Histoire de dix ans/Tome 1/Texte entier

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Pagnerre (Vol 1p. i-508).


RÉVOLUTION FRANÇAISE.


HISTOIRE DE DIX ANS.


1830 — 1840


I.



TROYES. — IMPRIMERIE DE CARDON.
RÉVOLUTION FRANÇAISE.

HISTOIRE
DE DIX ANS.
1830—1840.
PAR M. LOUIS BLANC.
TOME I.
DEUXIÈME ÉDITION.
PARIS.
PAGNERRE, ÉDITEUR,
RUE DE SEINE, 14 BIS.

1842.


TABLE DES MATIÈRES.


Séparateur


Introduction 
 Page 1
Première partie. — Ce qui a entraîné la chute de Napoléon. Contradictions de sa politique. Homme d’épée, il mécontente la bourgeoisie, ardente à la paix. — Ressources militaires de Paris en 1814 ; — possibilité de le défendre. — Paris n’est pas pris, il est livré ; pourquoi ; par qui. — Sérénité de Napoléon en apprenant le soulèvement de la France industrielle contre lui. — Trouble des vainqueurs ; mélancolie d’Alexandre au sein de son triomphe. — Détails nouveaux sur l’entrée des alliés dans Paris. — Les Bourbons ramenés par M. de Vitrolles. Rôle subalterne et bas joué par M. de Talleyrand dans cette circonstance. — Il commence par vouloir la régence de Marie-Louise ; comment il passe aux Bourbons. — Scène d’écoliers en vacance sur la place Louis XV. Quelle est la part du hasard dans les révolutions. Fatalité philosophique et historique de la chute de l’empire. — Napoléon à Fontainebleau. — La vérité sur la défection imputée au duc de Raguse. Scène du pont d’Essonne. Le mouvement sur Versailles ordonné contrairement aux injonctions de Marmont. Il assume la responsabilité de la trahison pour en recueillir les bénéfices. Napoléon abandonné par ses généraux ; pourquoi. — Son attitude au milieu des débris de sa fortune. — Drame nocturne. — Premières fautes de Louis XVIII. — Aventure du 20 mars. — La bourgeoisie, un moment stupéfaite, se remet à l’œuvre, s’impose à Napoléon d’abord, le renverse ensuite. — Mot profond du duc de Wellington sur le drapeau tricolore et sur Fouché. — Le nom du duc d’Orléans jeté dans le congrès de Vienne. — Nécessité, pour Louis XVIII, d’associer à son destin le régicide Fouché. — Scandale de la seconde entrée des alliés. Par quelles hontes s’ouvre en France l’ère des intérêts matériels. — Singularité des résultats financiers produits par l’invasion.
Deuxième partie.. — Les Bourbons convenaient à la bourgeoisie. — Monarchie en sous-ordre ; sa nécessité eu égard aux intérêts dominants. — Mais la restauration devait fatalement périr par la lutte du principe monarchique et du principe électif. — Puissance du principe électif prouvée par la chute du ministère de Talleyrand. — Véritables causes de l’élévation de M. Decazes. — Violentes attaques dirigées contre la royauté par la chambre royaliste de 1815. — La révolution de 1830 contenue en germe dans l’ordonnance du 5 septembre. — Royalistes et libéraux ; mensonge de ces dénominations. La lutte s’engage entre le parti féodal et le parti bourgeois. Le pouvoir parlementaire et le pouvoir royal : armes dont les deux partis se servent alternativement pour se combattre. Explication, par cet aperçu, de tous les mouvements politiques de la restauration. — Le ministère bourgeois de M. Dessolles renversé par les même causes que le ministère féodal de M. de Richelieu. — Ministère Decazes. Ce n’est pas en réalité l’assassinat du duc de Berri qui le renverse. — Histoire détaillée de la charbonnerie. Conspirations de Béfort, de Saumur, de La Rochelle. — Rôle des meneurs du parti bourgeois dans la charbonnerie. — Influence de la charbonnerie sur le caractère de la lutte engagée entre le principe monarchique et le principe électif. — L’expédition d’Espagne n’est qu’une victoire de la chambre sur la royauté. — Louis XVIII mourant dans son fauteuil. Aspect de son règne. — Charles X plus gentilhomme que roi. — Accord momentané du principe monarchique et du principe électif. — La congrégation et les Jésuites, appuis nécessaires du trône. Les funérailles du général Foy, contre-partie des pompes du sacre. — Progrès des mœurs bourgeoises dans la société ; l’industrialisme dans la noblesse. — Le ministère Villèle meurt, comme les précédents, par la lutte des deux principes. — Derniers épisodes de cette lutte trouble de la rue Saint-Denis ; dissolution de la garde nationale. — Le 2 mars 1830. — La restauration jugée dans son ensemble. — Philosophie des révolutions.


Chapitre Ier 
 147
Ministère Polignac. — Politique extérieure de la Restauration à cette époque. — La Russie à Constantinople, et la France sur le Rhin. — Origine de l’expédition d’Alger. — Propositions faites au nom de Méhémet-Ali. — Situation intérieure de la monarchie. — Adresse des 221. — Prorogation des chambres. — Portrait de Charles X. — Menaces de l’Angleterre. — Attitude du cabinet des Tuileries. — Tentative de lord Stuard de Rothsay auprès de MM. de Polignac et d’Haussez. — Préparatifs de l’expédition d’Alger : difficultés suscitées par la bourgeoisie ; vive opposition des amiraux. — Brevet de l’amiral Roussin déchiré ; hésitations de l’amiral Duperré. — Départ de la flotte ; intrigues de l’Angleterre. — Dissolution de la chambre des députés. — Agitations. — Caractère de l’opposition libérale : le roi et la loi. — Charles X chez le duc d’Orléans. — Effet produit par la conquête d’Alger. — Le ministre de la marine veut traduire l’amiral Duperré devant un conseil de guerre. — Vues de la Restauration sur Alger. — Allures démagogiques de la royauté attaques dirigées par des libéraux contre le peuple. — Situation de la bourgeoisie : elle redoute une révolution. — Dispositions de ses chefs. Portrait de M. Laffite. — Indifférence politique du peuple. — Division des royalistes en deux partis les hommes de l’Empire et les émigrés. — Influence du clergé. — Charles X se décide à un coup d’état. — Appréhensions du corps diplomatique. — Les hommes de bourse et M. de Talleyrand. — Discussion secrète des ordonnances : opinions des divers ministres. — Confidence à Casimir Périer. — Signature des ordonnances.


Chapitre II 
 189
26 juillet. — Publication des ordonnances. — Le peuple s’en préoccupe peu. — Stupeur de la bourgeoisie. — Consultation d’avocats. — Sensation produite à la bourse par les ordonnances ; douleur des joueurs à la hausse. — Agitation à l’Institut ; désespoir de Marmont. — Conciliabule tenu par les journalistes : ils protestent au nom de la loi. — Incertitude et frayeur des députés ; attitude de Casimir Périer ; son portrait. — L’esprit de résistance s’étend ; l’autorité judiciaire engagée dans la lutte. — La bourgeoisie poussée peu-à-peu à l’insurrection par les plus audacieux ou les plus compromis. — Ébranlement communiqué au peuple.


Chapitre III 
 201
27 juillet. — La bourgeoisie soulève le peuple. — La révolution commence par les ouvriers imprimeurs renvoyés de leurs ateliers. — Causes réelles de la colère du peuple. — Confiance du premier ministre. — Joie des royalistes exagérés. — Exemple de résistance légale. Nouvelle réunion de députés : vains discours ; des jeunes gens chargés par des gendarmes, sous les fenêtres de M. Casimir Périer. — Bourgeois et prolétaires confondus dans l’émeute ; surprise, hésitation des soldats. — Le Palais-Royal, point de départ de l’insurrection, comme en 89. — Les élèves de l’École polytechnique se préparent au combat. — Un drapeau tricolore déployé. — Aspect sinistre de la ville de Paris dans la soirée du 27. — Les meneurs de la bourgeoisie s’étonnent et s’effraient de l’importance du mouvement imprimé par eux-mêmes. — Réunion d’électeurs. — Les bonapartistes concertent. — Parmi les hommes de la bourgeoisie, plusieurs ne songent qu’à faire capituler Charles X ; et de ce nombre, Casimir Périer ; ovation que lui font des hommes du peuple qui le croient révolutionnaire. — Élèves de l’École polytechnique allant frapper à la porte de M. Laffitte. — Distribution de cartouches à Saint-Denis ; le 6e régiment de la garde marche sur la capitale.


Chapitre IV 
 215
28 juillet. — L’insurrection devenue populaire par le déploiement du drapeau tricolore. — On donne au peuple un cri de guerre qui n’est pas le sien. — Des gardes nationaux s’arment pour le maintien de l’ordre. — Députation envoyée par l’École polytechnique à Lafayette. — Dictature militaire confiée au duc de Raguse ; son plan de défense. — Frayeurs de la haute bourgeoisie, elle ne croit pas au succès. Combats sur la place de Grève ; héroïsme des combattants. — Barricades. — Physionomie particulière de l’insurrection dans les quartiers riches. — Passage des troupes sur les boulevards ; engagements partiels. — Les hommes du peuple qui crient vive la Charte se battent ; ceux qui crient du travail ou du pain ne se battent pas. — Combats dans la rue Saint-Antoine. — Paris devenu un vaste champ de bataille. Scènes diverses ; magnanimité du peuple ; hésitation des soldats ; intrépidité des enfants et des femmes. — Caractère merveilleux de cette lutte. — Combats dans la rue Saint-Denis. — Les députés se rassemblent ; vains discours ; protestation froide et timide ; députés chargés d’entrer en négociation avec le duc de Raguse. — Démarche de M. Arago auprès du duc de Raguse ; étranges incidents. — Cinq députés se présentent au duc de Raguse ; inutiles tentatives. — Fanatisme du prince de Polignac. — Lettres et messager envoyés à Saint-Cloud. — Confusion universelle à Paris. — Nouvelle réunion de députés ; vains discours. — Confiance extrême de Charles X ; attitude des courtisans. — Le général Vincent propose de conduire le duc de Bordeaux à Paris ; la duchesse de Berri approuve ce projet ; le secret en est éventé. — Nouvelle réunion de députés, aussi stérile que les précédentes. — Apparition de Lafayette ; son entourage. — Occasion offerte à l’audace des hommes nouveaux. — Les troupes, à minuit, évacuent l’Hôtel-de-Ville.


Chapitre V 
 259
29 juillet. — Préparatifs de combat. — Abattement des troupes. — Le général Dubourg à l’Hôtel-de-Ville. — Dépêche de l’ambassadeur de Suéde saisie ; dispositions du corps diplomatique. — Terreurs des dignitaires du royaume : ils désirent une transaction ; départ de MM. de Semouville et d’Argout pour Saint-Cloud. — Le général Vincent à Versailles. — Entrevue de Charles X et de M. de Sémonville. — Combats dans Paris ; prise de la caserne de Babylone. — Invasion du Louvre et des Tuileries ; retraite des troupes ; frayeur de M. de Talleyrand. — Le peuple dans le palais des rois ; son désintéressement ; philosophie de ce désintéressement. — Combat dans la rue de Rohan ; scènes de vengeance ; scènes de générosité. — Tentatives pour tromper le peuple. — Défection de deux régiments. — Panique à l’hôtel Laffitte. — Après la bataille, scènes de fraternité ; combien elles durent ; pourquoi on exalte les vertus du peuple. — Les voleurs fusillés sur place : philosophie de ces exécutions. — Aspect de l’hôtel Laffitte ; un complot dans une révolution. — Paris gouverné par un pouvoir imaginaire. — Côté bouffon de ces prodigieux événements. — Commission municipale. — Lafayette à l’Hôtel-de-Ville. Promenade du général Gérard. — Prévoyance du duc de Choiseul. — Courage mêlé de cruauté. — Les troupes en retraite rencontrée, par le dauphin ; insensibilité de ce prince. — Arrivée des troupes à Saint-Cloud. — Le duc de Mortemart nommé ministre à Saint Cloud. — Négociations entre le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville et les messagers de Charles X. — La signature de Casimir Périer toute puissante. — Démarche de M. d’Argout auprès de M. Laffitte. — Paroles remarquables du général Pajol. — La famille royale à Saint-Cloud. — Générosité de Charles X à l’égard du duc d’Orléans. — Partie de whist. — Étranges scènes qui précèdent la révocation des ordonnances. — M. de Mortemart arrive à Paris. — Nuit du 29.


Chapitre VI 
 321
30 juillet. — Discussion sur le choix d’un roi. — Influence de M. Laffitte. — Rôle du poète Béranger dans la révolution. — Démarche puérile de MM. Thiers et Mignet. — Obstacles à la candidature du duc d’Orléans. — Le duc de Chartres court risque d’être fusillé. — Lutte entre les républicains et les Orléanistes. — Lettre singulière écrite du château de Neuilly. — MM. Thiers et Scheffer à Neuilly. — Noble attitude de la duchesse d’Orléans. — Les offres de M. Thiers acceptées par Mme Adélaïde. — Irrésolution du duc d’Orléans. — Les députes réunis au Palais-Bourbon. — M. de Châteaubriand et les pairs de France. — Déclaration de la chambre. — Réunion républicaine chez Lointier. — Députation envoyée par cette réunion à l’Hôtel-de-Ville. — Étourdissement de Lafayette. — M. de Sussy à l’Hôtel-de-Ville. — Programme des plus hardis révolutionnaires de cette époque. — Ce qui alors pouvait être osé. — Le parti bonapartiste. — Anarchie à Saint-Cloud. — Plan de guerre civile proposé à Charles X. — Le duc de Raguse insulté par le dauphin. — Le triomphe du parti orléaniste compromis par l’absence et les hésitations du duc d’Orléans. — Remarquable exemple de bassesse. — Le duc d’Orléans entre furtivement dans Paris. — Entrevue nocturne du prince avec M. de Mortemart. — Terreur de ta duchesse de Berri à Saint-Cloud : fuite de la famille royale. — Tristesse des soldats.


Chapitre VII 
 363
31 juillet. — La lieutenance générale du royaume offerte au duc d’Orléans ; ses hésitations. — Conseil demandé secrètement à M. de Talleyrand. — Déclaration du duc d’Orléans. — Proclamation de la chambre des députés. — Grande agitation à l’Hôtel-de-Ville. — Menées pour isoler et circonvenir Lafayette. — Républicanisme du duc d’Orléans. — Les députés se rendent au Palais-Royal. — Visite du duc d’Orléans à l’Hôtel-de-Ville. — Aspect de la place de Grève. — Indignation des républicains. — Exclamation remarquable du général Lobau. — Réception que Lafayette fait au duc d’Orléans ; bonhomie de ce prince ; rude interpellation que lui adresse le général Dabourg. — Dernière et décisive épreuve. — Tardives appréhensions de M. Laffitte. — Portrait de Lafayette. — La France livrée sans conditions. — Joie puérile de l’abbé Grégoire. Propositions hardies de Bazar à Lafayette. — Les Orléanistes vainqueurs organisent une émeute contre les républicains. — Quelques républicains conduits chez le duc d’Orléans par M. Thiers. — Étrange dialogue. — Le prince se montre tel qu’il est.


Chapitre VIII 
 389
Ministère provisoire. — M. Laffitte y entraîne M. Dupont (de l’Eure). — Portrait de M. Guizot. — Fuite de Saint-Cloud. — Mécontentement des troupes. — La famille royale quitte Trianon ; elle arrive à Rambouillet. — Séjour de la famille royale à Rambouillet. — Charles X confie au duc d’Orléans les intérêts de son petit-fils. — Anecdote caractéristique. — Sur une lettre affectueuse du duc d’Orléans, Charles X consent à abdiquer et fait abdiquer le dauphin. — Les courtisans se pressent autour du duc d’Orléans. — La commission municipale dissoute. — Visite à l’Hôtel-Dieu. — Le général Latour-Foissac apporte au Palais-Royal l’acte d’abdication : on refuse de l’admettre auprès du duc d’Orléans. — Sensibilité de la duchesse d’Orléans. — Le duc d’Orléans repousse l’idée d’une régence ; commissaires envoyés à Charles X ; scène de famille. — Retour des commissaires ; changement dans les dispositions du duc. — Expédition de Rambouillet ; son but ; sa physionomie ; aveuglement de Lafayette. — Le Palais-Bourbon dans la journée du 3 août. — Dispositions des troupes à Rambouillet. — Le colonel Poque. — Charles X trompé quitte Rambouillet. — Charles X à Maintenon ; il donne ordre à ses troupes de faire leur soumission au lieutenant-général. — Retour de Rambouillet.


Chapitre IX 
 437
Le duc d’Orléans ménage soigneusement la chambre. — Ses prédilections. — Intrigues. — Deux partis dans la bourgeoisie. — Les Orléanistes abusent de leur victoire. — Aveuglement de Lafayette. — Complot avorté. — Les droits de la chambre mis en question. — Prudence du lieutenant-général ; bassesse des courtisans. — Projet de M. Bérard. — Les places envahies ; nuée de solliciteurs ; défections. — La révolution s’étend par toute la France. — Détails sur le mouvement révolutionnaire de Lyon. — Séance du 6 août. — Cris tumultueux. — Constitution refaite en quelques heures. — Entrevue de MM. Arago et Chateaubriand ; discours de ce dernier à la chambre des pairs. — Rôle subalterne de la Pairie. — Séance du 9 août. — Détresse des ouvriers. — On ne fait rien pour l’adoucir. — Protection accordée aux hommes de Bourse.


Chapitre X 
 485
Fuite de Charles X et de sa famille ; départ.


Documents historiques 
 495
Rapport de M. de Chantelauze. — Ordonnance du 25 juillet. — Protestation des journalistes.


HISTOIRE DE DIX ANS.


