Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 3/Chapitre 3/2

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Maurice Lamertin (6p. 285-301).
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II

Le « jugement doctrinal » publié par les évêques après la promulgation de la Loi fondamentale avait suscité au sein du clergé une agitation factieuse puisqu’elle s’en prenait à la constitution même de l’État. Elle apparaissait d’autant plus intolérable que son instigateur, Mgr. de Broglie, ne cachait pas ses sympathies pour la France de Louis XVIII. Dès le mois d’août 1815, le roi l’accusait « de ne se servir de son ministère que dans des vues politiques »[1], et les apparences lui donnaient raison. En réalité, le palais épiscopal de Gand était un foyer d’influence française. À l’ancien vicaire général Duvivier avait succédé un Français, l’abbé Lesurre, qu’inspirait l’outrance réactionnaire du clergé de la Restauration. L’attachement des prêtres flamands à leur évêque, dans lequel ils vénéraient depuis son exil sous Napoléon un martyr de la foi, ne garantissait que trop bien leur obéissance à ses directions. Ils formaient bloc autour de lui, et le diocèse de Gand, uni dans une même volonté d’opposition au pouvoir civil, semblait, au milieu du royaume, une petite Église combative et rebelle. On eût dit que son chef s’obstinait par orgueil à braver le roi. Ne tenant compte ni du Concordat ni des lois[2], il nommait des curés sans les faire agréer par le gouvernement, appelait de France des congréganistes, installait des jésuites français dans son château de Destelberghen, et, en obligeant le pouvoir à les expulser, le contraignait à prendre des allures persécutrices qui révoltaient l’opinion. Le conflit s’aigrissant de jour en jour, avait fini par prendre les apparences d’une querelle personnelle entre le roi et le prélat. Les scrupules d’orthodoxie que Mgr. de Broglie avait invoqués en octobre 1816 pour refuser des prières publiques à l’occasion de la délivrance de la princesse d’Orange, une schismatique[3], sans y être formellement autorisé par le pape, avaient laissé dans l’âme de Guillaume une rancune inoubliable.

Mais le plus grave était la campagne que le clergé, et à sa tête le clergé des Flandres, continuait de mener contre la Loi fondamentale. Son intransigeance semblait s’exaspérer par la durée. Les curés interdisaient aux fidèles de prêter serment à la loi, leur faisant ainsi une obligation de conscience de renoncer aux fonctions publiques pour lesquelles ce serment était requis. On allait jusqu’à refuser l’absolution, non seulement à ceux qui l’avaient prêté, mais même aux notables qui avaient approuvé la constitution. À cette obstination, le roi opposait une obstination semblable. Des ordonnances étendaient l’obligation du serment à tous les fonctionnaires publics. Il fallait prendre parti : ou pour l’Église contre la couronne, ou pour la couronne contre l’Église. L’excommunication civile répondait à l’excommunication religieuse.

Cependant le gouvernement se préoccupait de trouver une issue à la situation dans laquelle il s’enfermait faute de vouloir et de pouvoir céder. Le siège archiépiscopal de Malines était toujours vacant, et il fallait obtenir de Rome la nomination d’un prélat dont la modération pût être opposée à l’intolérance du prince de Broglie. Les négociations étaient difficiles. Par point d’honneur sans doute et pour bien affirmer en face même du Vatican son hostilité à l’ultramontanisme, Guillaume avait choisi comme représentant auprès du pape un ministre, M. de Reinhold, qui affichait des convictions anticléricales, si non même antireligieuses. Son salon était un rendez-vous de libres penseurs. On y rencontrait, entre autres, le jeune Louis de Potter dont le premier ouvrage, Les considérations sur l’histoire des principaux conciles (1816), attaquait avec âpreté l’Église catholique. Évidemment le roi des Pays-Bas ne croyait pas nécessaire de donner à Rome des gages de bienveillance. Il prétendait traiter avec le pape d’égal à égal, sans rien promettre et surtout sans rien sacrifier des principes joséphistes suivant lesquels il avait résolu, à l’exemple des princes allemands, de régler sa politique ecclésiastique. Ce n’était un secret pour personne que le baron Goubau d’Hovorst, un des rares Belges qu’il avait fait entrer au ministère et auquel il avait confié la direction des cultes, était un adepte aussi convaincu des tendances fébroniennes que l’avaient été, à la veille de la Révolution brabançonne, les Cobenzl et les Trauttmansdorff.

