Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 2/Chapitre 3/1

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Maurice Lamertin (6p. 183-191).
I

Depuis les débuts du moyen âge, l’Église, héritière et continuatrice de la civilisation antique, avait été, à tous les degrés, la maîtresse de l’enseignement. Instituées par elle, toutes les écoles, depuis celle de la paroisse jusqu’à l’Université, s’inspiraient de son esprit, se développaient sous son contrôle, recevaient d’elle leurs maîtres et employaient sa langue : le latin. L’instruction n’existait qu’en fonction de la religion et dans ses parties les plus hautes servait avant tout à la formation du clergé. Ni la Renaissance, ni la Réforme n’avaient essentiellement transformé cet état de choses. L’introduction de méthodes nouvelles, l’élargissement du champ de la science, l’ouverture aux laïques de la carrière de l’enseignement n’avaient pas soustrait l’école au monopole de l’Église. Si on y respirait plus librement, on continuait pourtant d’y respirer une atmosphère religieuse. C’est seulement vers le milieu du XVIIIe siècle que l’État avait commencé à intervenir dans un domaine si complètement soustrait jusqu’alors à son emprise. Le despotisme éclairé, en Prusse tout d’abord, puis en Autriche, par cela même qu’il s’assignait la tâche de répandre les lumières ou, comme on dirait aujourd’hui, de travailler au progrès, devait nécessairement se servir de l’école et partant mettre la main sur elle.

Pour former des hommes utiles ou, si l’on veut, des hommes modernes, il faut qu’il surveille et adapte à ses desseins, non seulement l’instruction, mais l’éducation. Il ne peut pas plus longtemps les abandonner à un pouvoir étranger. Sa souveraineté et son intérêt s’accordent en cela. L’école était orientée vers l’Église : il l’orientera vers l’État. De cléricale qu’elle était, elle deviendra laïque. Et dès lors, il en faudra modifier nécessairement et les méthodes et les programmes. Le latin perdra la place prépondérante qu’il y occupe, au profit des disciplines plus utiles qu’exige le développement des sciences et le bien de la société. Les maîtres seront choisis, formés et rétribués par le pouvoir civil. Bref, l’instruction apparaissant désormais comme un service public, sera soumise à l’autorité publique. Sans doute, la religion ne cessera pas d’y conserver sinon au-dessus, du moins à côté des autres branches de l’enseignement, le rang que lui assigne son importance morale : mais il n’est plus question qu’elle les régente et les soumette à ses dogmes. La science, qui s’est affranchie d’elle dans le monde, doit aussi s’en affranchir dans l’école.

Tels sont les principes dont témoigne la réforme des études, qui, sous le ministère de Cobenzl s’était opérée en Belgique[1]. Les collèges thérésiens institués en 1777 sont les premiers établissements modernes d’instruction qu’ait connus le pays. Le succès en devait être et en fut médiocre. L’Église avait trop de prestige et trop d’influence pour ne pas détourner d’eux la très grande majorité des élèves. La sourde opposition qu’elle leur fit les rendit suspects. En 1785, la population des collèges religieux l’emportait de quatre fois sur la leur.

La République française mit fin à cette concurrence en supprimant les concurrents. Après Fleurus, il ne subsista bientôt plus rien ni des uns, ni des autres. Les collèges thérésiens furent balayés en même temps que les collèges monastiques, et les petites écoles disparurent avec eux dans la tourmente. Tous les étages de l’édifice scolaire, les anciens comme les nouveaux, s’abîmèrent dans le naufrage de l’Ancien Régime.

Dès 1795, un rapport officiel déclare qu’il n’existe plus, dans la commune de Liège, d’enseignement public[2]. Bassenge, trois ans plus tard, gémit sur la démoralisation et l’ignorance de la jeunesse privée de toute espèce d’instruction. La municipalité a beau ordonner la création d’écoles, les instituteurs ne se présentent pas. Tout au plus subsiste-t-il çà et là quelques établissements privés où, sous la direction d’un ancien moine, d’une religieuse sécularisée ou d’un sacristain, des enfants apprennent à lire et à écrire dans des conditions aussi lamentables au point de vue de la pédagogie qu’à celui de l’hygiène. Et si l’on songe que Liège est de toutes les grandes villes du pays la plus favorable aux idées nouvelles, on devinera sans peine ce que devait être la décadence générale.

