Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 3/Chapitre 2/1

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Maurice Lamertin (6p. 246-251).
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I

Le royaume des Pays-Bas, en « amalgamant » la Belgique et les Provinces-Unies, reconstituait sur la carte de l’Europe cet État bourguignon dont l’existence avait pris fin avec leur séparation dans les dernières années du XVIe siècle. Il semblait que la tradition interrompue depuis si longtemps se renouât. Il le semblait si bien qu’il fut question un moment de donner le nom de Bourgogne au nouveau royaume[1]. D’elles-mêmes, les idées se reportaient à l’époque glorieuse où sous Philippe le Bon et sous Charles-Quint, les dix-sept provinces avaient étonné l’Europe par leur richesse et l’éclat de leur civilisation. Un tel passé pouvait faire présager un pareil avenir. Dans son discours d’inauguration, le 21 septembre 1815, Guillaume n’avait pas manqué de faire miroiter ces beaux souvenirs aux yeux des Belges. Ce descendant de Guillaume le Taciturne s’y réclamait de Charles-Quint et, par la plus étrange des équivoques, il qualifiait son grand ancêtre d’ « élève de l’Empereur »[2]. Pouvait-on oublier cependant que la fatalité des événements avait obligé cet élève à détruire l’œuvre de son maître, que sous lui, à la Belgique catholique s’était opposée la république calviniste des Provinces-Unies, que ses descendants, les Stadhouders, après avoir soutenu contre l’Espagne une lutte victorieuse, avaient profité de leur triomphe pour fermer l’Escaut, pour transformer en barrière les provinces belges dont la faiblesse et la misère devaient assurer la grandeur et l’opulence de la Hollande, que le contraste politique et économique des deux pays s’était aggravé à mesure que l’un s’attachait davantage au calvinisme et l’autre au catholicisme, qu’avec la divergence des religions avait été de pair la divergence des idées et des mœurs, si bien qu’en passant aujourd’hui la frontière, on se trouvait dans un autre monde ? Partis du même point, les deux peuples avaient été en s’éloignant sans cesse. Il n’y avait plus entre eux rien de commun. Brusquement réunis après une si longue séparation ils se regardaient sans se reconnaître, et avec une méfiance trop compréhensible.

Odieuse aux Belges, l’union n’était pas plus sympathique aux Hollandais. Sous l’empire de leurs préjugés traditionnels, ils se demandaient si Anvers, grâce à l’ouverture de l’Escaut, n’allait pas éclipser Amsterdam, si, pour favoriser l’industrie du Sud, le gouvernement ne sacrifierait pas le commerce du Nord, si enfin, l’entrée dans l’État de plus de trois millions de Belges n’y ferait pas dominer le catholicisme sur la Réforme. Ils comparaient avec fierté leur histoire à celle de leurs nouveaux compatriotes. Ils leur reprochaient dédaigneusement de ne pas s’être soulevés en 1813. À entendre beaucoup d’entre eux, il eût semblé que les Provinces-Unies en fussent encore à cet « âge d’or » où elles figuraient parmi les grandes puissances de l’Europe.

Il est évident que si les peuples avaient été consultés, ils eussent refusé l’un et l’autre le mariage politique qu’on leur imposait[3]. Mais l’Europe, endoctrinée par l’Angleterre, était résolue à sacrifier leurs désirs à ses convenances. Les Hollandais avaient été aussi soigneusement exclus que les Belges des conciliabules secrets où leur sort s’était décidé. Le temps était passé où leurs plénipotentiaires traitaient d’égal à égal avec les rois. Seul, Guillaume avait été admis, non pas même à délibérer avec les puissances, mais à discuter avec elles du rôle qu’elles lui assignaient et qui convenait trop bien à son ambition pour qu’il pût y renoncer. Ce n’est pas d’ailleurs comme prince-souverain de la Hollande, mais comme futur roi des Pays-Bas qu’il avait pris part aux négociations. Sauf quelques conseillers intimes, personne ne savait, pas plus à Amsterdam qu’à Bruxelles, quelles conditions il avait dû accepter.

Il était trop avisé pour se dissimuler les difficultés de sa tâche. Elles apparaissaient si nettement qu’elles effrayaient tous ceux qui songeaient à l’avenir. Beaucoup d’hommes d’État pensaient qu’il était au moins prématuré de contraindre les Belges et les Hollandais à une union qu’il ne suffisait pas de proclamer « intime » pour qu’elle le fût. Quelle chance y avait-il de faire naître l’intimité au milieu du désaccord des idées, des sentiments et des intérêts ? Lord Liverpool se demandait si le plus sage n’eût pas été de traiter provisoirement la Belgique en « État distinct, mais annexé à la Hollande et soumis au même souverain »[4]. Guillaume lui-même et la plus grande partie de son entourage inclinaient dans le même sens, c’est-à-dire pour un simple régime d’union personnelle qui eût permis de ne faire violence ni à l’un ni à l’autre des deux conjoints.