Guillaume n’ignorait pas cependant, qu’au commencement de 1816, une commission de cardinaux avait condamné la Loi fondamentale, approuvé la conduite des évêques et déclaré le Concordat non applicable à un État gouverné par un souverain protestant. Mais il savait aussi que ses alliés étaient trop intéressés à la bonne marche de son gouvernement pour ne pas intervenir en sa faveur. Grâce aux instances de Metternich, le pape finit par consentir à nommer au siège de Malines le candidat du roi, Mgr. de Méan.

Cet ancien prince-évêque de Liège, resté fidèle aux traditions monarchiques de la haute Église d’Allemagne, jouissait depuis longtemps déjà de la confiance de Guillaume. Il avait accepté en 1815 de siéger dans le comité chargé de remanier la Loi fondamentale. Il n’était donc pas possible qu’il s’insurgeât contre une constitution dont il était en partie responsable. Et en effet, en qualité de membre de la première Chambre des États-Généraux, il avait prêté le serment qui avait torturé tant de pauvres gens sur leur lit de mort. Mais cette complaisance l’avait compromis aux yeux du pape. Il lui était dur de placer à la tête des évêques belges un homme qui les avait ouvertement désavoués. Pour obtenir ses bulles, Méan dut se résigner à déclarer qu’il n’avait prêté serment que dans un sens purement civil et qui n’impliquait nulle adhésion dogmatique à la tolérance religieuse (18 mai 1817). Il ajoutait d’ailleurs quelque temps après, que Sa Sainteté n’avait pas condamné le serment, et que les explications qu’elle lui avait demandées n’avaient eu pour but que de calmer les esprits et les consciences[4]. Rome le blâma sans lui tenir rigueur de cette incartade. Au fond, elle-même souhaitait la fin d’un conflit qui l’embarrassait fort puisqu’elle n’osait se brouiller avec Guillaume. Le 28 juillet, Méan était préconisé comme archevêque. Dès lors la résistance de l’Église belge devenait impossible. Comment eût-elle pu continuer à interdire aux fidèles un serment que son chef avait prêté ? Le pape lui-même, en acceptant Méan, abandonnait de Broglie. Le gouvernement triomphait et il n’eut pas la magnanimité d’épargner son adversaire.

Dès le 24 février 1817, l’évêque de Gand avait été cité sur l’ordre du ministre de la justice van Maanen, devant la cour d’assises de Bruxelles, comme coupable de manœuvres contre la sûreté de l’État. Décrété de prise de corps après avoir récusé la compétence de la juridiction laïque, il s’était prudemment réfugié en France, d’où il chercha, vainement d’ailleurs, à intéresser à sa cause les empereurs d’Autriche et de Russie ainsi que Louis XVIII. Le 8 novembre, il était par contumace condamné à la déportation. Le gouvernement rejeta, sans convaincre personne, sur le zèle indiscret d’un fonctionnaire, l’indignation provoquée par l’affichage de cette sentence, en plein marché de Gand, entre les piloris auxquels étaient attachés deux voleurs de profession.

Désormais, plein de confiance dans ses forces, il reprend exactement vis-à-vis du clergé, les allures cassantes et brutales de l’administration napoléonienne. Considérant l’évêque de Gand comme « mort civilement », il prétend imposer au chapitre l’élection de vicaires capitulaires, et, sur son refus, expulse du royaume le vicaire général Lesurre, fait jeter ses collègues en prison, met l’embargo sur les traitements des chanoines, soumet les séminaristes au service militaire et suspend les curés nommés par de Broglie sans l’agrément du roi. En 1818, il intime à tous les ordres religieux voués à la vie contemplative la défense d’admettre des novices. Et le pape, redoutant une rupture qui livrerait les catholiques de Belgique au bon plaisir d’un roi calviniste, s’abstient de protester. Il négocie au lieu d’agir, et sa longanimité tolérant des mesures qu’il réprouve, décourage et déconcerte la résistance. La mort du prince de Broglie, le 20 juillet 1821, fut l’occasion d’un apaisement souhaité par tout le monde. Cette fois, l’évêché de Gand était bien réellement vacant. Le roi n’avait plus à craindre, en montrant moins de raideur, de paraître capituler devant l’adversaire qui lui avait tenu tête durant si longtemps. Il autorisa la prestation du serment des fonctionnaires suivant la formule employée par Méan. Mais sa victoire le confirma dans l’idée que la manière forte qui lui avait si bien réussi, était la vraie manière d’en agir avec l’opposition.

