Histoire de France (Jules Michelet)/édition 1893/Moyen Âge/Livre 10/Chapitre 3

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Œuvres complètes de J. Michelet
(Histoire de Francep. 38-78).

CHAPITRE III

La Pucelle d’Orléans. (1429.)


L’originalité de la Pucelle, ce qui fit son succès, ce ne fut pas tant sa vaillance ou ses visions ; ce fut son bon sens. À travers son enthousiasme, cette fille du peuple vit la question et sut la résoudre.

Le nœud que les politiques et les incrédules ne pouvaient délier, elle le trancha. Elle déclara au nom de Dieu que Charles VII était l’héritier ; elle le rassura sur sa légitimité, dont il doutait lui-même. Cette légitimité, elle la sanctifia, menant son roi droit à Reims, et gagnant de vitesse sur les Anglais l’avantage décisif du sacre.

Il n’était pas rare de voir les femmes prendre les armes. Elles combattaient souvent dans les sièges[1], témoin les trente femmes blessées à Amiens[2], témoin Jeanne Hachette. Au temps de la Pucelle et dans les mêmes années, les femmes de Bohême se battaient comme les hommes, dans les guerres des Hussites[3].

L’originalité de la Pucelle, je le répète, ne fut pas non plus dans ses visions. Qui n’en avait au moyen âge ? Même dans ce prosaïque quinzième siècle, l’excès des souffrances avait singulièrement exalté les esprits. Nous voyons, à Paris, un frère Richard remuer tout le peuple par ses sermons, au point que les Anglais finirent par le chasser de la ville. Le carme breton Conecta était écouté à Courtrai, à Arras, par des masses de quinze ou vingt mille hommes. Dans l’espace de quelques années, avant et après la Pucelle, toutes les provinces ont leurs inspirés. C’est une Pierrette bretonne qui converse avec Jésus-Christ. C’est une Marie d’Avignon, une Catherine de La Rochelle. C’est un petit berger, que Xaintrailles amène de son pays, lequel a des stigmates aux pieds et aux mains, et qui sue du sang aux saints jours[4].

La Lorraine était, ce semble, l’une des dernières provinces où un tel phénomène eût dû se présenter. Les Lorrains sont braves, batailleurs, mais volontiers intrigants et rusés. Si le grand Guise sauva la France, avant de la troubler, ce ne fut pas par des visions. Nous trouvons deux Lorrains au siège d’Orléans, et tous deux y déploient le naturel facétieux de leur spirituel compatriote Callot ; l’un est le canonnier maître Jean, qui faisait si bien le mort ; l’autre est un chevalier qui fut pris par les Anglais, chargé de fers et qui à leur départ revint à cheval sur un moine anglais[5].

La Lorraine des Vosges a, il est vrai, un caractère plus grave. Cette partie élevée de la France d’où descendent de tous côtés des fleuves vers toutes les mers, était couverte de forêts, forêts vastes et telles que les Carlovingiens les jugeaient les plus dignes de leurs chasses impériales. Dans les clairières de ces forêts s’élevaient les vénérables abbayes de Luxeuil et de Remiremont ; celle-ci, comme on sait, gouvernée par une abbesse qui était princesse du Saint-Empire, qui avait ses grands officiers, toute une cour féodale, qui faisait porter par son sénéchal l’épée nue devant elle. Cette royauté de femme avait eu pour vassal, et pendant longtemps, le duc de Lorraine.

Ce fut justement entre la Lorraine des Vosges et celle des plaines, entre la Lorraine et la Champagne, que naquit, à Dom-Remy, la belle et brave fille qui devait porter si bien l’épée de France.

Il y a quatre Dom-Remy le long de la Meuse dans un cercle de dix lieues, trois du diocèse de Toul, un de celui de Langres[6]. Probablement, ces quatre villages étaient, dans des temps plus anciens, des domaines de l’abbaye de Saint-Remy de Reims[7]. Nos grandes abbayes avaient, comme on sait, dans les temps carlovingiens, des possessions bien plus éloignées, jusqu’en Provence, jusqu’en Allemagne, jusqu’en Angleterre.

Cette ligne de la Meuse est la Marche de Lorraine et de Champagne, tant disputée entre le roi et le duc. Le père de Jeanne, Jacques Darc[8], était un digne Champenois[9]. Jeanne tint sans doute de son père ; elle n’eut point l’âpreté lorraine ; mais bien plutôt la douceur champenoise, la naïveté mêlée de sens et de finesse, comme vous la trouvez dans Joinville.

Quelques siècles plus tôt, Jeanne serait née serve de l’abbaye de Saint-Remy ; un siècle auparavant, serve du sire de Joinville. Il était en effet seigneur de la ville de Vaucouleurs, dont le village de Dom-Remy dépendait. Mais en 1335, le roi obligea les Joinville de lui céder Vaucouleurs[10]. C’était alors le grand passage de la Champagne à la Lorraine, la droite route d’Allemagne, non seulement la route d’Allemagne, mais aussi celle des bords de la Meuse, la croix des routes. C’était encore, pour ainsi dire, la frontière des partis ; il y avait près de Dom-Remy un dernier village du parti bourguignon, tout le reste était pour Charles VII.

Cette Marche de Lorraine et de Champagne avait en tout temps cruellement souffert de la guerre ; longue guerre entre l’Est et l’Ouest, entre le roi et le duc, pour la possession de Neufchâteau et des places voisines ; puis guerre du Nord au Sud, entre les Bourguignons et les Armagnacs. Le souvenir de ces guerres sans pitié n’a pu s’effacer jamais. On montrait naguère encore, près de Neufchâteau, un arbre antique au nom sinistre, dont les branches avaient sans doute porté bien des fruits humains : Le chêne des partisans.

Les pauvres gens des Marches avaient l’honneur d’être sujets directs du roi, c’est-à-dire qu’au fond ils n’étaient à personne, n’étaient appuyés ni ménagés de personne, qu’ils n’avaient de seigneur, de protecteur que Dieu. Les populations sont sérieuses dans une telle situation ; elles savent qu’elles n’ont à compter sur rien, ni sur les biens ni sur la vie. Elles labourent et le soldat moissonne. Nulle part le laboureur ne s’inquiète davantage des affaires du pays ; personne n’y a plus d’intérêt ; il en sent si rudement les moindres contre-coups ! Il s’informe, il tâche de savoir, de prévoir ; du reste, il est résigné, quoi qu’il arrive ; il s’attend à tout, il est patient et brave. Les femmes même le deviennent ; il faut bien qu’elles le soient, parmi tous ces soldats, sinon pour leur vie, au moins pour leur honneur, comme la belle et robuste Dorothée de Gœthe.

Jeanne était la troisième fille d’un laboureur[11], Jacques Darc, et d’Isabelle Romée[12]. Elle eut deux marraines, dont l’une l’appelait Jeanne, l’autre Sibylle.

Le fils aîné avait été nommé Jacques, un autre Pierre. Les pieux parents donnèrent à l’une de leurs filles le nom plus élevé de saint Jean[13].

Tandis que les autres enfants allaient avec le père travailler aux champs ou garder les bêtes, la mère tint Jeanne près d’elle, l’occupant à coudre ou à filer[14]. Elle n’apprit ni à lire ni à écrire ; mais elle sut tout ce que savait sa mère des choses saintes[15]. Elle reçut sa religion, non comme une leçon, une cérémonie, mais dans la forme populaire et naïve d’une belle histoire de veillée, comme la foi simple d’une mère… Ce que nous recevons ainsi avec le sang et le lait, c’est chose vivante, et la vie même…

Nous avons sur la piété de Jeanne un touchant témoignage, celui de son amie d’enfance, de son amie de cœur, Haumette, plus jeune de trois ou quatre ans. « Que de fois, dit-elle, j’ai été chez son père, et couché avec elle, de bonne amitié[16]… C’était une bien bonne fille, simple et douce. Elle allait volontiers à l’église et aux saints lieux. Elle filait, faisait le ménage, comme font les autres filles… Elle se confessait souvent. Elle rougissait quand on lui disait qu’elle était trop dévote, qu’elle allait trop à l’église. » Un laboureur, appelé aussi en témoignage, ajoute qu’elle soignait les malades, donnait aux pauvres. « Je le sais bien, dit-il : j’étais enfant alors, et c’est elle qui m’a soigné. »

Tout le monde connaissait sa charité, sa piété. Ils voyaient bien que c’était la meilleure fille du village. Ce qu’ils ignoraient, c’est qu’en elle la vie d’en haut absorba toujours l’autre et en supprima le développement vulgaire. Elle eut, d’âme et de corps, ce don divin de rester enfant. Elle grandit, devint forte et belle, mais elle ignora toujours les misères physiques de la femme[17]. Elles lui furent épargnées, au profit de la pensée et de l’inspiration religieuse. Née sous les murs mêmes de l’église, bercée du son des cloches et nourrie de légendes, elle fut une légende elle-même, rapide et pure, de la naissance à la mort.

