Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 3/Chapitre 1/1

La bibliothèque libre.
Maurice Lamertin (6p. 219-231).
I

L’occupation de la Belgique par les alliés en 1814 la replaçait dans une situation identique à celle qu’elle avait connue après la bataille de Ramillies[1]. Pour la seconde fois, l’Europe coalisée par l’Angleterre arrachait à la France ces Pays-Bas dont la possession assurait l’hégémonie sur le continent. La lutte grandiose qu’avait déchaînée leur envahissement en 1792, s’achevait par leur reprise. Les vainqueurs étaient bien résolus à ne pas les abandonner aussi longtemps qu’ils n’auraient pas décidé de leur sort. Leur droit d’en disposer découlait de la conquête et devait être déterminé par leur intérêt. Plus que jamais au sortir de cette crise formidable, c’étaient des raisons d’équilibre européen qui allaient imposer aux Belges leur destinée. Il ne pouvait être question ni de les consulter, ni, s’ils parlaient, de les entendre.

Évidemment les généraux, les généraux prussiens surtout, qui avaient dirigé l’invasion, eussent été bien aises de les voir coopérer avec eux et faciliter les opérations militaires. Le 9 décembre 1813, Bülow avait lancé d’Utrecht une proclamation exhortant les Brabançons à se soulever. Mais pour excédée que fût la nation de la domination française, elle ne prit aucune part à son affranchissement. Si quelques nobles avaient, à huis clos, caressé des projets d’insurrection, la masse attendait le dénouement sans y participer[2]. Ni Bruxelles ni aucune des grandes villes ne suivit l’exemple d’Amsterdam et ne trahit la moindre velléité d’insurrection. « Le peuple, disait le préfet des Deux-Nèthes, ne s’est point agité… Il n’a manifesté aucun désir d’imiter le peuple de la Hollande… Mais il n’a montré aucune intention de défendre ni même de servir d’une manière indirecte, le gouvernement actuel… Les habitants n’ont pas fait de mal aux fonctionnaires français chassés par les cosaques, mais ils ne leur ont pas offert asile non plus », et un peu plus tard il ajoute : « Il ne faut pas compter sur l’affection des habitants… Ils ne se croient pas forcés de souffrir pour une cause qui leur est étrangère. Ils ne prendront pas les armes contre nous, voilà tout ce que l’on peut attendre d’eux. »[3]

Cette apathie ne cessa pas même après l’occupation de Bruxelles. Le manifeste du duc de Saxe-Weimar annonçant le 7 février 1814 que « le despotisme a fini de régner, que l’ordre va renaître, que l’indépendance de la Belgique n’est pas douteuse », et appelant les habitants à être leurs propres libérateurs, semble avoir passé inaperçu. Peut-être la population sentait-elle confusément le vide de ces belles paroles et que son avenir ne dépendait point de sa volonté mais de celle des vainqueurs. Désorientée et soupçonneuse, elle se laissait entraîner par les événements. Aucun enthousiasme ne saluait la marche en avant des alliés. On illuminait à leur entrée dans les villes, on sonnait les cloches, on chantait des Te Deum, et on regardait avec une curiosité craintive s’écouler par les rues tant de troupes diverses, tantôt russes, tantôt prussiennes, tantôt suédoises, tantôt anglaises. Les plus riches prodiguaient des amabilités aux officiers, la populace s’amusait de la bonhomie et de l’étrangeté des cosaques ; on arborait, faute de mieux, de vieux drapeaux autrichiens et l’on s’empressait de gratter de la façade des bâtiments publics l’aigle impériale. Puis on retournait à ses affaires et et l’on attendait[4].