Il se flattait d’ailleurs de l’avoir appliquée à la presse avec autant de succès qu’à l’Église. Tous les journaux qui s’étaient permis de critiquer sa conduite ou même seulement de la discuter, avaient été impitoyablement poursuivis. En fait, la presse était soumise à l’arbitraire. Car si l’arrêté draconien qui l’avait régie depuis 1815 avait été, le 6 mars 1818, remplacé par une loi, celle-ci n’en continuait pas moins à taxer de délit toute tentative malveillante d’exciter l’opinion. Et les accusés se trouvaient dans une situation d’autant plus redoutable que le jury étant aboli, ils ne relevaient que de tribunaux enclins à témoigner au pouvoir une complaisance que l’absence de l’inamovibilité explique aisément. Aussi de 1816 à 1821, une véritable persécution s’était-elle abattue sur la presse et plus spécialement sur la presse catholique. Des procès retentissants aboutissaient à des condamnations exemplaires. En 1817, l’abbé de Foere, appréhendé au seuil de son église, subissait deux années d’emprisonnement pour avoir attaqué, dans le Spectateur Belge, les « absurdes prétentions antireligieuses du gouvernement »[5]. En 1820, un ouvrage de F. van der Straeten sur l’organisation défectueuse du royaume attirait à son auteur une amende de 3000 florins, et ses avocats, coupables d’avoir défendu leur client avec trop d’énergie, étaient arrêtés et suspendus[6]. D’autres poursuites furent intentées au Journal de la province d’Anvers, au Journal de Gand, au Flambeau, au Vrai Libéral, etc.

L’abolition du régime de 1815 n’avait donc eu pour conséquence que de soumettre la presse à la surveillance des tribunaux. Il était loisible à chacun de publier un journal à condition de n’y rien dire qui pût offusquer les autorités. Rien d’étonnant si, sous un tel régime, les organes de l’opinion catholique cessèrent de paraître ou se confinèrent dans une peureuse insignifiance. Seuls les journaux libéraux conservèrent le droit de critiquer leurs adversaires, aussi longtemps du moins que ces adversaires se confondirent avec ceux du gouvernement. Plus attentifs à leurs intérêts qu’à leurs principes, ils s’abstinrent de revendiquer pour autrui l’indépendance dont ils ne jouissaient qu’à charge de n’en pas abuser. En les laissant attaquer les catholiques et le gouvernement français, l’administration leur donna l’illusion qu’ils étaient libres[7]. Si les procès de presse soulevèrent çà et là quelque agitation, si, par exemple, l’amende encourue par van der Straeten fut payée par souscription publique, les sévérités prodiguées à la presse n’émurent pas profondément l’opinion. On s’y accoutuma comme à une conséquence du régime. La politique dans l’enfance n’éprouvait pas encore le besoin impérieux d’élever la voix.

Ce n’était point par vaine satisfaction d’absolutisme que le roi s’attachait à écraser les résistances et à étouffer les protestations. Il voulait sincèrement le bien du royaume et il était non moins sincèrement persuadé que lui seul était à même de l’accomplir. Il ne concevait le gouvernement que sous la forme d’une administration soumise, sans obstacles et sans interventions intempestives, à sa volonté, organe et instrument de la prospérité générale. Ses idées, il importe de le redire encore, restaient au fond celles du despotisme éclairé du XVIIIe siècle. Anti-révolutionnaire en ce sens qu’il repoussait comme une absurdité malfaisante le dogme de la souveraineté du peuple, il admirait en revanche, parce qu’il y voyait le dernier perfectionnement de l’État, cette centralisation politique et ce fonctionnarisme d’esprit moderne que l’Empire avait recueilli de la République et qu’il avait porté à sa perfection. Joseph II s’alliait ainsi en lui à Napoléon. Son idéal eût été sans doute d’appliquer, dans l’esprit du premier, le système gouvernemental du second.

Mais en conservant tout ce qu’il est possible de conserver de l’administration impériale, il en dirige, si l’on peut ainsi parler, le fonctionnement contre la France. Car son devoir comme son intérêt lui imposent une politique anti-française. Il y est obligé tant comme gardien de la barrière de l’Europe, que comme souverain d’un État dont la solidité croîtra dans la mesure où il s’imprégnera d’une individualité politique distincte unissant en un tout homogène les deux parties disparates dont il se compose. Pour que le royaume des Pays-Bas soit viable, il importe avant tout que la Belgique, rompant les liens qui depuis vingt ans l’ont attachée à la France, s’unisse étroitement à la Hollande dans la communauté des mêmes institutions, des mêmes intérêts, du même attachement à la dynastie, de la même conscience nationale. Et c’est à cette tâche que le roi se consacre avec un zèle sincère et impatient[8].