Elle fut une légende vivante… Mais la force de vie, exaltée et concentrée, n’en devint pas moins créatrice. La jeune fille, à son insu, créait, pour ainsi parler, et réalisait ses propres idées, elle en faisait des êtres, elle leur communiquait du trésor de sa vie virginale une splendide et toute-puissante existence, à faire pâlir les misérables réalités de ce monde.

Si poésie veut dire création, c’est là sans doute la poésie suprême. Il faut savoir par quels degrés elle en vint jusque-là, de quel humble point de départ.

Humble à la vérité, mais déjà poétique. Son village était à deux pas des grandes forêts des Vosges. De la porte de la maison de son père, elle voyait le vieux bois des chênes[18]. Les fées hantaient ce bois ; elles aimaient surtout une certaine fontaine près d’un grand hêtre qu’on nommait l’arbre des fées, des dames[19]. Les petits enfants y suspendaient des couronnes, y chantaient. Ces anciennes dames et maîtresses des forêts ne pouvaient plus, disait-on, se rassembler à la fontaine ; elles en avaient été exclues pour leurs péchés[20]. Cependant l’Église se défiait toujours des vieilles divinités locales ; le curé, pour les chasser, allait chaque année dire une messe à la fontaine.

Jeanne naquit parmi ces légendes, dans ces rêveries populaires. Mais le pays offrait à côté une tout autre poésie, celle-ci, sauvage, atroce, trop réelle, hélas ! la poésie de la guerre… La guerre ! ce mot seul dit toutes les émotions ; ce n’est pas tous les jours sans doute l’assaut et le pillage, mais bien plutôt l’attente, le tocsin, le réveil en sursaut, et dans la plaine au loin le rouge sombre de l’incendie… État terrible, mais poétique ; les plus prosaïques des hommes, les Écossais du pays bas, se sont trouvés poètes parmi les hasards du border ; de ce désert sinistre, qui semble encore maudit, ont pourtant germé les ballades, sauvages et vivaces fleurs.

Jeanne eut sa part dans ces romanesques aventures. Elle vit arriver les pauvres fugitifs, elle aida, la bonne fille, à les recevoir ; elle leur cédait son lit et allait coucher au grenier. Ses parents furent aussi une fois obligés de s’enfuir. Puis, quand le flot des brigands fut passé, la famille revint et retrouva le village saccagé, la maison dévastée, l’église incendiée.

Elle sut ainsi ce que c’est que la guerre. Elle comprit cet état anti-chrétien, elle eut horreur de ce règne du diable, où tout homme mourait en péché mortel. Elle se demanda si Dieu permettrait cela toujours, s’il ne mettrait pas un terme à ces misères, s’il n’enverrait pas un libérateur, comme il l’avait fait si souvent pour Israël, un Gédéon, une Judith ?… Elle savait que plus d’une femme avait sauvé le peuple de Dieu, que dès le commencement il avait été dit que la femme écraserait le serpent. Elle avait pu voir au portail des églises sainte Marguerite, avec saint Michel, foulant aux pieds le dragon[21]… Si, comme tout le monde disait, la perte du royaume était l’œuvre d’une femme, d’une mère dénaturée, le salut pouvait bien venir d’une fille. C’est justement ce qu’annonçait une prophétie de Merlin ; cette prophétie, enrichie, modifiée selon les provinces, était devenue toute lorraine dans le pays de Jeanne Darc. C’était une pucelle des Marches de Lorraine qui devait sauver le royaume[22]. La prophétie avait pris probablement cet embellissement par suite du mariage récent de René d’Anjou avec l’héritière du duché de Lorraine, qui, en effet, était très heureux pour la France.

Un jour d’été, jour de jeûne, à midi, Jeanne étant au jardin de son père, tout près de l’église[23], elle vit de ce côté une éblouissante lumière et elle entendit une voix : « Jeanne, sois bonne et sage enfant ; va souvent à l’église. » La pauvre fille eut grand’peur.

Une autre fois, elle entendit encore la voix, vit la clarté, mais dans cette clarté de nobles figures dont l’une avait des ailes et semblait un sage prud’homme. Il lui dit : « Jeanne, va au secours du roi de France, et tu lui rendras son royaume. » Elle répondit, toute tremblante : « Messire, je ne suis qu’une pauvre fille ; je ne saurais chevaucher[24], ni conduire les hommes d’armes. » La voix répliqua : « Tu iras trouver M. de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, et il te fera mener au roi. Sainte Catherine et sainte Marguerite viendront t’assister. » Elle resta stupéfaite et en larmes, comme si elle eût déjà vu sa destinée tout entière.

Le prud’homme n’était pas moins que saint Michel, le sévère archange des jugements et des batailles. Il revint encore, lui rendit courage, « et lui raconta la pitié qui estoit au royaume de France[25] ». Puis vinrent les blanches figures de saintes, parmi d’innombrables lumières, la tête parée de riches couronnes, la voix douce et attendrissante, à en pleurer. Mais Jeanne pleurait surtout quand les saintes et les anges la quittaient. « J’aurais bien voulu, dit-elle, que les anges m’eussent emportée[26]… »

Si elle pleurait, dans un si grand bonheur, ce n’était pas sans raison. Quelque belles et glorieuses que fussent ces visions, sa vie dès lors avait changé. Elle qui n’avait entendu jusque-là qu’une voix, celle de sa mère, dont la sienne était l’écho, elle entendait maintenant la puissante voix des anges !… Et que voulait la voix céleste ? Qu’elle délaissât cette mère, cette douce maison. Elle qu’un seul mot déconcertait[27], il lui fallait aller parmi les hommes, parler aux hommes, aux soldats. Il fallait qu’elle quittât pour le monde, pour la guerre, ce petit jardin sous l’ombre de l’église, où elle n’entendait que les cloches[28] et où les oiseaux mangeaient dans sa main. Car tel était l’attrait de douceur qui entourait la jeune sainte : les animaux et les oiseaux du ciel venaient à elle[29], comme jadis aux Pères du désert, dans la confiance de la paix de Dieu.

Jeanne ne nous a rien dit de ce premier combat qu’elle soutint. Mais il est évident qu’il eut lieu et qu’il dura longtemps, puisqu’il s’écoula cinq années entre sa première vision et sa sortie de la maison paternelle.

Les deux autorités, paternelle et céleste, commandaient des choses contraires. L’une voulait qu’elle restât dans l’obscurité, dans la modestie et le travail ; l’autre qu’elle partît et qu’elle sauvât le royaume. L’ange lui disait de prendre les armes ; le père, rude et honnête paysan, jurait que, si sa fille s’en allait avec les gens de guerre, il la noierait plutôt de ses propres mains[30]. De part ou d’autre, il fallait qu’elle désobéît. Ce fut là sans doute son plus grand combat ; ceux qu’elle soutint contre les Anglais ne devaient être qu’un jeu à côté.

Elle trouva dans sa famille, non pas seulement résistance, mais tentation. On essaya de la marier, dans l’espoir de la ramener aux idées qui semblaient plus raisonnables. Un jeune homme du village prétendit qu’étant petite, elle lui avait promis mariage ; et comme elle le niait, il la fit assigner devant le juge ecclésiastique de Toul. On pensait qu’elle n’oserait se défendre, qu’elle se laisserait plutôt condamner, marier. Au grand étonnement de tout le monde, elle alla à Toul, elle parut en justice, elle parla, elle qui s’était toujours tue.

Pour échapper à l’autorité de sa famille, il fallait qu’elle trouvât dans sa famille même quelqu’un qui la crût : c’était le plus difficile. Au défaut de son père, elle convertit son oncle à sa mission. Il la prit avec lui, comme pour soigner sa femme en couches. Elle obtint de lui qu’il irait demander pour elle l’appui du sire de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs. L’homme de guerre reçut assez mal le paysan et lui dit qu’il n’y avait rien à faire, sinon de la ramener chez son père, « bien souffletée »[31]. Elle ne se rebuta pas ; elle voulut partir et il fallut bien que son oncle l’accompagnât. C’était le moment décisif ; elle quittait pour toujours le village et la famille ; elle embrassa ses amies, surtout sa petite bonne amie Mangette qu’elle recommanda à Dieu ; mais pour sa grande amie et compagne Haumette, celle qu’elle aimait le plus, elle aima mieux partir sans la voir[32].