Je vais écrire l’histoire des affaires de mon temps, tâche délicate et périlleuse !

Avant de prendre la plume, je me suis interrogé sévèrement, et comme je ne trouvais en moi ni affections intéressées, ni haines implacables, j’ai pensé que je pourrais juger les hommes et les choses, sans manquer à la justice et sans trahir la vérité.

La cause des nobles, des riches, des heureux, n’est point la cause que je sers. J’appartiens par mes convictions à un parti qui a commis des fautes, cruellement expiées. Mais je ne suis entré dans ce parti que le lendemain de sa dernière défaite. Je n’ai eu par conséquent ni à partager toutes ses espérances, ni à souffrir personnellement de ses revers. Ainsi ai-je pu préserver également mon cœur du dépit de l’orgueil trompé et du venin qui se cache même dans les ressentiments légitimes.





INTRODUCTION.

COUP-D’ŒIL SUR LA RESTAURATION.


C’est par le souvenir d’une catastrophe que s’ouvrira ce récit. Car telle est l’obscurité qui couvre le principe des choses, qu’à leur commencement se mêle toujours pour nous l’idée de la décadence. Pour entrer dans l’histoire, il nous faut passer à travers des ruines.

À ces trois noms Napoléon, Alexandre, Charles X, quels noms répondent aujourd’hui ? Sainte-Hélène, Tangarock, Holyrood. Lorsqu’Alexandre avait poussé à la chute de Napoléon pour couronner le frère de Charles X, il n’avait donc fait que préparer une chute nouvelle : il était intervenu entre deux grands désastres. Et, pour cela, il avait fallu remuer le monde !

Dans cette succession non interrompue de calamités, qui se nomme l’histoire, que sont tous ces triomphateurs fameux, que sont tous ces fiers distributeurs d’empire ? Le peu qu’ils pèsent se voit mieux encore à leurs prospérités qu’à leurs revers. Le dix-neuvième siècle nous montre un monarque plus malheureux, plus humilié que Charles X. Et ce monarque, c’est l’empereur Alexandre, sans qui Charles X n’aurait jamais régné.

La puissance de cet empereur était grande, assurément, et formidable.

Il avait conduit la paix de capitale en capitale. Il avait gouverné souverainement les congrès et présidé des assemblées de rois. Il lui fut même donné de voir pâlir devant sa fortune celle d’un homme supérieur à César. Eh bien, il semblait qu’il n’eût été élevé si haut que pour mieux donner sa faiblesse en spectacle. Dévoré de mélancolie, il visita de lointains pays sans pouvoir s’éviter, et se mêla, pour étourdir ses vagues douleurs, à toutes les agitations de son temps. À Paris, où l’avait poussé le sort des batailles, on le vit surpris et presque effrayé de la grandeur de son destin, et il reprit la route de ses états, tout plein de la tristesse de ses triomphes. Pourquoi cette tristesse était-elle devenue si poignante sur la fin de sa vie ? Qu’avait-il à s’agenouiller le soir au fond des cimetières ? Quelles pensées le poursuivaient dans les promenades solitaires de Czarskoë-Selo ? La mort tragique de Paul Ier avait-elle laissé dans son esprit troublé quelqu’ineffaçable image ? On le crut. Peut-être ne faisait-il que succomber à ce dégoût de la vie, maladie morale que Dieu envoie aux puissants, pour venger de leurs souffrances physiques les faibles et les petits ! Il était allé déjà depuis quelques temps loin de son pays, qu’il fuyait, lorsqu’un jour, pendant que sa mère priait pour lui dans la cathédrale de Saint-Pétersbourg, on apprit l’arrivée d’un courrier vêtu de noir. Le métropolitain entra dans l’église, portant un Christ couvert d’un crêpe, et on se mit à chanter comme pour les morts. Le fondateur de la sainte-alliance, le pacificateur armé de l’Europe, l’homme par qui avait été terrassé dans Napoléon le double génie de la guerre et de la France, l’empereur Alexandre n’était plus.

Chose bonne à méditer ! Des deux hommes qui, à Tilsitt, s’étaient partagé le monde, l’un est mort loin de son pays, dans une contrée sauvage où il s’était réfugié, lassé des humains, de la nature et de lui-même. L’autre, écrasé sous sa toute-puissance, s’est éteint lentement au milieu des mers. Ils s’ingèrent à disposer des peuples, et ne peuvent jusqu’au bout disposer d’eux-même. Ceci est une religieuse leçon d’égalité.

Au reste, les événements se suivent d’une manière beaucoup plus logique qu’on ne serait tenté de le croire, à voir combien les gouvernements sont instables et les hommes fragiles.

Ainsi, depuis le jour où l’Assemblée constituante avait enregistré les conquêtes de la bourgeoisie en France, que de variations dans la politique ! Que de changements ! Que de secousses ! Que de modifications inattendues violemment introduites dans le pouvoir ! Et pourtant, la bourgeoisie, en 1815, reparaît sur la scène, prête à continuer l’œuvre à peine interrompue de 89.

Dans un livre qui doit se lier à celui que je publie en ce moment, et qui servira à l’expliquer, j’ai dit comment la bourgeoisie s’était développée en France. Je l’ai représentée arrivant à la jouissance de la liberté civile par les communes, à l’indépendance religieuse par le parlement, à la richesse par les jurandes et les maîtrises, à la puissance politique par les états-généraux. C’est à cette dernière phase de son développement que se rapporte la Restauration, pendant laquelle se sont préparés les éléments d’un nouveau règne.

Je me bornerai donc ici à montrer :

1o Que la chute de l’Empire et l’avènement de Louis XVIII étaient dans l’intérêt et ont été le fait de la bourgeoisie ;

2o Que tous les mouvements politiques de la Restauration sont nés des efforts tentés par la bourgeoisie pour asservir la royauté sans la détruire[1].

I.

Dans cette magique histoire de Napoléon et du peuple armé, la bourgeoisie semble s’effacer. Cependant, si on y regarde de près, on verra qu’en fait de commerce, d’industrie, de finances, Napoléon a continué l’œuvre de l’Assemblée Constituante. La tyrannie, cachée dans le principe du laissez faire, il l’a maintenue et favorisée. Le Code, il l’a fait sortir des vieilles coutumes, et des in-folio de Pothier. Il a consacré le principe de la division des propriétés. Il n’a rien fait pour remplacer la commandite du crédit individuel par celle du crédit de l’état. En un mot, il a fortifié tout ce qui sert de base aujourd’hui à la domination bourgeoise.

C’est ce qui l’a perdu.

Car, tandis que son système économique régularisait la domination bourgeoise, il s’essayait dans son système politique à refaire l’aristocratie. Contradiction étrange et funeste ! Que lui manquait-il donc, à cet homme, pour marcher solitairement et sans cortège ? Son génie l’avait doué d’une force immense ; l’ascendant personnel qu’il exerçait tenait du prodige. Ses victoires l’avaient entouré d’un prestige tel que n’en eurent jamais un semblable ni Charlemagne, ni Charles-Quint. Il avait fait de la France un soldat, et s’était fait le Dieu de ce soldat… Ne pouvait-il se passer de chambellans et de pages ? Mais non. Il ne fut pas donné à Napoléon lui-même d’être empereur à sa manière. Il lui fallut des mousquetaires sous le nom d’aides-de-camp, des hérauts d’armes à blason, des voitures armoriées, une étiquette bien puérile, des généraux-ducs, des héros-barons, de grands-hommes-princes. Il avait tellement peur que son génie ne parut trop roturier, qu’il octroya des lettres d’anoblissement à chacune de ses victoires. La journée de Wagram lui donna pour épouse la fille d’un monarque qu’il avait pu faire attendre dans son antichambre et lui, ancien sous-lieutenant, beau-frère d’un ancien valet d’écurie, il s’en allait tout fier d’être le mari d’une archiduchesse trouvée, pour ainsi dire, dans les bagages d’une armée en déroute. Mais quand un fils naquit à cet homme sorti du peuple, ce fut bien autre chose, vraiment ! Voici que le bambin est créé roi de Rome ; une maison des enfants de France est instituée, et c’est une comtesse une vraie comtesse, qui devient gouvernante de cet enfant de France. Maintenant, gardez-vous de contempler avec dédain ce trône que n’honorait pas suffisamment, j’imagine, le génie d’un parvenu autour de ce trône se rangent, pour le couvrir de leur splendeur historique, les de Croï, les Just de Noailles, les Albert de Brancas, les de Montmorency, tous ceux enfin que recommande la possession immaculée de vieux parchemins échappés aux vers. Du reste, dans les Tuileries, envahies par cette cohue de nobles donnés pour patrons à la roture du chef, les formules seront plus serviles, l’étiquette plus dégradante qu’elles ne le furent jamais sous les successeurs d’Hugues Capet. Là, tous les mouvements seront réglés conformément au rituel monarchique : le nombre des révérences dues à chacune de leurs majestés sera sévèrement déterminé. Comme tout cela est petit et misérable ! Et pourtant qui oserait refuser à Napoléon le sentiment de la véritable grandeur ? Combien de fois ne le vit-on pas monter en quelque sorte, par la majesté de ses manières, de sa pensée, de son langage, dans les plus hautes régions de l’épopée ? Mais, empereur, il fut dominé, asservi par le principe en vertu duquel il s’était assis sur un trône. Or, il aurait fallu ou détruire la puissance de la bourgeoisie, ou ménager ses répugnances.

D’ailleurs, pour accomplir son rôle historique, Napoléon avait besoin d’être tout à la fois despote et guerrier. Et la bourgeoisie ne pouvait se développer qu’à la double condition d’avoir la paix et d’être libre.

La paix ! Napoléon l’aurait voulue, mais glorieuse et forte. Lorsqu’au mois de novembre 1813, M. de Saint-Aignan lui apporta telles que les alliés venaient de les poser à Francfort, les bases d’une pacification générale, est-ce qu’il ne consentit pas à faire taire son orgueil ? Elles étaient dures, pourtant, les conditions qu’on lui faisait ! Abandonner l’Espagne, la Hollande, l’Italie, l’Allemagne, c’était bien laisser subsister la France républicaine, mais c’était anéantir la France impériale. N’importe : l’Empereur se résigne. Pour mieux rassurer les esprits, il remplace, au ministère des affaires étrangères, le duc de Bassano par le duc de Vicence, aimé du Czar. Et quand ce sacrifice est accompli, quand le duc de Vicence a écrit aux alliés que Napoléon consent à acheter la paix au prix de tant de conquêtes perdues, les alliés reviennent sur ce qu’ils ont eux-mêmes proposé, et ils lancent sur la France trois grandes armées ! Quel moment pour accuser Napoléon de tyrannie que celui où de toutes parts le territoire était envahi ! Mais que peuvent les considérations d’honneur contre le déchaînement des Intérêts ? MM. Flaugergues, Raynouard, Gallois, Maine de Biran, Lainé, font revivre contre l’Empereur étonné la vieille opposition des parlements. Il répond à ces attaques par l’établissement de la dictature. Puis, confiant dans son génie et dans la fortune de la France, il se prépare à courir une fois encore au-devant des batailles. Ce fut une nuit solennelle que cette nuit du 25 janvier 1814, dans laquelle Napoléon, après avoir brûlé ses papiers secrets, embrassa sa femme et son fils. Il ne devait plus les revoir !

Que ce départ fut le signal d’un nouvel embrasement du monde, la bourgeoisie pouvait le craindre assurément et s’en effrayer. Mais on ne saurait sans injustice faire retomber sur la tête de Napoléon la responsabilité de ces derniers combats. Les conférences de Châtillon-sur-Seine ne doivent pas être oubliées : c’était la pensée de la paix au milieu de toutes les fureurs de la guerre. Sans doute Napoléon refusa de laisser réduire la France à ses anciennes limites ; sans doute il crut de son devoir de défendre l’héritage de la république, aussi long-temps qu’une épée lui resterait dans la main. « Quoi ! s’écria-t-il lorsqu’il reçut de Châtillon le protocole du 7, quoi ! on veut que je signe un pareil traité ! que je foule aux pieds mon serment de maintenir l’intégrité du territoire de la république ! Des revers inouïs ont pu m’arracher la promesse de renoncer aux conquêtes que j’ai faites, mais que j’abandonne aussi celles qui ont été faites avant moi ; que je viole le dépôt qui m’a été remis avec tant de confiance ; que, pour prix de tant d’efforts, de sang et de victoires, je laisse la France plus petite que je ne l’ai trouvée : jamais[2] ! » Y avait-il excès d’orgueil en de telles paroles ? Qui l’oserait prétendre après avoir lu les bulletins de la prodigieuse campagne de 1814 ? Car jamais ce soldat inévitable ne s’était montré si terrible. Les alliés écrasés à Champaubert, à Montmirail, à Montereau, à Craonne, c’était assez pour que Napoléon eût le droit de dire en parlant des envahisseurs de la patrie : « Je suis plus près de Munich qu’ils ne le sont de Paris. » Mais dans cette ville dont les femmes, comme celles de Sparte, n’avaient pas vu depuis bien des siècles la fumée d’un camp ennemi, il y avait une bourgeoisie ardente à la paix ; il y avait des banquiers rêvant emprunts au bruit des victoires ; des industriels, des commerçants, tous ceux qui souffraient du duel à mort engagé entre Napoléon et l’Angleterre, tels furent les chefs véritables de la défection qui ouvrit aux étrangers les portes de Paris.

Paris, en 1814, pouvait-il se défendre, ne fut-ce que deux jours de plus ? Cette question a été résolue négativement par la plupart de ceux qui ont écrit sur cette sombre époque de notre histoire. Disons quel était l’état des choses[3], au point de vue militaire.

La direction du casernement de Paris et des environs peut recevoir vingt mille hommes à deux par lit. Eh bien, en mars 1814, les soldats étaient couchés à trois par lit, et les greniers des bâtiments étaient occupés par des hommes serrés l’un contre l’autre et couchés sur la paille. De sorte que le nombre des soldats alors casernés dans Paris peut être évalué au moins à trente mille.

On aurait pu tirer parti :

1o De plus de deux mille officiers sans emploi qui étaient venus demander du service au ministère ;

2° De plusieurs milliers d’hommes très-légèrement malades ou convalescents ;

3° tous ces braves faubouriens qui furent, depuis, les fédérés de 1815, lesquels s’offraient pour servir la nombreuse artillerie agglomérée à Paris (500 bouches à feu approvisionnées de 800 milliers de poudre) ;

4° Des hommes de bonne volonté faisant partie de la garde nationale ;

5° De la garde nationale elle-même dont en pouvait former des réserves apparentes et qui, en tout état de cause, aurait fait le service intérieur de la ville.

Toutes ces vivantes ressources furent paralysées.

Depuis plusieurs mois Paris était menacé. On avait eu par conséquent tout le temps nécessaire pour organiser le personnel de la défense. D’où vient, que lorsque l’ennemi se présenta devant nos portes, rien ne se trouvait préparé ?

La masse armée, déjà si nombreuse, qui occupait Paris, devait s’augmenter encore, au moment de la lutte, des corps qui se replieraient sur elle.

On a porté à douze mille le nombre des cavaliers de toutes armes qui étaient alors à Versailles ou dans les environs. Ce chiffre est exagéré ; mais, ce qui est certain, c’est que lorsque le roi Joseph, fuyant Paris, traversa Versailles, beaucoup de soldats de cavalerie, à pied, en veste et en bonnets de police, accoururent sur son passage, et le saluèrent de leurs cris de dévouement, le prenant pour l’Empereur ; ce qui est certain, c’est qu’à Maintenon, un régiment de gardes d’honneur était rangé en bataille dans la plus brillante tenue, et que des lanciers, des chasseurs venant de leurs cantonnements, se rallièrent à Chartres… Ces troupes étaient braves, dévouées. Quelle main mystérieuse les retint immobiles autour de Paris, au bruit du canon qui décidait du sort de la France ? Hélas ! elles furent si bien éloignées du combat, qu’on ne put juger du nombre des défenseurs possibles de la capitale, que par ce flot de fuyards qui, durant plusieurs jours, inonda les routes de Blois et de Vendôme !

Quant aux moyens matériels de défense, ils étaient plus puissants encore.

Saint-Denis pouvait être mis à l’abri d’une attaque, au moyen d’inondations obtenues par le simple abaissement des vannes de moulins, et rendues plus efficaces par quelques tranchées.

Le canal de Saint-Denis, large de 20 mètres et profond de 2, fermait la plaine de Saint-Denis, et les massifs de ses déblais sur la rive du côté de Paris offraient des épaulements propres à recevoir un grand développement de batteries qui auraient joué en toute sécurité.

Le canal de L’Ourcq, large de 6 à 8 mètres, formait un fossé qui, flanqué par les batteries du canal de Saint-Denis, assurait et couvrait la gauche du village de Pantin. En profitant des maisons et de quelques obstacles militaires d’une exécution prompte, il eût été facile de tenir l’espace resserré entre le canal et les escarpements de Romainville, espace protégé par les batteries placées en sûreté en arrière et au-dessous de Romainville.

Ce village est élevé et favorablement situé pour la défense. Le saillant vers l’ennemi en est occupé par un beau et grand château, par l’église et le cimetière, qui éclairent et battent les pentes en avant et toutes les approches de l’ennemi. Trois cents chevaux de frise avaient été préparés pour la défense des rues.

Entre Romainville et Montreuil est un espace de trois quarts de lieue, ouvert, il est vrai, à l’attaque, mais en arrière duquel se trouvent les villages de Belleville, de Bagnolet, de Charonne et le bois de Romainville. L’ennemi, arrêté sous les feux de l’artillerie de ce dernier village, eût été forcé de s’en emparer avant de passer outre.

Montreuil, immense amas de maisons, de murs d’espalier, présente un dédale d’obstacles qu’on aurait pu rendre plus inaccessibles par des crénèlements et des barrages. Il est, d’ailleurs, protégé par le voisinage de Vincennes.