On dirait qu’il a hâte de prouver à l’Europe qu’il mérite sa confiance. Dans tous les domaines il suscite et surveille l’activité de ses agents. Les ingénieurs militaires poussent la construction des forteresses avec une énergie qui ravit le duc de Wellington. En 1820 cette grande œuvre est achevée. En face des places françaises fortifiées par Vauban, s’élèvent maintenant, pourvue de tous les perfectionnements modernes, une ligne de défense si serrée et si redoutable qu’elle paraît justifier l’orgueilleuse inscription gravée aux portes de ses citadelles : « Nemo me impune lacesset ». et s’affirme. Son administration dépouille les formes françaises que la conquête lui a imposées pour se rattacher en apparence au passé national. Les préfets, déjà mués en intendants dès 1814, reprennent le titre traditionnel de gouverneurs. Les « provinces » se substituent aux départements, et leurs vieux noms historiques remplacent ceux dont la République les avait baptisées en les absorbant. À la place des départements de Jemappes, de l’Ourthe, des Forêts, de la Dyle, des Deux-Nèthes, de Sambre-et-Meuse, de l’Escaut, de la Lys, de la Basse-Meuse, apparaissent maintenant, pour subsister jusqu’à nos jours, les provinces de Hainaut, de Liège, de Luxembourg, de Brabant, d’Anvers, de Namur, de Flandre Orientale, de Flandre Occidentale et de Limbourg. En réalité, il n’y a là qu’une transformation de pure forme. Car sous leurs noms antiques, les provinces ne sont que des départements, comme les gouverneurs, des préfets. Mais les mots, en politique, ont la valeur d’un programme et les transformations du langage indiquent une transformation de l’esprit. En reprenant pour l’opposer au vocabulaire de la République et de l’Empire, le vocabulaire historique et national, le gouvernement, tout en conservant l’administration française, indique nettement sa volonté d’élever entre les Pays-Bas et la France, en même temps qu’une barrière militaire, une barrière morale.

La même tendance s’atteste dans d’autres réformes. Le système métrique des poids et mesures reste en vigueur, mais le mètre, désormais, s’appellera aune (elle), le décimètre, palme (palm), le centimètre, pouce (duim), et le millimètre, ligne (streep). De même, si l’organisation judiciaire de l’Empire continue de fonctionner à peu près sans changements, il importe de nationaliser les codes imposés par la conquête, et une commission de juristes hollandais est chargée de leur revision. Quant à la monnaie, le florin, rendu décimal à l’exemple du franc, devient, en se substituant à lui, le symbole et l’instrument de l’indépendance économique du royaume (28 septembre 1816). Les tarifs douaniers édictés en 1816 et en 1819 affirment davantage encore cette autonomie. Leur protectionnisme n’a pas seulement pour but de répondre au protectionnisme français, mais encore de rallier à l’État les industriels de Belgique.

L’instruction publique, que la Loi fondamentale abandonne à la direction exclusive du roi, est l’objet principal de la sollicitude du gouvernement. Les soins dont il l’entoure attestent l’importance qu’il lui reconnaît. Comme les princes éclairés du XVIIIe siècle, Guillaume y voit le moyen le plus efficace de gagner la nation à l’esprit moderne, de lui permettre d’apprécier les réformes bienfaisantes du souverain et de développer, au profit du bien général, ses énergies engourdies et paralysées par l’ignorance. Mais pour qu’elle y réussisse, il faut, qu’arrachée à l’Église, elle se développe et s’organise sous le contrôle et la protection de l’État.