« Si les Belges, écrivait dédaigneusement Hogendorp au mois de janvier 1814, avaient eu assez d’énergie pour chasser seuls les Français, ils auraient eu le droit de disposer d’eux-mêmes. Mais ils vous disent de tous côtés qu’ils veulent voir les troupes alliées, c’est-à-dire qu’ils veulent être conquis »[5]. On comprend aisément ce reproche sous la plume de l’un des instigateurs de l’insurrection hollandaise. Il n’en est pas moins complètement injuste. Comment, au milieu de leur pays occupé par les troupes françaises, les Belges eussent-ils pu tenter un soulèvement ? Pour qui surtout eussent-ils pris les armes ? Une révolution nationale ne s’improvise pas. Il faut qu’elle soit dirigée par un chef et orientée vers un but auquel aspirent unanimement les esprits et les cœurs. Les Hollandais avaient l’un et l’autre : leur chef, dans le prince d’Orange, leur but, dans la restauration de leur indépendance perdue depuis trois ans à peine.

Les Belges, au contraire, n’avaient ni l’un ni l’autre. Par delà les vingt années de l’annexion de leur pays à la France, ce qu’ils découvraient, c’était l’Autriche dont ils avaient répudié la dynastie en 1790, qui deux fois, à Campo-Formio et à Lunéville, avait cédé leur pays et qui, depuis lors, ne leur avait ni témoigné de sympathie ni donné d’encouragements. Parmi eux, sauf chez un petit groupe de grands seigneurs et d’anciens fonctionnaires, la maison de Habsbourg était aussi décriée que la maison d’Orange était populaire en Hollande. Pouvait-on s’attendre qu’ils exposassent à son profit leurs vies et leurs biens ? Tous désiraient sans doute le retour de l’autonomie. Mais ils ne s’unissaient que dans ce désir. En supposant qu’ils eussent été capables de secouer le joug napoléonien, que lui auraient-ils substitué ?

Le clergé et les vieux conservateurs ne cachaient pas leur regret de l’Ancien Régime. Mais contre eux s’élevaient avec force les jeunes gens élevés dans le culte des droits de l’homme et la nouvelle classe des industriels et des acheteurs de biens nationaux. Entre les deux partis, l’opposition était aussi nette et aussi absolue que celle qui, mettant jadis aux prises vonckistes et statistes, avait amené le lamentable échec de la révolution brabançonne. Les passions politiques étouffaient le sentiment national et ne lui permettaient pas d’entraîner les masses dans le même mouvement. On aspirait à l’indépendance, et l’impossibilité où l’on se trouvait de la concevoir de la même manière faisait renoncer à y atteindre.

Les alliés, au surplus, préféraient qu’il en fût ainsi. Ils n’avaient appelé les Belges à l’aide que dans l’intérêt de leurs armées. Dès qu’ils furent certains de la victoire, ils gardèrent prudemment le silence. C’était une bonne fortune que la nation ne fût pas venue se jeter intempestivement au travers de leurs desseins. Puisqu’elle n’avait rien fait pour eux, ils n’avaient pas à tenir compte d’elle. Ils pourraient en disposer d’autant plus librement, qu’elle paraissait s’être résignée à leur abandonner son avenir. En attendant de se mettre d’accord, ils se hâtèrent de jeter la main sur cette belle conquête et de la conserver à leur disposition.

« Les Pays-Bas délivrés du joug de la France, disait lord Castlereagh, doivent rester quelque temps sous l’administration commune des hauts alliés »[6]. Cependant chacun de ceux-ci ne pensait qu’à soi. La Prusse, avide de saisir sa revanche des humiliations dont Napoléon l’avait abreuvée, était la plus impatiente et la plus rapace. Tout de suite elle avait fixé ses convoitises sur la ligne de la Meuse et sur le Luxembourg. Pressée de prendre des gages et de marquer la frontière de ses ambitions, elle avait rattaché au gouvernement général du Bas-Rhin (capitale Aix-la-Chapelle) établi par elle dès les débuts de l’invasion, les départements de l’Ourthe et de la Basse-Meuse, tandis qu’elle avait englobé celui des Forêts dans le gouvernement du Rhin moyen (capitale Trêves)[7]. Le reste du pays forma le « gouvernement général de la Belgique ». Dès le 15 janvier 1814, les chefs des états-majors des armées avaient placé à sa tête deux Commissaires, Prussiens l’un et l’autre, le comte de Lottum et M. Délius, chargés de l’administrer au nom des « hauts alliés ».