Pourtant, jamais gouvernement ne prôna plus sincèrement que celui de la République, les bienfaits de l’instruction. L’ignorance n’était-elle pas le plus ferme soutien de la tyrannie, et la diffusion des lumières, la condition indispensable de la liberté et de l’affranchissement des peuples ? Dès 1792, la Convention avait rendu obligatoire la fréquentation de l’école primaire et mis à charge de l’État la rétribution des instituteurs. Mais au milieu des troubles civils et de la guerre, le temps et l’argent avaient également manqué. Le marasme n’avait fait que s’accentuer. La situation n’était guère meilleure en France qu’en Belgique, lorsque la Convention vota, quelques jours avant de se séparer, la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) qui fut promulguée en 1797 dans les départements réunis.

Elle organisait un système d’enseignement à la fois démocratique et laïque. Si l’État ne revendiquait pas le monopole de l’école, il en exerçait soigneusement l’inspection. Officielles ou privées, toutes les écoles, placées sous sa surveillance, devaient donner les mêmes garanties de civisme. Dans l’enseignement élémentaire, les droits de l’homme prenaient la place qu’avait jadis occupée le catéchisme. Les maîtres devaient employer les livres adoptés par la Convention, faire observer le décadi, amener les enfants aux fêtes républicaines et leur apprendre à honorer le nom de citoyen. Libre à eux d’enseigner la religion, pourvu qu’ils s’abstiennent soigneusement de la confondre avec le « fanatisme » et « l’aristocratie ». Le but essentiel était d’inspirer l’amour des institutions républicaines, et en l’éclairant, de former l’esprit public.

Mais, à part un bien petit nombre de démocrates, ces institutions apparaissaient trop haïssables aux Belges pour qu’ils n’envisageassent point avec répugnance sinon avec horreur l’obligation d’y faire initier leurs enfants. Ils préféraient les priver d’écoles plutôt que de les confier à des écoles qu’ils réprouvaient et qu’à partir de 1797 la persécution religieuse leur rendit plus abominables encore. En fait, la situation demeura après la loi de brumaire ce qu’elle était auparavant. On n’institua pas ou on institua à peine des écoles officielles. Surtout, les municipalités se gardèrent presque toutes de surveiller les écoles privées et quand elles les surveillèrent, ce fut pour les couvrir d’une protection à l’abri de laquelle leurs maîtres purent continuer presque toujours à enseigner, au lieu des principes républicains, les principes religieux. Arrivait-il que les Commissaires du Directoire en ordonnassent la fermeture, on obéissait sans que l’enseignement public en profitât. Presque personne ne se présentait pour faire partie des jurys scolaires chargés de choisir les instituteurs.

Ceux-ci d’ailleurs, plus insuffisants encore par leur qualité que par leur nombre, contribuaient à jeter le discrédit sur l’enseignement officiel. Il eût dû être un modèle. En réalité, il était au moins aussi lamentable que celui des écoles libres, où se perpétuait, à la fureur impuissante des autorités, l’ignorance et l’esprit de « catéchistes superstitieux ». En 1801, à Liège, on ne comptait que trois instituteurs primaires. À Bruxelles, les écoles municipales n’étaient fréquentées que par trois cents enfants environ[3].

Les Écoles Centrales, dont une devait être érigée dans chaque département, contrastent par leur activité et leur vigueur avec cette misère. En matière d’enseignement, elles furent certainement la création la plus intéressante et la plus féconde de la Révolution. L’esprit qui les anime est résolument l’esprit moderne. Le latin n’y figure plus que comme adjuvant de l’enseignement du français. Les sciences exactes, les mathématiques et les sciences naturelles, physique, chimie, botanique, sont appelées à concourir à la formation de l’intelligence. Chaque École Centrale a sa bibliothèque, son jardin botanique, son laboratoire. Les professeurs sont autant que possible recrutés parmi les hommes les plus savants du département. Leurs cours, accessibles au public, ne s’adressent pas seulement aux élèves, mais encore à tous ceux qui cherchent à s’instruire ou à perfectionner leurs connaissances. À peine sont-elles ouvertes que se prononce un mouvement scientifique trop tôt interrompu. Jusqu’aujourd’hui, leur influence a laissé des traces durables : c’est d’elles que plusieurs de nos villes tiennent leur bibliothèque publique ou leur jardin botanique, et il suffira pour se convaincre de leur valeur de rappeler que des hommes comme van Hulthem, comme Cornelissen, comme Lesbroussart y ont fait leurs débuts, soit dans la carrière du professorat, soit dans celle de la science[4].

