Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 10/Chapitre 4

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 79-85).

CHAPITRE IV

Le cardinal de Winchester. — Procès et mort de la Pucelle. (1429-1431).


Telle fut la vertu du sacre et son effet tout-puissant dans la France du Nord, que dès lors l’expédition sembla n’être qu’une paisible prise de possession, un triomphe, une continuation de la fête de Reims. Les routes s’aplanissaient devant le roi, les villes ouvraient leurs portes et baissaient leurs ponts-levis. C’était comme un royal pèlerinage de la cathédrale de Reims à Saint-Médard de Soissons, à Notre-Dame de Laon. S’arrêtant quelques jours dans chaque ville, chevauchant à son plaisir, il entra dans Château-Thierry, dans Provins, d’où, bien refait et reposé, il reprit vers la Picardie sa promenade triomphale.

Y avait-il encore des Anglais en France ? on eût pu vraiment en douter. Depuis l’affaire de Patay, on n’entendait plus parler de Bedford. Ce n’était pas que l’activité ou le courage lui manquât. Mais il avait usé ses dernières ressources. On peut juger de sa détresse par un seul fait qui en dit beaucoup : c’est qu’il ne pouvait plus payer son Parlement, que cette cour cessa tout service, et que l’entrée même du jeune roi Henri ne put être, selon l’usage, écrite avec quelque détail sur les registres, « parce que le parchemin manquait[1] ».

Dans une telle situation, Bedford n’avait pas le choix des moyens. Il fallut qu’il se remît à l’homme qu’il aimait le moins, à son oncle, le riche et tout-puissant cardinal de Winchester. Mais celui-ci, non moins avare qu’ambitieux, se faisait marchander et spéculait sur le retard[2]. Le traité ne fut conclu que le 1er juillet, le surlendemain de la défaite de Patay. Charles VII entrait à Troyes, à Reims ; Paris était en alarmes, et Winchester était encore en Angleterre. Bedford, pour assurer Paris, appela le duc de Bourgogne. Il vint en effet, mais presque seul ; tout le parti qu’en tira le régent, ce fut de le faire figurer dans une assemblée de notables, de le faire parler, et répéter encore la lamentable histoire de la mort de son père. Cela fait, il s’en alla, laissant pour tout secours à Bedford quelques hommes d’armes picards ; encore fallut-il qu’en retour on lui engageât la ville de Meaux[3].

Il n’y avait d’espoir qu’en Winchester. Ce prêtre régnait en Angleterre. Son neveu, le protecteur Glocester, chef du parti de la noblesse, s’était perdu à force d’imprudences et de folies. D’année en année, son influence avait diminué dans le conseil ; Winchester y dominait et réduisait à rien le protecteur, jusqu’à rogner le salaire du protectorat d’année en année[4] ; c’était le tuer, dans un pays où chaque homme est coté strictement au taux de son traitement. Winchester, au contraire, était le plus riche des princes anglais, et l’un des grands bénéficiers du monde. La puissance suivit l’argent, comme il arrive. Le cardinal et les riches évêques de Cantorbéry, d’York, de Londres, d’Ély, de Bath, constituaient le conseil ; s’ils y laissaient siéger des laïques, c’était à condition qu’ils ne diraient mot, et aux séances importantes on ne les appelait même pas. Le gouvernement anglais, comme on pouvait le prévoir dès l’avènement des Lancastre, était devenu tout épiscopal. Il y paraît aux actes de ce temps. En 1429, le chancelier ouvre le Parlement par une sortie terrible contre l’hérésie ; le conseil dresse des articles contre les nobles qu’il accuse de brigandage, contre les armées de serviteurs dont ils s’entouraient, etc.[5].