Pour masquer à la population cette armature militaire, on l’avait dissimulée sous une façade. Le duc de Beaufort, le représentant le plus en vue de l’aristocratie belge, avait reçu le titre de gouverneur général, et on l’avait flanqué d’un Conseil administratif pourvu de secrétaires, délégués à la police, aux finances et à la justice, le tout recruté parmi la noblesse ou d’anciens fonctionnaires du régime autrichien.

En réalité, le pouvoir appartenait aux Commissaires, et le gouverneur général dut se contenter et se contenta du reste fort aisément de ses apparences. Le rôle qu’il joua fut très exactement celui auquel en 1706 la Conférence des ministres anglais et hollandais avait réduit le Conseil d’État[8].

Les vieilles gens qui, soit par intérêt, soit par fidélité à la tradition, s’obstinaient à regretter le passé, avaient cru que les alliés agiraient en 1814 comme les Autrichiens en 1793. Pour eux, la Révolution et l’Empire n’avaient été qu’une parenthèse ; elle était fermée et ils attendaient naïvement une restauration. Les syndics des nations de Bruxelles demandaient au duc de Saxe-Weimar le rétablissement de leurs privilèges[9]. Les États de Brabant, ceux de Hainaut aspiraient à reprendre leurs prérogatives constitutionnelles. Ils ne voyaient pas que pour les satisfaire il eût fallu sacrifier les parties vivantes de la société à ses parties mortes, substituer le privilège à l’égalité, le droit coutumier aux nouveaux codes, la bigarrure et l’incohérence à la régularité et à la logique, ruiner les acquéreurs de biens nationaux et les industriels au profit de l’Église, briser les départements pour faire rentrer la nation dans ses vieux cadres provinciaux, bref, bouleverser si complètement la vie administrative, l’organisation de la justice, des finances, des impôts, qu’une telle tentative, quand bien même elle eût été réalisable, eût conduit tout droit à l’anarchie, à la ruine et à la guerre civile.

Les alliés ne songèrent pas un instant à entreprendre cette tâche impossible. Leur intérêt eût suffi d’ailleurs à les en détourner. L’organisation administrative de l’État napoléonien était un instrument trop commode pour qu’ils voulussent le détruire. Ils ne songèrent qu’à en tirer parti. Ses rouages si exactement agencés continuèrent à tourner pour eux comme ils l’avaient fait pour l’Empereur. Il suffit de modifier le personnel qui leur donnait l’impulsion : ce furent les hommes, ce ne furent point les institutions qui changèrent. On se préoccupa seulement de donner quelques satisfactions à l’opinion. Les prisonniers incarcérés par ordre de la police furent remis en liberté. Les droits réunis et l’odieuse conscription disparurent. Pour le reste, on se contenta de modifier les noms pour dissimuler le maintien des choses. Les préfets furent baptisés « intendants », et les cours impériales, « cours supérieures ». Les fonctionnaires, même Français, demeurèrent en place à condition de prêter serment de n’avoir aucun rapport avec l’ennemi. Il y eut très peu de destitutions : celle du maire de Bruxelles, le duc d’Ursel, suspect de sympathies napoléoniennes, est à peu près la seule que l’on puisse citer. Les postes vacants, soit par le départ, soit par la démission de leurs titulaires, furent confiés à des membres de la noblesse qui, sous l’Empire, s’étaient abstenus de se mêler aux affaires.