Enfin, entre le château de Vincennes et la Marne, le bois semé d’abattis et d’obstacles préparables en peu de temps, aurait été tenu sans de grands efforts par des soldats intrépides.

Donc avec une armée de la force de celle que Paris avait en 1814, et au moyen des précautions que nous venons d’indiquer, la défense de Paris se réduisait à la possession de Romainville.

Ce dispositif fut proposé formellement. On le rejeta, et cela sous prétexte que, pour occuper tout ce développement, il fallait trente mille hommes. En vain fut-il répondu et prouvé qu’il était aisé de disposer de trente mille hommes ; la vérification de ce fait fut obstinément refusée, et l’on se contenta de déployer en avant des différentes barrières, un ridicule simulacre d’appareil défensif.

Ce n’est pas tout : la veille de la bataille, un officier supérieur du génie fut envoyé au roi Joseph par le ministre de la guerre. Il était six heures du soir ; l’ennemi commençait à paraître à Noisy, au pied des hauteurs de Romainville. Il importait de le prévenir en occupant le village, clef de la position. Et c’est ce que le ministre de la guerre faisait dire à Joseph. Inutile tentative ! L’envoyé ne put être admis, malgré ses observation, ses prières, ses instances.

Le lendemain il n’était déjà plus temps de réparer le mal. L’ennemi avait occupé Romainville pendant la nuit sans éprouver de résistance, et, dans la matinée, des coups de canon partis des hauteurs en deçà, apprirent aux défenseurs de la capitale qu’il ne leur restait plus qu’un moyen de salut : il fallait à tout prix reprendre Romainville. Jérôme proposa cet acte de vigueur ; il demanda vivement à se mettre à la tête de la garde impériale pour enlever une position de laquelle dépendait le succès de la bataille de Paris : il ne pût rien obtenir.

Ce qui suivit, on le sait et dans quelle âme française un tel souvenir aurait-il pu s’éteindre ? On sait que le 6e corps, qui ne comptait guère que cinq mille hommes, détendit avec un étonnant héroïsme ce Paris, cœur et cerveau du monde. On sait qu’en chargeant à la baïonnette l’ennemi qui avait déjà envahi la grande rue de Belleville, le duc de Raguse eût son chapeau et ses habits percés de balles. Mais déjà le roi Joseph avait autorisé les maréchaux Mortier et Marmont à capituler ; et ce fut le soir, vers cinq heures, dans une pauvre auberge de la Villette, que fut dressé le programme des funérailles de l’Empire.

Ce qui est moins connu, c’est que de retour dans son hôtel, et avant la ratification de la convention fatale dont les bases venaient d’être posées, le duc de Raguse resta quelque temps en proie à une douloureuse hésitation. Or, cette hésitation, qui la vainquit ? Des représentants de la banque et du haut commerce. Je n’accuse point ici M. Jacques Laffitte. L’histoire lui doit cette justice que, le lendemain même de la Restauration, il montait à la brèche sur laquelle il est resté pendant quinze années ; mais enfin M. Laffitte eut le malheur, dans la soirée du 30 mars 1814 d’accompagner M. Perregaux chez le duc de Raguse ; il eût le malheur de paraître dans ce salon vert où le cœur de Marmont s’ouvrit aux exhortations d’une bourgeoisie frappée d’épouvante.

Voilà comment les étrangers entrèrent à Paris. Que la capitale eût été en état de soutenir un long siège, rien de plus douteux, j’en conviens ; mais, pour sauver la fortune de la France, que fallait-il ? résister deux jours de plus ; car, le soir de la bataille, l’ennemi, séparé de ses parcs, avait épuisé ses munitions, et l’Empereur approchait.

Malheureusement, et j’insiste sur ce point, la chute de Napoléon était préparée à Paris de longue main. Le peuple des faubourgs avait inutilement crié aux armes ; les hommes qui occupaient alors la scène politique firent distribuer, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, des fusils sans cartouches, et sur celle de la Révolution, des cartouches sans fusils. Napoléon, qui aimait tant le peuple en uniforme, avait horreur du peuple en blouse : il en fut cruellement puni. Il eut contre lui, en 1814, la bourgeoisie qui pouvait tout, et pour lui, la population des faubourgs qui ne pouvait rien. Il tomba pour n’avoir pas voulu être le bras de la démocratie.

Les troupes françaises, dans la soirée du 30 mars, avaient reçu ordre de se replier sur le Château-d’Eau. De là, elles furent dirigées vers la barrière d’Enfer. Lorsqu’à minuit on fit l’appel, le nombre des présents était de 1,800 hommes ! Comment cette poignée de soldats aurait-elle pu, livrée à elle-même, tenir en échec la foule innombrable des assaillants ? Il aurait donc fallu que la population civile de Paris s’armât pour la défense de ses foyers ? Rien de semblable n’eût lieu. Les hommes en veste, les hommes en haillons, voilà ceux qui se montrèrent prêts à combattre, prêts à mourir. Et ils n’avaient rien à défendre, ceux-là ! Mais les banquiers, les manufacturiers, les marchands, les notaires, les propriétaires de maisons, voilà ceux qui applaudirent à l’entrée des alliés. Oui, — et j’écris ceci, la rougeur sur le front, puisqu’enfin c’est de mon pays que je parle, — oui, le nombre fut petit des hommes qui, dans la bourgeoisie, ne songèrent alors qu’à saisir une épée. Depuis, je le sais, la bravoure de la garde nationale, en 1814, a été célébrée en termes pompeux. On a fait de la butte Montmartre le théâtre d’exploits immortels ; la barrière de Clichy a fourni à la peinture une page émouvante. Mais l’histoire, qui plane au-dessus des mensonges de parti, et qui juge les nations endormies pour jamais, l’histoire dira qu’en 1814, Paris ne voulut pas se défendre ; que la garde nationale, à l’exception de quelques gens de cœur, ne fit pas son devoir ; que la bourgeoisie, enfin, à part un petit nombre d’écolier valeureux et de citoyens dévoués quoique riche, courut au-devant de l’invasion.

Aussi lorsque le colonel Fabvier qui, sur l’ordre du maréchal Marmont, s’était placé aux barrières pour voir défiler l’armée ennemie et juger de sa force, lorsque le colonel Fabvier, le lendemain du 31 mars, alla rendre compte à Napoléon de ce qu’il avait vu, son indignation était si grande que, pour l’exprimer, il cherchait en vain des paroles. Napoléon était dans ce moment en arrière d’Essonne. Le colonel Fabvier se présente à lui, des larmes dans les yeux. Il avait à dire à l’Empereur que l’armée ennemie occupait Paris ; que cette armée était formidable ; qu’elle venait d’être accueillie dans la capitale avec transport ; et il aurait pu ajouter que lui, soldat, il avait couru risque d’être massacré en cette qualité par des gardes nationaux, et n’avait dû la vie qu’a la protection d’un officier russe ! « Que dit-on de moi, demanda l’Empereur au colonel ? — Sire, je n’ose vous le répéter ; — mais encore ? — On vous injurie de toutes parts. — Que voulez-vous ? reprit Napoléon avec sérénité, ils sont malheureux : les malheureux sont injustes. » Et pas une parole amère ne sortit de sa bouche.

La chute de Napoléon était donc dans les lois du développement de la bourgeoisie. Une nation peut-elle être à la fois essentiellement industrielle et essentiellement guerrière ? Il aurait fallu ou que Napoléon renonçât à son rôle militaire dans le monde, ou qu’il rompît brusquement avec la tradition bourgeoise et industrielle. Vouloir en même temps régner par le glaive et continuer l’Assemblée constituante, c’était une folie. La France ne pouvait pas avoir tout à la fois les destinées de Rome et celles de Carthage : Napoléon succomba et dût succomber sous l’effort de la partie carthaginoise du peuple français.

Mais si le nécessaire développement de la bourgeoisie appelait le renversement de l’empire, il appelait aussi l’avènement des Bourbons. Pour le prouver, nous avons besoin de rétablir, dans toute la naïveté instructive de ses détails, l’histoire de cet avènement, que tant d’historiens ont altérée.

Transportons-nous à l’époque où les diplomates de la coalition étaient réunis à Châtillon-sur-Marne. Qu’allaient-ils faire du sort de la France ? La France était trop indispensable au monde, pour qu’ils pussent songer sérieusement à s’en partager les lambeaux. D’ailleurs, il lui restait encore, dans ses désastres, son Empereur et son désespoir. Mais, à part cette crainte, la France morte avait pour les peuples quelque chose de plus effrayant que la France trop pleine de vie.

Il est des peuples nécessaires.

Les rois étrangers le comprenaient. Aussi avaient-ils eu soin, en mettant le pied sur notre sol, d’affirmer à la face des nations qu’ils venaient faire la guerre, non pas à la France, mais à l’Empereur. Renverser Napoléon, affaiblir la France, là se bornait leur audace, sinon leur cupidité.

Et ils sentaient si bien la nécessité de toucher avec respect à une telle proie, qu’ils s’accordaient tous à dire que, pour le choix d’un gouvernement nouveau, la volonté des Français devait être avant tout consultée.

Cette disposition d’esprit était particulièrement celle de l’empereur Alexandre. Au milieu de ce grand bruit d’armes et de chevaux dont il remplissait l’Europe, il était tombé dans la rêverie. Pendant que, des bords de la Néva aux bords de la Seine, il traînait ses innombrables soldats à travers le monde troublé, la solitude s’était faite autour de son cœur. La fortune, bientôt, lui accorda tant, qu’elle lui rendit le désir impossible, aussi bien que l’espérance : il fut tout puissant et malheureux. Honteux alors d’avoir vaincu dans Napoléon un mortel qu’il savait supérieur à lui, il trouva une jouissance amère à se nier à lui-même sa grandeur. La modération dans le triomphe lui fut donc facile et douce ; il était humilié de ce triomphe, et l’excès de son bonheur l’avait attristé à jamais.

Plus que tous les princes, ses alliés, Alexandre tenait à entrer en libérateur dans la France asservie ; mais ce que voulait la France, qui le pouvait savoir ? Sous la main de Napoléon, elle était restée muette comment la deviner ?

Au reste, s’il y avait incertitude dans l’esprit des alliés, il y avait incertitude aussi dans l’esprit de leurs complices de l’Intérieur. M. de Talleyrand, quoiqu’en aient dit les historiens de la Restauration, ne savait rien, ne complotait rien, ne prévoyait rien. Seulement il voulait la ruine de Bonaparte, parce qu’il avait cessé d’être employé par lui. Bonaparte l’aurait toujours compté au nombre de ses partisans, s’il se fut toujours borné à le mépriser.

Aussi M. de Talleyrand n’apportait-il aucune passion dans les changements qui se préparaient. Le gouvernement d’une femme ignorante et faible ouvrant une belle perspective à l’égoïsme de cette âme incapable de haine et d’amour ; ce qu’il désirait, c’était la régence de Marie-Louise. Pour ce qui est des Bourbons, il y pensait à peine ; car peu de temps avant le 31 mars, il disait à la duchesse de Vicence : « A l’Empereur, je préférerais tout, même les Bourbons. » Du reste, il ne se prononçait pas, et faisant passer sa réserve pour de la profondeur, il vivait, en attendant, de la bêtise humaine. Ce fut tout son génie.

Il y avait alors, à Paris, un homme que n’avaient encore visité ni la renommée, ni la fortune, mais qu’attendait une célébrité orageuse. Plein de pénétration et d’audace, habile surtout à déguiser sous des manières de grand seigneur un esprit naturellement agressif, le baron de Vitrolles aspirait au rétablissement des Bourbons. Il s’en ouvrit au duc d’Alberg avec lequel il était lié et dont il séduisait par une sorte de pétulance révolutionnaire l’imagination mobile.

Le salon de M. de Talleyrand était sans nouvelles. Ce que pensaient, ce que voulaient les alliés, M. de Talleyrand l’ignorait de la manière la plus complète.

Sur ces entrefaites, il entendit parler du baron de Vitrolles. Le duc d’Alberg le dépeignait comme un homme intelligent et résolu. Il, fut question de l’employer auprès des alliés, non pour les disposer en faveur des Bourbons, mais pour sonder leurs sentiments. Ce rôle passif et servile fut le seul que, dans cette occasion, joua M. de Talleyrand. Il avait promis, il est vrai, d’accréditer M. de Vitrolles par quelques lignes écrites de sa main ; mais lorsqu’on les lui fit demander, il les refusa, craignant l’avenir.

Le duc d’Alberg avait connu intimement à Munich le comte de Stadion, représentant de l’Autriche au congrès. Or, à Munich, ces deux personnages avaient noué de tendres relations avec deux jeunes filles dont le duc d’Alberg se rappelait les noms. Ces noms, il les écrivit sur un carnet qui servit de lettres de créances à l’aventureux ambassadeur. Le baron de Vitrolles partit sans avoir vu M. de Talleyrand, sans avoir reçu de lui aucune mission, sans avoir même pu obtenir son aveu. Il se déguisa, prit à Auxerre le nom de Saint-Vincent, et se fit reconnaître du comte de Stadion, au moyen de deux noms, souvenirs d’école et d’amour. Voilà de quelle sorte il plaît à Dieu de disposer du sort des peuples !

L’empereur Alexandre étant à Troyes, M. de Vitrolles quitta Châtillon pour se rendre auprès du Czar. Il trouva dans Alexandre un éloignement extrême pour les Bourbons. « Rétablir cette dynastie sur le trône, disait ce monarque, c’est ouvrir carrière à des vengeances terribles. » Ney et Labédoyère ne prouvèrent que trop la vérité de ce pressentiment. — « Et puis, ajoutait-il, quelles voix s’élèvent en France pour les Bourbons ? Quelques émigrés venant nous dire à l’oreille que leur pays est royaliste, représentent-ils l’opinion publique ? » M. de Vitrolles, qui parlait en son nom, et pas au nom de M. de Talleyrand, combattit avec beaucoup d’habileté les répugnances d’Alexandre. Dans une dernière entrevue qu’ils eurent ensemble, M. de Vitrolles s’écria : « Sire, vous n’auriez pas perdu tant de soldats dans ce pays, croyez-moi, si vous aviez fait de la question d’occupation une question française. — Mais c’est ce que j’ai dit cent fois, répondit Alexandre avec vivacité. » L’entretien dura trois heures, et quand il finit, Alexandre était gagné à la cause de Louis XVIII.

Ce fut le 31 mars, on le sait, que les alliés entrèrent à Paris. M. de Talleyrand avait fait préparer ses salons pour y recevoir le Czar. « Eh bien, dit Alexandre, en apercevant son hôte, il paraît que la France appelle les Bourbons. » Ces mots jetèrent M. de Talleyrand dans une profonde surprise. Mais habitué à composer son visage, il se contint, et se garda bien de contredire ce qu’il croyait, de la part de l’empereur, l’expression d’un désir personnel. Dès ce moment, il fut converti à une cause qui lui paraissait être celle de la victoire.

Dans la réunion où devait s’agiter le sort politique des Français, M. de Pradt fut un des premiers à prendre feu pour les Bourbons. Le duc d’Alberg, qui ne pouvait pas être encore dans la confidence du royalisme trop récent de M. de Talleyrand, son modèle, le duc d’Albert prit la parole en faveur de la régence de Marie-Louise. Tout-à-coup, remarquant une sorte d’altération sur le visage d’Alexandre, il se trouble, il hésite, et porte les yeux sur M. de Talleyrand, pour interroger son attitude. M. de Talleyrand restait immobile, impénétrable, les regards fixés à terre. Le duc d’Alberg craignit de s’être engagé trop avant, et chacun s’empressa de faire acte de royalisme, pour ne pas compromettre son lendemain.

Cependant quelques royalistes s’étaient réunis au-dehors. On dut suppléer au petit nombre par l’agitation. Ce mensonge de l’enthousiasme public fut complet. Les plus hauts personnages du royaume vinrent jouer sur la place Louis XV, et sous les yeux d’Alexandre, une scène d’écoliers en vacance. Alexandre vit la nation dans quelques hommes qui criaient. Il jugea la France du haut des fenêtres d’un hôtel de la rue Saint-Florentin. M. de Montmorency, agitant un mouchoir blanc au bout d’une canne, indiqua un dénouement à la coalition dans l’embarras. Que dirai-je encore ? M. Michaud attendait dans l’antichambre de l’empereur Alexandre ; il tenait à la main une proclamation rédigée d’avance : grâce au zèle de quelques royalistes, elle couvrit bientôt tous les murs de Paris. Le peuple apprit, à son grand étonnement, qu’il désirait avec ardeur le retour des Bourbons.

Ainsi, ce retour avait lieu contrairement au vouloir du peuple, à qui les Bourbons, en 1814, étaient inconnus ; contrairement aux sympathies d’Alexandre, qui redoutait les périls d’une réaction ; contrairement, enfin, à l’opinion de M. de Talleyrand, qui n’avait cru possible et n’avait désiré que la régence de Marie-Louise.

Au surplus, la royauté nouvelle une fois proclamée, tous ceux qui disposaient de la fortune et des honneurs, s’empressèrent autour d’elle. Napoléon avait avili la pairie deux fois : par ses prospérités, qui la rendirent servile ; et par son malheur, qui la rendit ingrate. Mais, son maître par terre, elle se trouva si faible, qu’elle n’osa pas même prendre l’initiative de son ingratitude elle se livra au premier fourbe venu ; et le sénat devint, aux mains de M. de Talleyrand, une machine à trahisons. Par un châtiment à jamais mémorable de l’orgueil, Napoléon dût en partie sa chute à cette bassesse même qu’il avait créée, qu’il avait entretenue. Il avait compté, pour la force et la durée de son règne, sur l’abaissement des caractères ; et sa première défaite le laissa seul sur les débris de sa fortune.