Elle arriva donc dans cette ville de Vaucouleurs, avec ses gros habits rouges de paysanne[33], et alla loger avec son oncle chez la femme d’un charron, qui la prit en amitié. Elle se fit mener chez Baudricourt, et lui dit avec fermeté « qu’elle venait vers lui de la part de son Seigneur, pour qu’il mandât au dauphin de se bien maintenir, et qu’il n’assignât point de bataille à ses ennemis, parce que son Seigneur lui donnerait secours dans la mi-carême… Le royaume n’appartenait pas au dauphin, mais à son Seigneur ; toutefois son Seigneur voulait que le dauphin devînt roi, et qu’il eût ce royaume en dépôt. » Elle ajoutait que, malgré les ennemis du dauphin, il serait fait roi, et qu’elle le mènerait sacrer.

Le capitaine fut bien étonné ; il soupçonna qu’il y avait là quelque diablerie. Il consulta le curé, qui apparemment eut les mêmes doutes. Elle n’avait parlé de ses visions à aucun homme d’Église[34]. Le curé vint donc avec le capitaine dans la maison du charron ; il déploya son étole et adjura Jeanne de s’éloigner, si elle était envoyée du mauvais esprit[35].

Mais le peuple ne doutait point ; il était dans l’admiration. De toutes parts on venait la voir. Un gentilhomme lui dit, pour l’éprouver : « Eh bien ! ma mie, il faut donc que le roi soit chassé et que nous devenions Anglais ? » Elle se plaignit à lui du refus de Baudricourt : « Et cependant, dit-elle, avant qu’il soit la mi-carême, il faut que je sois devers le roi, dussé-je, pour m’y rendre, user mes jambes jusqu’aux genoux. Car personne au monde, ni rois, ni ducs, ni fille du roi d’Écosse, ne peuvent reprendre le royaume de France, et il n’y a pour lui de secours que moi-même, quoique j’aimasse mieux rester à filer près de ma pauvre mère ; car ce n’est pas là mon ouvrage : mais il faut que j’aille, et que je le fasse, parce que mon Seigneur le veut. » — « Et quel est votre seigneur ? » — « C’est Dieu !… » Le gentilhomme fut touché. Il lui promit « par sa foi, la main dans la sienne, que sous la conduite de Dieu il la mèneroit au roi ». Un jeune gentilhomme se sentit aussi touché, et déclara qu’il suivrait cette sainte fille.

Il paraît que Baudricourt envoya demander l’autorisation du roi[36]. En attendant, il la conduisit chez le duc de Lorraine, qui était malade et voulait la consulter. Le duc n’en tira rien que le conseil d’apaiser Dieu, en se réconciliant avec sa femme. Néanmoins il l’encouragea.

De retour à Vaucouleurs, elle y trouva un messager du roi qui l’autorisait à venir. Le revers de la Journée des harengs décidait à essayer de tous les moyens. Elle avait annoncé le combat le jour même qu’il eut lieu. Les gens de Vaucouleurs, ne doutant point de sa mission, se cotisèrent pour l’équiper et lui acheter un cheval[37]. Le capitaine ne lui donna qu’une épée.

Elle eut encore en ce moment un obstacle à surmonter. Ses parents, instruits de son prochain départ, avaient failli en perdre le sens ; ils firent les derniers efforts pour la retenir ; ils ordonnèrent, ils menacèrent. Elle résista à cette dernière épreuve et leur fit écrire qu’elle les priait de lui pardonner.

C’était un rude voyage et bien périlleux qu’elle entreprenait. Tout le pays était couru par les hommes d’armes des deux partis. Il n’y avait plus ni route ni pont, les rivières étaient grosses ; c’était au mois de février 1429.

S’en aller ainsi avec cinq ou six hommes d’armes, il y avait de quoi faire trembler une fille. Une Anglaise, une Allemande, ne s’y fût jamais risquée : l’indélicatesse d’une telle démarche lui eût fait horreur. Celle-ci ne s’en émut pas ; elle était justement trop pure pour rien craindre de ce côté. Elle avait pris l’habit d’homme, elle ne le quitta plus ; cet habit serré, fortement attaché, était sa meilleure sauvegarde. Elle était pourtant jeune et belle. Mais il y avait autour d’elle, pour ceux même qui la voyaient de plus près, une barrière de religion et de crainte ; le plus jeune des gentilshommes qui la conduisirent déclare que, couchant près d’elle, il n’eut jamais l’ombre même d’une mauvaise pensée.

Elle traversait avec une sérénité héroïque tout ce pays désert ou infesté de soldats. Ses compagnons regrettaient bien d’être partis avec elle ; quelques-uns pensaient que peut-être elle était sorcière ; ils avaient grande envie de l’abandonner. Pour elle, elle était tellement paisible qu’à chaque ville elle voulait s’arrêter pour entendre la messe. « Ne craignez rien, disait-elle, Dieu me fait ma route ; c’est pour cela que je suis née. » Et encore : « Mes frères de paradis me disent ce que j’ai à faire[38]. »

La cour de Charles VII était loin d’être unanime en faveur de la Pucelle. Cette fille inspirée qui arrivait de Lorraine, et que le duc de Lorraine avait encouragée, ne pouvait manquer de fortifier près du roi le parti de la reine et de sa mère, le parti de Lorraine et d’Anjou. Une embuscade fut dressée à la Pucelle à quelque distance de Chinon, elle n’y échappa que par miracle[39].

L’opposition était si forte contre elle que, lorsqu’elle fut arrivée, le conseil discuta encore pendant deux jours si le roi la verrait. Ses ennemis crurent ajourner l’affaire indéfiniment en faisant décider qu’on prendrait des informations dans son pays. Heureusement, elle avait aussi des amis, les deux reines, sans doute et surtout le duc d’Alençon, qui, sorti récemment des mains des Anglais, était fort impatient de porter la guerre dans le Nord pour recouvrer son duché. Les gens d’Orléans, à qui depuis le 12 février Dunois promettait ce merveilleux secours, envoyèrent au roi et réclamèrent la Pucelle.

Le roi la reçut enfin, et au milieu du plus grand appareil ; on espérait apparemment qu’elle serait déconcertée. C’était le soir ; cinquante torches éclairaient la salle, nombre de seigneurs, plus de trois cents chevaliers étaient réunis autour du roi. Tout le monde était curieux de voir la sorcière ou l’inspirée.

La sorcière avait dix-huit ans[40] ; c’était une belle fille[41] et fort désirable, assez grande de taille, la voix douce et pénétrante.

Elle se présenta humblement, « comme une pauvre petite bergerette[42], » démêla au premier regard le roi qui s’était mêlé exprès à la foule des seigneurs, et quoiqu’il soutint d’abord qu’il n’était pas le roi, elle lui embrassa les genoux. Mais, comme il n’était pas sacré, elle ne l’appelait que dauphin : « Gentil dauphin, dit-elle, j’ai nom Jehanne-la-Pucelle. Le Roi des cieux vous mande par moi que vous serez sacré et couronné en la ville de Reims, et vous serez lieutenant du Roi des cieux, qui est roi de France. » Le roi la prit alors à part, et après un moment d’entretien tous deux changèrent de visage ; elle lui disait, comme elle l’a raconté depuis à son confesseur : « Je te dis de la part de Messire, que tu es vrai héritier de France et fils du roi[43]. »

Ce qui inspira encore l’étonnement et une sorte de crainte, c’est que la première prédiction qui lui échappa se vérifia à l’heure même. Un homme d’armes qui la vit et la trouva belle, exprima brutalement son mauvais désir, en jurant le nom de Dieu à la manière des soldats : « Hélas ! dit-elle, tu le renies, et tu es si près de ta mort ! » Il tomba à l’eau un moment après et se noya[44].

Ses ennemis objectaient qu’elle pouvait savoir l’avenir, mais le savoir par inspiration du diable. On assembla quatre ou cinq évêques pour l’examiner. Ceux-ci, qui sans doute ne voulaient pas se compromettre avec les partis qui divisaient la cour, firent renvoyer l’examen à l’Université de Poitiers. Il y avait dans cette grande ville Université, Parlement, une foule de gens habiles.

L’archevêque de Reims, chancelier de France, présidant le conseil du roi, manda des docteurs, des professeurs en théologie, les uns prêtres, les autres moines, et les chargea d’examiner la Pucelle.

