Histoire de Belgique/Tome 6/Livre 4/Chapitre 2/3

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Maurice Lamertin (6p. 424-429).
III

En rompant avec le roi, les Belges rompaient en même temps avec l’Europe. Leur révolution fut le premier coup porté à « l’édifice construit par les puissances alliées en 1815 ». Elle l’ébranlait d’autant plus dangereusement qu’elle en mettait tout à la fois en péril les résultats et les principes. Non seulement elle renversait la barrière si soigneusement élevée contre la France, mais elle affirmait encore, en face des souverains, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Ce fut une grande chose faite par un petit peuple. En confondant la cause nationale avec celle de la liberté politique, les Belges donnaient à leur insurrection une portée internationale. Le sort du libéralisme et du régime constitutionnel semblait dépendre de la lutte qu’ils avaient entreprise. Ce n’était pas seulement l’équilibre territorial, c’était aussi l’équilibre moral de l’Europe que leur insurrection mettait en jeu. Une fermentation menaçante ne faisait que trop clairement apparaître le péril. Des troubles éclataient dans les provinces rhénanes de la Prusse, en Suisse, en Italie ; la Pologne se préparait à prendre les armes.

Aux inquiétudes des vainqueurs de 1815 correspondait, en les accentuant, la joie de la France. Pour elle, la révolution belge était la revanche du Congrès de Vienne. La menace suspendue sur son territoire par l’érection du royaume des Pays-Bas s’évanouissait. Sans tirer l’épée, elle obtenait l’affranchissement de sa frontière du Nord et récupérait, si l’on peut ainsi dire, la liberté de ses mouvements. Qu’allait-elle faire ? L’idéalisme républicain et le souvenir de Napoléon qu’avaient réveillés tout ensemble les journées de juillet, allaient-ils de nouveau la dresser contre l’Europe dans un effort de conquête et de propagande ? La ligne du Rhin, qui avait tenté la monarchie légitimiste de Charles X, ne tenterait-elle pas aussi la monarchie libérale de Louis-Philippe ? À tout le moins, pouvait-on se demander si le cabinet de Paris n’avait pas partie liée avec les Belges et s’il ne considérait pas leur révolution comme un simple prélude de l’annexion.

On fut bientôt rassuré sur ses intentions. Visiblement, loin d’avoir suscité les événements de Bruxelles, il avait été surpris par eux. Son dessein était d’en profiter sans se laisser entraîner dans une guerre générale. Si Louis-Philippe ne pouvait, sous peine de trahir la France, tolérer la restauration du royaume des Pays-Bas, il était fermement décidé, d’autre part, à n’agir qu’avec le concert de l’Europe et à trouver un modus vivendi qui fût acceptable et par les libéraux auxquels il devait sa couronne et par les Puissances aux yeux desquelles il la légitimerait en coopérant avec elles. Sa ligne de conduite lui imposait de sanctionner les résultats de la révolution belge sans rien prétendre de plus. Par sagesse politique et intérêt dynastique, il devait, quoi qu’il pût lui en coûter, se borner à revendiquer pour la Belgique le droit à l’indépendance et, en affectant le désintéressement le plus complet, amener la Sainte-Alliance à y consentir.

Pour la réalisation de ce plan, l’appui de l’Angleterre était indispensable. De toutes les Puissances, elle semblait la plus intéressée à protéger le royaume des Pays-Bas dans lequel elle s’était longtemps complu à admirer l’un des plus beaux succès de sa diplomatie. Elle s’était flattée d’exercer sur lui un protectorat perpétuel. L’attitude de Clancarty, son représentant à La Haye, avait même fini par devenir insupportable à Guillaume. Des incidents assez vifs avaient montré en 1823 qu’il n’entendait pas se réduire au rôle d’une sorte de vice-roi britannique, et les rapports entre Londres et La Haye avaient perdu peu à peu de leur intimité première. D’autre part, la prospérité de l’industrie belge n’était pas sans inquiéter les manufacturiers anglais. Ce n’est pas seulement par libéralisme qu’ils avaient applaudi à la révolution de concurrents si dangereux, mais aussi parce qu’ils espéraient bien qu’elle affaiblirait leur force[1]. Enfin, l’Angleterre répugnait à se lancer dans une guerre générale pour laquelle elle n’était pas prête. Aussi, quand Wellington reçut l’appel adressé par Guillaume, le 29 septembre, aux Puissances signataires du traité des huit articles, son premier soin fut-il de sonder le gouvernement de Paris sur l’éventualité d’une intervention armée (1er octobre). La réponse qu’il reçut de Molé proposait une négociation entre les Puissances, étant bien entendu qu’on n’imposerait en aucun cas à la Belgique un régime dont elle ne voudrait pas. À entrer dans cette voie, on faisait de la question belge une question internationale dont la solution ne dépendait plus des intérêts du roi, mais des convenances de l’Europe. La dissolution du royaume des Pays-Bas serait, comme l’avait été sa naissance, le résultat d’un « european agreement ». Guillaume eut beau supplier ses alliés de ne pas l’abandonner et leur rappeler leurs promesses. La guerre générale dont, pour cause, il affectait de ne pas s’inquiéter, inspirait à l’Autriche et à la Prusse une prudence salutaire. Dès le 10 octobre, Metternich constatait que le royaume des Pays-Bas n’était plus viable et qu’il fallait se borner à empêcher la réunion de la Belgique à la France[2].