Mais l’opinion publique resta défiante à leur égard et elles furent loin d’obtenir le succès qu’elles eussent mérité. La neutralité de leur enseignement suffit à les rendre suspectes. Elles ne furent guère fréquentées que par des familles de fonctionnaires et d’acheteurs de biens nationaux. Assister à leurs cours, c’était faire acte d’adhésion au régime, et il n’en fallut pas davantage pour que l’on s’abstînt. Au surplus, les événements ne leur laissèrent pas le temps de s’acclimater. Elles ne survécurent guère au 18 brumaire. La création des lycées en 1802, amena leur disparition. Il n’en existait plus une seule en 1804.

Créé en vue d’adapter les principes de la Révolution aux besoins d’une société où domine désormais l’influence des classes possédantes, le lycée apparaît comme une institution spécifiquement napoléonienne. Il conserve une partie du programme des Écoles Centrales, qu’il tempère par les méthodes pédagogiques de l’Ancien Régime. Si les sciences exactes y restent en honneur, la prépondérance y revient cependant à l’enseignement littéraire. La religion n’en est plus bannie : elle y occupe la place que lui assigne le Concordat. Puisque le catholicisme est « la religion de la majorité des Français », les classes s’ouvriront par une prière, et les élèves, placés sous la direction spirituelle d’un aumônier, assisteront le dimanche, dans la chapelle, à la messe et au salut. Nul exclusivisme d’ailleurs : les dissidents sont conduits à leurs temples par les ministres des cultes qu’ils professent. Au surplus, l’esprit de la maison comme celui de l’État reste laïque et l’enseignement n’est pas plus confessionnel que le code civil. À tout prendre, les lycées ont dû apparaître aux yeux des Belges comme une restauration des collèges thérésiens. Comparaison d’autant plus légitime que le lycée ne prétend plus former des citoyens mais donner aux enfants des classes dirigeantes une instruction et une éducation qui leur permettent de servir utilement l’État. Car l’État, comme au temps du despotisme éclairé, exerce sur eux un contrôle étroit. De là l’internat obligatoire, l’institution de censeurs chargés du maintien de l’ordre et de la conservation du « bon esprit », l’initiation des élèves au maniement des armes et l’introduction d’une discipline qui leur donne, dès l’école, la préparation militaire. Tout était combiné, dans les collèges de l’Ancien Régime, pour conduire les élèves vers l’Église ; tout l’est ici pour les dresser au rôle de fonctionnaires ou d’officiers. Par les bourses qu’il attribue, le gouvernement met la main à l’avance sur les sujets les plus méritants et les enrôle, dès l’enfance, à son service.

Un lycée au moins devait exister dans le ressort de chaque cour d’appel. La Belgique en posséda quatre, institués à Bruxelles, à Liège, à Gand et à Bruges. Sous eux, des écoles secondaires ou collèges, subventionnées par l’État, pouvaient être organisées soit par les communes, soit par des particuliers. Soumises à l’inspection du gouvernement, elles devaient former la transition entre les lycées et les écoles primaires. Quant à ces dernières, qu’elles soient instituées par les communes ou qu’elles relèvent de l’initiative privée, elles sont déléguées à la surveillance des sous-préfets. En fait, la très grande majorité d’entre elles furent des écoles libres et, partant, des écoles catholiques. Pour les filles, il n’y en eut guère d’autres que celles qu’ouvrirent les religieuses sécularisées par la Révolution.