Les docteurs introduits et placés dans une salle, la jeune fille alla s’asseoir au bout du banc et répondit à leurs questions. Elle raconta avec une simplicité pleine de grandeur[45] les apparitions et les paroles des anges. Un dominicain lui fit une seule objection, mais elle était grave : « Jehanne, tu dis que Dieu veut délivrer le peuple de France ; si telle est sa volonté, il n’a pas besoin de gens d’armes. » Elle ne se troubla point : « Ah ! mon Dieu, dit-elle, les gens d’armes batailleront, et Dieu donnera la victoire. »

Un autre se montra plus difficile à contenter : c’était un frère Séguin, Limousin, professeur de théologie à l’Université de Poitiers, « bien aigre homme », dit la chronique. Il lui demanda, dans son français limousin, quelle langue parlait donc cette prétendue voix céleste. Jehanne répondit avec un peu trop de vivacité : « Meilleure que la vôtre. » — « Crois-tu en Dieu ? » dit le docteur en colère. « Eh bien ! Dieu ne veut pas que l’on ajoute foi à tes paroles, à moins que tu ne montres un signe. » Elle répondit : « Je ne suis point venue à Poitiers pour faire des signes ou miracles ; mon signe sera de faire lever le siège d’Orléans. Qu’on me donne des hommes d’armes, peu ou beaucoup, et j’irai. »

Cependant, il en advint à Poitiers comme à Vaucouleurs, sa sainteté éclata dans le peuple ; en un moment tout le monde fut pour elle. Les femmes, damoiselles et bourgeoises, allaient la voir chez la femme d’un avocat du Parlement, dans la maison de laquelle elle logeait ; et elles en revenaient tout émues. Les hommes même y allaient ; ces conseillers, ces avocats, ces vieux juges endurcis, s’y laissaient mener sans y croire, et quand ils l’avaient entendue, ils pleuraient, tout comme les femmes[46], et disaient : « Cette fille est envoyée de Dieu. »

Les examinateurs allèrent la voir eux-mêmes, avec l’écuyer du roi, et comme ils recommençaient leur éternel examen, lui faisant de doctes citations, et lui prouvant, par tous les auteurs sacrés, qu’on ne devait pas la croire : « Écoutez, leur dit-elle, il y en a plus au livre de Dieu que dans les vôtres… Je ne sais ni A ni B ; mais je viens de la part de Dieu pour faire lever le siège d’Orléans et sacrer le dauphin à Reims… Auparavant, il faut pourtant que j’écrive aux Anglais, et que je les somme de partir. Dieu le veut ainsi. Avez-vous du papier et de l’encre ? Écrivez, je vais vous dicter[47]… À vous, Suffort, Classidas et La Poule, je vous somme, de par le Roi des cieux, que vous vous en alliez en Angleterre[48]… » Ils écrivirent docilement ; elle avait pris possession de ses juges mêmes.

Leur avis fut qu’on pouvait licitement employer la jeune fille, et l’on reçut même réponse de l’archevêque d’Embrun, que l’on avait consulté. Le prélat rappelait que Dieu avait maintes fois révélé à des vierges, par exemple aux Sibylles, ce qu’il cachait aux hommes. Le démon ne pouvait faire pacte avec une vierge ; il fallait donc bien s’assurer si elle était vierge en effet. Ainsi la science poussée à bout, ne pouvant ou ne voulant point s’expliquer sur la distinction délicate des bonnes et des mauvaises révélations, s’en remettait humblement des choses spirituelles au corps, et faisait dépendre du féminin mystère cette grave question de l’esprit.

Les docteurs ne sachant que dire, les dames décidèrent[49]. La bonne reine de Sicile, belle-mère du roi, s’acquitta avec quelques dames du ridicule examen, à l’honneur de la Pucelle. Des franciscains qu’on avait envoyés dans son pays aux informations, avaient rapporté les meilleurs renseignements. Il n’y avait plus de temps à perdre. Orléans criait au secours ; Dunois envoyait coup sur coup. On équipa la Pucelle, on lui forma une sorte de maison. On lui donna d’abord pour écuyer un brave chevalier, d’âge mûr, Jean Daulon, qui était au comte de Dunois et le plus honnête homme qu’il eût parmi ses gens. Elle eut aussi un noble page, deux hérauts d’armes, un maître d’hôtel, deux valets ; son frère, Pierre Darc, vint la trouver et se joignit à ses gens. On lui donna pour confesseur Jean Pasquerel, frère ermite de Saint-Augustin. En général, les moines, surtout les Mendiants, soutenaient cette merveille de l’inspiration.

Ce fut une merveille, en effet, pour les spectateurs, de voir la première fois Jeanne Darc dans son armure blanche et sur son beau cheval noir, au côté une petite hache[50] et l’épée de Sainte-Catherine. Elle avait fait chercher cette épée derrière l’autel de Sainte-Catherine-de-Fierbois, où on la trouva en effet. Elle portait à la main un étendard blanc fleurdelisé, sur lequel était Dieu avec le monde dans ses mains ; à droite et à gauche, deux anges qui tenaient chacun une fleur de lis. « Je ne veux pas, disait-elle, me servir de mon épée pour tuer personne[51]. » Et elle ajoutait que, quoiqu’elle aimât son épée, elle aimait « quarante fois plus » son étendard. Comparons les deux partis, au moment où elle fut envoyée à Orléans.

Les Anglais s’étaient bien affaiblis dans ce long siège d’hiver. Après la mort de Salisbury, beaucoup d’hommes d’armes qu’il avait engagés se crurent libres, et s’en allèrent. D’autre part, les Bourguignons avaient été rappelés par le duc de Bourgogne. Quand on força la principale bastille des Anglais, dans laquelle s’étaient repliés les défenseurs de quelques autres bastilles, on y trouva cinq cents hommes. Il est probable qu’en tout ils étaient deux ou trois mille. Sur ce petit nombre, tout n’était pas Anglais ; il y avait aussi quelques Français, dans lesquels les Anglais n’avaient pas sans doute grande confiance.

S’ils avaient été réunis, cela eût fait un corps respectable ; mais ils étaient divisés dans une douzaine de bastilles ou boulevards[52], qui, pour la plupart, ne communiquaient pas entre eux. Cette disposition prouve que Talbot et les autres chefs anglais avaient eu jusque-là plus de bravoure et de bonheur que d’intelligence militaire. Il était évident que chacune de ces petites places isolées serait faible contre la grande et grosse ville qu’elles prétendaient garder ; que cette nombreuse population, aguerrie par un long siège, finirait par assiéger les assiégeants.

Quand on lit la liste formidable des capitaines qui se jetèrent dans Orléans : La Hire, Xaintrailles, Gaucourt, Culan, Coaraze, Armagnac ; quand on voit qu’indépendamment des Bretons du maréchal de Retz, des Gascons du maréchal de Saint-Sévère, le capitaine de Châteaudun, Florent d’Illiers, avait entraîné la noblesse du voisinage à cette courte expédition, la délivrance d’Orléans semble moins miraculeuse.

Il faut dire pourtant qu’il manquait une chose pour que ces grandes forces agissent avec avantage, chose essentielle, indispensable, l’unité d’action. Dunois eût pu la donner, s’il n’eût fallu pour cela que de l’adresse et de l’intelligence. Mais ce n’était pas assez : il fallait une autorité, plus que l’autorité royale : les capitaines du roi n’étaient pas habitués à obéir au roi. Pour réduire ces volontés sauvages, indomptables, il fallait Dieu même. Le Dieu de cet âge, c’était la Vierge bien plus que le Christ. Il fallait la Vierge descendue sur terre, une vierge populaire, jeune, belle, douce, hardie.

La guerre avait changé les hommes en bêtes sauvages ; il fallait de ces bêtes refaire des hommes, des chrétiens, des sujets dociles. Grand et difficile changement ! quelques-uns de ces capitaines armagnacs étaient peut-être les hommes les plus féroces qui eussent jamais existé. Il suffit d’en nommer un, dont le nom seul fait horreur, Gilles de Retz, l’original de Barbe bleue[53].

Il restait pourtant une prise sur ces âmes qu’on pouvait saisir ; elles étaient sorties de l’humanité, de la nature, sans avoir pu se dégager entièrement de la religion. Les brigands, il est vrai, trouvaient moyen d’accommoder de la manière la plus bizarre la religion au brigandage. L’un d’eux, le Gascon La Hire, disait avec originalité : « Si Dieu se faisait homme d’armes, il serait pillard. » Et quand il allait au butin, il faisait sa petite prière gasconne, sans trop dire ce qu’il demandait, pensant bien que Dieu l’entendrait à demi mot : « Sire Dieu, je te prie de faire pour La Hire ce que La Hire ferait pour toi, si tu étais capitaine, et si La Hire était Dieu[54]. »

Ce fut un spectacle risible et touchant de voir la conversion subite des vieux brigands armagnacs. Ils ne s’amendèrent pas à demi. La Hire n’osait plus jurer ; la Pucelle eut compassion de la violence qu’il se faisait, elle lui permit de jurer : « Par son bâton. » Les diables se trouvaient devenus tout à coup de petits saints.

