communales de Sart-lez-Spa.
  7. J’emprunte ces détails à la Correspondance du Préfet de l’Ourthe, conservée aux Archives de l’État à Liège.
  8. E. Mahaim, Les débuts de l’établissement John Cockerill à Seraing. Vierteljahrschrift für Social und Wirtschaftsgeschichte, t. III. [1905], p. 627.
  9. Archives de l’État à Liège. Correspondance du Préfet de l’Ourthe, 8 mai 1811.
  10. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 53.
  11. Arrêté du maire de Gand publié dans le journal La Flandre Libérale, du 19 juin 1924.