Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 3/Chapitre 2/2

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Maurice Lamertin (6p. 251-257).
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II

En acceptant au mois de décembre 1813 la souveraineté des Provinces-Unies, Guillaume avait promis de l’exercer suivant une « sage constitution » (wijze Constitutie). Quelques jours après (21 décembre), une commission formée de nobles et d’anciens régents avait été chargée de rédiger un projet. Soumis à l’avis de six cents notables et approuvé par eux, ce projet était ratifié et promulgué par le prince sous le nom de Loi fondamentale (Grondwet), terme moins compromettant parce que moins révolutionnaire que celui de constitution.

Après avoir passé successivement par la République batave, le royaume de Louis Napoléon et enfin l’Empire français, la nation hollandaise se trouvait trop profondément transformée pour qu’un retour au passé y fût, non pas même possible, mais concevable. Personne ne songea à une restauration qui eût remis en présence et en conflit le Stadhouder et l’aristocratie des régents, et soumis le peuple à une organisation sociale périmée, que les réformes des derniers temps avaient définitivement détruite. Si conservateur que l’on fût, il fallait bien reconnaître que « l’ancien est maintenant entièrement oublié en politique comme en toute autre chose, et que l’on ne marche plus que dans les souliers de Napoléon »[1]. Quelques-uns se demandèrent même, comme van Maanen, si le meilleur parti n’eût pas été de ne rien changer et de conserver simplement, sous le nouveau prince, le système napoléonien.

En réalité, on en conserva le plus possible. Ainsi que la charte de Louis XVIII en France, la Loi fondamentale hollandaise se présente comme une conciliation ou plutôt comme une adaptation des institutions du nouveau régime avec les traditions du passé[2]. Elle est anti-révolutionnaire, en ce sens qu’elle substitue la monarchie à la souveraineté du peuple, mais de l’œuvre napoléonienne, elle respecte tout l’essentiel : l’égalité civile, la communauté des droits et des devoirs, l’abolition des privilèges héréditaires et surtout la puissance conférée au chef de l’État. Le prince est, à vrai dire, un empereur au petit pied. Tous les pouvoirs essentiels, il les possède. En face de lui, l’assemblée nationale, à laquelle on a conservé le vieux nom historique d’États-Généraux, privée d’initiative et ne votant annuellement que le budget des dépenses extraordinaires, n’a guère plus d’influence que le Corps législatif de Napoléon. Aucune trace de régime parlementaire. Les ministres, choisis par le prince et responsables devant lui seul, ne sont que de simples commis. L’unique Chambre dont se composent les États-Généraux ne délibère pas en public et n’est en réalité qu’un intermédiaire entre le pays légal et la couronne, sans qu’elle puisse exercer d’action sur le gouvernement. Ce n’est pas un régime constitutionnel, c’est un pur régime monarchique qu’instaure cette constitution. Comme dans l’Empire français, l’administration tout entière dépend du souverain. En revanche, et en cela apparaît la tradition nationale, les provinces jouissent d’une autonomie assez large : elles sont dirigées par des États-Provinciaux qui désignent leurs représentants aux États-Généraux.

Tout est soigneusement combiné d’ailleurs pour soumettre ces assemblées à la classe possédante. Par elles, les censitaires sont, dans une certaine mesure, appelés sinon à partager le pouvoir, du moins à collaborer avec lui. S’ils abandonnent beaucoup au prince, en revanche le prince est le garant de leur prépondérance sociale. Dans cette loi fondamentale faite pour le descendant de ces stadhouders qui si souvent, contre les régences aristocratiques, se sont appuyés sur le peuple, on ne découvre pas le moindre soupçon de démocratie. Évidemment, ce qu’attendent du prince les bourgeois qui l’ont appelé, c’est avant tout le rétablissement de l’ordre, le retour de la prospérité commerciale, la renaissance des affaires, et s’ils se rangent sous son sceptre, c’est qu’il leur apparaît sous la forme d’un caducée. Ils lui font confiance encore parce qu’il renoue le présent au passé tant par les traditions historiques de sa maison que par la religion qu’il professe. En reconnaissant le prince d’Orange comme souverain héréditaire et le protestantisme comme religion de l’État, la Loi fondamentale rattache directement la nouvelle monarchie à l’ancienne République des Provinces-Unies.

En somme, elle s’adaptait très exactement au caractère et aux circonstances sociales et politiques de la Hollande. Quant au prince, dont elle comblait les désirs, il s’en montrait enchanté. Mais les Belges auxquels il dut la soumettre après s’être proclamé leur roi, montrèrent moins d’enthousiasme. Les membres qui les représentaient dans la Commission de revision, nommée le 22 avril 1815, appartenaient tous soit à la noblesse, soit à la haute bourgeoisie. Mais Guillaume avait eu soin de les choisir de manière qu’ils en représentassent les diverses tendances politiques. On rencontrait parmi eux un partisan obstiné de l’Ancien Régime, J. J. Raepsaet, un prélat de tendances joséphistes, le comte César de Méan ci-devant prince-évêque de Liège, des conservateurs catholiques, comme le comte Charles de Mérode, le comte de Thiennes et F. Dubois, puis des personnages soit penchant vers les réformes modernes comme le comte d’Arschot, soit tout à fait ralliés à elles comme les anciens préfets de Coninck et Holvoet ou comme les juristes Gendebien, Leclercq et Dotrenge.