Elle avait commencé par exiger qu’ils laissassent leurs folles femmes et se confessassent[55]. Puis, dans la route, le long de la Loire, elle fit dresser un autel sous le ciel, elle communia, et ils communièrent. La beauté de la saison, le charme d’un printemps de Touraine, devaient singulièrement ajouter à la puissance religieuse de la jeune fille. Eux-mêmes, ils avaient rajeuni ; ils s’étaient parfaitement oubliés, ils se retrouvaient, comme en leurs belles années, pleins de bonne volonté et d’espoir, tous jeunes comme elle, tous enfants… Avec elle, ils commençaient de tout cœur une nouvelle vie. Où les menait-elle ? peu leur importait. Ils l’auraient suivie, non pas à Orléans, mais tout aussi bien à Jérusalem. Et il ne tenait qu’aux Anglais d’y venir aussi ; dans la lettre qu’elle leur écrivit, elle leur proposait gracieusement de se réunir et de s’en aller tous, Anglais et Français, délivrer le Saint-Sépulcre[56].

La première nuit qu’ils campèrent, elle coucha tout armée, n’ayant point de femmes près d’elle ; mais elle n’était pas encore habituée à cette vie dure ; elle en fut malade[57]. Quant au péril, elle ne savait ce que c’était. Elle voulait qu’on passât du côté du Nord, sur la rive anglaise, à travers les bastilles des Anglais, assurant qu’ils ne bougeraient point. On ne voulut pas l’écouter ; on suivit l’autre rive, de manière à passer deux lieues au-dessus d’Orléans. Dunois vint à la rencontre : « Je vous amène, dit-elle, le meilleur secours qui ait jamais été envoyé à qui que ce soit, le secours du Roi des cieux. Il ne vient pas de moi, mais de Dieu même qui, à la requête de saint Louis et de saint Charlemagne ; a eu pitié de la ville d’Orléans et n’a pas voulu souffrir que les ennemis eussent tout ensemble le corps du duc et sa ville[58]. »

Elle entra dans la ville à huit heures du soir (29 avril), lentement ; la foule ne permettait pas d’avancer. C’était à qui toucherait au moins son cheval. Ils la regardaient « comme s’ils veissent Dieu[59] ». Tout en parlant doucement au peuple, elle alla jusqu’à l’église, puis à la maison du trésorier du duc d’Orléans, homme honorable, dont la femme et les filles la reçurent ; elle coucha avec Charlotte, l’une des filles.

Elle était entrée avec les vivres ; mais l’armée redescendit pour passer à Blois. Elle eût voulu néanmoins qu’on attaquât sur-le-champ les bastilles des Anglais. Elle envoya du moins une seconde sommation aux bastilles du nord, puis elle alla en faire une autre aux bastilles du midi. Le capitaine Glasdale l’accabla d’injures grossières, l’appelant vachère et ribaude[60]. Au fond, ils la croyaient sorcière et en avaient grand’peur. Ils avaient gardé son héraut d’armes, et ils pensaient à le brûler, dans l’idée que peut-être cela romprait le charme. Cependant, ils crurent devoir, avant tout, consulter les docteurs de l’Université de Paris. Dunois les menaçait d’ailleurs de tuer aussi leurs hérauts qu’il avait entre les mains. Pour la Pucelle, elle ne craignait rien pour son héraut ; elle en envoya un autre, en disant : « Vas dire à Talbot que s’il s’arme, je m’armerai aussi… S’il peut me prendre, qu’il me fasse brûler. »

L’armée ne venant point, Dunois se hasarda à sortir pour l’aller chercher. La Pucelle, restée à Orléans, ce trouva vraiment maîtresse de la ville, comme si toute autorité eût cessé. Elle chevaucha autour des murs, et le peuple la suivit sans crainte[61]. Le jour d’après, elle alla visiter de près les bastilles anglaises ; toute la foule, hommes, femmes et enfants, allaient aussi regarder ces fameuses bastilles, où rien ne remuait. Elle ramena la foule après elle à Sainte-Croix pour l’heure des vêpres. Elle pleurait aux offices[62], et tout le monde pleurait. Le peuple était hors de lui ; il n’avait peur de rien ; il était ivre de religion et de guerre, dans un de ces formidables accès de fanatisme où les hommes peuvent tout faire et tout croire, où ils ne sont guère moins terribles aux amis qu’aux ennemis.

Le chancelier de Charles VII, l’archevêque de Reims, avait retenu la petite armée à Blois. Le vieux politique était loin de se douter de cette toute-puissance de l’enthousiasme, ou peut-être il la redoutait. Il vint donc bien malgré lui. La Pucelle alla au-devant, avec le peuple et les prêtres qui chantaient des hymnes ; cette procession passa et repassa devant les bastilles anglaises ; l’armée entra protégée par des prêtres et par une fille (4 mai 1429)[63].

Cette fille, qui, au milieu de son enthousiasme et de son inspiration, avait beaucoup de finesse, démêla très bien la froide malveillance des nouveaux-venus. Elle comprit qu’on voudrait agir sans elle, au risque de tout perdre. Dunois lui ayant avoué qu’on craignait l’arrivée d’une nouvelle troupe anglaise, sous les ordres de sir Falstoff : « Bastard, Bastard, lui dit-elle, au nom de Dieu, je te commande que, dès que tu sauras la venue de ce Falstoff, tu me le fasses savoir ; car, s’il passe sans que je le sache, je te ferai couper la tête[64]. »

Elle avait raison de croire qu’on voulait agir sans elle. Comme elle se reposait un moment près de la jeune Charlotte, elle se dresse tout à coup : « Ah ! mon Dieu ! dit-elle, le sang de nos gens coule par terre… c’est mal fait ! pourquoi ne m’a-t-on pas éveillée ? Vite, mes armes, mon cheval ! » Elle fut armée en un moment, et trouvant en bas son jeune page qui jouait : « Ah ! méchant garçon ! lui dit-elle, vous ne me diriez donc pas que le sang de France feust répandu ! » Elle partit au grand galop ; mais déjà elle rencontra des blessés qu’on rapportait. « Jamais, dit-elle, je n’ai veu sang de François que mes cheveux ne levassent[65]. »

À son arrivée, les fuyards tournèrent visage. Dunois, qui n’avait pas été averti non plus, arrivait en même temps. La bastille (c’était une des bastilles du nord) fut attaquée de nouveau. Talbot essaya de la secourir. Mais il sortit de nouvelles forces d’Orléans, la Pucelle se mit à leur tête, et Talbot fit rentrer les siens. La bastille fut emportée.

Beaucoup d’Anglais qui avaient pris des habits de prêtres pour se sauver, furent emmenés par la Pucelle et mis chez elle en sûreté[66] ; elle connaissait la férocité des gens de son parti. C’était sa première victoire, la première fois qu’elle voyait un champ de massacre. Elle pleura, en voyant tant d’hommes morts sans confession[67]. Elle voulut se confesser, elle et les siens, et déclara que le lendemain, jour de l’Ascension, elle communierait et passerait le jour en prières.

On mit ce jour à profit. On tint le conseil sans elle, et l’on décida que cette fois l’on passerait la Loire pour attaquer Saint-Jean-le-Blanc, celle des bastilles qui mettait le plus d’obstacle à l’entrée des vivres, et qu’en même temps l’on ferait une fausse attaque de l’autre côté. Les jaloux de la Pucelle lui parlèrent seulement de la fausse attaque, mais Dunois lui avoua tout.

Les Anglais firent alors ce qu’ils auraient dû faire plus tôt. Ils se concentrèrent. Brûlant eux-mêmes la bastille qu’on voulait attaquer, ils se replièrent dans les deux autres bastilles du midi, celles des Augustins et des Tournelles. Les Augustins furent attaqués à l’instant, attaqués et emportés. Le succès fut dû encore en partie à la Pucelle. Les Français eurent un moment de terreur panique et refluèrent précipitamment vers le pont flottant qu’on avait établi. La Pucelle et La Hire se dégagèrent de la foule, se jetèrent dans des bateaux et vinrent charger les Anglais en flanc.

Restaient les Tournelles. Les vainqueurs passèrent la nuit devant cette bastille. Mais ils obligèrent la Pucelle qui n’avait rien mangé de la journée (c’était vendredi), à repasser la Loire. Cependant le conseil s’était assemblé. On dit le soir à la Pucelle qu’il avait été décidé unanimement que, la ville étant maintenant pleine de vivres, on attendrait un nouveau renfort pour attaquer les Tournelles. Il est difficile de croire que telle fût l’intention sérieuse des chefs ; les Anglais pouvant d’un moment à l’autre être secourus par Falstoff, il y avait le plus grand danger à attendre. Probablement on voulait tromper la Pucelle et lui ôter l’honneur du succès qu’elle avait si puissamment préparé. Elle ne s’y laissa pas prendre.