En cela, Guillaume ne fait que continuer ou plutôt ne fait que reprendre l’œuvre tentée dès la fin du XVIIIe siècle par Marie-Thérèse et Joseph II, et que la République française puis l’Empire s’étaient efforcés de réaliser sans y réussir. C’est en vain que la Révolution avait revendiqué le monopole de l’instruction et prétendu former par elle le sentiment civique. Ses tentatives, contrariées par les troubles civils et par la guerre, se trouvèrent bientôt déformées et remaniées par l’Université impériale, pour laquelle le but suprême de l’enseignement avait été de façonner l’esprit de la bourgeoisie au service du gouvernement. Seul l’enseignement secondaire l’avait intéressée. Sa sollicitude s’était portée avant tout sur les lycées et les collèges. Lors de l’effondrement de l’Empire en 1814, les maigres facultés établies à Bruxelles disparurent. Quant aux écoles populaires, elles présentaient le spectacle le plus lamentable. La tâche s’imposait d’accomplir ce que l’État français n’avait pas réalisé en Belgique. Et heureusement, pour substituer son action à la sienne, le roi n’avait qu’à s’inspirer de l’exemple de la Hollande.

Par opposition à la Belgique où, depuis le XVIIe siècle, l’enseignement populaire ne comprenait guère que le catéchisme, en Hollande, comme dans tous les pays protestants, la religion, en imposant à tous la lecture de la Bible, avait fait de l’école l’indispensable auxiliaire du temple. Le calvinisme avait appris à lire à la nation et l’avait tout entière, en la pénétrant de son esprit, passionnée pour les controverses qu’il suscitait incessamment entre les « ministres ». Il y avait répandu, du savant à l’instituteur, une ardeur querelleuse et sectaire qui entretenait, dans toutes les classes sociales, l’activité intellectuelle. Des universités, le mouvement se répercutait sur les gymnases et jusqu’aux plus humbles écoles de village. Il stimulait la production de la presse et, naturellement, le goût de la lecture, contracté sous l’influence des luttes confessionnelles, s’était étendu peu à peu à tous les domaines. Tous les voyageurs qui parcourent les Provinces-Unies au XVIIe et au XVIIIe siècle y sont frappés par la généralité de l’instruction. En 1805, le préfet de l’Escaut, Faipoult, constatait que par contraste avec les paysans flamands presque tous illettrés, leurs voisins de Zélande sont si instruits que chacun d’eux possède une petite bibliothèque et « consacre plus ou moins de son temps à la lecture »[9].

Le souci de l’enseignement n’avait disparu en Hollande ni sous la République batave, ni sous le gouvernement éphémère de Louis-Napoléon. L’État était intervenu aussitôt dans ce domaine, abandonné jusqu’alors à l’initiative des autorités ecclésiastiques et des autorités municipales. La loi sur l’instruction, promulguée en 1806, passait pour un modèle. L’organisation qu’elle avait créée était si remarquable qu’après l’annexion du pays à l’Empire, l’Université napoléonienne, par mesure exceptionnelle, l’avait laissé subsister dans ses traits principaux. Dès 1814, elle était rentrée en vigueur, et la Loi fondamentale avait eu soin de la confier, pour en mieux garantir l’existence, au pouvoir personnel du roi. L’idée d’en étendre le bienfait à la Belgique s’imposait donc d’autant plus irrésistible à son gouvernement, qu’en la transportant aux provinces du Sud, il obtenait le double avantage d’y soumettre l’enseignement à son autorité, et de le faire servir en même temps à l’amalgame intime des deux parties du royaume.

Rien n’est plus caractéristique des tendances de Guillaume à cet égard que la promulgation, le 27 septembre 1815, moins d’une semaine après son inauguration à Bruxelles, d’un arrêté décidant l’érection en Belgique d’une ou de plusieurs universités. Un comité formé de savants et de professeurs belges fut chargé d’étudier la question. Le rapport très intéressant qu’il soumit au roi (18 février 1816) se caractérise par un alliage singulier de propositions inspirées les unes par la tradition nationale, les autres, par le progrès des idées modernes. Il conclut en faveur d’une seule université qui aurait repris la place de celle de Louvain abolie en 1797, et dont tous les professeurs seraient catholiques. L’enseignement de la théologie ne relevant que des évêques, serait abandonné par les universités aux séminaires. En revanche, et en ceci le comité apparaît singulièrement novateur, une faculté des sciences politiques serait instituée[10].