Voilà ce qui fut fait en 1814. On appela cela le rétablissement de la royauté légitime. Quelle triste bouffonnerie ! Et comme on serait tenté, en assistant à de tels spectacles, de ne reconnaître dans l’histoire que l’empire imbécille du hasard ! Mais ce sont les occasions et les instruments qui sont petits : les causes sont grandes. Pour ramener les successeurs de Louis XVI dans ce palais qu’il n’avait quitté que pour aller à l’échafaud à travers une prison, aurait-il suffi d’une parade jouée devant un chef de Tartares, si la raison de ce fait, en apparence extraordinaire, n’eût été dans l’essence même des choses ? La vérité est que Louis XVI fut continué en 1814, parce que sa mort n’avait été que le signal d’une halte de la bourgeoisie dans l’histoire. Pour que la bourgeoisie, en 1814, put reprendre cette marche ascendante qu’avaient interrompue le régime de la terreur et celui de l’empire, il lui fallait un pouvoir qui eût besoin d’elle, ne put se passer de son appui et même de son patronage, c’est-à-dire un pouvoir sans force intrinsèque, sans éclat, sans nationalité, sans racines. Ce qui devait rendre la monarchie bourbonnienne désirable à la classe bourgeoise, c’était la faiblesse même d’une semblable monarchie, sa nouveauté, surtout ; car elle ne datait, celle-là, toute capétienne qu’elle était, que du 21 janvier.

En 1814, assurément, le gros de la bourgeoisie était loin de faire tous ces calculs ; aussi mon intention n’est-elle que de prouver une chose : c’est que la Providence les faisait pour elle. Et plus je songe à la petitesse des incidents dont se compose l’épopée de l’Empire vaincu, plus je me persuade que ceux qui ont écrit cette histoire ont pris les occasions pour des causes, et ont expliqué par des riens pompeux ce qui n’admettait d’autre explication légitime que les nécessités de la marche victorieuse de la bourgeoisie dans l’histoire, depuis l’abolition du régime féodal.

Et, par exemple, n’a-t-on pas écrit et n’a-t-on pas feint de croire que, sans la défection du duc de Raguse à Essone, les destinées de la France auraient pris un autre cours ? Mais, d’abord, la vérité a-t-elle été dite sur cette défection ? Qu’on nous permette ici de dégager la logique de l’histoire de quelques faits dont on l’a mal à propos obscurcie[4].

Napoléon était à Fontainebleau, rêvant encore aux moyens de conjurer un dernier malheur, quand le prince de Tarente lui montra une lettre qu’il venait de recevoir décachetée. Elle était du général Beurnonville, membre du gouvernement provisoire. Remise, d’abord, au duc de Raguse, qui l’avait lue, elle contenait de vifs encouragements à la défection. A la lecture de cette lettre, Napoléon sentit redoubler son découragement. On lui parla d’abdiquer en faveur de son fils, sans que l’orgueil de son âme en parut trop profondément blessé. L’immensité de son infortune l’avait étourdi, lui que son élévation fabuleuse n’avait pas même étonné. Il rédigea cet acte conditionnel d’abdication, qui est resté gravé dans toute mémoire ; et pour discuter les intérêts de son fils, pour négocier une moitié de déchéance, il désigna le maréchal Ney, Caulaincourt et le duc de Raguse. Puis, se ravisant tout à coup, « Marmont, dit-il, est mieux placé à Essonne, comme soldat, qu’à Paris comme négociateur. Il connaît les lieux : qu’il reste à l’avant-garde. » Et Macdonald fut nommé à la place de Marmont.

Le duc de Raguse, cependant, avait reçu de Paris un message funeste. Se promenant dans un jardin, à Essonne, avec le colonel Fabvier, il lui demanda ce qu’il pensait des tentatives commencées : « Je pense, répondit le colonel en montrant un arbre planté au milieu du jardin, qu’en temps ordinaire il faudrait pendre là le messager. » Mais ces sentiments n’étaient pas ceux qui animaient l’âme des chefs.

Les trois négociateurs, désignés par Napoléon, passèrent par Essonne en se rendant à Paris. Ils allèrent voir le duc de Raguse et lui apprirent l’objet de leur mission. Marmont fut ému jusqu’au fond du cœur ; la confiance que l’Empereur avait en lui l’accablait comme un remords. Il avoua qu’il avait ouvert l’oreille aux propositions de Schwartzemberg ; qu’il avait rassemblé ses généraux ; qu’il les avait consultés sur les ouvertures des, alliés, et que, d’après leur avis, il s’était résolu à donner l’ordre d’un mouvement sur Versailles. « Mais, ajouta-t-il avec un accent passionné, puisque vous êtes chargés des intérêts du roi de Rome, je me joins à vous, et j’arrête le mouvement sur Versailles. » Il donna contre-ordre, en effet, et monta dans la voiture qui transportait à Paris les commissaires.

Après une station assez courte au château de Petit-Bourg, où s’était installé le prince de Wurtemberg, qui commandait l’avant-garde ennemie, ils arrivèrent dans ces salons dorés de la rue Saint-Florentin, théâtre de tant de bassesses. Les négociateurs officiels plaidèrent la cause du fils de Napoléon. Mais M. de Talleyrand s’était déjà compromis en faveur de Louis XVIII : il mit en jeu, pour faire échouer la négociation, toutes les ressources de l’intrigue.

L’heure fatale allait sonner pour l’Empire : Alexandre se résolut enfin à les prononcer, ces paroles qui allaient commencer l’agonie de Napoléon et la sienne. Il avait à peine fini de parler que la porte de l’appartement s’ouvrit ; un officier russe parut et dit, en accompagnant sa voix d’un geste expressif : Totum. On ne devait que trop tôt connaître le sens de ce mot mystérieux. Car voici ce qui s’était passé à Essonne depuis le départ de Marmont.

Le général Gourgaud avait été envoyé de Fontainebleau à Essonne ; il arrive ; il apprend le départ du duc de Raguse, laisse éclater sa douleur en termes violents, et retourne à Fontainebleau. Alors les généraux se rassemblent. Faut-il ordonner un mouvement sur Versailles ? Napoléon est-il homme à pardonner à ses généraux d’avoir manqué de foi en son destin ? Le général Souham se prononça pour la défection d’une manière formelle. Déjà compromis dans une conspiration, que Napoléon avait découverte, il avait un motif particulier de redouter sa colère. Le général Compans demandait qu’on ne précipitât rien, et qu’on attendît au moins le retour de Marmont. « Prenez garde, s’écria le général Bordesoulle, en parlant de l’Empereur, vous ne connaissez pas le tigre ; il aime le sang il nous fera fusiller. » L’ordre de la marche fut donné aux troupes !

Le colonel Fabvier avait reçu du duc de Raguse le commandement des avant-postes placés sur les hauteurs du côté de Paris. Ne comprenant rien au mouvement qui se faisait autour de lui, il traverse le pont d’Essonne, au milieu des troupes d’infanterie qui roulaient en désordre. Autour d’un feu allumé près d’un cabaret, à la gauche du pont, il aperçoit les généraux Souham et Bordesoulle[5]. Il s’avance vers eux, et demande au premier d’un ton respectueux ce qui signifie le mouvement imprimé aux troupes, « Je n’ai pas l’habitude, répondit le général Souham, de rendre compte de mes actes à mes inférieurs. » Et, comme le colonel insistait, il ajouta ces mots caractéristiques : « Marmont s’est mis en sûreté. Je suis de haute taille, moi, et je n’ai pas envie de me faire raccourcir par la tête. » Le colonel Fabvier se contint : il désirait qu’on lui permît de se rendre auprès du gouvernement provisoire, et qu’avant son retour on ne décidât rien. On n’eut pas de peine à y consentir, et il partit rapidement pour Paris.

Les trois négociateurs étaient chez M. de Talleyrand ; le duc de Raguse chez le maréchal Ney. En voyant entrer le colonel Fabvier, Marmont devint très-pâle, et, sans attendre que le colonel ouvrît la bouche, il s’écria : « Je suis perdu ! — Oui, vous êtes perdu, répondit le colonel Fabvier : vos troupes passent à l’ennemi. » Le duc de Raguse s’appuya contre la cheminée en chancelant, et murmura d’un air sombre qu’il ne lui restait plus d’autre parti à prendre que de se brûler la cervelle. « Il y en a un autre, lui dit le colonel Fabvier c’est de partir et d’arrêter le mouvement. » Le duc de Raguse s’empara de cette proposition avec vivacité ; mais, aussitôt après, il déclara qu’il devait à ses collègues d’en conférer avec eux, et il courut, accompagné du colonel, chez le prince de Talleyrand, où il entra seul. Quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que le colonel Fabvier qui attendait Marmont, le vit reparaître le visage altéré, mais s’étudiant à maîtriser son trouble. Il ne voulait plus partir il acceptait la responsabilité d’une défection qui n’était pas son œuvre ! Depuis, cette responsabilité terrible n’a cessé de peser sur lui : que n’a-t-il eu le courage d’en rejeter le fardeau ? Laisser croire qu’on est coupable, lorsqu’on tire profit de la publique erreur, c’est l’être doublement.

Il résulte de ce récit que ce n’est point par quelques faits accidentels, mais par un ensemble de causes irrésistibles, que s’explique la catastrophe qui atteignit le roi de Rome au sein même des débris de la fortune paternelle.

Et d’abord, au nombre de ces causes, vient se placer la lassitude des généraux qui n’avaient plus de hautes espérances à concevoir. Napoléon avait commis une faute irréparable, en accordant à ses grands officiers des faveurs telles qu’il ne leur restât plus rien à désirer. Lorsqu’ils furent comblés d’honneurs, gorgés de richesses, la fatigue les prit. Et certes Napoléon ne les avait pas ménagés. Ses victoires étaient des relais ; ses armées, des chevaux de rechange qui tombaient sous lui d’épuisement. Combien d’âmes eussent été capables de suffire, comme la sienne, à cette course haletante vers l’inconnu ? Ceux d’entre ses généraux devant qui l’horizon des désirs ne pouvait guère plus reculer, avaient donc fini par se décourager ; l’amour du repos les avait gagnés. Maisons de campagne, hôtels somptueux, brillants équipages, femmes, plaisirs, faciles honneurs de la paix, voilà ce que venait leur ravir chaque nouveau dessein de l’infatigable guerrier ; et ils ne le suivaient plus qu’en murmurant à travers cette Europe que sa pensée agitait.

Depuis long-temps, d’ailleurs, les traditions militaires de la république s’étaient perdues dans l’armée. Déjà, lors de la formation du camp de Boulogne, on avait vu s’introduire dans les rangs, des militaires titrés, des jeunes gens éclos de la corruption du Directoire et qu’adoptait la corruption de l’Empire, soldats sans vigueur que suivait au camp la protection des femmes galantes. La France, toutefois, n’avait pas cessé de se montrer invincible, mais elle avait cessé de vaincre par le concours actif et intelligent des généraux, des officiers, des soldats. À ce concours, dont les victoires républicaines n’étaient qu’une manifestation glorieuse, avait succédé le génie d’un seul. L’armée était devenue comme une colossale et vivante machine de guerre, servie par un bras tout puissant. Les combinaisons d’un mathématicien et la confiance qu’il inspirait à un million d’hommes rompus à la discipline, tous nos triomphes, depuis l’Empire, étaient venus de là. Napoléon avait détruit la personnalité des armées.

Aussi, ses premiers généraux l’abandonnant, il se trouva dans la solitude, quoique adoré du soldat. Il ne put ni ne sut descendre les degrés de la hiérarchie pour trouver appui. Il se crut perdu lorsqu’à Fontainebleau il n’aperçut autour de lui que des maréchaux au visage effaré, et qu’il n’entendit sortir de leurs lèvres que cet arrêt prononcé par l’ingratitude : « Abdiquez ! » Abdiquer ! et pourquoi ? Napoléon n’avait-il pas encore une armée ? Ne pouvait-il pas compter encore sur le dévouement des généraux secondaires, de ceux que l’opulence n’avait pas amollis, que l’intrigue n’avait pas enveloppés, qui n’avaient pas respiré l’air corrupteur des salons de la capitale ? Quand les corps de Soult et de Suchet seraient réunis, la partie serait-elle nécessairement perdue avec un joueur tel que Napoléon ?

Ces raisonnements qu’un caporal était en état de faire, c’est à peine si Napoléon les fit. J’admire comment la faiblesse des hommes éclate surtout dans les choses qui témoignent le plus de leur puissance. Napoléon avait toujours exercé autour de lui un si merveilleux ascendant, que le jour où l’on parut douter de son avenir ; il en douta comme les autres. Peu habitué à la résistance, la première résistance qu’il éprouva l’étonna au point de le déconcerter et de l’abattre, Il devint irrésolu à l’excès, en expiation de l’abus que, pendant quinze ans, il avait fait de sa volonté.

Voyez-le à Fontainebleau. Son hésitation fait pitié il ne sait ni vivre ni mourir empereur. Après avoir abdiqué pour lui, reculant toujours, il abdique pour sa race. Mais il n’a pas plutôt remis au duc de Vicence le papier fatal où se trouve condamnée sa dynastie, qu’il se ravise, qu’il se repent ; et le voilà qui court après son empire cédé, comme l’enfant après le jouet perdu. Puis, quand il apprend que tout retour est impossible, que le sacrifice est devenu irrévocable, il cherche péniblement à remplacer cette grandeur réelle qui lui échappe par une grandeur factice ; il veut être philosophe ; il croit se complaire dans ses souvenirs ; il s’entretient tout haut avec les morts illustres, et commente les suicides glorieux. Comédie qu’un grand homme se donne à lui-même !

Arrive la dernière nuit qu’il doit passer à Fontainebleau. On les a dévoilés, les mystères de cette nuit ! Des bougies s’allument ; le docteur Yvan est appelé le maréchal Bertrand est averti ; des sanglots retentissent le long de la galerie sur laquelle s’ouvre l’appartement de l’Empereur. Il est en proie à d’horribles souffrances, dit-on, et depuis, on a raconté qu’il avait essayé de s’empoisonner[6]. Il est possible qu’il ait voulu s’ensevelir dans son orgueil : en cette âme sublime et profonde l’exaltation se confondait avec la ruse, et le calcul n’y excluait pas la poésie.

Au reste, le suicide l’aurait sauvé de l’agonie : car dès 1814 son rôle était fini. En se relevant, il ne pouvait que rendre sa chute plus complète.

Qu’on y réfléchisse, en effet : on restera convaincu que, de toutes les combinaisons politiques possibles en 1814, aucune ne répondait aussi complétement que l’avènement des Bourbons aux vrais intérêts de la bourgeoisie. Le roi de Rome et la régence de Marie-Louise, c’était l’ombre redoutable de l’Empereur assise sur le trône, ou, plutôt, c’était l’Empereur gouvernant encore la France du fond de son exil. Quant au duc d’Orléans, on ne le connaissait pas encore assez, et il fallait quelques années pour que la bourgeoisie apprît à l’apprécier, et s’accoutumât à le saluer comme son chef naturel. Seul, Louis XVIII se présentait pour reprendre la monarchie constitutionnelle au point où Louis XVI l’avait laissée ; seul il pouvait, ainsi que cela convenait à la bourgeoisie, exercer le pouvoir royal en sous-ordre.

Le retour des Bourbons, patronés par nos ennemis, plaçait sans doute la France, à l’égard de l’Europe, dans des conditions nécessaires d’infériorité et d’indépendance. Mais qu’importait à la haute bourgeoisie cette position subalterne de notre pays, s’il en devait résulter une paix durable, l’ouverture des ports, l’extension ou l’affermissement des relations commerciales, le règne de l’industrie, enfin ? Pour les gagneurs d’argent, l’humiliation était suffisamment couverte par le profit.

N’y avait-il pas, d’ailleurs, un gage de stabilité, bien propre à séduire l’égoïsme d’une société mercantile, dans la restauration de ce dogme de la légitimité qui, momentanément repoussé, avait ouvert carrière aux convulsions de 93 et aux batailles dévorantes de l’Empire ?

Mais Louis XVIII ramenait avec lui l’émigration. N’aurait-il pas à payer les dettes de son exil ? Les représentants de la noblesse vaincue en 89 ne chercheraient-ils pas à reconquérir leur puissance, à venger les blessures de leur orgueil châtié ? La cour n’allait-elle pas revivre avec tout ce que le cérémonial avait d’offensant pour des plébéiens ? Et, chose plus grave encore, les acquéreurs de biens nationaux n’allaient-ils pas être dépouillés ? Je discuterai plus bas l’étendue et la valeur de ces craintes ; mais quelque importance qu’on veuille leur donner, on peut affirmer que, vue de haut, la Restauration fut par essence un fait bourgeois : elle répondait, je le répète, aux plus chers intérêts, aux plus sérieux instincts de la bourgeoisie.

Aussi en proclama-t-elle sur-le-champ les principes. Le libéralisme n’est-il pas monté sur le trône avec Louis XVIII ? N’est-ce pas le chef de cette dynastie restaurée qui, en créant la charte, a organisé la puissance politique de la bourgeoisie ?

Ici s’ouvre une série d’événements dont il importe de bien étudier le caractère.

Le règne de Louis XVIII commença par la vanité : c’est ainsi que tous les règnes commencent. Et cela doit être. Les rois ne tromperaient personne sur leur grandeur, si, par l’éclat factice dont ils s’environnent, ils ne se trompaient d’abord eux-mêmes.