« Vous avez été en votre conseil, dit-elle, et j’ai été au mien[68]. » Et se tournant vers son chapelain : « Venez demain à la pointe du jour, et ne me quittez pas ; j’aurai beaucoup à faire ; il sortira du sang de mon corps ; je serai blessée au-dessus du sein… »

Le matin, son hôte essaya de la retenir. « Restez, Jeanne, lui dit-il ; mangeons ensemble ce poisson qu’on vient de pêcher. » « Gardez-le, dit-elle gaiement ; gardez-le jusqu’à ce soir, lorsque je repasserai le pont après avoir pris les Tournelles ; je vous amènerai un Godden qui en mangera sa part[69]. »

Elle chevaucha ensuite avec une foule d’hommes d’armes et de bourgeois jusqu’à la porte de Bourgogne. Mais le sire de Gaucourt, grand maître de la maison du roi, la tenait fermée. « Vous êtes un méchant homme, lui dit Jeanne ; que vous le vouliez ou non, les gens d’armes vont passer. » Gaucourt sentit bien que devant ce flot de peuple exalté sa vie ne tenait qu’à un fil ; d’ailleurs ses gens ne lui obéissaient plus. La foule ouvrit la porte et en força une autre à côté.

Le soleil se levait sur la Loire au moment où tout ce monde se jeta dans les bateaux. Toutefois, arrivés aux Tournelles, ils sentirent qu’il fallait de l’artillerie, et ils allèrent en chercher dans la ville. Enfin ils attaquèrent le boulevard extérieur qui couvrait la bastille. Les Anglais se défendaient vaillamment[70]. La Pucelle, voyant que les assaillants commençaient à faiblir, se jeta dans le fossé, prit une échelle, et elle l’appliquait au mur lorsqu’un trait vint la frapper entre le col et l’épaule. Les Anglais sortaient pour la prendre ; mais on l’emporta. Éloignée du combat, placée sur l’herbe et désarmée, elle vit combien sa blessure était profonde ; le trait ressortait par derrière ; elle s’effraya et pleura[71]… Tout à coup, elle se relève ; ses saintes lui avaient apparu ; elle éloigne les gens d’armes qui croyaient charmer la blessure par des paroles ; elle ne voulait pas guérir, disait-elle, contre la volonté de Dieu. Elle laissa seulement mettre de l’huile sur la blessure et se confessa.

Cependant rien n’avançait, la nuit allait venir. Dunois lui-même faisait sonner la retraite. « Attendez encore, dit-elle, buvez et mangez » ; et elle se mit en prières dans une vigne. Un Basque avait pris des mains de l’écuyer de la Pucelle son étendard si redouté de l’ennemi : « Dès que l’étendard touchera le mur, disait-elle, vous pourrez entrer. — Il y touche. — Eh bien, entrez, tout est à vous. » En effet les assaillants, hors d’eux-mêmes, montèrent « comme par un degré ». Les Anglais, en ce moment, étaient attaqués des deux côtés à la fois.

Cependant les gens d’Orléans qui, de l’autre bord de la Loire, suivaient des yeux le combat, ne purent plus se contenir. Ils ouvrirent leurs portes, et s’élancèrent sur le pont. Mais il y avait une arche rompue ; ils y jetèrent d’abord une mauvaise gouttière, et un chevalier de Saint-Jean, tout armé, se risqua à passer dessus. Le pont fut rétabli tant bien que mal. La foule déborda. Les Anglais, voyant venir cette mer de peuple, croyaient que le monde entier était rassemblé[72]. Le vertige les prit. Les uns voyaient saint Aignan, patron de la ville, les autres, l’archange Michel[73]. Glasdale voulut se réfugier du boulevard dans la bastille par un petit pont ; ce pont fut brisé par un boulet ; l’Anglais tomba et se noya, sous les yeux de la Pucelle qu’il avait tant injuriée. « Ah ! disait-elle, que j’ai pitié de ton âme[74] ! » Il y avait cinq cents hommes dans la bastille ; tout fut passé au fil de l’épée.

Il ne restait pas un Anglais au midi de la Loire. Le lendemain, dimanche, ceux du nord abandonnèrent leurs bastilles, leur artillerie, leurs prisonniers, leurs malades. Talbot et Suffolk dirigeaient cette retraite en bon ordre et fièrement. La Pucelle défendit qu’on les poursuivît, puisqu’ils se retiraient d’eux-mêmes. Mais avant qu’ils ne s’éloignassent et ne perdissent de vue la ville, elle fit dresser un autel dans la plaine, on y dit la messe, et en présence de l’ennemi le peuple rendit grâces à Dieu (dimanche 8 mai)[75].

L’effet de la délivrance d’Orléans fut prodigieux. Tout le monde y reconnut une puissance surnaturelle. Plusieurs la rapportaient au diable, mais la plupart à Dieu ; on commença à croire généralement que Charles VII avait pour lui le bon droit.

Six jours après le siège, Gerson publia et répandit un traité où il prouvait qu’on pouvait bien, sans offenser la raison, rapporter à Dieu ce merveilleux événement. La bonne Christine de Pisan écrivit aussi pour féliciter son sexe. Plusieurs traités furent publiés, plus favorables qu’hostiles à la Pucelle, et par les sujets même du duc de Bourgogne, allié des Anglais.


Charles VII devait saisir ce moment, aller hardiment d’Orléans à Reims, mettre la main sur la couronne. Cela semblait téméraire, et n’en était pas moins facile dans le premier effroi des Anglais. Puisqu’ils avaient fait l’insigne faute de ne point sacrer encore leur jeune Henri VI, il fallait les devancer. Le premier sacré devait rester roi. C’était aussi une grande chose pour Charles VII de faire sa royale chevauchée à travers la France anglaise, de prendre possession, de montrer que partout en France le roi est chez lui.

La Pucelle était seule de cet avis, et cette folie héroïque était la sagesse même. Les politiques, les fortes têtes du conseil souriaient, ils voulaient qu’on allât lentement et sûrement, c’est-à-dire qu’on donnât aux Anglais le temps de reprendre courage. Ces conseillers donnaient tous des avis intéressés. Le duc d’Alençon voulait qu’on allât en Normandie, qu’on reconquît Alençon[76]. Les autres demandèrent et obtinrent qu’on resterait sur la Loire, qu’on ferait le siège des petites places ; c’était l’avis le plus timide, et surtout l’intérêt des maisons d’Orléans, d’Anjou, celui du Poitevin La Trémouille, favori de Charles.

Suffolk s’était jeté dans Jargeau ; il y fut renfermé, forcé. Beaugency fut pris aussi, avant que lord Talbot eût pu recevoir les secours du régent que lui amenait sir Falstoff. Le connétable de Richemont, qui depuis longtemps se tenait dans ses fiefs, vint avec ses Bretons, malgré le roi, malgré la Pucelle, au secours de l’armée victorieuse[77].

Une bataille était imminente ; Richemont venait pour en avoir l’honneur. Talbot et Falstoff s’étaient réunis ; mais, chose étrange qui peint et l’état du pays et cette guerre toute fortuite, on ne savait où trouver l’armée anglaise dans le désert de la Beauce, alors couverte de taillis et de broussailles. Un cerf découvrit les Anglais ; poursuivi par l’avant-garde française, il alla se jeter dans leurs rangs.

Les Anglais étaient en marche et n’avaient pas, comme à l’ordinaire, planté leur défense de pieux. Talbot voulait seul se battre, enragé qu’il était, depuis Orléans, d’avoir montré le dos aux Français ; sir Falstoff, au contraire, qui avait gagné la bataille des Harengs, n’avait pas besoin d’une bataille pour se réhabiliter ; il disait en homme sage qu’avec une armée découragée il fallait rester sur la défensive. Les gens d’armes français n’attendirent pas la fin de la dispute ; ils arrivèrent au galop, et ne trouvèrent pas grande résistance[78]. Talbot s’obstina à combattre, croyant peut-être se faire tuer, et ne réussit qu’à se faire prendre. La poursuite fut meurtrière, deux mille Anglais couvrirent la plaine de leurs corps. La Pucelle pleurait à l’aspect de tous ces morts ; elle pleura encore plus en voyant la brutalité du soldat, et comme il traitait les prisonniers qui ne pouvaient se racheter ; l’un d’eux fut frappé si rudement à la tête, qu’il tomba expirant ; la Pucelle n’y tint pas, elle s’élança de cheval, souleva la tête du pauvre homme, lui fit venir un prêtre, le consola, l’aida à mourir[79].

Après cette bataille de Patay (28 ou 29 juin), le moment était venu, ou jamais, de risquer l’expédition de Reims. Les politiques voulaient qu’on restât encore sur la Loire, qu’on s’assurât de Cosne et de La Charité. Ils eurent beau dire cette fois ; les voix timides ne pouvaient plus être écoutées. Chaque jour affluaient des gens de toutes les provinces qui venaient au bruit des miracles de la Pucelle, ne croyaient qu’en elle et, comme elle, avaient hâte de mener le roi à Reims. C’était un irrésistible élan de pèlerinage et de croisade. L’indolent jeune roi lui-même finit par se laisser soulever à cette vague populaire, à cette grande marée qui montait et poussait au nord. Roi, courtisans, politiques, enthousiastes, tous ensemble, de gré ou de force, les fols, les sages, ils partirent. Au départ, ils étaient douze mille ; mais le long de la route, la masse allait grossissant ; d’autres venaient, et toujours d’autres ; ceux qui n’avaient pas d’armure suivaient la sainte expédition en simples jacques, tout gentilshommes qu’ils pouvaient être, comme archers, comme coutilliers.

