Histoire de Gil Blas de Santillane/IV/9

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Garnier (tome 1p. 312-316).
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Livre IV


CHAPITRE IX

Par quel incident Gil Blas sortit de chez la marquise de Chaves, et ce qu’il devint.


Il y avait déjà six mois que je demeurais chez la marquise de Chaves, et j’étais fort content de ma condition. Mais la destinée que j’avais à remplir ne me permit pas de faire un plus long séjour dans la maison de cette dame, ni même à Madrid. Voici l’aventure m’obligea de m’en éloigner.

Parmi les femmes de ma maîtresse, il y en avait une qu’on appelait Porcie. Outre qu’elle était jeune et belle, je la trouvai d’un si bon caractère, que je m’y attachai sans savoir qu’il me faudrait disputer son cœur. Le secrétaire de la marquise, homme fier et jaloux, était épris de ma belle. Il ne s’aperçut pas plus tôt de mon amour, que, sans chercher à s’éclaircir de quel œil Porcie me voyait, il résolut de me faire tirer l’épée. Pour cet effet, il me donna rendez-vous un matin dans un endroit écarté. Comme c’était un petit homme qui m’arrivait à peine aux épaules, et qui me paraissait très faible, je ne le crus pas un rival fort dangereux. Je me rendis avec confiance au lieu où il m’avait appelé. Je comptais bien de remporter une victoire aisée, et de m’en faire un mérite auprès de Porcie ; mais l’événement ne répondit point à mon attente. Le petit secrétaire, qui avait deux ou trois ans de salle, me désarma comme un enfant, et, me présentant la pointe de son épée : Prépare-toi, me dit-il, à recevoir le coup de la mort, ou bien donne-moi ta parole d’honneur que tu sortiras aujourd’hui de chez la marquise de Chaves, et que tu ne penseras plus à Porcie. Je lui fis volontiers cette promesse, et je la tins sans répugnance. Je me faisais une peine de paraître devant les domestiques de notre hôtel après avoir été vaincu, et surtout devant la belle Hélène qui avait fait le sujet de notre combat. Je ne retournai au logis que pour y prendre tout ce que j’avais de nippes et d’argent, et, dès le même jour, je marchai vers Tolède, la bourse assez bien garnie, et le dos chargé d’un paquet composé de toutes mes hardes. Quoique je ne me fusse point engagé à quitter le séjour de Madrid, je jugeai à propos de m’en écarter, du moins pour quelques années. Je formai la résolution de parcourir l’Espagne et de m’arrêter de ville en ville. L’argent que j’ai, disais-je, me mènera loin : je ne le dépenserai pas indiscrètement ; et, quand je n’en aurai plus, je me mettrai à servir. Un garçon fait comme je suis trouvera des conditions de reste, quand il lui plaira d’en chercher ; je n’aurai qu’à choisir.

J’avais particulièrement envie de voir Tolède ; j’y arrivai au bout de trois jours. J’allai loger dans une bonne hôtellerie, où je passai pour un cavalier d’importance, à la faveur de mon habit d’homme à bonnes fortunes, dont je ne manquai pas de me parer ; et, par des airs de petit-maître que j’affectai de me donner, il dépendit de moi de lier commerce avec de jolies femmes qui demeuraient dans mon voisinage : mais, ayant appris qu’il fallait débuter chez elles par une grande dépense, cela brida mes désirs, et me sentant toujours du goût pour les voyages, après avoir vu tout ce qu’on voit de curieux à Tolède, j’en partis un jour au lever de l’aurore, et pris le chemin de Cuença, dans le dessein d’aller en Aragon. J’entrai la seconde journée dans une hôtellerie que je trouvai sur la route ; et, dans le temps que je commençais à m’y rafraîchir, il survint une troupe d’archers de la sainte Hermandad. Ces messieurs demandèrent du vin, se mirent à boire, et j’entendis qu’en buvant ils faisaient le portrait d’un jeune homme qu’ils avaient ordre d’arrêter. Le cavalier, disait l’un d’entre eux, n’a pas plus de vingt-trois ans ; il a de longs cheveux noirs, une belle taille, le nez aquilin, et il est monté sur un cheval bai brun.

Je les écoutai sans paraître faire quelque attention à ce qu’ils disaient, et véritablement je ne m’en souciais guère. Je les laissai dans l’hôtellerie, et continuai mon chemin. Je n’eus pas fait un demi-quart de lieue, que je rencontrai un jeune cavalier fort bien fait, et monté sur un cheval châtain. Par ma foi, dis-je en moi-même, voici l’homme que les archers cherchent, ou je suis bien trompé. Il a une longue chevelure noire et le nez aquilin ; c’est assurément lui qu’on veut pincer. Il faut que je lui rende un bon office. Seigneur, lui dis-je, permettez-moi de vous demander si vous n’avez point sur les bras quelque affaire d’honneur. Le jeune homme, sans me répondre, jeta les yeux sur moi, et parut surpris de ma question. Je l’assurai que ce n’était point par curiosité que je venais de lui adresser ces paroles. Il en fut bien persuadé quand je lui eus rapporté tout ce que j’avais entendu dans l’hôtellerie. Généreux inconnu, me dit-il, je ne vous dissimulerai point que j’ai sujet de croire qu’effectivement c’est à moi que ces archers en veulent ; ainsi je vais suivre une autre route pour les éviter. Je suis d’avis, lui répliquai-je, que nous cherchions un endroit où vous soyez sûrement, et où nous puissions nous mettre à couvert d’un orage que je vois dans l’air, et qui va bientôt tomber. En même temps, nous découvrîmes et gagnâmes une allée d’arbres assez touffus, qui nous conduisit au pied d’une montagne, où nous trouvâmes un ermitage.