Louis XVIII avait certainement reçu de la destinée des enseignements austères. Cette couronne que la main d’un conquérant barbare plaçait sur la tête du successeur de Louis XIV, elle était teinte d’un sang royal. Louis XVIII n’ignorait pas comment avait été terni l’éclat de son nom. Sa famille, injurieusement proscrite, avait été vue errant par le monde et allant implorer de capitale en capitale une hospitalité pleine de dédains. Lui-même, il s’était fatigué sur les routes de l’exil. Si bien qu’un jour, fuyant à travers l’Allemagne, il avait dû se reposer devant un poteau sur lequel un roi avait fait écrire : « Ne pourront s’arrêter ici plus d’un quart-d’heure les mendiants et les proscrits. » Et pourtant, le premier soin de cet homme, si rudement éprouvé, fut d’enfler son triomphe et de se prouver à lui-même sa puissance. Avant toute chose, il s’occupa de composer fastueusement sa maison. Dans ce palais du haut duquel on apercevait la place où la main du bourreau avait touché Louis XVI, l’ancienne étiquette fut rétablie et, pour fournir à la cour nouvelle un grand maître, un grand aumônier, un grand maître de la garde-robe, un grand maître des cérémonies, un grand maréchal-des-logis, les noms les plus illustres et les plus vieux parurent à peine assez vieux et assez illustres.

La haute bourgeoisie fut profondément blessée de ce début ; elle avait tort. Je sais bien que le commandement devrait être modeste. Entre le plus grand et le plus petit des hommes la différence n’est pas telle que la volonté de l’un puisse légitimement absorber celle de l’autre. L’orgueil n’est permis qu’à celui qui obéit ; quant à celui qui commande, il ne saurait se faire pardonner cet excès d’insolence qu’à force d’humilité. Mais de telles vérités sont trop hautes pour une société ignorante et corrompue. Dans l’impur milieu où s’agitait la bourgeoisie en 1814, demander une royauté modeste, c’était demander une royauté impossible.

Quoi qu’il en soit, si ce premier essai de règne fut malheureux, si Napoléon put sans effort ramener du fond de l’île d’Elbe ses aigles un moment humiliées, cela vint de ce que la royauté ne se fit pas dans les commencements assez humble et assez petite. Dans les salons de la banque et du haut commerce, on ne lui pardonna pas d’avoir tendu la main aux débris de la gentilhommerie. On ne lui pardonna pas, surtout, d’avoir choisi pour ministres et pour conseillers des hommes tels que MM. de Montesquiou, d’Ambray, Ferrand, personnifications pâles et caduques des idées vaincues. Soupçonneuse comme toutes les puissances nouvelles, la bourgeoisie était implacable dans ses rancunes, absolue dans ses volontés.

Il y parut bien dans la séance d’ouverture du mois de juin. Le discours du monarque fut accueilli favorablement parce qu’il était modéré, soumis et même un peu triste. Mais quand le garde des sceaux vint faire retentir à la tribune les vieilles formules monarchiques, ce fut dans toute l’assemblée un mouvement terrible. Ordonnance de réformation, avait osé dire M. d’Ambray en parlant de la charte… et les murmures couvrirent sa voix. Murmures fatidiques ! murmures qui, quinze ans plus tard, devaient, excités par le même mot, se changer en une effroyable tempête ! Ainsi, par une singularité fatale, les quatre syllabes qui, en 1814, commencent la lutte, sont celles qui la finirent en 1830 ! C’est qu’en effet, entre la bourgeoisie et la royauté, là question était en 1814 ce qu’elle est aujourd’hui, et il s’agissait de savoir qui l’emporterait du principe électif ou du principe héréditaire, de la souveraineté des assemblées ou de celle des couronnes, de la loi ou de l’ordonnance !

Pendant qu’à la surface de la nation on posait de la sorte le formidable problème de l’unité dans le pouvoir, Paris était le théâtre des agitations les plus diverses. Les impérialistes conspiraient, préparant je ne sais quelles voies tortueuses et obscures au retour d’un homme qui n’avait qu’à frapper la terre du pied pour en faire jaillir une armée. Fouché fréquentait ces artisans de petits complots, non pour les seconder, comme on l’a cru, mais pour mieux les trahir. Son égoïsme ne l’avait pas trompé : il sentait que la force était du côté des intérêts bourgeois et des idées libérales. Introduire au pouvoir ces intérêts et ces idées, après s’en être constitué le représentant offrir en cette qualité, ses services à la Restauration, et la dominer en la servant, tel était son but. M. de Talleyrand se trouvait alors à Vienne, où il négociait la honte de son pays. Fouché restait donc maître du champ de bataille. Il se mit à l’œuvre, et fit si bien qu’un jour M. de Montesquiou rassembla plusieurs hommes influents du parti royaliste, pour leur demander s’il ne serait pas utile à la monarchie que le pouvoir fût remis à un ministère libéral. Or, le ministère dont il était question, c’était Fouché qui l’avait préparé. Et savez-vous de quels hommes il avait voulu le composer ? De MM. Laîné, Lally-Tollendal, et même Voyer-d’Argenson. Voilà sur quelle pente on glissait, tant il est vrai que ce qu’il y avait au fond de la situation, c’était le triomphe du libéralisme, comme principes ; de la bourgeoisie, comme intérêts.

Tout à coup une nouvelle étrange se répand. On raconte que l’exilé vient de toucher le sol où il fut empereur, que les villes se soulèvent à son approche ; que les bataillons accourent au-devant de lui avec des cris d’amour ; que la France en armes lui fait cortége. Eh bien ! c’est ici que se peut voir le degré de puissance auquel était parvenue la bourgeoisie. Car, enfin la renommée n’avait pas menti : Napoléon s’avançait porté sur les bras d’une armée en délire ; il s’avançait rapide comme ses aigles dont l’image surmontait l’étendard impérial. Vingt jours, le temps de courir de la Méditerranée à la Seine, il lui fallut à peine cela pour ressaisir l’empire. Il entra dans sa capitale par une porte, tandis que, fuyant par la porte opposée, l’autre royauté se hâtait, morne et tremblante, vers un second et plus humiliant exil. C’est peu. Le lendemain, passant en revue ses légions fidèles, il se faisait de nouveau saluer César ; et quelques jours après, comme pour témoigner de la puissance de cet homme sur le monde, les souverains réunis à Vienne envoyaient l’ordre à leurs armées en retraite de faire volte-face et de regarder vers la France. Le destin pouvait-il plus pour la gloire d’un mortel ? Vain éclat ! triomphe d’un jour ! Il y avait en France une force avec laquelle Napoléon n’avait pas compté et contre laquelle il allait se briser bien vite Un moment surprise, la bourgeoisie revient à elle. Le libéralisme se met pour la seconde fois à miner le trône impérial. Il faut que Napoléon consente à l’acte additionnel ; il faut qu’il subisse Fouché pour ministre et pour surveillant ; il faut qu’il tienne l’oreille ouverte à ce bavardage parlementaire dont son âme se fatigue et s’indigne. Mais les concessions sont aussi impuissantes que la dictature contre cette ligue de tous les intérêts mercantiles appuyée sur un respect hypocrite de la liberté et des droits du peuple. Toute l’Europe fait effort contre Napoléon. Il tombe. Et par qui avaient été préparées, je le demande, les suites de Waterloo ? Était-ce par l’aristocratie ? Mais elle se cachait alors à Gand ou à Vienne ; ceux des nobles qui n’avaient pas quitté leur pays étaient trop heureux de se faire oublier ; le baron de Vitrolles gémissait dans les cachots de Vincennes, et, quant au marquis de Lafayette, il se défendait depuis long-temps d’être un grand seigneur. Étaient-ce les soldats, les artisans, les ouvriers des faubourgs de Paris, les prolétaires ? Mais nul ne pouvait l’avoir oublié : c’étaient les enfants du peuple, des hommes en veste et en casquette, ou en simple uniforme, qui, après la bataille de Waterloo, s’en allaient tous les jours pousser sous les fenêtres de l’Elysée-Bourbon le cri accoutumé de vive l’Empereur ! Et, aux mêmes heures, que se passait-il dans le sein du corps législatif, où étaient venus se résumer les intérêts et les passions de la bourgeoisie ? « Qu’il abdique ! qu’il abdique ! » voilà ce que pensait l’assemblée et ce vœu, qui, là, remplissait tous les cœurs, se trouva bientôt dans toutes les bouches. On ne voulut pas même de Napoléon II, tant on était impatient de rompre avec le passé impérial et de reprendre les traditions de 89 !

J’ignore pourquoi les infortunes éclatantes émeuvent si profondément. Pour moi, je l’avoue, ce sont les malheurs vulgaires qui touchent le plus mon cœur. Je plains ceux que la tempête renverse, sans qu’ils aient eu la satisfaction d’y respirer à l’aise et de la braver ; je plains ceux qui, doués d’une âme forte, sont morts cependant sans avoir vécu, ceux dont le passant foule, sans y songer, la cendre mêlée à la poussière des chemins. Eh, mon Dieu ! il est certaines défaites qui enivrent autant que les victoires. L’orgueil humain se plaît aux grands désastres comme aux grands succès. Tomber de haut est une manière d’être distingué par la fortune. Que Napoléon ait glissé de son piédestal en quelques heures que dans le palais préparé pour son fils il ait vu s’installer des princes étrangers qu’on lui ait donné pour dernière patrie un rocher perdu dans l’immensité des mers, et qu’il s’y soit lentement consumé sous l’œil de ses plus cruels ennemis, ce n’est pas de cela qu’il faut le plaindre. Mais que l’abolition promise, espérée, des droits réunis, soit devenue une des causes de sa chute ; mais qu’il ait été dompté, lui, guerrier sans égal, par quelques marchands ameutés ; mais qu’il n’ait rien pu sur une assemblée de procureurs et d’agioteurs, lui dont on avait dit avec vérité que sa présence produisait sur des armées innombrables le même effet que celle du lion sur les plus intrépides chasseurs, ah ! voilà ce qui doit le rendre l’objet d’une compassion éternelle. Les heures qui s’écoulèrent pour lui à l’Élysée-Bourbon, alors qu’il veillait sa veille suprême, furent des heures d’humiliation et d’amertume, telles que jamais homme, peut-être, n’en eût à subir de semblables. Là, et là seulement, je trouve une expiation véritable et, suffisante de son orgueil.

La bourgeoisie achevait donc en 1815 l’œuvre commencée en 1814 ! Mais ses meneurs, éclairés par l’expérience, prirent cette fois leurs précautions, et firent leurs réserves. Pour que Louis XVIII, ressaisissant sa couronne, ne cessât pas un seul instant d’être un monarque bourgeois, il importait de placer auprès de lui, comme ministre, un homme voué aux intérêts dominants et assez habile pour gouverner sous le nom du roi. Fouché était merveilleusement propre à jouer ce rôle. Aussi devint-il l’homme nécessaire. On se rappelle qu’après le désastre de Waterloo les chambres nommèrent une commission de gouvernement. Carnot en fit partie, mais ce fut le duc d’Otrante qui en fut le président. Il est vrai que Carnot aimait le peuple !

Le premier soin de Fouché, devenu maître des affaires, fut de tirer de prison le baron de Vitrolles. Ils eurent une entrevue. M. de Vitrolles voulait sortir de Paris pour aller au-devant du roi ; l’accueil qu’il reçut de Fouché le retint, « Je puis, dit M. de Vitrolles au duc d’Otrante, servir utilement ici la cause de Louis XVIII, mais à trois conditions : la première, qu’il ne sera pas attenté à ma vie ; la seconde, que vous me donnerez au moins cinquante passe-ports pour entretenir des relations avec le roi ; la troisième, que je serai chaque jour admis auprès de vous. » — « Pour ce qui est de votre tête, répondit Fouché avec cette familiarité pittoresque de langage qu’il affectait, elle est aux mêmes crochets que la mienne. Vous aurez cinquante passe-ports et nous nous verrons, si cela vous convient, non pas une fois, mais deux fois par jour. » M. de Vitrolles devenait ainsi une sorte d’intermédiaire entre les Bourbons et Fouché : la restauration d’un côté, la bourgeoisie de l’autre.

Au reste, pendant que Fouché entretenait avec la cour de Gand des relations actives, il envoyait en Autriche des émissaires charges d’y plaider la cause du petit roi de Rome, et il écrivait à son collègue du congrès de Vienne, de sonder la diplomatie sur la candidature du duc d’Orléans, menant ainsi de front tous les complots, et se rendant possible dans toutes les combinaisons.

Les vues de Fouché, sur la branche cadette, furent adoptées sans peine par M. de Talleyrand. D’adroites insinuations les firent germer dans l’esprit de l’empereur Alexandre ; si bien qu’un jour, en plein congrès, le czar posa tout à coup la question de la sorte : Ne serait-il pas dans l’intérêt de l’Europe que la couronne de France fut placée sur la tête du duc d’Orléans ? À cette proposition inattendue, chacun demeura frappé de stupeur. Mais les Cent-Jours n’étaient-ils pas venus prouver l’impuissance politique des Bourbons aînés ? Entre un 24 janvier et un 20 mars, qu’elle place resterait pour la tranquillité de l’Europe et la sécurité des rois ? On penchait déjà pour le duc d’Orléans, quand l’opposition de lord Clancarty fit échouer le projet. Lord Clancarty s’exprima vivement sur le danger de semblables encouragements donnés à l’ambition des collatéraux. Alors, changeant de plan avec sa dextérité ordinaire, M. de Talleyrand écrivit à Louis XVIII, pour lui dévoiler cette espèce de conspiration diplomatique dont il avait, de sa propre main, noué tous les fils.

Cependant le princes arrivent à Arnouville. Le baron de Vitrolles court les rejoindre, il était impatient de sonder par lui-même les sentiments des chefs de la coalition. Quelle fut sa surprise, quand le duc de Wellington lui dit : « Il y a dans tout ceci une question de choses, la cocarde tricolore, et une question de personnes, Fouché. » M. de Vitrolles ayant alors rappelé au duc que la cocarde tricolore était le signe d’une révolte contre le roi, et Fouché un régicide. « Eh bien, répliqua le général anglais, on pourrait peut-être abandonner la question de choses, mais celle de personnes, c’est impossible[7] ? » Paroles remarquables et bien dignes d’être méditées ! Ainsi donc, dans la pensée des alliés, Fouché représentait en France une idée plus puissante que celle qui était exprimée par la cocarde tricolore elle-même ! Ah ! c’est qu’en effet, la Révolution française avait éveillé deux sortes de passions les unes, mâles et rayonnantes, altières, dévouées ; les autres, égoïstes et mercantiles. Les premières, la cocarde tricolore les représentait mais après avoir, dans leur explosion merveilleuse, ébloui et troublé le monde, elles s’étaient enfin amorties ; surexcitées par la république, elles avaient été en quelque sorte épuisées par Napoléon. Les secondes, c’était dans Fouché qu’elles se personnifiaient. Or, à celles-ci, malheureusement, appartenait la force.

Qu’on ne s’étonne pas, après cela, si la nomination de Fouché au ministère de la police devint une des conditions de l’entrée de Louis XVIII à Paris. La bourgeoisie voulait une garantie : on la lui donna. Parmi les royalistes eux-mêmes, plusieurs regardaient cette nomination de Fouché comme un malheur nécessaire, entr’autres le bailli de Crussol, homme d’un royalisme honnête et convaincu.

Ce fut aussi le sentiment de cette nécessité qui détermina Louis XVIII à faire asseoir à son bureau celui qu’il avait maudit comme l’assassin de son frère. On en peut juger par ces paroles cyniques qu’il adressait au baron de Vitrolles, après le départ du duc de Wellington et de M. de Talleyrand pour Neuilly, où les attendait le duc d’Otrante. « Je leur ai recommandé de faire pour le mieux car je sens bien qu’en acceptant Fouché, je livre mon pucelage. »

Au reste, tous ces scandales devaient être couverts par le grand scandale de la seconde entrée des alliés dans Paris. Pour le coup, il n’y eût ni combat livré, ni sang répandu. Paris ne capitulait pas il s’offrait. Les complices de l’étranger n’avaient pas agi dans l’ombre, cette fois, mais en plein soleil, à la face de tous, dans le palais consacré aux délibérations publiques. Comment peindre l’aspect de Paris durant ces jours horribles ? L’orgueil de la France s’était réfugié dans le sein de ses enfants les plus malheureux : les prolétaires furent toute la patrie mais que pouvaient-ils ? C’est tout au plus si au détour des rues désertes, aux angles des carrefours on rencontrait quelques vieux soldats murmurant des paroles de malédiction. Et, pendant que le long des voies splendides, des boulevards étincelants, les étrangers défilaient par milliers, portant sur le front, non plus comme en 1814, la surprise et l’admiration, mais la colère, le dédain et l’insulte, une foule de femmes élégantes, attirées aux fenêtres, saluaient avec des cris le passage des vainqueurs, et agitaient des écharpes en signe d’allégresse ; les riches préparaient leurs appartements les plus somptueux pour y recevoir les officiers anglais ou prussiens ; et les marchands, dans l’ivresse d’une joie cupide, étalaient à l’envi ce qu’ils avaient de plus précieux.

Cette fois, néanmoins, l’irruption des ennemis dans la capitale n’excita pas un enthousiasme aussi général que celui dont la première invasion avait été l’objet. Il faut le dire, à la louange d’une portion de la bourgeoisie, elle ne put se défendre d’un sentiment de tristesse et de pudeur. Le spectacle des habitants de la campagne se réfugiant éplorés dans la ville avec leurs effets et leurs troupeaux, disait assez quel changement s’était introduit dans les dispositions des alliés : on les craignait. Et pourtant… mais non : la postérité ne voudra jamais croire à cet excès d’opprobre, on dansa sur le gazon, à jamais profané, des Tuileries, à quelques pas du pont des Arts, où nos ennemis avaient braqué deux pièces de canon prêtes à faire feu sur nos édifices ! Semblables à ces sauvages qui s’entrelacent et tournent autour d’un ennemi vaincu, des Français osèrent nouer autour de la patrie saignante d’abominables farandoles. Les étrangers virent cela ; ils nous méprisèrent.