Du moins appartenaient-ils tous au pays et leur entrée dans l’administration, dont les grades supérieurs avaient été jusqu’alors réservés à des Français, contribua-t-elle à la réconcilier avec ceux qui lui reprochaient encore son origine étrangère. Pourtant, elle fonctionnait comme par le passé. On ne songea pas même à déposséder la langue française de son rôle de langue officielle. Dans les départements flamands, on se contenta de permettre aux autorités de dresser les actes dans l’idiome national, mais en leur adjoignant une traduction. Le clergé seul put espérer un retour à la situation qu’il avait occupée avant la Révolution. L’influence qu’il exerçait était si grande que les alliés voulurent s’assurer ses sympathies. Le 7 mars 1814, un arrêté du gouvernement déclara que « la puissance spirituelle et la puissance civile seraient maintenues dans leurs bornes respectives ainsi qu’elles sont fixées par les lois canoniques de l’Église et les anciennes lois constitutionnelles du pays… et que c’est donc aux autorités ecclésiastiques que l’on devra s’adresser pour tout ce qui concerne la religion »[10]. Ainsi, d’un trait de plume, le pouvoir occupant supprimait le Concordat et, en faisant dépendre des lois canoniques les rapports de l’Église et de l’État, soumettait en réalité celui-ci à celle-là. Ce n’était plus à l’Ancien Régime, c’était au moyen âge que l’on en revenait. Manifestement, dans sa hâte de se rallier le clergé, le gouvernement avait improvisé, et les militaires prussiens qui le dirigeaient l’avaient laissé employer des termes dont ils n’avaient pesé ni la signification ni les conséquences. Au surplus, que leur importait ? Sachant bien que l’occupation du pays était provisoire, il ne se souciaient que d’aller au plus pressé. Ils ne seraient plus là quand il faudrait résoudre le problème qu’ils venaient de poser si légèrement. Pour le moment, l’essentiel était de pouvoir compter sur l’Église et d’apaiser chez elle un mécontentement qui eût pu aggraver celui qui se manifestait dans le peuple.

Il n’avait fallu, en effet, que quelques semaines pour transformer en indignation la méfiance avec laquelle on avait reçu les alliés. Le despotisme, dont le duc de Saxe-Weimar, le 7 février, annonçait si pompeusement la fin, n’avait disparu que pour reparaître sous une forme plus brutale. Les troupes qui submergeaient la Belgique, la confondant avec la France, s’y conduisaient « avec une brusquerie à laquelle les gens du pays sont peu familiarisés »[11]. La brutalité des Russes était dépassée encore par celle des Prussiens. Les vexations qu’ils infligeaient à la population étaient telles que « le souvenir ne s’en effacera jamais »[12]. Partout où ils prenaient leurs quartiers, ils apportaient un régime de terreur rendu plus abominable encore par ses procédés. Habitués à la bastonnade, ils l’appliquaient à tout propos et à tout le monde. Des maires abandonnaient leurs fonctions pour s’épargner les coups. La mauvaise discipline allait de pair avec les mauvais traitements.