Ces suggestions furent repoussées par le gouvernement. Il ne pouvait, sans violer la Loi fondamentale, réserver aux seuls catholiques les chaires universitaires. D’autre part, par besoin d’uniformité, il décida que de même qu’il y avait trois universités dans le Nord, à Leyde, à Utrecht et à Groningue, il y en aurait trois dans le Sud qui furent placées à Gand, à Louvain et à Liège. La seule concession faite aux Belges fut de remettre à plus tard la création de facultés de théologie. On ne constitua pour le moment que celles de philosophie et lettres, de droit, des sciences et de médecine, s’en tenant exclusivement à l’organisation et aux programmes hollandais. Comme les universités hollandaises aussi, les universités belges furent dans toute la force du terme des universités d’État. L’État seul, après avoir pris l’avis du Collège des curateurs, nommait les professeurs, et seul aussi il subvenait aux traitements et aux dépenses provoquées par l’outillage scientifique. L’érection et l’entretien des bâtiments universitaires incombait toutefois aux communes. Peut-être eût-il été préférable de ne créer, suivant la proposition du comité, qu’une seule université. Elle eût suffi aux besoins de la population et, en concentrant sur elle tous les subsides que l’État dut répartir en trois, elle eût offert les conditions les plus favorables au développement scientifique. Telle qu’elle fut cependant, l’œuvre de Guillaume ne laissa pas d’être hautement bienfaisante. C’est à juste titre qu’aujourd’hui encore les armoiries hollandaises ornent les salles académiques de Gand et de Liège. L’ouverture des universités, qui eut lieu au mois d’octobre 1817, demeure une date mémorable de l’histoire intellectuelle de la Belgique, dont l’enseignement supérieur a conservé depuis lors les traits essentiels de leur organisation.

L’enseignement moyen ou secondaire, s’il n’était pas à créer de toutes pièces, fut largement répandu. À la place des deux lycées de Bruxelles et de Liège, le gouvernement créa dans toutes les grandes villes du pays des athénées réglementés et subventionnés par lui. Les collèges libres subsistèrent, mais l’État les soumit à son inspection, prélude d’une emprise plus complète qui, par prudence, fut différée.

Quant à l’enseignement populaire qui croupissait dans « l’abjection », il attira principalement la sollicitude du roi[11]. Le principe de la liberté n’y subit tout d’abord aucune atteinte. Mais tout fut mis en œuvre pour multiplier le nombre des écoles, pour perfectionner leurs méthodes et pour garantir la compétence des instituteurs. Des circulaires enjoignirent aux gouverneurs de surveiller et de stimuler l’instruction populaire, de la conformer autant que possible aux prescriptions de la loi hollandaise, d’imposer aux communes l’entretien d’une école. Déjà les États de la Flandre Orientale adoptaient, le 23 juillet 1817, un règlement scolaire excellent. Et le 3 juin de la même année, un arrêté du gouvernement instituait dans plusieurs villes, sous le nom d’écoles royales, des écoles modèles. À Harlem, s’ouvrit une école normale pour la formation des instituteurs.

Le désir du gouvernement de ranimer en Belgique la vie intellectuelle se manifeste encore par la reconstitution, le 18 novembre 1816, de l’« Académie des Sciences et Belles-Lettres de Bruxelles », créée en 1772, et que la conquête française avait balayée pêle-mêle avec les anciennes corporations. À côté des rares survivants de la Compagnie et des quelques érudits belges qui leur furent adjoints, le roi prit soin d’y faire entrer bon nombre de savants hollandais. Cette innovation ne modifia pourtant qu’en apparence le caractère de l’institution. La fondation par Louis-Napoléon, en 1808, de l’« Institut royal d’Amsterdam » avait doté le nord du royaume d’une Académie distincte qui continua d’y rester le centre de l’activité scientifique. L’Académie de Bruxelles, aux séances de laquelle ne participèrent que de loin en loin les membres néerlandais, n’éprouva donc que très faiblement leur influence. Elle demeura essentiellement une Académie belge. Comme au XVIIIe siècle, elle ne fit usage que de la langue française et la seule action qu’elle subit fut celle de la France. Autant que la France, elle ignora les méthodes qui en Allemagne renouvelaient la critique historique et philologique, tandis qu’elle témoignait plus d’activité dans le domaine des sciences exactes, au progrès desquelles la Révolution avait si puissamment collaboré. En somme, elle ne contribua nullement, comme le roi l’avait espéré, au rapprochement intellectuel des deux parties du royaume. Elle ne s’orienta point vers Amsterdam mais vers Paris, dont son activité apparaît comme un reflet d’ailleurs assez faible.