Ainsi s’ouvrit en France l’ère des intérêts matériels.

Ceux-là, du reste, purent un moment se réjouir dans leur égoïsme, qui avaient supputé ce que rapporterait en argent une humiliation jusqu’alors sans exemple. Car, pour dernier trait d’avilissement, les vaincus se laissèrent gorger d’or par les vainqueurs. Paris se vendit en détail après s’être livré en bloc, et n’eut pas même le mérite d’une infamie désintéressée. « Les marchands décuplaient leurs recettes habituelles ; tous les jeunes officiers avaient des maîtresses coûteuses, des loges aux théâtres, des dîners chez Véry. C’est de cette année 1815 que datent la plupart des fortunes marchandes de la capitale. On ne peut s’imaginer l’immense dépense des chefs des armées coalisées le grand duc Constantin et son frère laissèrent à Paris 1,500,000 roubles dans l’espace de quarante jours. Blucher, qui reçut trois millions du gouvernement français, engagea ses terres et partit ruiné par les maisons de jeu[8]. » On le voit : Paris recevait largement son salaire ; les ennemis de la France étaient prodigues, et les pourvoyeurs de cette cohue enchantée se montraient aussi pressés d’épuiser les bénéfices de son ivresse, qu’elle l’était elle-même d’en épuiser les plaisirs et l’insolence !

Mais, dans les résultats produits par l’invasion, il y eût cela de singulier, que la France fut brutalement sacrifiée à Paris.

En 1815, la centralisation établie par l’Empire existait dans sa plénitude ; tous les instincts, tous les intérêts, toutes les passions de plus de trente millions d’hommes, Paris les concentrait dans leur diversité sans les affaiblir ; il les résumait sans les altérer. Déjà, Paris c’était la France. L’invasion mit en relief ce qu’une telle centralisation pouvait avoir d’oppressif : une ville fut enrichie, et tout un royaume mis au pillage. Oui, les campagnes dévastées, une foule de petits propriétaires ruinés, l’agriculture de plusieurs provinces tarie dans sa source, des villes opulentes écrasées sous le poids de contributions arbitraires, tout ce que peut, enfin, et tout ce qu’ose la conquête, dans ses plus sauvages emportements, voilà ce que représentaient ces pièces d’or, qu’avec une insouciance remplie d’insulte les étrangers allaient semant dans Paris.

Autre résultat digne de remarque : de même que la France fut impitoyablement rançonnée au profit de la cité-mère, de même le corps de la bourgeoisie finit par être appauvri au protit de quelques heureux capitalistes. Les frais de subsistance des sept cent mille ennemis qui pesaient sur notre sol, l’épouvantable abus des réquisitions, l’augmentation des impôts de toute nature, les emprunts forcés, le milliard, prix de notre délivrance, quelle charge pour les bourgeois ! Il est vrai que, pour s’affranchir de cette charge, on dût recourir au crédit ; il est vrai que les conditions de l’emprunt contracté avec les banquiers étrangers Baring et Hoppe, et dont les principaux banquiers parisiens obtinrent un huitième, offrait aux prêteurs l’exorbitant bénéfice d’un intérêt de 20 à 22 p. 0/0 ; il est vrai que ces premières mesures financières de la Restauration étaient, à ce point favorables aux gros capitalistes, que si M. Casimir Périer attaqua, dans une brochure, le scandale de l’opération, ce fut, entr’autres choses, par ce motif qu’il eût été plus national de ne s’adresser qu’à des banquiers français… Au-dessus de la masse de la bourgeoisie pliant sous le faix, la haute bourgeoisie puisait dans la honte publique un surcroît de force et d’opulence. Sous ce rapport, il est clair que l’invasion fut, en quelque sorte, un procédé nouveau mis à la disposition desplus riches pour dépouiller les plus pauvres. Au fond, les étrangers, lorsque plus tard ils repassèrent nos frontières, n’emportèrent peut-être pas une grande quantité d’argent ; mais la quantité qu’ils en déplacèrent fut énorme. Poussés par le sort des batailles entre les gros capitalistes et les petits industriels, entre les banquiers et les artisans, entre les spéculateurs audacieux et les travailleurs, ils donnèrent aux premiers par l’emprunt, ce qu’ils arrachaient violemment aux seconds par l’impôt.

Ainsi, la bourgeoisie n’était pas encore installée aux affaires, que déjà le principe de mort caché dans son sein était indiqué au philosophe attentif par le premier résultat matériel de l’invasion.

Qu’on médite sur les lignes que je viens de tracer, elles contiennent en germe toute l’histoire sociale de la bourgeoisie : la banque asservissant l’industrie et le commerce ; le crédit individuel profitant aux forts, nuisant aux faibles ; en un mot, le régime de la concurrence ayant pour inévitable effet de renverser les petites fortunes, de miner les fortunes moyennes ; le tout pour aboutir à une véritable féodalité financière, ou, si l’on veut, à une oligarchie de banquiers. Admirable loi de la providence qui plaçait à côté du crime la menace du châtiment, faisait sortir de l’égoïsme même de la bourgeoisie le commencement de sa dissolution, et confondait avec les honteuses causes de son accroissement l’indication des causes de sa ruine finale !

Mais, quels que soient ses vices de naissance, un régime auquel se lient des passions nombreuses, ne s’écroule pas en un jour. C’est trop peu souvent de plusieurs générations pour absorber le venin d’un mauvais principe. Tout régime tyrannique se peut comparer à un abîme qu’il faudrait combler avec des morts. L’opération cruelle s’accomplit lentement, car l’abîme est profond.

Donc, et malgré quelques signes, peu apparents d’ailleurs, d’une décadence future, une longue domination était promise, en 1815, à ce régime sans entrailles de la concurrence et de l’individualisme. Seulement, cette domination demandait à être complétée. La puissance de la bourgeoisie avait ses racines dans l’ordre social : il ne lui restait plus qu’a faire invasion dans le domaine politique. L’individualisme en bas appelait le libéralisme en haut.

Aussi, de 1815 à 1830, la bourgeoisie ne s’occupa que de compléter sa domination. Faire tourner a son profit le système électif, s’emparer de la force parlementaire, la rendre souveraine après l’avoir conquise, telle fut, pendant quinze ans, l’oeuvre du libéralisme, œuvre qui se résume en ces mots : asservir la royauté sans la détruire. Ainsi, après le passage de ces révolutionnaires de 93, qui avaient foulé aux pieds la tradition politique avec un héroïsme si farouche, après le règne d’un homme qui, ne pouvant dater que de lui-même, avait essayé de faire taire à jamais l’antique mugissement des assemblées, voilà que la tradition reparaissait indomptée, et ramenant avec elle la lutte si longtemps soutenue contre la royauté par les états-généraux et les parlementaires.

Que de nouveautés introduites par le cours naturel des événements dans cette vieille querelle ! Le champ de bataille s’était transformé ; l’objet du combat n’était plus le même ; le prix de la victoire avait une autre destination, et les combattants un autre visage. Qu’importe ? Il y avait dans cette lutte renaissante quelque chose que les événements n’avaient pu altérer : sa nature même.


II.


Quand on a vu tomber les Bourbons en 1830, on a donné de leur chute bien des explications diverses :

— Ils étaient entrés en France, a-t-on dit, portés sur les flots de l’invasion, dont ils furent comme l’écume. — Ils avaient rendu la France vassalle de l’Europe, et la main de leurs ministres ne s’était pas séchée en signant les traités de 1815. — Ils avaient ramené, au sein de la patrie en deuil, des milliers de gentilshommes, race orgueilleuse, et le clergé, caste envahissante. — Ils avaient débuté par des proscriptions, et l’ombre de Michel Ney se dressait contre eux, les accusant d’assassinat. — Ils tenaient le glaive levé sur la tête des acquéreurs de biens nationaux, et leur seule présence était une menace sans fin.

Tous ces griefs, malheur à qui les déclarerait illégitimes ! Mais suffisent-ils pour expliquer historiquement le rôle de la bourgeoisie en 1830 ? J’affirme que non.

Si Louis XVIII osa ramasser sa couronne sur le champ de bataille de Waterloo, cette terre ensanglantée ; s’il rentra dans Paris au milieu d’un état-major anglais, russe et prussien ; s’il ne rougit pas de reconnaître au prince régent d’Angleterre un droit de suzeraineté morale sur l’héritage de Louis XIV et de Napoléon ; si Wellington fut par lui maréchal de France ; si, pendant qu’aux Tuileries il s’essayait à la royauté, le baron de Muffling, un étranger, fut fait gouverneur de sa capitale ; si le Musée fut mis au pillage par les Prussiens ; si Blucher, dans un accès de rage, put parler impunément de faire sauter nos édifices ; si Alexandre fut regardé comme l’ami du roi de France, parce qu’il s’était contenté de faire retentir sous les pas de son armée les ponts construits en souvenir de nos victoires ; si les alliés, traitant avec ce même roi de France, exigèrent avant toute négociation et obtinrent que l’armée de la Loire fût dissoute, pour que la France n’eût plus qu’à demander merci ; enfin, car elle est bien longue, hélas ! la liste de nos humiliations d’alors, si nos ennemis, par le traité de novembre, acquirent le droit, non-seulement de réduire la France à ses dernières limites, mais de démanteler ses places fortes, d’en bâtir contre elle avec son argent, de surveiller sa politique, d’occuper pendant cinq ans son territoire…, tout cela fut-il le crime du roi seulement, et des princes, et des ministres ? Pourquoi les représentants de la bourgeoisie, les membres du corps législatif, avaient-ils refusé à Napoléon vaincu cette épée qu’il demandait, comme simple général, pour réparer le désastre de Waterloo, sauver la patrie, ou mourir ? Et pourquoi, aux premières lueurs des bivouacs ennemis, la bourgeoisie parisienne, excitant le peuple si prompt au combat, ne prit-elle pas les armes, rugissante et désespérée comme les glorieux moines de Sarragosse ? Mais non : toutes les portes de la ville furent ouvertes ; et il y eut des acclamations de joie dans les rues ; et il y eut des danses dans les jardins publics ; et sur tous les théâtres, pendant plusieurs mois, l’enthousiasme de ceux qui vont au théâtre salua dans Alexandre le demi-dieu de l’invasion ! Je reprends : « Les marchands décuplaient leurs recettes habituelles. C’est de 1815 que datent la plupart des fortunes marchandes de la capitale. » La preuve que la bourgeoisie, en 1830, n’a pas prétendu châtier dans les Bourbons des princes amenés en France par les étrangers, c’est qu’elle a choisi, pour le mettre sur le trône, Philippe, duc d’Orléans ? Ce duc d’Orléans, comment était-il rentré en France ? Ne s’était-il pas trouvé, lui aussi, dans l’arrière-garde de l’invasion ? Justice et vérité pour tous. Si la bourgeoisie, en 1830, avait prétendu faire expier à la royauté 1815, je dis qu’elle se serait vengée sur les Bourbons aînés du crime dont elle s’était elle-même rendue complice. Il n’en fut rien. C’était le peuple qui se souvenait[9].

La bourgeoisie pouvait-elle se soulever avec plus de raison contre la gentilhommerie ? J’ai reconnu qu’en 1814 Louis XVIII avait eu le tort de professer trop ouvertement le culte des noms anciens ; mais ce tort, il s’était hâté de le réparer dès 1815. Sur la première liste ministérielle de cette époque, ne lisons-nous pas, à côté du nom de Talleyrand de Périgord, celui de Pasquier, noblesse de robe, et ceux, moins aristocratiques encore, de Gouvion-Saint-Cyr, de Fouché, de Louis ? M. Decazes, qui fut pendant si long-temps l’âme du gouvernement de la Restauration, devait-il son influence à ses parchemins ? MM. de Villèle, de Corbière, de Peyronnet, qui remplirent de leur existence les années suprêmes de la Restauration, n’étaient-ils pas des hommes à peu près nouveaux ? Que la haute bourgeoisie ait ressenti pour les nobles et les prêtres une répugnance très-vive ; qu’elle ait poursuivi les uns de ses passions jalouses, en invoquant l’égalité, et les autres de son scepticisme glacé, en invoquant la liberté de conscience et l’indépendance du pouvoir civil, rien de plus certain. Seulement, elle n’aurait jamais volontairement couru les risques d’une révolution, s’il ne se fût agi pour elle que d’assurer le triomphe de son scepticisme et de sa vanité.

Pour ce qui est des cruautés tant reprochées à Louis XVIII, on doit reconnaître que c’est principalement aux circonstances qu’elles doivent le caractère qu’elles ont conservé dans l’histoire.

« A neuf heures du matin[10], dit un historien de la Restauration, Ney, revêtu d’un frac bleu, monta dans une voiture de place. Il avait fait demander à M. de Sémonville une bouteille de vin de Bordeaux et l’avait bue. Le grand-référendaire accompagna le maréchal jusqu’au nacre. Le cure de Saint-Sulpice était à ses côtés ; deux officiers de gendarmerie sur le devant de la voiture. Le lugubre cortège traversa le jardin du Luxembourg du côté de l’Observatoire. En sortant de la grille, il prit à gauche, et fit halte cinquante pas plus loin, sous les murs de l’avenue. La voiture s’étant arrêtée, le maréchal en descendit lestement, et se tenant à huit pas du mur, il dit à l’officier : Est-ce ici, Monsieur ? — « Oui, M. le marechal. » Alors Ney ôta son chapeau de la main gauche, plaça la droite sur son cœur, et s’adressant aux soldats, il s’écria : « Mes camarades, tirez sur moi. » L’officier donna le signal du feu, et Ney tomba sans faire aucun mouvement. »

Ce qui frappe surtout dans cette horrible exécution, c’est ce qu’elle a de morne, de peu solennel. La foule n’est pas là, au moment suprême ; on l’a trompée : elle est à la plaine de Grenelle. Michel Ney, maréchal de France, prince de la Moskowa, duc d’Elchingen, est fusillé dans un lieu muet, désert, au pied d’un mur, par des soldats qui se cachent, sur l’ordre d’un gouvernement qui a peur de sa propre violence. Ceci explique pourquoi les premières cruautés de la Restauration laissèrent dans les cœurs une trace de feu. Ney avait tourné contre Louis XVIII l’épée qu’en 1814 il avait reçue de lui pour le défendre, cela n’est pas douteux. Il est vrai qu’il était couvert par une capitulation protectrice. Mais le glaive des réactions ne s’arrête pas pour si peu. D’ailleurs, depuis un demi-siècle, tuer ses ennemis n’était pas chose nouvelle. 93 avait lassé le bourreau. Mais les coups que la Révolution avait frappés avaient dans les nécessités d’une situation inouïe leur explication et plus que leur excuse. Le bruit de la hache, en 93, se perdait dans les clameurs du forum et dans la tempête universelle. Ici, rien de semblable. On se recueillait pour tuer, et toute une nation faisait silence autour des bourreaux. Quoi qu’il en soit, si la bourgeoisie s’indigna, son indignation était désintéressée assurément, puisque Ney et Labédoyère mouraient victimes d’une idée combattue et vaincue avec le concours de la bourgeoisie elle-même, puisqu’ils mouraient victimes de l’Empire, puisqu’ils mouraient victimes des Cent-Jours. Napoléon avait fait fusiller le duc d’Enghien dans les fossés de Vincennes : Louis XVIII rendait à Napoléon assassinat pour assassinat ; genre d’émulation bien digne des maîtres de la terre ! Mais c’est tout. Le lendemain de la révolution de juillet, alors qu’elle était toute puissante, la bourgeoisie a-t-elle imposé à son roi la réhabilitation de Ney ? et pourquoi ne l’a-t-elle pas fait[11] ?

J’arrive à un autre point l’intérêt des acquéreurs de biens nationaux. La question était plus grave pour la bourgeoisie ; car ce n’était plus seulement une affaire de sentiment et d’humanité. Aussi n’eût-on garde d’alarmer sous ce rapport les intérêts. Louis XVIII, qui commit tant de fautes, ne commit pas du moins celle-là. Dans sa déclaration de Saint-Ouen, il affirmait que jamais les acquéreurs de biens nationaux ne seraient inquiétés. Que dis-je ? la chambre de 1815, tout ivre qu’elle était d’aristocratie, poussa-t-elle jamais jusque-là l’audace de ses passions contre-révolutionnaires ? Qu’on se rappelle la loi sur les cris séditieux : cette loi, dans l’article 5, portait peine contre toute parole de nature à effrayer les possesseurs de biens nationaux. « Pourquoi cette mesure, s’écriait à cette occasion le vicomte de Chateaubriand, en pleine pairie ? Pour imposer un silence que rompraient, au défaut des hommes, les pierres mêmes qui servent de bornes aux héritages dont on veut rassurer les possesseurs. » Paroles téméraires, mais dont M. de Chateaubriand, malgré toute son éloquence, ne put faire prévaloir la témérité, même dans un moment où la contre-révolution se montrait hardie jusqu’à l’insolence ! Si donc l’intérêt des acquéreurs de biens nationaux fut si souvent invoqué par la polémique libérale, c’est qu’il fournissait une arme de combat à cette polémique peu sincère. Et si l’on m’objecte le milliard des émigrés, je répondrai que la bourgeoisie n’avait pas attendu cette déclaration de guerre pour se montrer implacable ; je répondrai encore que cet acte contre-révolutionnaire ne fut résolu qu’après l’élection de l’abbé Grégoire, régicide, qu’après l’assassinat du duc de Berry, c’est-à-dire quand la monarchie, poussée à bout, se décida enfin à tout oser contre ses ennemis, voyant bien que ses ennemis oseraient tout contre elle. D’ailleurs, qu’on le remarque bien, le milliard d’indemnité, s’il condamnait les principes de 89, n’en était pas moins une garantie offerte aux acquéreurs de biens nationaux, puisque c’était le prix auquel on mettait leur sécurité. Cette indemnité payée, les possesseurs étaient définitivement placés à l’abri de toute poursuite, et ceux qui avaient le plus à se plaindre, c’étaient tous ces pauvres artisans, tous ces ouvriers, tous ces enfants du peuple, sur qui l’émigration venait de lever son impôt, quoiqu’ils ne fussent jamais entrés dans le partage de ses dépouilles.