Il n’avait servi de rien de remplacer au mois de mars Lottum et Délius par un nouveau Prussien, le baron de Horst. La proclamation qu’il avait lancée de Bruxelles, saluait dans les Belges un peuple « célèbre déjà dans l’histoire par sa valeur et l’amour de sa patrie, et qui allait recouvrer l’existence politique dont un tyran l’avait dépouillé »[13]. En attendant, les exactions et le bon plaisir étaient pires qu’auparavant. Lord Clancarty constatait, le 25 avril, que le pays est épuisé de réquisitions et que l’esprit est si mauvais qu’il faut s’attendre à tout[14]. Le public était d’autant plus indigné que la suppression des droits réunis n’avait apporté aucun allègement. On y avait bientôt substitué un octroi départemental sur la bière et les eaux-de-vie, et le 26 avril une contribution de guerre de 4,987,366 francs avait été imposée aux six départements compris dans le gouvernement général de la Belgique[15]. Visiblement, ce que l’on demandait au pays, c’était son argent et qu’il payât les frais de la guerre qui l’avait « affranchi ». On eût été bien aise aussi qu’il fournît des soldats. Dès le début de l’occupation, la formation d’une « armée belge » avait été décidée. Le duc de Beaufort avait lancé un appel invitant des volontaires à s’y faire inscrire, et le comte de Lottum exhortait les femmes à faire des dons patriotiques à l’exemple des « généreuses Prussiennes et Hollandaises »[16]. Quelques régiments avaient été organisés, mais les gens prudents se demandaient si, au milieu de l’exaspération générale, il était sage de pousser plus loin les enrôlements. La déception des conservateurs qui avaient compté sur la restauration de l’Ancien Régime aggravait encore la confusion et l’insécurité. Le plus convaincu et le plus désillusionné d’entre eux, J.-J. Raepsaet, envisageait l’avenir sous les couleurs les plus sombres.

Pour tous ceux qui réfléchissaient, il était impossible, en effet, de ne pas se demander avec angoisse ce que l’on allait devenir. La restauration autrichienne avait paru tout de suite à la noblesse et au clergé la conséquence naturelle de la victoire des alliés. La chute de Napoléon annulant les traités de Campo-Formio et de Lunéville, ils se persuadaient que l’empereur François allait faire valoir les droits de sa maison sur la Belgique. À vrai dire, bien peu d’entre eux admettaient sincèrement la légitimité de ces droits contre lesquels la révolution brabançonne s’était si vivement soulevée. Croire que la plupart des Belges éprouvaient pour la dynastie habsbourgeoise « un ancien attachement qui leur fait honneur »[17], c’était se laisser tromper par les apparences. À part un très petit nombre de légitimistes, ses partisans ne songeaient qu’à eux-mêmes. S’ils témoignaient tant de tendresse pour cet empereur qu’ils avaient si aigrement reçu en 1793, c’est qu’ils espéraient de lui le rétablissement de l’ancienne constitution. Leur loyalisme ne s’alimentait que de leurs aspirations conservatrices. Leur vœu aurait été de constituer, sous un prince de la famille impériale, un État distinct, vaguement rattaché à la monarchie et dans lequel les États eussent possédé, conformément à la Joyeuse Entrée, la réalité du pouvoir. Ils voulaient l’autonomie nationale, mais ils la voulaient comme les Statistes de 1790, à la condition d’en être les maîtres.

Dès le 20 février 1814, une députation aristocratique conduite par le duc de Beaufort, s’était rendue à Chaumont, au quartier général des alliés et y avait été admise en présence de François Ier[18] et de lord Castlereagh. Elle était rentrée à Bruxelles découragée. L’empereur ne lui avait pas caché que les circonstances ne lui permettaient ni de reprendre la Belgique ni de la confier à un archiduc. Au reste, il avait affecté le-plus grand zèle pour ses anciens sujets. Et lord Castlereagh avait encore ajouté à l’eau bénite de cour qu’il leur avait prodiguée. Il ne les avait congédiés qu’après les avoir assurés de la sollicitude des Puissances. Elles ne songeaient, à l’en croire, qu’à leurs intérêts et à les doter d’un gouvernement « sage et libéral », plein de respect pour leur indépendance, leur religion et leurs finances. Et il leur laissait entendre que pour leur garantir tant de félicité, elles les uniraient à la Hollande[19].