Ils se réunirent à La Haye à leur onze collègues hollandais le 1er mai 1815. Ils eussent eu sans doute bien de la peine à s’entendre avec eux si, dès la première séance, le président ne leur avait exhibé le texte des huit articles[3]. Devant cette arche sainte, renfermant la volonté de l’Europe, il n’y avait qu’à s’incliner. Elle coupait court aux débats qu’eût infailliblement provoqués la question religieuse. Pour les catholiques, il n’était plus question de réclamer, comme ils n’eussent pas manqué de le faire, la reconnaissance exclusive de leur religion, puisqu’elle assurait protection à tous les cultes. Il fallut bien accepter aussi le partage égal des dettes : 589 millions de florins pour la Hollande contre 27 millions pour la Belgique. Mais la lutte s’engagea sur tous les points où la discussion était possible.

Malgré la divergence de leurs conceptions politiques, tous les Belges étaient d’accord pour réclamer, en faveur de leur patrie, une égalité complète avec la Hollande. Que fallait-il entendre par la représentation « convenable » qui leur était promise aux États-Généraux ? Ce « convenable » devait signifier sans doute qu’elle serait proportionnelle à la population. Mais c’eût été donner au Midi, qui comptait plus de trois millions d’habitants, une écrasante prépondérance sur le Nord qui n’en renfermait guère que deux millions. Après des débats orageux, on s’entendit enfin pour donner à chaque partie du royaume la même représentation aux États. Des 110 membres de l’assemblée, 55 seraient députés par la Hollande, 55 par la Belgique. Du coup l’égalité était rompue par celle-là au détriment de celle-ci et l’ « amalgame » des deux pays paraissait à l’avance bien problématique. À mesure que la discussion se prolongeait, l’opposition se révélait de plus en plus frappante entre les commissaires. Évidemment, sur les questions fondamentales, ils ne s’entendaient pas. On ne pouvait demander aux Belges de partager la confiance et l’attachement que les Hollandais professaient pour le roi. Il leur était inconnu et sa qualité d’étranger avivait encore la répugnance qu’ils nourrissaient tous à l’égard du pouvoir central. Conservateurs et libéraux s’accordaient en ceci que la nation devait l’emporter sur le prince. Si les uns regrettaient les anciens États dont les privilèges s’étaient jadis opposés à l’absolutisme de Joseph II, les autres, comme les libéraux français, avaient pour idéal politique un gouvernement parlementaire à l’anglaise, et leurs collègues hollandais leur reprochaient leur goût pour les « théories » et s’indignaient de les voir imbus « d’idées françaises » et pour tout dire « démocratiques »[4].

Ils allaient jusqu’à se considérer comme les « mandataires » du peuple et il fallut leur rappeler qu’ils n’étaient que ceux du roi. Dépités d’être pris pour de simples enregistreurs d’une constitution faite sans eux, ils disaient qu’il ne fallait pas les convoquer si on ne voulait pas les laisser parler. Ils s’obstinaient à réclamer deux Chambres au lieu d’une seule, à exiger la publicité des débats parlementaires, la responsabilité des ministres, le vote annuel des budgets, bref, à vouloir soumettre le roi au parlement. On leur fit quelques concessions sans importance. Ils obtinrent la division des États-Généraux en deux Chambres dont la seconde délibérerait en public, et le budget fut réparti de telle sorte que les dépenses permanentes seraient consenties tous les dix ans et les dépenses courantes chaque année. Pour le reste, la Loi fondamentale ne subit d’autres modifications que celles que lui imposaient les huit articles et que rendait indispensable l’adjonction de la Belgique à la Hollande. Elle s’élargit sans se transformer. L’égalité des cultes, l’admissibilité de tous aux emplois, la communauté financière et la communauté économique ne pouvaient altérer son caractère essentiellement monarchique. Elle devait donc apparaître aux Belges, et elle leur apparut ce qu’elle était en effet, une constitution faite pour mettre à l’abri de leurs atteintes le pouvoir du souverain hollandais qui leur était imposé par l’Europe. Pour consentir au roi la prépondérance écrasante qu’il exerçait dans l’État, ils auraient dû professer à son égard la même confiance que leurs compatriotes du Nord et, comme eux, lui remettre le soin de leurs destinées.