L’armée partit de Gien le 28 juin, passa devant Auxerre, sans essayer d’y entrer ; cette ville était entre les mains du duc de Bourgogne, que l’on ménageait. Troyes avait une garnison mêlée de Bourguignons et d’Anglais ; à la première apparition de l’armée royale, ils osèrent faire une sortie. Il y avait peu d’apparence de forcer une grande ville, si bien gardée, et cela sans artillerie. Mais comment s’arrêter à en faire le siège ? Comment, d’autre part, avancer en laissant une telle place derrière soi ? l’armée souffrait déjà de la faim. Ne valait-il pas mieux s’en retourner ? Les politiques triomphaient.

Il n’y eut qu’un vieux conseiller armagnac, le président Maçon, qui fût d’avis contraire, qui comprît que dans une telle entreprise la sagesse était du côté de l’enthousiasme, que dans une croisade populaire il ne fallait pas raisonner. « Quand le roi a entrepris ce voyage, dit-il, il ne l’a pas fait pour la grande puissance de gens d’armes, ni pour le grand argent qu’il eût, ni parce que le voyage lui semblait possible ; il l’a entrepris parce que Jeanne lui disait d’aller en avant et de se faire couronner à Reims, qu’il y trouverait peu de résistance, tel étant le bon plaisir de Dieu. »

La Pucelle, venant alors frapper à la porte du conseil, assura que dans trois jours on pourrait entrer dans la ville. « Nous en attendrions bien six, dit le chancelier, si nous étions sûrs que vous dites vrai. » — « Six ? vous y entrerez demain[80] ! »

Elle prend son étendard ; tout le monde la suit aux fossés ; elle y jette tout ce qu’on trouve, fagots, portes, tables, solives. Et cela allait si vite que les gens de la ville crurent qu’en un moment il n’y aurait plus de fossés. Les Anglais commencèrent à s’éblouir, comme à Orléans ; ils croyaient voir une nuée de papillons blancs qui voltigeaient autour du magique étendard. Les bourgeois, de leur côté, avaient grand’peur, se souvenant que c’était à Troyes que s’était conclu le traité qui déshéritait Charles VII ; ils craignaient qu’on ne fît un exemple de leur ville ; ils se réfugiaient déjà aux églises ; ils criaient qu’il fallait se rendre. Les gens de guerre ne demandaient pas mieux. Ils parlementèrent et obtinrent de s’en aller avec tout ce qu’ils avaient.

Ce qu’ils avaient, c’était surtout des prisonniers, des Français. Les conseillers de Charles VII qui dressèrent la capitulation n’avaient rien stipulé pour ces malheureux. La Pucelle y songea seule. Quand les Anglais sortirent avec leurs prisonniers garrottés, elle se mit aux portes, et s’écria : « Ô mon Dieu ! ils ne les emmèneront pas ! » Elle les retint en effet, et le roi paya leur rançon.

Maître de Troyes le 9 juillet, il fit le 15 son entrée à Reims, et le 17 (dimanche) il fut sacré. Le matin même, la Pucelle mettant, selon le précepte de l’Évangile, la réconciliation avant le sacrifice, dicta une belle lettre pour le duc de Bourgogne ; sans rien rappeler, sans irriter, sans humilier personne, elle lui disait avec beaucoup de tact et de noblesse : « Pardonnez l’un à l’autre de bon cœur, comme doivent faire loyaux chrétiens. »

Charles VII fut oint par l’archevêque de l’huile de la Sainte Ampoule qu’on apporta de Saint-Remy. Il fut, conformément au rituel antique[81], soulevé sur son siège par les pairs ecclésiastiques, servi des pairs laïques et au sacre et au repas. Puis il alla à Saint-Marcou toucher les écrouelles. Toutes les cérémonies furent accomplies sans qu’il y manquât rien. Il se trouva le vrai roi, et le seul, dans les croyances du temps. Les Anglais pouvaient désormais faire sacrer Henri ; ce nouveau sacre ne pouvait être, dans la pensée des peuples, qu’une parodie de l’autre.

Au moment où le roi fut sacré, la Pucelle se jeta à genoux, lui embrassant les jambes et pleurant à chaudes larmes. Tout le monde pleurait aussi.

On assure qu’elle lui dit : « Ô gentil roi, maintenant est fait le plaisir de Dieu, qui vouloit que je fisse lever le siège d’Orléans et que je vous amenasse en votre cité de Reims recevoir votre saint sacre, montrant que vous êtes vrai roi et qu’à vous doit appartenir le royaume de France. »

La Pucelle avait raison ; elle avait fait et fini ce qu’elle avait à faire. Aussi, dans la joie même de cette triomphante solennité, elle eut l’idée, le pressentiment peut-être de sa fin prochaine. Lorsqu’elle entrait à Reims avec le roi et que tout le peuple venait au-devant en chantant des hymnes : « Ô le bon et dévot peuple ! dit-elle… Si je dois mourir, je serais bien heureuse que l’on m’enterrât ici ! — Jehanne, lui dit l’archevêque, où croyez-vous donc mourir ? — Je n’en sais rien, où il plaira à Dieu… Je voudrais bien qu’il lui plût que je m’en allasse garder les moutons avec ma sœur et mes frères… Ils seraient si joyeux de me revoir !… J’ai fait du moins ce que Notre-Seigneur m’avait commandé de faire. » Et elle rendit grâces en levant les yeux au ciel. Tous ceux qui la virent en ce moment, dit la vieille chronique, « crurent mieux que jamais que c’estoit chose venue de la part de Dieu[82] ».