Les députés en purent à peine croire leurs oreilles. Ainsi, non seulement l’empereur les abandonnait, mais ce qu’il trouvait de mieux pour les dédommager, c’était de les faire passer sous le pouvoir d’un prince protestant, et de confier leur sort à ces Provinces-Unies qui, en 1648 avaient ruiné la Belgique par la fermeture de l’Escaut, qui, en 1715, lui avaient infligé l’humiliation du traité de la Barrière et dont l’hostilité constante et la jalousie n’avaient cessé d’entraver depuis lors toutes ses tentatives de relèvement[20]. Le plan qu’on leur dévoilait froissait à la fois leurs sentiments catholiques et leurs sentiments nationaux. Le clergé, dès qu’il en eut connaissance, exprima publiquement ses alarmes. À peine débarrassé du Concordat, allait-il passer sous le joug d’un hérétique ? Que lui parlait-on d’un gouvernement « libéral » ? Ce mot seul excitait ses inquiétudes. La foi, plus encore que sous Napoléon qui du moins professait le catholicisme, allait être soumise à de nouveaux périls. Les souvenirs du XVIe siècle se réveillaient.

Et déjà, profitant de cette inquiétude, des agents français s’empressaient de travailler l’opinion au profit de Louis XVIII. L’intérêt le plus évident des Belges ne leur commandait-il pas de rester unis à la France revenue, en même temps qu’à son roi légitime, à la religion et aux vrais principes de la conservation sociale ? Les industriels y trouveraient autant de garanties que le clergé et la noblesse. Elle offrirait son marché à leurs produits et les débarrasserait de la concurrence anglaise que la levée du blocus continental allait rendre plus menaçante[21]. Mgr. de Broglie qui venait de se réinstaller à Gand, faisait chorus. Son « ultramontanisme » plus encore que son influence personnelle le rendaient un dangereux instrument de propagande française[22]. Cependant les brochures répandues par les émissaires du prince d’Orange discréditaient sa cause au lieu de lui rallier l’opinion[23]. Personne ne voulait de la Hollande. Seuls, les acheteurs de biens nationaux et un groupe d’industriels comptant sur les débouchés de ses colonies, lui montraient des dispositions favorables[24]. Mais qu’arriverait-il si on parvenait à lui échapper ? Lord Castlereagh avait parlé de la Prusse, et tout le monde en avait horreur. Au milieu de l’incertitude et des appréhensions on s’aigrissait, et les partis s’accusaient réciproquement de trahir les intérêts du peuple. Les anciennes querelles des « constitutionnaires » et des démocrates se réveillaient et s’aggravaient de l’impuissance où ils se voyaient les uns et les autres d’agir sur les Puissances qui s’arrogeaient le droit de disposer de la nation.

C’est au milieu de cette agitation que le baron Vincent, désigné par François Ier, vint remplacer Horst au gouvernement (5 mai 1814). Lord Castlereagh avait conseillé ce changement de personnes. Il s’inquiétait de voir Horst agir trop ouvertement en faveur de la Prusse, et sans doute espérait-il aussi que la présence d’un Autrichien ramènerait quelque calme dans les esprits. Elle ne devait d’ailleurs influer en rien sur le régime imposé à la Belgique. Les instructions remises par Metternich au nouveau gouverneur lui recommandaient de tirer le plus grand parti possible du pays « pour les moyens militaires », et de faire entendre aux Belges que dans aucun cas ils ne pourraient retourner à leur ancienne constitution »[25]. Furieux de l’arrivée d’un successeur qui ne prenait sa place que pour ôter à la Prusse « ses avantages dans ce pays et la brouiller avec l’Angleterre »[26], Horst prit congé de la population en se recommandant avec une lourde ironie à son souvenir, et en se déclarant « heureux d’avoir été témoin de sa prospérité »[27]. Au reste, on ne s’aperçut pas de son départ. Les réquisitions des troupes revenant de France se substituèrent sans rien y changer, à celles qu’elles avaient imposées en s’y dirigeant. Le pays continua de servir d’aliment à leur appétit. Vincent se contenta du rôle de figurant auquel il était destiné. Il savait bien que le sort de la Belgique serait tranché dans quelques semaines et qu’il n’avait jusque-là qu’à tenir en respect « les gens d’un pays où l’on a trop la manie des affaires publiques pour que l’autorité ne courre pas le risque de se trouver placée entre le choc des prétentions démocratiques et des réminiscences des constitutions également dangereuses à réveiller. » Il observait avec curiosité les mouvements désordonnés du patriotisme anarchique qui se manifestaient autour de lui, n’y voyant que des prétentions « d’isolement et de provincialisme » et, en diplomate de cabinet, s’étonnant de « l’exubérance des prétentions nationales de la Belgique »[28]. Sa mission prit fin dès que les puissances se furent mises d’accord sur la réunion de la Belgique et de la Hollande. Il quitta Bruxelles le 31 juillet. « La paix disait-il, dans sa dernière proclamation, va consolider le bonheur des Belges et des Bataves… Habitants de la Belgique, l’intérêt général de l’Europe vous assigne un sort inestimable »[29].