Pour porter au plus haut point la puissance du cardinal, il fallait que Bedford fût aussi bas en France que l’était Glocester en Angleterre, qu’il en fut réduit à appeler Winchester, et que celui-ci, à la tête d’une armée, vînt faire sacrer le jeune Henri VI. Cette armée, Winchester l’avait toute prête ; chargé par le pape d’une croisade contre les Hussites de Bohême, il avait sous ce prétexte engagé quelques milliers d’hommes. Le pape lui avait donné l’argent des indulgences pour les mener en Bohême ; le conseil d’Angleterre lui donna encore plus d’argent pour les retenir en France[6]. Le cardinal, au grand étonnement des croisés, se trouva les avoir vendus ; il en fut deux fois payé, payé pour une armée qui lui servait à se faire roi.

Avec cette armée Winchester devait s’assurer de Paris, y mener le petit Henri, l’y sacrer. Mais ce sacre n’assurait la puissance du cardinal qu’autant qu’il réussirait à décrier le sacre de Charles VII, à déshonorer ses victoires, à le perdre dans l’esprit du peuple. Contre Charles VII en France, contre Glocester en Angleterre, il employa, comme on verra, un même moyen, fort efficace alors : un procès de sorcellerie.

Ce fut seulement le 25 juillet, lorsque depuis neuf jours Charles VII était bien et dûment sacré, que le cardinal entra avec son armée à Paris. Bedford ne perdit pas un moment ; il partit avec ces troupes pour observer Charles VII[7]. Deux fois ils furent en présence, et il y eut quelques escarmouches. Bedford craignait pour la Normandie ; il la couvrit, et pendant ce temps le roi marcha sur Paris (août).

Ce n’était pas l’avis de la Pucelle ; ses voix lui disaient de ne pas aller plus avant que Saint-Denis. La ville des sépultures royales était, comme celle du sacre, une ville sainte ; au delà, elle pressentait quelque chose sur quoi elle n’avait plus d’action. Charles VII eût dû penser de même. Cette inspiration de sainteté guerrière, cette poésie de croisade qui avait ému les campagnes, n’y avait-il pas danger à la mettre en face de la ville raisonneuse et prosaïque, du peuple moqueur, des scholastiques et des cabochiens ?

L’entreprise était imprudente. Une telle ville ne s’emporte pas par un coup de main ; on ne la prend que par les vivres ; or les Anglais étaient maîtres de la Seine par en haut et par en bas. Ils étaient en force, et soutenus par bon nombre d’habitants qui s’étaient compromis pour eux. On faisait d’ailleurs courir le bruit que les Armagnacs venaient détruire, raser la ville.

Les Français emportèrent néanmoins un boulevard. La Pucelle descendit dans le premier fossé ; elle franchit le dos d’âne qui séparait ce fossé du second. Là, elle s’aperçut que ce dernier, qui ceignait les murs, était rempli d’eau. Sans s’inquiéter d’une grêle de traits qui tombaient autour d’elle, elle cria qu’on apportât des fascines, et cependant de sa lance elle sondait la profondeur de l’eau. Elle était là presque seule, en butte à tous les traits ; il en vint un qui lui traversa la cuisse. Elle essaya de résister à la douleur et resta pour encourager les troupes à donner l’assaut. Enfin, perdant beaucoup de sang, elle se retira à l’abri dans le premier fossé ; jusqu’à dix ou onze heures du soir on ne put la décider à revenir. Elle paraissait sentir que cet échec solennel sous les murs mêmes de Paris devait la perdre sans ressource.

Quinze cents hommes avaient été blessés dans cette attaque, qu’on l’accusait à tort d’avoir conseillée. Elle revint, maudite des siens comme des ennemis. Elle ne s’était pas fait scrupule de donner l’assaut le jour de la Nativité de Notre-Dame (8 septembre) ; la pieuse ville de Paris en avait été fort scandalisée[8].