L’institution de l’Université impériale (10 mai 1806) substitua à ce régime le monopole exclusif de l’État. Désormais, nul ne put ouvrir d’école ni enseigner publiquement, à quelque degré que ce fût, sans en avoir reçu licence en due forme. De même que l’Empire était réparti en circonscriptions militaires, il le fut en « Académies », chacune pourvue de son recteur, subordonné lui-même au Grand Maître siégeant à Paris, et chargé, sous sa direction, d’imprimer à l’enseignement l’esprit « uniforme » dont devait sortir, au profit de l’empereur, « l’unanimité » des sentiments et des volontés. Liège et Bruxelles furent les chefs-lieux des deux Académies qui étendaient leur ressort sur la Belgique. Au reste l’Université, dont l’organisation définitive date de 1811, n’eut pas le temps d’y modifier sensiblement la situation. Elle ne contribua guère qu’à renforcer le mécontentement provoqué par la rupture de Napoléon avec le pape, et tandis qu’aujourd’hui encore elle subsiste en France dans ses traits essentiels, elle ne survécut pas en Belgique aux événements de 1814.

Dans le système napoléonien, il n’existe pas à proprement parler d’enseignement supérieur. La rhétorique des lycées achève la formation de l’esprit. Au delà, il n’y a plus que des écoles spéciales destinées non à la culture de la science mais à l’enseignement professionnel. Tel fut l’école, plus tard faculté de droit, organisée à Bruxelles le 25 mars 1807 et à laquelle fut adjointe, le 5 novembre 1810, une faculté des Lettres destinée à la formation des professeurs des lycées et des collèges. Des écoles de médecine, dues à l’initiative privée et encouragées par les préfets, s’ouvrirent à Gand et à Liège. Des jurys médicaux, un par département, s’acquittaient du soin de délivrer les diplômes exigés par la loi aux officiers de santé, pharmaciens, herboristes et sages-femmes.

La pacification générale des esprits après le coup d’État de brumaire, assura en Belgique aux lycées et aux collèges le succès qui avait été refusé aux Écoles Centrales et qu’expliquent d’ailleurs leurs concessions au sentiment religieux et aux traditions pédagogiques du passé. Si la noblesse s’abstint en général de les fréquenter, la bourgeoisie assura leur recrutement. Quantité de collèges furent institués soit par les municipalités des villes, soit par des maîtres particuliers, et l’instruction, interrompue depuis l’invasion de 1794, reprit son cours normal.

Il faut constater cependant que l’enseignement populaire resta déplorable. Manifestement, les autorités s’en désintéressèrent presque toujours, et cela s’accorde bien avec la disparition croissante des tendances démocratiques et le caractère de plus en plus « censitaire » du gouvernement et de la société. De son côté, le clergé se méfiait des écoles ouvertes par les municipalités et l’obligation de se soumettre à l’inspection le détournait d’en organiser lui-même. L’indifférence des pouvoirs publics et les scrupules religieux nuisirent donc également à l’instruction du peuple. En 1812, Thomassin constate que, dans le département de l’Ourthe, les écoles élémentaires sont bien moins nombreuses qu’avant la Révolution[5]. Dans l’Escaut, Faipoult note l’ignorance générale des paysans, presque tous illettrés. Dans l’Ourthe, Micoud d’Umons, en 1807, remarque que plusieurs communes n’ont ni écoles primaires ni écoles particulières. La situation n’était pas meilleure dans les villes où, comme on l’a vu plus haut, l’atelier détournait de l’école les enfants de la classe ouvrière. Le gouvernement ne fît rien pour remédier à cet état de choses[6]. Il semble l’avoir accepté comme une conséquence de l’ordre social. Était-il nécessaire au recrutement des armées et à celui des fabriques que les gens du peuple sussent lire et écrire ?

  1. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 315.
  2. Th. Gobert, Liège à travers les âges, t. I. p. 286 (Liège, 1924).
  3. A. Sluys, L’enseignement en Belgique sous le régime français, p. 25 (Bruxelles 1898) ; Geschiedenis van het onderwijs in België tijdens de fransche overheersching en onder de regeering van Willem I, p. 95 et suiv. (Gand, 1913.)
  4. Pour l’activité de l’École Centrale de Mons, voir J. Becker, Un établissement d’enseignement moyen à Mons depuis 1545, p. 327 et suiv. (Mons 1913).
  5. Mémoire statistique du département de l’Ourthe, p. 288. Il ajoute, p. 276, qu’un septième à peine de la population sait lire et écrire.
  6. Cf. A. Sluys, Geschiedenis van het onderwijs, p. 156 et suiv.