Mais excellent sans doute si l’on se plaçait au point de vue des Pays-Bas, ce système apparaissait inadmissible du point de vue de l’Europe. Ce qu’elle voyait dans le nouveau royaume c’était une barrière contre la France, et il était indispensable qu’il appliquât toutes ses forces à remplir la mission qui lui était dévolue. Le diviser en deux moitiés autonomes, c’eût été, en l’affaiblissant, lui enlever toute utilité. Car si le dévoûment de la Hollande était acquis au roi, les Belges montraient à son égard les dispositions les moins rassurantes. Ils s’étaient courbés sous Napoléon, mais ils ne se courberaient certainement pas sous Guillaume. Ils eussent peut-être accepté un archiduc en raison du droit héréditaire. Mais ils s’indignaient de se voir imposer un étranger et par surcroît un calviniste. Pourquoi ne les jugeait-on pas dignes de l’indépendance ? Si on leur déléguait un prince, qu’on les laissât au moins libres de prendre des garanties et de limiter son autorité. Sur ce point tous les partis s’entendaient, et la diversité de leurs vues avait pourtant ceci de commun de les unir en une même hostilité contre la puissance du souverain. Les démocrates souhaitaient un gouvernement parlementaire. Les conservateurs, par la voix des vicaires généraux de Gand, demandaient au Congrès de Vienne l’autorisation de réunir les notables du pays « en États, suivant la forme qui serait jugée la plus convenable et autant que possible analogue à l’ancienne Constitution des peuples belges, afin de traiter ensemble de leurs plus chers intérêts ». Et ils proposaient que cette assemblée conclût avec le prince un pacte solennel qui eût pour principal objet le maintien inviolable de la religion catholique apostolique et romaine et de tous les avantages dont elle avait constamment joui avant l’invasion des Français[5].

Partisans et adversaires de la Révolution arrivaient donc par des voies différentes au même but : la subordination du pouvoir à leurs desseins. Leur agitation exaspérait les Anglais. Lord Castlereagh appelait les Belges « an irascible people », et lord Clancarty les taxait dédaigneusement de « peuple vain et futile toujours disposé à trouver tout mauvais »[6].

Pourtant, il fallait bien tenir compte de leurs dispositions. S’il ne pouvait être question de leur conférer une autonomie qui eût sans doute déchaîné parmi eux les passions politiques et eussent livré l’État à la compétition des partis, on ne pouvait pas non plus leur imposer brutalement un roi contre lequel tous aussitôt eussent uni leurs rancunes. La prudence exigeait de prendre des mesures qui leur donnassent l’assurance que le souverain, placé au-dessus des peuples et des partis, ne gouvernerait qu’en vue du bien commun et, de même qu’il ne sacrifierait pas les Belges aux Hollandais, ne favoriserait pas les protestants au détriment des catholiques. On crut avoir résolu le problème en subordonnant la constitution du royaume aux principes inscrits dans les huit articles.

Un silence prudent fut gardé à leur sujet. Il eût été déplorable de les discréditer à l’avance en les livrant aux discussions du public. Il ne devait en être question que le jour où l’existence du royaume étant enfin proclamée à la face de l’Europe, le moment serait venu de régler l’exercice du gouvernement. Ce moment, on l’a vu, fut hâté par Napoléon. Dès le 16 mars, dans le manifeste même où il annonçait à ses sujets qu’il prenait la couronne, Guillaume déclarait que la « Loi fondamentale » de la Hollande allait subir « les modifications qui doivent la mettre en harmonie avec les intérêts et les vœux de tous »[7]. Le même jour, il affirmait d’ailleurs aux États-Généraux que ces modifications ne pouvaient « regarder les principes salutaires sur lesquels elle est basée et auxquels nos compatriotes mettent, à juste titre, un si haut prix »[8]. Les préoccupations du moment empêchèrent les Belges d’observer que parler ainsi c’était supposer un consentement qu’ils n’avaient pas donné. Mais l’attention était concentrée sur la France et l’imminence d’une nouvelle invasion.

On ne remarqua pas non plus que la nation n’avait pas été consultée sur le choix des membres de la commission chargée de la revision constitutionnelle (22 avril). Tous avaient été désignés par le roi, et comme elle comprenait autant de Belges que de Hollandais, on pouvait tenir pour assuré qu’elle n’altérerait en rien d’essentiel une législation dont le souverain avait à l’avance proclamé l’excellence.

  1. Gedenkstukken 1813-1815, p. 591. Il est curieux de constater qu’en 1830, quand il fut question de la séparation des deux parties du royaume, Guillaume se demanda s’il ne conviendrait pas d’appeler les provinces du sud « royaume de Bourgogne ou de Belgique ». Gedenkstukken 1825-1830, t. V, p. 342, 346.
  2. De Gerlache, Histoire du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 323.
  3. D’après Brockhausen « Il n’existe dans toute la Hollande qu’un seul individu qui désire la réunion, et cet individu, c’est le prince-souverain ». Gedenkstukken 1813-1815, p. 309.
  4. Ibid., p. 588. Encore en 1817, les ministres d’Autriche, de Prusse et de Russie pensaient que la séparation administrative s’imposait, mais l’Angleterre ne voulut rien entendre. Voy. à ce sujet un curieux mémoire de Roëll dans Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 66 et suiv. Cf. encore Ibid., p. 356, 388, 496, 509.
  5. De Gerlache, op. cit., t. I, p. 313.
  6. Gedenkstukken 1813-1815, p. 271.
  7. Journal officiel du gouvernement de la Belgique, t. V, p. 3.
  8. De Gerlache, op. cit., t. I, p. 297.