  1. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 109 et suiv.
  2. Mérode-Westerloo, Souvenirs, t. I, p. 328. Cf. Lanzac de Laborie, op. cit., t. II, p. 327.
  3. P. Poullet, La Belgique et la chute de Napoléon Ier. Revue Générale, t. LXI, p. 196.
  4. Cf. Ch. Terlinden, L’entrée des alliés à Bruxelles en 1814. Annales de la Soc. d’Archéologie de Bruxelles, t. XXVII (1913).
  5. H. T. Colenbrander, Gedenkstukken der algemeene geschiedenis van Nederland van 1795 tot 1840, 7e partie (1813-1815), p. 468.
  6. Gedenkstukken, 1813-1815, p. 448.
  7. À la suite du premier traité de Paris (30 mai 1814), le gouvernement du Rhin-moyen disparut en juin 1814 et un gouvernement du Bas et Moyen Rhin fut institué, comprenant, en fait de territoires belges, le département de la Basse-Meuse (à droite du fleuve), celui de l’Ourthe, celui des Forêts et celui de Sambre-et-Meuse (à droite du fleuve).
  8. Histoire de Belgique, t. V., 2e édit., p. 113.
  9. Bulletin de la Commission Royale d’Histoire, t. XII [1847], p. 230.
  10. Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 61 (Bruxelles, 1814)
  11. De Bas et de ’T Serclaes de Wommerson, La campagne de 1815 aux Pays-Bas, t. I, p. 59.
  12. Sur la conduite des Prussiens, voy. Gedenkstukken, 1813-1815, p. 513, 531, 535, 571.
  13. Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 118.
  14. Gedenkstukken 1813-1815, p. 109. Cf. Ibid., p. 118.
  15. Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 245.
  16. Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 30-42.
  17. Gedenkstukken 1813-1815, p. 560.
  18. À partir de la disparition du Saint-Empire Romain de nation germanique et de son remplacement par l’Empire d’Autriche, en 1804, le souverain qui, dans le premier s’était appelé François II, devint François Ier dans le second.
  19. Gedenkstukken 1813-1815, p. 88 et suiv., 522 et suiv.
  20. Histoire de Belgique, t. V, 2e édit., p. 192, 236, 276.
  21. Voy. par exemple, la brochure intitulée Lettre d’un Belge à S. M. Louis XVIII, roi de France (s. d. 1814).
  22. De Gerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 335.
  23. Voy. Le vœu du peuple belge (Gand, 1815), et La réunion de la Belgique à la Hollande serait-elle avantageuse ou désavantageuse à la Belgique ? (par A. van Bylandt). Cf. Gedenkstukken 1813-1815, p. XXI et 531.
  24. H. T. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II, p. LXIV. Cf. Gedenkstukken 1813-1815, p. 307, 586.
  25. Gedenkstukken 1813-1815, p. 329, 331, 334.
  26. Ibid., p. 306.
  27. Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. I, p. 273.
  28. Gedenkstukken 1813-1815, p. 335 et suiv.
  29. Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. II, p. 449.