Telle qu’elle sortit, le 13 juillet 1815, des délibérations des commissaires, la nouvelle Loi fondamentale établissait comme l’ancienne « un gouvernement monarchique tempéré par une constitution ». Le roi devait dire plus tard qu’il y avait « restreint de son propre mouvement les droits de sa maison »[5]. Il considérait donc ces droits comme illimités. À aucun égard il n’admettait qu’il les tînt de la nation. Il consentait seulement à modérer son absolutisme en associant les États-Généraux à son pouvoir. Et cette association, très limitée en théorie, l’était encore beaucoup plus en pratique car, en fait, la représentation nationale était directement soumise à l’influence du souverain. Non seulement il nommait lui-même les membres de la première Chambre, mais il pouvait encore intervenir de la façon la plus efficace dans le recrutement de ceux de la seconde Chambre élue par les États-Provinciaux et par suite soumise à la pression des gouverneurs.

Ajoutez à cela que les règlements électoraux fixant le mode d’élection des députés aux États des provinces sont soumis à l’approbation du roi et qu’il nomme lui-même tous les membres de « l’ordre équestre » auquel appartient la nomination du tiers de ces députés. De plus, une partie importante de la législation lui est réservée exclusivement. Toute l’instruction publique ne relève que de lui. Quant aux garanties accordées par la constitution, plusieurs d’entre elles sont provisoirement suspendues. L’inamovibilité de la magistrature doit être réglée par une loi, mais cette loi ne sera promulguée qu’en 1830 ; la liberté de la presse est réglementée par un arrêté pris en 1815 et qui, en fait, la supprime. Enfin, une « addition » décide que toutes les lois resteront en vigueur aussi longtemps qu’elles n’auront pas été abrogées, et comme l’initiative des lois n’appartient qu’au roi, il dépend donc de lui de décider de leur maintien.

Bref, à l’envisager dans la réalité, la Loi fondamentale est en somme une constitution absolutiste, mais dans laquelle l’absolutisme est entouré de précautions contre l’arbitraire[6]. Le pouvoir royal y est pourvu d’une force qui lui permettra d’opérer l’ « amalgame » exigé par les puissances. Par une contradiction assez singulière et qui dévoile le caractère hétérogène de cet État que l’on prétend unifier, le souverain cependant est tenu de se faire inaugurer à Amsterdam et dans une ville des provinces méridionales, et de se transporter d’année en année avec la Cour, les ministères et les Chambres, de Bruxelles à La Haye, rappelant sans cesse aux Belges et aux Hollandais, par ce déménagement périodique, la dualité du royaume et la différence de leurs nations.

Si pourtant les commissaires belges finirent après de violents débats par accepter la Loi fondamentale, c’est qu’elle leur donnait satisfaction en un point essentiel. Elle choquait leurs idées politiques, mais elle s’accordait avec leurs idées sociales. En tant que propriétaires, notables et censitaires, elle les rassurait par son caractère anti-révolutionnaire et anti-démocratique. Ils se résignèrent à abandonner le gouvernement au pouvoir royal, parce qu’il apparaissait comme le protecteur de leur propriété ancienne ou récente, de leurs droits acquis, de leur prépondérance économique. Acheteurs de biens nationaux, nobles et bourgeois de vieille souche étaient assurés par elle de conserver leur situation. C’est à eux seuls, au surplus, qu’elle réservait le droit électoral et l’entrée aux États-Généraux. Si maigre qu’elle fût, la participation du pays au gouvernement leur appartenait tout entière.

Quant aux Puissances, elles n’accueillirent qu’avec une désillusion très marquée cette constitution dont il leur fallut bien se contenter. Pour les Anglais, elle était trop peu parlementaire et trop hollandaise. Au gré des souverains absolus, elle n’accentuait pas suffisamment le pouvoir monarchique. L’Autrichien Binder l’appelle « la plus mauvaise constitution qu’on ait jamais fabriquée dans aucun temps et dans aucun pays »[7]. Le Hollandais van der Duyn y voit « un monstre moitié libéral, moitié féodal »[8]. À l’exception du roi qui la considérait comme un « chef-d’œuvre »[9], elle ne satisfaisait personne, et le plus étonnant ce n’est pas qu’elle ait disparu en 1830, mais qu’elle ait pu durer jusqu’à cette date.

  1. Gedenkstukken 1813-1815, p. 698.
  2. Sur cette constitution voy. H. T. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. I.
  3. Sur les discussions de la Commission, voy. Colenbrander, Ontstaan der Grondwet, t. II.
  4. Gedenkstukken 1813-1815, p. 774.
  5. De Gerlache, op. cit. t. III, p. 176.
  6. Le diplomate prussien Galen observe que « la Loi fondamentale ne sera jamais qu’un jouet dans la main d’un souverain qui veut le pouvoir ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 208.
  7. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 496.
  8. Gedenkstukken 1830-1840, t. IV, p. 198. Voy. encore ibid. 1815-1825, t. III, p. 344, le jugement très intelligent qu’il porte sur elle.
  9. Gedenkstukken 1815-1825, t. I, p. 16.