La cour de Charles VII l’était encore plus. Les libertins, les politiques, les dévots aveugles de la lettre, ennemis jurés de l’esprit, tous se déclarent bravement contre l’esprit, le jour où il semble faiblir. L’archevêque de Reims, chancelier de France, qui n’avait jamais été bien pour la Pucelle, obtint, contre son avis, que l’on négocierait. Il vint à Saint-Denis demander une trêve ; peut-être espérait-il en secret gagner le duc de Bourgogne, alors à Paris.

Mal voulue, mal soutenue, la Pucelle fit pendant l’hiver les sièges de Saint-Pierre-le-Moustier et de La Charité. Au premier, presque abandonnée[9], elle donna pourtant l’assaut et emporta la ville. Le siège de La Charité traîna, languit et une terreur panique dispersa les assiégeants.

Cependant les Anglais avaient décidé le duc de Bourgogne à les aider sérieusement. Plus il les voyait faibles, plus il avait l’espoir de garder les places qu’il pourrait prendre en Picardie. Les Anglais, qui venaient de perdre Louviers, se mettaient à sa discrétion. Ce prince, le plus riche de la chrétienté, n’hésitait plus à mettre de l’argent et des hommes dans une guerre dont il espérait avoir le profit. Pour quelque argent il gagna le gouverneur de Soissons. Puis il assiégea Compiègne dont le gouverneur était aussi un homme fort suspect. Mais les habitants étaient trop compromis dans la cause de Charles VII pour laisser livrer leur ville. La Pucelle vint s’y jeter. Le jour même, elle fit une sortie et faillit surprendre les assiégeants. Mais ils furent remis en un moment et poussèrent vivement les assiégés jusqu’au boulevard, jusqu’au pont. La Pucelle, restée en arrière pour couvrir la retraite, ne put rentrer à temps, soit que la foule obstruât le pont, soit qu’on eût déjà fermé la barrière. Son costume la désignait ; elle fut bientôt entourée,

À compléter
  1. App. 35.
  2. Dès le 15 juin, on presse des vaisseaux pour son passage ; les conditions auxquelles il veut bien aider le roi, son neveu, ne sont réglées que le 18 ; le traité est du 1er juillet, et le 16, le régent et le conseil de France en sont encore à prier Winchester de venir et d’amener le roi au plus vite. Voy. tous ces actes dans Rymer.
  3. On lui donna en outre vingt mille livres, pour payement de gens d’armes. (Archives, Trésor des chartes, J, 249 ; quittance du 8 juillet 1429.)
  4. Turner.
  5. App. 36.
  6. Rymer.
  7. Le défi de Bedford « à Charles-de-Valois » est écrit dans la langue dévote et dans les formes hypocrites qui caractérisent généralement les actes de la maison de Lancastre : « Ayez pitié et compassion du povre peuple chrestien… Prenez au pays de Brie aucune place aux champs… Et lors, si vous voulez aucune chose offrir, regardant au bien de la paix, nous laisserons et ferons tout ce que bon prince catholique peut et doit faire. » (Monstrelet.)
  8. Ici la violence du Bourgeois est amusante : « Estoient pleins de si grant maleur et de si malle créance, que, pour le dit d’une créature qui estoit en forme de femme avec eulx, qu’on nommoit la Pucelle (que c’estoit ? Dieu le scet), le jour de la Nativité Notre-Dame firent conjuration… de celui jour assaillir Paris… » (Journal.)
  9. Lorsqu’on eut sonné la retraite, Daulon aperçut la Pucelle à l’écart avec les siens : « Et lui demanda qu’elle faisoit là ainsi seule, pour quoy elle ne se retyroit pas comme les autres ; laquelle après ce qu’elle eust osté sa salade de dessus sa tête, lui respondit qu’elle n’estoit point seule, et que encore avoit-elle en sa compaignie cinquante mille de ses gens, et que d’illec ne se partiroit, jusque ad ce qu’elle eût prinse ladite ville. Il dict il qui parle que à celle heure, quelque chose qu’elle dict, n’avoit pas avec elle plus de quatre ou cinq hommes. » (Déposition de Daulon.)