  1. Les exemples seraient innombrables. Citons seulement les dames de Lalaing (1452-1581). La seconde défendit Tournai contre le plus grand capitaine du seizième siècle, le prince de Parme. (Reiffenberg.)
  2. Voy. tome II.
  3. « Et armoient les femmes, ainsi que diables, pleines de toutes cruautés, et en furent trouvées plusieurs mortes et occises aux rencontres. » (Monstrelet.)
  4. App. 19.
  5. Histoire au vray du siège.
  6. Il y a encore un Dom-Remy, mais plus loin de la Meuse.
  7. La Pucelle étant née dans un ancien fief de Saint-Remy, on comprend mieux pourquoi l’idée de Reims, l’idée du sacre domina toute sa mission. Elle n’appela Charles VII que dauphin, jusqu’à ce qu’il fût sacré. App. 20.
  8. C’est l’orthographe que suit Jean Hordal, descendant d’un frère de la Pucelle (Hordal, Johannæ Darc Historia, 1612, in-4o.) Dès lors on ne peut guère tirer ce nom du village d’Arc.
  9. De Montier-en-Der.
  10. Charles V l’unit inséparablement à la couronne en 1365. « On voit encore en Champagne, près de Vaucouleurs, de grosses pierres que l’empereur Albert et Philippe-le-Bel firent planter pour servir de bornes à leurs empires. » (Vosgien, chanoine de Vaucouleurs.)
  11. App. 21.
  12. Le nom de Romée était souvent pris au moyen âge par ceux qui avaient fait le pèlerinage de Rome.
  13. Ce prénom est celui d’un grand nombre d’hommes célèbres du moyen âge : Jean de Parme (auteur supposé de l’Évangile éternel), Jean Fidenza (saint Bonaventure), Jean Gerson, Jean Petit, Jean d’Occam, Jean Huss, Jean Calvin, etc. Il semble annoncer dans les familles qui le donnaient à leurs enfants une sorte de tendance mystique. App. 22.
  14. « Interrogée se elle avoit apprins aucun art ou mestier, dist : que oui, et que sa mère lui avoit apprins à cousdre, et qu’elle ne cuidoit point qu’il y eust femme dans Rouen qui lui en sceust apprendre aucune chose. Ne alloit point aux champs garder les brebis ne austres bestes… — Depuis qu’elle a esté grande et qu’elle a eu son entendement, ne les gardoit pas… ; mais de son jeune âge, se elle les gardoit ou non, n’en a pas la mémoire. » (Procès, interrog. des 22 et 24 février 1431.) Le témoignage de Jeanne me paraît devoir être préféré à celui des témoins du second procès, qui d’ailleurs parlent si longtemps après.
  15. « Que autre personne que sa dite mère ne lui apprint sa créance. » (Ibid.)
  16. « Stetit et jacuit amorose in domo patris sui. » (Déposition d’Haumette.)
  17. « A ouy dire à plusieurs femmes que la ditte Pucelle… onques n’avoit eu… » (Déposition de son vieil écuyer, Jean Daulon.)
  18. « Que on voit de l’huys de son père. » (Procès, interrog. du 24 février 1431.)
  19. Ibid.
  20. « Propter eorum peccata. » (Déposition de Béatrix.)
  21. Sainte Marguerite voit apparaître le diable sous la forme d’un dragon ; elle le met en fuite par un signe de croix. Elle s’échappe de la maison de son mari, en habit d’homme : « Tonsis crinibus, in virili habitu. » (Legenda aurea Sanctorum.)
  22. Cette Pucelle devait venir du bois chenu ; or il se trouvait un bois appelé ainsi à la porte même du village de Jeanne Darc. App. 23.
  23. Procès, interrog. du 22 février.
  24. Ibid.
  25. Procès, interrogatoire du 15 mars.
  26. Ibid., 27 février.
  27. « Sæpe habebat verecundiam, etc. » (Déposition de Haumette.)
  28. Elle avait une sorte de passion pour le son des cloches : « Promiserat dare lanas… ut diligentiam haberet pulsandi. » (Déposition de Périn.)
  29. Journal du Bourgeois.
  30. Procès, interrog. du 12 mars.
  31. « Daret ci alapas. » (Notices des mss.)
  32. « Nescivit recessum… Multum flevit… » (Déposition d’Haumette.)
  33. « Pauperibus vestibus rubeis. » (Déposition de Jean de Metz.)
  34. Procès, interrog. du 12 mars.
  35. « Apportaverat stolam… adjuraverat. » (Dépos. de Catherine, femme du charron.)
  36. Je croirais volontiers que le capitaine Baudricourt consulta le roi, et que sa belle-mère, la reine Yolande d’Anjou, s’entendit avec le duc de Lorraine sur le parti qu’on pouvait tirer de cette fille. Elle fut encouragée au départ par le duc, et à son arrivée accueillie par la reine Yolande, comme on le verra. App. 24.
  37. « Equum pretii XVI francorum. » (Déposition de Jean de Metz.)
  38. « Sui fratres de paradiso. » (Déposition de Jean de Metz.)
  39. « Ibidem. (Déposition de frère Séguin.)
  40. Elle déclara en février 1431, « qu’elle avait dix-neuf ans ou environ ». App. 25.
  41. « Mammas, quæ pulchræ eran. »
  42. « Paupercula bergereta… » (Déposition de Gaucourt, grand maître de la maison du roi.)
  43. Quinzième témoin. (Notices.) Selon un récit moins ancien, mais très vraisemblable, elle lui rappela une chose qu’il savait seul, qu’un matin dans son oratoire il avait demandé à Dieu la grâce de recouvrer son royaume, s’il était l’héritier légitime, sinon celle de ne point périr ni de tomber en captivité ; mais de pouvoir se réfugier en Espagne ou en Écosse. — Il semble résulter des réponses, du reste fort obscures, de la Pucelle à ses juges, que cette cour astucieuse abusa de sa simplicité, et que pour la confirmer dans ses visions on fit jouer devant elle une sorte de Mystère où un ange apportait la couronne. App. 26.
  44. Notices.
  45. « Magno modo. » (Déposition de frère Séguin.)
  46. « Plouroient à chaudes larmes. » (Chronique de la Pucelle.)
  47. Déposition du témoin oculaire Versailles.
  48. Cette lettre et les autres que la Pucelle a dictées sont certainement authentiques. Elles ont un caractère héroïque que personne n’eût pu feindre, une vivacité toute française, à la Henri IV, mais deux choses de plus : naïveté, sainteté. App. 27.
  49. App. 28.
  50. « Et fit la dite Pucelle très-bonne chère à mon frère et à moy, armée de toutes pièces, sauve la teste, et la lance en la main. Et après que nous feusmes descendus à Selles, j’allay à son logis la voir, et fit venir le vin, et me dit qu’elle m’en feroit bien tost boire à Paris, et semble chose toute divine de son fait, et de la voir, et de l’oïr… Et la veis monter à cheval armée toute en blanc, sauf la teste, une petite hache en sa main, sur un grand coursier noir… et lors se tourna vers l’huis de l’église, qui estoit bien prochain, et dist en assez voix de femme : — Vous les prêtres et gens d’église, faites processions et prières à Dieu. Et lors se retourna à son chemin en disant : Tirez avant ! tirez avant ! son estendart ployé, que portoit un gracieux paige, et avoit sa hache petite en la main. » (Lettre de Gui de Laval à ses mère et aïeule.)
  51. « Nolebat uti ense suo, nec volebat quemquam interficere. » (Déposition de frère Séguin.)
  52. App. 29.
  53. Voir plus bas l’épouvantable Procès.
  54. « Sur quoy le chapelain lui donna absolution telle quelle, et lors La Hire fit sa prière à Dieu, en disant en son gascon… » (Mémoires concernant la Pucelle.)
  55. Déposition de Dunois : « Jeanne ordonna que tous se confessâssent… et leur fict oster leurs fillettes. » (Mémoires concernant la Pucelle.)
  56. « Vous, duc de Bedford, la Pucelle vous prie et vous requiert que vous ne vous faictes mie destruire. Se vous lui faictes raison, encore pourrez-vous venir en sa compagnie, l’où que les Franchois feront le plus bel fait que oncques fut fait pour la Xhrestpienté. » (Lettre de la Pucelle.)
  57. Multum læsa, quia decubuit cum armis. » (Dépos. de Louis de Contes, page de la Pucelle.)
  58. Déposition de Dunois.
  59. Elle semblait tout au moins un ange, une créature étrangère à tous les besoins physiques. Elle restait parfois tout un jour à cheval, sans descendre, sans manger ni boire, sauf le soir un peu de pain et de vin mêlé d’eau.
  60. Les injures des Anglais lui étaient fort sensibles. S’entendant appeler « la putain des Armignats », elle pleura à chaudes larmes et prit Dieu à témoin ; puis se sentant consolée, elle dit : « J’ai eu nouvelles de mon Seigneur. »
  61. « Après laquelle couroit le peuple à très grand’foulle, prenant moult grand plaisir à la veoir et estre entour d’elle. Et quand elle eust veu et regardé à son plaisir les fortifications des Anglois… » (L’Histoire et Discours au vray du siège.)
  62. Déposition de Compaing, chanoine d’Orléans.
  63. Déposition du frère Pasquerel, confesseur de la Pucelle.
  64. Déposition de Daulon, écuyer de la Pucelle.
  65. « Que mes cheveux ne me levassent en sus. » (Déposition du même.)
  66. Déposition de Louis Contes, page de la Pucelle.
  67. Déposition de frère Pasquerel, son confesseur.
  68. « Vos fuistis in vestro consilio, et ego in meo. » (Déposition du confesseur de la Pucelle.)
  69. Déposition de Colette, femme du trésorier Milet, chez lequel elle logeait.
  70. « Sembloit… qu’ils cuidassent estre immortels. » (L’Histoire et Discours au vray du siège.)
  71. « Timuit, flevit… Apposuerunt oleum olivarum cum lardo. » (Notices des mss.)
  72. C’est ce qu’ils dirent le soir même, quand ils furent amenés à Orléans.
  73. App. 30.
  74. « Clamando et dicendo : « Classidas, Classidas, ren ty, ren ty Regi cœlorum ! Tu me vocasti putain. Ego habeo magnam pietatem de tua anima, et tuorum… » … Incepit flere fortiter pro anima ipsius et aliorum submersorum. » (Notices des mss.)
  75. Le siège avait duré sept mois, du 12 octobre 1428 au 8 mai 1429. Dix jours suffirent à la Pucelle pour délivrer la ville ; elle y était entrée le 29 avril au soir. Le jour de la délivrance resta une fête pour Orléans ; cette fête commençait par l’éloge de Jeanne Darc, une procession parcourait la ville, et au milieu marchait un jeune garçon qui représentait la Pucelle. App. 31.
  76. Voy. la déposition du duc d’Alençon. Le duc voulant différer l’assaut, la Pucelle lui dit : « Ah ! gentil duc, as-tu peur ? ne sais-tu pas que j’ai promis à ta femme de te ramener sain et sauf ? » (Notices des mss.)
  77. App. 32.
  78. Falstoff s’enfuit, comme les autres, et fut dégradé de l’ordre de la Jarretière. Il était grand maître d’hôtel de Bedford. Sa dégradation, dont il fut au reste bientôt relevé, fut probablement un coup porté à Bedford. App. 33.
  79. « Tenendo eum in caput et consolando. » (Déposition de son page, Louis de Contes.)
  80. Déposition de Simon Charles.
  81. App. 34.
  82. Chronique de la Pucelle. Notices des mss., déposition de Dunois.