Revenant donc sur ce que j’ai voulu prouver, je répète que la lutte qui, commencée en 1815, devait aboutir à la révolution de 1830, n’était que la continuation, au profit de la bourgeoisie, de la lutte que les états-généraux, avant 1789, avaient soutenue, quoique sans éclat, sans vigueur, sans continuité, contre le principe monarchique.

La société peut-elle avoir deux têtes ? la souveraineté est-elle divisible ? Entre le gouvernement par un roi et le gouvernement par une assemblée, n’y a-t-il pas un gouffre qui chaque jour tend à se creuser davantage ? Et partout où ce dualisme existe, les peuples ne sont-ils pas condamnés à flotter misérablement entre un 10 août et un 18 brumaire ? Le jour où Louis XVIII s’assit sur le trône, ce problème fut posé devant lui, ainsi qu’il l’avait été, pendant les Cent-Jours, devant Bonaparte. Et comme la force sociale appartenait à la bourgeoisie, c’était naturellement en sa faveur que la question devait se résoudre. Les obstacles que, sous la Restauration, la royauté eut à combattre, les haines sans nombre qui se groupèrent sur son passage, les tempêtes qui l’assaillirent, cette espèce de tremblement de peuple qui, en 1830, la renversa, n’eurent pas de cause plus sérieuse.

Encore s’il eût été possible de créer entre la royauté et la chambre un pouvoir médiateur ! Mais les droits de substitution ayant été abolis pour jamais, la division des héritages étant devenue un fait inévitable, l’aristocratie ayant été trois fois vaincue, que pouvait une pairie ? Celle de 1815 n’exprimait qu’un entassement de ruines, et n’était en réalité que la vivante histoire d’un quart de siècle de trahisons. On la comptait pour si peu, que Louis XVIII, par exemple, la considérait tout simplement comme un moyen « de mettre une bague au doigt aux gens de sa maison, à la naissance de leur aîné. » Le fait est que le personnel de la pairie fût remanié en 1815 sans scrupule et sans pudeur. On cassa des pairs de France ; on en créa ; le titre de pair devint un mode de récompense ou un sujet d’encouragement pour la haute domesticité du château. Et, après cela, M. de Talleyrand se crut un grand homme d’état pour avoir fait déclarer une telle pairie héréditaire ! Quelle pauvreté de vues ! Le fils de lord Chesterfeald partant pour visiter les diverses cours de l’Europe, son père lui dit : « Allez, mon fils, allez voir par quels hommes le monde est gouverné. » Je conçois ce dédain.

oui, le gouvernement de la Restauration n’était pas encore à l’œuvre que déjà le fait dominant de la situation était la nécessaire rivalité de ses deux pouvoirs : la royauté et la chambre. Et voyez quelles circonstances annoncent, préparent la lutte ! Quand les élections commencent, deux hommes se partagent le pouvoir ministériel, Talleyrand et Fouché : celui-ci, habile, pénétrant, rompu à l’intrigue, possédant la confiance de la bourgeoisie et versé dans l’art de manier les ressorts impurs ; l’autre, aussi dépourvu de valeur intellectuelle que de valeur morale, mais passant pour un grand seigneur sans préjugés, et jouissant d’une immense réputation d’homme d’état, parce que la bassesse à ses triomphes, que tout esprit vulgaire confond avec ceux de l’habileté. Entre ces deux hommes l’antagonisme est flagrant ; chacun le voit, chacun le dit, et il semble que ce soit là l’écueil contre lequel se brisera le ministère. Eh bien ! non : il va se dissoudre, mais sa dissolution sera le premier témoignage de la puissance des intérêts bourgeois et de la force irrésistible du principe électif.

Ce qui avait rendu Fouché un ministre nécessaire, on le sait. Il ne pouvait conséquemment tomber que pour faire place à un homme capable de représenter comme lui, au pouvoir, les intérêts et les passions de la bourgeoisie. Ceux qui n’ont donné pour cause à la fortune extraordinaire de M. Decazes que l’affection de Louis XVIII, ne me paraissent pas avoir pénétré le fond des choses. M. Decazes était d’origine plébéienne. Aucun lien ne pouvait l’attacher à un régime de grands seigneurs. Il aimait l’argent, il en connaissait le prix. Il aimait le pouvoir, il en devinait les conditions. Sagacité, souplesse, activité, scepticisme, ambition subalterne, il avait, en qualités et en défauts, tout ce qui est nécessaire pour savoir de quel côté se trouve la force et s’y asservir. Le libéralisme, dans ce qu’il avait de peu élevé, ne pouvait trouver une personnification plus vraie. M. Decazes, c’était Fouché amoindri.

Voilà précisément ce qui rendait M. Decazes propre à remplacer Fouché, aux yeux de la bourgeoisie. D’un autre côté, il avait dit, en parlant de la marche étonnante de Napoléon sur Paris au 20 mars : « On ne gagne pas la légitimité à la course ; » et à part cette profession de foi, les royalistes le préféraient au duc d’Otrante, parce que lui, du moins, il ne portait pas sur ses habits l’odeur du sang.

M. Decazes fut poussé de la sorte au faîte des honneurs, et Fouché tomba du pouvoir, en y laissant un successeur digne de lui. Le goût de Louis XVIII pour le nouveau ministre servit sa fortune, mais ne l’explique pas, M. Decazes était libéral : ce fut sa force. Le temps des favoris était passé, et si M. Decazes n’avait eu d’autre appui que cette royale affection, surprise et entretenue par la flatterie, son influence, comme celle de M. de Blacas, ne se serait jamais étendue au-delà du gouvernement de l’antichambre.

Mais à côté de ce fait singulier, l’élévation subite de M. Decazes, se place un fait non moins caractéristique, la chute du ministère Talleyrand. Pourquoi ce ministère s’écroule-t-il ? Parce que les premiers choix électoraux annoncent une chambre hostile au ministère. M. de Talleyrand craint une opposition trop vive ; il va trouver le roi ; il lui demande si, dans la lutte qui se prépare, le cabinet doit compter complétement sur l’appui de la couronne. Louis XVIII, depuis long-temps jaloux de la réputation du prince, paraît blessé de l’arrogance de ses frayeurs, et au grand étonnement de toute la cour, il dissout le ministère, laissant cheoir aux débiles mains du duc de Richelieu les destinées de la royauté en France. Ne trouvez-vous pas ces choses bien remarquables ? Un bourgeois, un libéral, M. Decazes, devenant la tête du gouvernement royaliste ; et dès l’origine, le premier ministère de la Restauration renversé par l’approche seule de la chambre, et en quelque sorte par l’ombre du principe électif ; cette victoire remportée la veille de la bataille : tout cela ne vous frappe-t-il pas comme une révélation de cette force dont les quinze années de la Restauration ne devaient être que le développement complet, sous le rapport politique  ?

Cette force invincible du principe électif considéré comme moyen de développement au profit de la bourgeoisie, cette force était si bien pressentie par les royalistes les plus intelligents, que quelques-uns d’entr’eux firent des efforts incroyables pour soutenir Fouché au pouvoir jusqu’à la réunion des députés ; témoin M. de Vitrolles, qui disait sans cesse  : «  Avant de renvoyer Fouché, attendez la chambre.  »

Mais voici quelque chose de plus significatif encore. Les élections sont terminées ; la chambre s’assemble. Ceux qui ont médité sur le caractère de toutes les réactions savent bien pourquoi cette chambre dût se dire exclusivement royaliste. On n’y parlait que du roi ; la fidélité au roi était la vertu de l’époque ; à s’en tenir au langage officiel, jamais la France n’aurait été plus complétement monarchique, et rien n’égale l’enthousiasme qui éclata dans l’assemblée, lorsque M. de Vaublanc y prononça ces paroles  : «  L’immense majorité de la chambre veut son roi.  » Mais quoi ! cette chambre, si éminemment royaliste, c’est par une vive série d’attaques contre la royauté qu’elle débute. Le premier projet de loi[12] présenté par le garde des sceaux à la chambre, y est accueilli par de nombreux murmures ; il n’est adopté qu’après des modifications qui le dénaturent d’une manière complète. Consécration éclatante de l’initiative de l’assemblée ! Et, à dater de ce moment, avec quelle ardeur cette initiative ne cherche-t-elle pas l’occasion de s’exercer ! Qu’il s’agisse de la loi sur la suspension de la liberté individuelle, présentée par M. Decazes, ou de celle présentée sur les juridictions prévôtales par le duc de Feltre, la chambre ne se croit pas appelée seulement à rectifier le travail des ministres, mais à le refaire. Seule, elle occupe la scène politique ; seule, elle gouverne. Depuis la Convention, vit-on assemblée plus violente, plus impérieuse ; plus enivrée du sentiment de son droit ? Elle apprend que le roi veut faire légaliser l’ordonnance du 24 juillet qui bornait les vengeances royalistes à dix-neuf têtes marquantes abandonnées aux tribunaux, et à trente-huit personnes frappées de bannissement. À cette nouvelle, sa fureur est au comble, et pour que la loi d’amnistie ne soit pas trop indulgente, c’est elle-même qui s’empare de l’initiative, usurpant ainsi la plus personnelle de toutes les prérogatives de la royauté ! Qu’imaginer de plus hautain ? Et quel acte de souveraineté plus péremptoire que ce projet de M. de Labourdonnaye, qui proscrivait du même coup tous le maréchaux, tous les généraux, tous les préfets, tous les hauts fonctionnaires, complices du retour de Bonaparte ; qui frappait tous les régicides signataires de l’acte additionnel ; qui excluait à jamais du sol natal tous les membres de la famille Bonaparte ; qui mettait le séquestre sur les biens d’un si grand nombre de citoyens ; qui faisait, en un mot, du pouvoir judiciaire une dépendance du pouvoir législatif ! Cette grande usurpation, l’assemblée la sanctionne cependant sous les yeux du roi, qui avait formellement annoncé qu’il ne consentirait pas à la proscription des régicides.

On a dit qu’en cela Louis XVIII n’était pas sincère ; qu’au fond il abhorrait les régicides, et ne faisait semblant de les protéger que pour rejeter sur la chambre tout l’odieux de la proscription. Soit. Mais il s’était prononcé hautement, et ses ministres combattirent, en son nom, les projets de la chambre avec une extrême vivacité. Qu’on juge de l’effet que devait produire sur l’opinion une lutte aussi violemment déclarée, quelles que fussent d’ailleurs les secrètes pensées et l’hypocrisie des combattants ! Un jour, le duc de Richelieu vient dire à la chambre : « Le roi s’est fait rendre compte de vos propositions diverses et de vos utiles délibérations. Le testament de Louis XVI est toujours présent à sa pensée. » Et en entendant ces mots, la chambre reste immobile, muette ; la menace est sur tous les visages : il faut que le ministère ait recours à de longues négociations pour fléchir rassemblée. Elle consent enfin à rejeter les catégories sanglantes de M. de Labourdonnaye, mais elle maintient le bannissement des régicides, après avoir couvert de bravos ce cris factieusement royaliste de M. de Béthisy : « Vive le roi quand même ! Quand même ! » L’antagonisme entre des deux principes éclatait jusque dans le royalisme ardent de l’assemblée.

Ce n’est pas tout : la loi des élections est présentée à la chambre. Deux systèmes se produisent : l’un créant un collège électoral par canton, et donnant au roi la faculté d’adjoindre à chaque collège électoral juges de paix, maires, vicaires généraux, proviseur, curés, etc. ; l’autre établissant, au profit des riches, l’élection à deux degrés. L’alternative est redoutable. Si le premier système prévaut, la royauté a prise sur les élections ; elle est mise hors de page. Que le second triomphe, au contraire, c’en est fait ; le régime parlementaire n’a plus de contre-poids ; le duel inégal de Pym et de Charles Ier, de Robespierre et de Louis XVI, de Lafayette et de Bonaparte, va revivre et continuer ; la royauté est sur le chemin des abîmes. Eh bien, c’est le système fatal à la royauté qui trouve faveur dans la chambre ultra-royaliste de 1815. Quel sujet de méditations !

Que cette chambre ait voulu frapper le ministère, non la royauté ; qu’elle ait proclamé l’omnipotence parlementaire par tactique, non par principe ; qu’elle ait prétendu faire du pouvoir électif un levier irrésistible, uniquement parce qu’il était alors dans ses mains, c’est possible. Et que prouve cela, sinon que les grands événements obéissent à des lois par qui sont déjouées les ruses de l’égoïsme et toute la stratégie des passions ? Qu’importe à l’histoire ce que la chambre de 1815 a voulu ? il reste ce qu’elle a fait. Or, elle a professé le dogme de la souveraineté absolue des assemblées, et c’est elle qui a posé, à son insu, les prémisses du syllogisme dont, après quinze années de luttes, 1830 est venu tirer la conclusion.

C’est pourquoi la révolution de juillet se trouva tout entière dans cette fameuse ordonnance qui frappait de dissolution la chambre introuvable.

Toutefois, par l’ordonnance du 5 septembre, Louis XVIII ne faisait qu’en appeler à des élections nouvelles et à un nouveau mode électoral. Au fond, c’était consacrer en faveur de la royauté ce droit de dissolution, reconnu et pratiqué en Angleterre, droit protecteur des couronnes, et qui, certes, n’avait rien d’exorbitant, puisqu’il n’avait pas empêché le second Stuart de mourir sur un échafaud ! Quelle fut cependant l’impression produite par cet acte si éminemment monarchique ? Ceux qu’on appelait les ultra-royalistes furent consternés ; ceux qu’on appelait les libéraux applaudirent. C’est le contraire qui aurait dû arriver, s’il y avait eu réellement en France des amis de la monarchie d’un côté, et des amis de la liberté de l’autre. Mais non : les ultra-royalistes maudirent l’ordonnance du 5 septembre, parce qu’elle brisait une chambre dans laquelle ils dominaient, sacrifiant ainsi à un intérêt momentané de position tous les principes de la monarchie. Et les libéraux accueillirent avec transport cette même ordonnance, parce que le pouvoir parlementaire qu’elle frappait ne leur appartenait pas encore, sacrifiant ainsi à un intérêt momentané de position tous les intérêts de la liberté.

C’est qu’en effet, les mots ici ne répondaient pas aux idées. Sous ces dénominations de libéraux et de royalistes se cachaient des intérêts qui n’étaient en réalité ni ceux de la liberté, ni ceux de la monarchie.

La division véritable qui existait en France était celle-ci. Les uns voulaient que la nation fût agricole ; que la grande culture fût rétablie et la grande propriété reconstituée par les substitutions et le droit d’aînesse ; que le clergé fût indemnisé sur les forêts de l’État ; que la centralisation administrative fût détruite ; que le pays enfin fût rendu à ce régime aristocratique dont la bourgeoisie aidée par les rois avait bouleversé les fondements. Les autres avaient des idées diamétralement opposées. Les premiers, c’étaient, en général, des gentilshommes, des émigrés, des dignitaires de l’Église, des rejetons d’anciennes familles ; ils constituaient ce qu’on aurait dû appeler le parti féodal. Les seconds, c’étaient des fils de parlementaires, des banquiers, des manufacturiers, des commerçants, des acquéreurs de biens nationaux, des médecins, des avocats, la bourgeoisie.

En laissant les mots de côté pour aller au fond des choses, la lutte n’était donc qu’entre des idées féodales et des intérêts bourgeois. Or, les descendants de ceux qui avaient si rudement combattu la centralisation monarchique par Charles-le-Téméraire, le comte de Soissons, Montmorency, Cinq-Mars, n’étaient pas assurément plus royalistes que les fils de ceux qui avaient si fortement ébranlé les trônes par les Jansénistes, la magistrature et les philosophes. Aux yeux du parti féodal comme aux yeux du parti bourgeois, la royauté était un instrument plutôt qu’un principe. Lors donc qu’elle prêta son appui à la bourgeoisie, le parti féodal dût se retrancher derrière le pouvoir parlementaire et parler le langage des libertés publiques. Lorsqu’elle se prêta, au contraire, aux vues et aux passions du parti féodal, ce fut le tour de la bourgeoisie d’attaquer le trône au nom de la liberté. Ainsi s’expliquent les contradictions et les anomalies dont se compose le mouvement politique de la restauration.

En 1816, la bourgeoisie pouvait presque se dire assise sur le trône à côté de Louis XVIII, dont elle gouvernait l’esprit par M. Decazes. Ceux qu’on appelait ultra-royalistes se mirent donc à user le pouvoir royal, et se firent tous docteurs en libéralisme. Ici c’était M. de Villèle se plaignant de l’influence inconstitutionnelle du roi sur les élections du Pas-de-Calais. Là c’étaient MM. de Castelbajac et de La Bourdonnaye prenant, à la tribune, la défense de la liberté de la presse et de la liberté individuelle. Qui ne se souvient de la pétition de Melle Robert et des débats orageux qu’elle souleva ? Comment ! on avait osé frapper M. Robert d’une arrestation arbitraire ! On était allé jusqu’à supprimer son journal ! Mais qu’allait devenir la presse s’il était loisible au pouvoir de lui porter d’aussi terribles coups ? De quels dangers la société n’était-elle pas menacée si on donnait cette élasticité au régime du bon plaisir ? Voilà les discours qui retentirent d’un bout de la France à l’autre. Et par qui étaient-ils tenus, ces discours ? Par les ultra-royalistes. Or, il est à noter que l’excessive rigueur déployée contre M. Robert avait sa source dans un pamphlet, qu’on disait sorti de ses presses, et dans lequel la majesté royale était traînée dans la boue.