C’était une grande et profonde grotte que le temps avait percée dans la montagne ; et la main des hommes y avait ajouté un avant-corps de logis bâti de rocailles et de coquillages, et tout couvert de gazon. Les environs étaient parsemés de mille sortes de fleurs qui parfumaient l’air ; et l’on voyait auprès de la grotte une petite ouverture dans la montagne, par où sortait avec bruit une source d’eau qui courait se répandre dans une prairie. Il y avait à l’entrée de cette maison solitaire un bon ermite qui paraissait accablé de vieillesse. Il s’appuyait d’une main sur un bâton, et de l’autre il tenait un rosaire à gros grains, de vingt dizaines pour le moins. Il avait la tête enfoncée dans un bonnet de laine brune à longues oreilles, et sa barbe, plus blanche que la neige, lui descendait jusqu’à la ceinture. Nous nous approchâmes de lui. Mon père, lui dis-je, voulez-vous bien que nous vous demandions un asile contre l’orage qui nous menace ? Venez, mes enfants, répondit l’anachorète après m’avoir regardé avec attention ; cet ermitage vous est ouvert, et vous y pourrez demeurer tant qu’il vous plaira. Pour votre cheval, ajouta-t-il en nous montrant l’avant-corps de logis, il sera fort bien là. Le cavalier qui m’accompagnait y fit entrer son cheval, et nous suivîmes le vieillard dans la grotte.

Nous n’y fûmes pas plus tôt, qu’il tomba une grosse pluie, entremêlée d’éclairs et de coups de tonnerre épouvantables. L’ermite se mit à genoux, devant une image de saint Pacôme qui était collée contre le mur, et nous en fîmes autant à son exemple. Cependant le tonnerre cessa. Nous nous levâmes ; mais comme la pluie continuait, et que la nuit n’était pas fort éloignée, le vieillard nous dit : Mes enfants, je ne vous conseille pas de vous remettre en chemin par ce temps-là, à moins que vous n’ayez des affaires bien pressantes. Nous répondîmes, le jeune homme et moi, que nous n’en avions point qui nous défendissent de nous arrêter, et que, si nous n’appréhendions pas de l’incommoder, nous le prierions de nous laisser passer la nuit dans son ermitage. Vous ne m’incommoderez point, répliqua l’ermite. C’est vous seuls qu’il faut plaindre. Vous serez fort mal couchés, et je n’ai à vous offrir qu’un repas d’anachorète.

Après avoir ainsi parlé, le saint homme nous fit asseoir à une petite table, et nous présentant quelques ciboules, avec un morceau de pain et une cruche d’eau : Mes enfants, reprit-il, vous voyez mes repas ordinaires : mais je veux aujourd’hui faire un excès pour l’amour de vous. À ces mots, il alla prendre un peu de fromage et deux poignées de noisettes qu’il étala sur la table. Le jeune homme, qui n’avait pas grand appétit, ne fit guère d’honneur à ces mets. Je m’aperçois, lui dit l’ermite, que vous êtes accoutumés à de meilleures tables que la mienne, ou plutôt que la sensualité a corrompu votre goût naturel. J’ai été comme vous dans le monde. Les viandes les plus délicates, les ragoûts les plus exquis n’étaient pas trop bons pour moi ; mais depuis que je vis dans la solitude, j’ai rendu à mon goût toute sa pureté. Je n’aime présentement que les racines, les fruits, le lait, en un mot, que ce qui faisait toute la nourriture de nos premiers pères.

Tandis qu’il parlait de la sorte, le jeune homme tomba dans une profonde rêverie. L’ermite s’en aperçut. Mon fils, lui dit-il, vous avez l’esprit embarrassé. Ne puis-je savoir ce qui vous occupe ? Ouvrez-moi votre cœur. Ce n’est point par curiosité que je vous en presse, c’est la seule charité qui m’anime, Je suis dans un âge à donner des conseils, et vous êtes peut-être dans une situation à en avoir besoin. Oui, mon père, répondit le cavalier en soupirant, j’en ai besoin sans doute, et je veux suivre les vôtres, puisque vous avez la bonté de me les offrir. Je crois que je ne risque rien à me découvrir à un homme tel que vous. Non, mon fils, dit le vieillard, vous n’avez rien à craindre ; on peut me faire toute sorte de confidences. Alors le cavalier lui parla dans ces termes.