Si le gouvernement ne fit rien pour combattre le prestige séculaire dont la langue française jouissait en Belgique, il se préoccupa en revanche, dès 1819, de lui enlever dans les provinces flamandes la situation de langue officielle qu’elle y occupait depuis la conquête française. Le 11 septembre de cette année, un arrêté royal décidait qu’à partir de 1823, la langue nationale (landstaal) serait seule employée par l’administration et pour les plaidoiries dans les deux Flandres ainsi que dans les provinces d’Anvers, de Limbourg et de Brabant à l’exception de l’arrondissement de Nivelles. En attendant la mise en vigueur de la loi, il était permis aux autorités de s’y conformer à l’avance. Cette faculté leur était même recommandée et l’obligation était imposée aux notaires de dresser leurs actes, dès maintenant, si les parties le demandaient, dans l’idiome du pays. Ainsi, l’unité politique du royaume serait cimentée et définitivement établie par la communauté du langage. Car l’intention du roi apparaissait clairement d’étendre aux provinces wallonnes la loi qui ne s’appliquait encore qu’à la partie flamande du pays. Il la dévoilait en déclarant qu’il serait statué « plus tard » à leur égard. Évidemment, elles devaient passer à leur tour sous le régime commun. Guillaume croyait d’ailleurs ou feignait de croire que le français ne s’y était introduit que sous l’action de l’étranger et qu’en le faisant disparaître il restaurerait, au profit de sa politique, la tradition nationale.

Imposées par la nécessité d’« amalgamer » intimement le royaume, ces mesures linguistiques ne pouvaient manquer de soulever au sein de la bourgeoisie, francisée par vingt années d’occupation, un mécontentement très vif. On ne voit pas qu’on ait nulle part protesté contre le principe dont s’inspirait l’arrêté de 1819. Mais la hâte qui s’y manifestait de réaliser, en l’espace de trois ans, une réforme qui devait bouleverser si complètement les habitudes des fonctionnaires et du barreau paraissait intolérable. Que fallait-il entendre au surplus par langue nationale ? Incontestablement, il était question du néerlandais parlé dans les provinces du Nord. Mais pour les parties flamandes de la Belgique, restées fidèles à leurs dialectes, ce néerlandais littéraire, organe d’une nation hérétique dont l’Église s’était victorieusement appliquée depuis trois cents ans à leur éviter le contact, apparaissait comme une langue étrangère[12].

La défiance du clergé pour toutes les initiatives gouvernementales devait nécessairement le porter à croire que la hollandisation linguistique n’était que le prélude de la hollandisation confessionnelle. Ainsi, les susceptibilités religieuses venaient renforcer les appréhensions des gens en place et des avocats. Tout le monde se sentait heurté par une innovation dont la conséquence première serait d’ailleurs, incontestablement, de subordonner plus complètement encore qu’elle ne l’était déjà la Belgique à la Hollande. Les barreaux se signalaient par l’ardeur de leurs protestations. En 1822, celui de Gand pétitionnait pour le retrait de la loi, et une pétition en sens contraire ne récoltait aucune signature[13]. Le gouverneur du Limbourg écrivait en 1821 au ministre de la justice, que les membres des États Provinciaux étaient incapables de se servir de la « langue nationale »[14]. Les étrangers ne comprenaient pas l’obstination avec laquelle le gouvernement imposait une mesure irritante au lieu de laisser faire la liberté[15]. Vainement, les conseillers les plus avisés du roi s’attachaient à lui remontrer le péril d’une transformation trop rapide[16]. Sa confiance en lui-même le rendait sourd à leurs avis. La crainte même d’indisposer les libéraux, qui se recrutaient parmi la classe la plus francisée de la Belgique[17], ne le retenait pas. Il se disait sans doute que ses réformes en matière d’enseignement compenseraient à leurs yeux ses réformes linguistiques et qu’ils s’abstiendraient de soutenir contre lui l’opposition cléricale.