L’Angleterre d’ailleurs n’avait pas attendu les suggestions de Molé pour agir. Après un premier mouvement de colère, Wellington avait repoussé l’idée d’une descente en Belgique, à laquelle il s’était arrêté un instant. Le 3 octobre, il faisait inviter les Puissances à se réunir à Londres en une Conférence qui s’ouvrit le 4 novembre[3]. Dès lors, le danger d’un conflit immédiat disparaissait. La France allait prendre part à côté de ses anciens vainqueurs à la destruction du bastion qu’ils avaient, quinze ans plus tôt, élevé contre elle. Ses intérêts furent confiés au vieux diplomate qui l’avait jadis représentée au Congrès de Vienne, à Talleyrand.

La Conférence, qui fut une amère désillusion pour Guillaume, renforçait en revanche la position des Belges, puisque du moins elle les reconnaissait comme belligérants et entrait en rapports avec le Gouvernement provisoire. Le 4 novembre, elle décidait une suspension d’armes et le retrait des armées sur la frontière telle qu’elle existait le 30 mai 1814, c’est-à-dire, avant le premier traité de Paris. Sans doute, lord Aberdeen le prenait de haut avec Sylvain van de Weyer que le Gouvernement provisoire avait envoyé à Londres. Le 7 novembre, il lui déclarait que l’Angleterre était décidée à faire respecter les traités, et il s’emportait contre les intrigues de Gendebien à Paris et le projet qu’il lui attribuait de donner la couronne de la Belgique au duc de Nemours, fils de Louis-Philippe. Les protestations du jeune diplomate lui révélèrent que ses compatriotes étaient décidés à tout pour conserver leur indépendance mais que, si on les poussait au désespoir, ils n’hésiteraient pas « à se jeter dans les bras d’une puissance voisine ». Ainsi, le sort de l’Europe était à la merci de ce petit peuple obstiné. Car il était évident que si on l’obligeait à s’offrir à la France, la France ne pourrait le repousser. Le cabinet du Palais-Royal envisageait avec terreur la possibilité d’un tel coup de tête. « Ces malheureux Belges, soupirait Madame Adélaïde, ne craignent pas la guerre »[4]. Mais autour d’eux, tout le monde la craignait et, sauf le tsar qui se déclarait décidé à envoyer une armée dans les Pays-Bas, personne n’osait prendre la responsabilité d’une catastrophe universelle. En vain Guillaume avait-il témoigné, le 18 octobre, devant les États-Généraux, sa confiance dans l’appui des alliés, en vain Thorbecke s’efforçait-il de démontrer que l’indépendance de la Belgique serait « la fin de l’Europe ». Dès le 10 novembre, Wellington déclarait à van de Weyer que l’Angleterre n’interviendrait pas, sauf pour empêcher la réunion du pays à la France, et trois jours plus tard, à Paris, devant la Chambre des députés, Bignon sommait les monarques de la Sainte-Alliance de respecter le droit des Belges de choisir leur gouvernement, et de ne pas se mêler d’une affaire qui ne concernait que ceux-ci.

L’attitude des Puissances occidentales, en écartant la menace d’une intervention armée, assurait donc momentanément la victoire de la révolution, et faisait présager la reconnaissance par l’Europe de l’indépendance nationale que le Gouvernement provisoire avait affirmée dès le 4 octobre. Il était dur sans doute d’accepter l’armistice imposé par la Conférence, de laisser Maestricht, Luxembourg et la citadelle d’Anvers aux mains des Hollandais et, en évacuant la Flandre Zéelandaise, de renoncer à l’espoir d’appuyer la frontière à l’Escaut Occidental. Mais outre que le peuple, qui n’avait pris les armes que pour s’affranchir, se montrait impatient de les déposer, c’eût été une faute impardonnable que de se confiner dans une intransigeance qui eût été une provocation à l’égard de la Conférence et qui eût aliéné à la Belgique la sympathie des libéraux de tous les pays.

L’acceptation de la suspension d’armes par le Gouvernement provisoire (21 novembre) le mit dans une posture d’autant meilleure que Guillaume n’y consentit pour sa part qu’avec des réserves.




  1. Gedenkstukken 1830-1840, t. I, p. 95.
  2. Gedenkstukken 1830-1840, t. III, p. 166, Cf. Ibid., p. 182.
  3. K. Hampe, Das Belgische Bollwerk, p. 34.
  4. Talleyrand, Mémoires, t. III, p. 464.