Les catholiques, c’est-à-dire la très grande majorité des Belges, ne protestaient pas seulement contre la conduite du gouvernement. Derrière le roi, ils visaient la Hollande. Les esprits étaient montés au point qu’à en croire les ambassadeurs étrangers, la constitution du royaume ne pouvait subsister telle quelle sans provoquer une catastrophe. Il était indispensable d’y substituer une séparation administrative qui, tout en conservant l’unité du souverain, eût rendu leur autonomie à deux peuples incapables de se comprendre. Les fonctionnaires hollandais s’étonnaient et s’irritaient d’une hostilité dans laquelle ils voyaient un outrage pour leur nation. La liberté de langage des Belges les indignait : « Chaque aubergiste, chaque manœuvrier, dit l’un d’eux, se prend ici pour un politique et se croit plus à même de gouverner que le Hollandais le plus intelligent »[18]. Les sentiments de la haute société se manifestaient à Bruxelles, en présence même de la cour, sous une forme insultante. On affectait de ne pas se lever quand la reine entrait au théâtre. On chutait les personnes qui se permettaient d’applaudir[19]. La sympathie que l’on témoignait au prince d’Orange était une manière de manifester contre le roi, dont personne n’ignorait la mésintelligence avec son fils[20]. Entre le clergé et l’administration, une mauvaise volonté réciproque provoquait des froissements continuels. Les curés refusaient de chanter la messe pour la rentrée des athénées ; les magistrats s’abstenaient d’assister aux processions. Et ces coups d’épingle, incessamment renouvelés, entretenaient un malaise et une irritation qu’il aurait fallu peu de chose pour transformer en haine nationale.

  1. Gedenkstukken 1813-1815, p. 791.
  2. Une ordonnance du 10 mai 1816 avait déclaré que le Concordat, y compris les articles organiques, restait en vigueur en Belgique.
  3. Après la rupture de ses fiançailles avec la princesse Charlotte d’Angleterre, en 1815, le prince d’Orange, en 1816, avait épousé la grande-duchesse Anna Paulowna sœur du tsar. Sur l’incident provoqué par de Broglie, voy. Terlinden, op. cit., t. I, p. 207.
  4. Terlinden, op. cit., t. I, p. 192, 247.
  5. De Gerlache, op. cit., t. I, p. 332.
  6. P. Bergmans, Un patriote belge d’avant 1830. Ferdinand van der Straeten. Bullet, de la Soc. Hist. de Gand, 1923.
  7. En 1825, l’attaché prussien von Galen observe qu’il existe dans les Pays Bas « une liberté et même une licence absolue de la presse pour tout ce qui a rapport aux pays étrangers, mais nulle part dans tous les États constitutionnels les journaux et feuilles périodiques n’osent si peu se prononcer contre les mesures de leur gouvernement. Dans tout autre pays l’esprit du libéralisme pourrait être choqué par cette contrainte, mais ici on lui a ouvert un immense champ de bataille dans un pays voisin (la France), trop étroitement lié avec la Belgique pour que celle-ci ne prenne pas un vif intérêt à tout ce qui s’y passe, et en ayant pleine liberté de discuter les querelles des autres, on a moins remarqué que le gouvernement savait faire taire et punir ceux qui avaient osé élever leurs voix contre ses mesures administratives ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 213.
  8. Et en même temps qu’il s’arme, le jeune royaume s’organise En 1829, l’ambassadeur autrichien Mier dit que « la politique du gouvernement était principalement dirigée à détacher les Belges de leurs anciennes liaisons avec la France, de les isoler de leurs anciens maîtres, de mettre leurs idées, leurs coutumes, leur langue, leurs croyances même en opposition avec ceux de leurs voisins. C’est à cette politique bonne pour le fond mais appliquée maladroitement, qu’il faut attribuer des mesures malheureuses ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 309.
  9. Mémoire sur le département de l’Escaut, p. 154.
  10. Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 195.
  11. Gedenkstukken 1815-1825, t. III, p. 35, 224, 226. Sur la situation de cet enseignement au moment de la fondation du royaume, voy. Keverberg, Du royaume des Pays-Bas, t. I, p. 166 (La Haye, 1834).
  12. Même le libéral Reyphins était de cet avis. De Gerlache, op. cit., t. I, p. 400.
  13. Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 593, 595.
  14. Ibid., p. 518, 519.
  15. D’après l’anglais Bagot « The attempt to force the dutch language upon the southern provinces appears to be so absurd, and is, in fact, so impossible, that it is scarcely to be supposed that the King should not be eventually compelled to abandon such a hopeless project ». Gedenkstukken 1825-1830, t. I, p. 51.
  16. Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 422 et suiv., 520 et suiv. Cf. Keverberg, op. cit. t. I, p. 302.
  17. En 1829, de la Coste écrit au roi que, même dans les provinces flamandes, « Degenen die zich aan U. M.’s regeering meest verknocht toonen, meer gemeenzaam zijn met de fransche dan met de vlaamsche taal ». Gedenkstukken 1825-1830, t. II, p. 753.
  18. Voy. plus haut, p. 272 n.
  19. Gedenkstukken 1815-1825, t. II, p. 542.
  20. Ibid., t. I, p. 243.