Pendant ce temps, voici le rôle que jouaient les libéreux. M. Decazes préparait, présentait à la chambre, appuyait et faisait appuyer par ses amis le système de la censure, des arrestations préventives, des lois d’exception. M. Villemain exerçait sur la presse une surveillance inquiète et supprimait des journaux en se jouant. M. Royer-Collard, qui ne passait pas pour ultra-royaliste, se prononçait hautement pour la prééminence du pouvoir royal, et répondait en ces termes à M. de Castelbajac, au sujet de la liberté de la presse : « On ne doit pas méconnaître que là où il y a des partis, les journaux cessent d’être les organes des opinions individuelles, mais que voués aux intérêts qui s’en emparent, instruments de leur politique, théâtre de leurs combats, leur liberté n’est que la liberté des partis déchaînes. »

Vint la loi d’élection du 5 février 1817, qui établissait l’élection départementale à un seul degré et des censitaires à 300 francs. Une statistique publiée par le ministère fit connaître que le nombre des citoyens payant 300 francs d’impôts, y compris la patente, était de 90,878. La loi du 5 février 1817 livrait donc la puissance parlementaire à la bourgeoisie. Aussi les rôles se trouvèrent-ils aussitôt intervertis. En mesure, désormais, de dominer dans le parlement, la bourgeoisie se tourna contre la royauté, dont elle n’avait plus besoin, et se mit à défendre contre elle ces mêmes libertés dont, avant la loi du 5 février, elle avait abandonné la défense au parti féodal. Il fallut révoquer la loi sur les arrestations préventives, il fallut abolir la censure et le ministère de la police devint si manifestement une sinécure, que M. Decazes dût lui-même, par pudeur en demander la suppression. Mais plus le principe monarchique s’humiliait devant elle, plus cette bourgeoisie qui d’abord l’avait si vivement soutenu, redoublait d’exigences. Tandis que les politiques du pavillon Marsan cherchaient à envelopper le roi de leurs intrigues, les écrivains de la bourgeoisie minaient sans relâche les fondements du trône. La polémique de la Minerve devenait de plus en plut hostile. On posait déjà devant les électeurs la candidature de citoyens connus, comme M. Voyer-d’Argenson, pour leur austère indépendance. Les élections de 1818 révélèrent toute la portée de ce mouvement : Manuel obtint une double élection dans la Vendée, et la Sarthe envoya sur les bancs de la chambre le plus illustre des ennemis de la famille royale, M. de Lafayette.

Qu’avait donc fait la chambre féodale de 1815, en donnant au pouvoir parlementaire tant de force, tant de relief ? Elle avait forgé de ses propres mains pour la bourgeoisie un glaive étincelant et acéré. L’histoire, pour peu qu’on la veuille approfondir, se montre remplie de ces hautes leçons. Semblables à certains religieux qui, eux du moins, ont la conscience de leur néant, les partis emploient souvent leur vie à se creuser une fosse. J’aime à voir de quel air certains hommes passent sur la scène du monde : ils s’imaginent faire mouvoir les sociétés, lorsqu’ils ne font que remuer tout autour deux leur impuissance ; ils se haussent jusqu’à l’immortalité, et volontiers ils usurperaient sur Dieu le lendemain : ambition plaisante ! Dieu seul marche au travers des générations qui s’agitent.

Cependant, l’Europe commençait à s’inquiéter de l’état des choses en France. Les souverains étrangers avaient cru fonder la paix dans notre pays en y établissant l’empire de la charte et le dualisme politique qu’elle consacre. L’erreur était grande. Ils finirent par s’en apercevoir. M. de Richelieu qui était parti pour le congrès d’Aix-la-Chapelle, en rapporta de vives appréhensions sur l’avenir réservé à la monarchie : il fut question de changer le régime électoral. Malheureusement ce n’était pas dans la loi du 5 février qu’était le danger dont on s’était si fort préoccupé au congrès d’Aix-la-Chapelle. Pour consolider le trône, en l’élevant au-dessus de tous les orages, il aurait fallu détruire en France, si cela eût été possible, non pas telle ou telle combinaison électorale, mais le pouvoir électif lui-même. Car en quelques mains qu’on voulut placer ce formidable levier, il était impossible que la royauté résistât long-temps à son action. Déplacer la puissance élective, c’était donner au principe monarchique d’autres ennemis, ce n’était pas le sauver.

Voilà ce que n’avaient compris ni les souverains, ni M. de Richelieu, leur représentant et leur organe dans le conseil des ministres. Au surplus, les tentatives faites par M. de Richelieu, pour renverser la loi du 5 février, furent inutiles, et n’eurent, comme on sait, d’autre résultat que de précipiter sa chute. M. Decazes, son collègue et son rival, M. Decazes, dont il avait demandé l’exil, resta au pouvoir en y appelant le général Dessole. Maintenir la loi d’élection était le but du nouveau ministère, ce qui revenait à ceci la monarchie choisissait des ministres dont le programme était la destruction de la monarchie.

Sans doute une telle pensée n’était venue à l’esprit de personne. La bourgeoisie elle-même, dans sa course ardente vers la domination absolue, n’avait qu’un sentiment confus de son œuvre, et elle était loin de croire que rendre la royauté dépendante, c’était l’abolir. Mais, je le répète, les hommes sont presque toujours les jouets des choses qu’ils accomplissent. Les sociétés vivent sur un malentendu éternel.

Le ministère Dessole ne pouvait être et ne fut en effet qu’une suite non interrompue de victoires remportées sur la royauté par la bourgeoisie, armée du pouvoir parlementaire. Et d’abord, le premier acte de la session de 1818 fut le vote d’une récompense nationale pour le service que M. de Richelieu avait, disait-on, rendu à la France, en la délivrant de l’occupation étrangère. Ce qu’il nous coûtait ce service, je ne veux pas le rappeler. On pouvait dire avec vérité cette fois que l’honneur de la France avait sué par tous les pores. Mais la bourgeoisie avait atteint son but ; son opulence s’était accrue dans l’humiliation de la patrie : M. de Richelieu méritait bien pour cela quelque reconnaissance. Cet homme, néanmoins, avait une âme loyale. Ce fut son malheur d’avoir eu à signer l’abaissement de la France ; il n’en est pas moins vrai que le récompenser était un scandale : on ne lui devait que de le plaindre.

Quoi qu’il en soit, le vote de la chambre dans cette question était un acheminement manifeste à la dictature parlementaire : « Prenez garde ! criait-on des bancs de la droite. Tout ceci est antimonarchique. Vous imitez les assemblées de la Révolution. » Mais il est puéril de demander à un pouvoir de se limiter. La chambre passa outre, et, dans cette carrière, elle ne devait plus s’arrêter.

Pour la gagner, que ne fit-on pas ? Le roi rappelait les proscrits. Le ministre de la guerre, M. de Gouvion Saint-Cyr, ouvrait les cadres de l’armée à de vieux officiers. Le ministre de la justice, M. de Serres, écrivait à tous les procureurs-généraux pour leur recommander en termes pressants le respect de la liberté individuelle. Le ministre de l’intérieur, M. Decazes, décrétait que l’industrie serait invitée à exposer périodiquement ses merveilles, inaugurant de la sorte les fêtes du travail là où n’existaient déjà plus les pompes de la monarchie. Que dire encore ? Dans un projet de loi sur la responsabilité ministérielle, les représentants de la couronne rendaient hommage à l’omnipotence politique de la bourgeoisie, tandis que dans un projet de loi qui abolissait la censure préalable et soumettait les journaux au jury ils reconnaissaient son omnipotence judiciaire. C’était aller, on le voit, au-devant de toutes les exigences. Mais quand deux pouvoirs rivaux sont en, présence, c’est trop peu que le plus faible cède : son destin est de succomber. La bourgeoisie demandait toujours plus qu’on ne lui donnait. Le projet de loi sur la responsabilité ministérielle fut trouvé trop vague et incomplet. Celui qui réglait la liberté de la presse fut attaqué avec violence, parce qu’il créait des éditeurs responsables et imposait un cautionnement. Les plaintes de la tribune trouvèrent dans la presse de bruyants et formidables échos. Épouvantée de tout le bruit qui se faisait autour d’elle, la chambre des pairs avait parlé de modifier la loi du 5 février, et les ministres l’avaient châtiée aussitôt par une promotion de pairs qui, en altérant sa majorité, avait fait entrer dans son sein un grand nombre de bourgeois. Cela même ne suffisait plus. L’effervescence allait croissant. La Minerve voulait que le cens d’éligibilité fut détruit. Le Constitutionnel demandait avec ironie si deux cents députés représentaient bien fidèlement trente millions d’hommes. M. Bavoux adressait à la jeunesse des écoles des discours enflammés, et en expliquant les articles 86 et 89 du code pénal, qui punissent le simple complot contre la vie du roi des mêmes peines que le crime consommé, il disait : « Le rêve de Marsyas, puni par Denys de Syracuse, comme crime de lèze-majesté, et la mort de ce gentilhomme, exécuté aux halles pour avoir eu la pensée d’assassiner Henri III, ne sont-ce pas là des faits légitimés par notre code actuel, malgré la réprobation constante et universelle de la postérité ? » On comprend quel devait être l’effet de semblables paroles sur de jeunes cœurs. Des troubles eurent lieu à l’école de droit, et M. Bavoux fut traduit devant la cour d’assises. Mais la bourgeoisie applaudissait à son courage ; le jury le déclarait non coupable ; et, au sortir de l’audience, les étudiants se pressaient en foule pour le féliciter et l’embrasser.

Les nouvelles du dehors ajoutaient à cette turbulence des esprits si activement entretenue par les écrivains de la bourgeoisie. Les manifestes anti-monarchiques des sociétés allemandes étaient accueillis avec faveur. Le meurtre de Kotzebüe avait des admirateurs. C’était le temps où la voix puissante des réformateurs de Manchester retentissait dans toute l’Europe. Il va sans dire que la presse française donnait le programme de ces innombrables assemblées qui couvraient le sol de la Grande-Bretagne, et on lisait dans les journaux : « Une assemblée a eu lieu à Smithfield. Henri Hunt, accusé par les adversaires de la réforme d’avoir reçu de l’argent, a répondu : « Le duc d’Yorck vient de perdre au jeu la somme que le parlement lui a votée comme gardien de son père infirme. C’est sans doute une preuve de la moralité des hautes classes de la société. » C’est la même moralité qui a porté lord Sidmouth à donner la charge de clerk of the pells, sinécure de 3,000 livres sterling par an, à son fils, encore enfant. L’épouse légitime du duc de Sussex, avec laquelle il a vécu pendant très-long-temps, vient d’être abandonnée par ce prince, et on lui a donné 2,678 livres sterling, prises sur les taxes tirées de vos poches, etc…, etc… »

Ces accusations virulentes, portées contre l’aristocratie en Angleterre, répondaient en France à des intérêts et à des haines qui en faisaient, dans les salons de la magistrature et de la finance, une application passionnée ; et la royauté recevait le contrecoup de ces attaques.

De son côté, et par une tactique plus habile que sincère, le parti féodal aigrissait la bourgeoisie contre les ministres. M. de Chateaubriand écrivait dans le Conservateur que M. Decazes s’était fait d’abord le persécuteur des révolutionnaires, et qu’il les avait persécutés sans mesure. Le général Donnadieu lançait un pamphlet dans lequel il rejetait sur le favori de Louis XVIII tout l’odieux des événements de Grenoble en 1816. Il racontait qu’en réponse à une demande en grâce adressée par lui au roi en faveur de sept condamnés, une dépêche télégraphique lui avait transmis l’ordre de les tuer sur-le-champ. Il n’était pas jusqu’à la protection manifeste et toute spéciale accordée par le gouvernement au génie industriel, dont on ne lui fit un crime ; et le Drapeau Blanc s’émerveillait de tout ce qu’il y avait de délié dans la politique de M. Decazes, faisant coïncider avec les élections l’exposition des produits de l’industrie : c’était faire entendre à la bourgeoisie qu’on la flattait pour la tromper.

Il faut ajouter que la politique des ultra était alors de pousser au jacobinisme par d’insultantes provocations. « Vous voilà donc, disait le Journal des Débats aux adversaires du parti féodal, à propos d’une résolution récente prise par la diète germanique, vous voilà forcés de reconnaître que l’Europe entière est ultra comme nous. Vous voilà convaincus que ce que vous appelez l’Europe, les peuples, le siècle, se réduit en dernière analyse à quelques petits marchands assis sur des balles de coton et des barriques de sucre dans la rue des Ramassés à Rouen, à quelques écoliers imberbes de l’université d’Iéna, en cheveux longs et en veste courte, à quelques milliers d’honnêtes radicaux illuminés par les vapeurs de l’eau-de-vie. » Ces petits marchands, assis sur des balles de coton voulurent montrer ce qu’il leur était permis d’oser ; ils élurent M. Grégoire, et semblèrent avoir ainsi jeté aux pieds de leurs ennemis, en manière de défi, la tête sanglante de Louis XVI.

Mais leurs ennemis s’en réjouirent : « Plutôt des élections jacobines que des élections ministérielles », avait dit le Drapeau Blanc. Ce vœu était accompli. La duchesse d’Angoulême redoubla de gémissements et de pleurs ; la parole du comte d’Artois eut le droit de se faire écouter ; Louis XVIII, qui sentait peser sur sa couronne le souvenir du ministère Fouché, recula cette fois devant le fantôme de son frère : dès ce moment l’abolition de la loi du 5 février fut résolue.

Les ministres Dessoles, Louis et Gouvion Saint-Cyr voulaient le maintien de cette loi : ils durent se retirer du pouvoir, et à la tête du nouveau cabinet on vit paraître avec étonnement… M. Decazes ! M. Decazes qui avait appelé funeste, du haut de la tribune de la chambre des pairs, la proposition Barthélemy ; M. Decazes qui avait forcé le duc de Richelieu à la retraite, pour garantir de toute atteinte ce même système électoral qu’il s’agissait maintenant de détruire. Mais le favori était mal conseillé par son ambition. Lorsqu’on change de drapeau, il faut donner des gages au parti qu’on embrasse : M. Decazes fut obligé de suspendre la liberté individuelle. La loi qui annonçait d’une manière si éclatante la défection du ministre fut flétrie du nom de loi des suspects, et le parti auquel il venait de livrer tout son honneur en proie se servit de cette loi des suspects pour faire emprisonner les propres amis de celui qui l’avait présentée. Quant au parti libéral, il organisa en faveur des victimes un comité de souscription, dont l’activité devint si redoutable, que les souscriptions purent être et furent considérées comme des enrôlements pour la révolte. Quel profit M. Decazes devait-il tirer de son apostasie ? La bourgeoisie qu’il trahissait l’abandonna, et le parti féodal ne lui sut aucun gré d’un retour involontaire.

Tout à coup une nouvelle étrange se répandit. Au moment où il sortait du théâtre, le prince sur qui reposait l’immortalité de la race royale, le duc de Berry, venait d’être saisi par un inconnu, et frappé au flanc d’un coup de poignard.

Lorsque, sous Charles II, en Angleterre, le parti dominant avait voulu perdre les papistes, il avait suscité un audacieux imposteur, nommé Titus Oates, lequel accusa du crime d’un individu tout le parti catholique. Les siècles ont beau passer sur les sociétés, ils n’en emportent pas dans leur cours le vieux limon. Les Titus Oates ne manquèrent pas après l’assassinat du duc de Berry. Ce prince, disaient les ennemis de la bourgeoisie, vient d’être poignardé par une idée libérale. Et, comme on n’attendait qu’une occasion pour renverser M. Decazes, ceux qu’on appelait ultra-royalistes te précipitèrent du pouvoir par ce cri : « Vous êtes le complice de Louvel ! » Prétextes menteurs, sans doute ! ruses bien connues, de partis se donnant rendez-vous sur le tombeau du prince assassiné, pour s’y combattre en quelque sorte avec son cadavre ! Les vraies causes de la chute de M. Decazes étaient beaucoup moins odieuses, et beaucoup plus décisives : il tombait, parce que le jour où il s’était prononcé contre la loi du 5 février, il avait cessé de représenter quelque chose au pouvoir. Et ce n’était pas assez, pour l’y retenir, de la tendresse du roi, à une époque où la royauté n’était plus qu’un vieillard caduc, auquel on disait sire en lui parlant.

L’assassinat du duc de Berry ayant été, pour ceux qui se prétendaient les amis des rois et des princes, une spéculation tout à fait heureuse, M. de Richelieu se trouva naturellement porté aux affaires. Ici nous touchons aux pages les plus instructives de l’histoire de la Restauration ; mais, avant d’expliquer cette pensée, voyons comment fut remplie la mission politique du nouveau cabinet.

Cette mission consistait à déplacer la puissance politique par le changement du système électoral. On ne perdit pas de temps, et, dès le mois de mai 1820, la chambre, assemblée depuis peu, était saisie d’un projet de loi électorale. Menacée, la bourgeoisie rassembla toutes ses forces et prépara une vigoureuse défense. Elle publia des brochures, elle fit gémir ou gronder tous ses journaux à la fois, elle suscita du fond des provinces des pétitions ardentes, elle déclara la charte en danger. Tous les esprits étaient en éveil : la discussion s’ouvrit dans l’orage.

Il existait alors à Paris une association, véritable club éclos de la franc-maçonnerie, et dont les puérilités solennelles du Grand-Orient ne servaient qu’à masquer l’action politique. Fondé par quatre commis de l’administration de l’octroi, MM. Bazard, Flotard, Buchez et Joubert, ce club, sous le nom de Loge des Amis de la Vérité, s’était d’abord recruté dans les écoles de droit, de médecine, de pharmacie puis, sur la proposition de Bazard, il avait appelé à lui un grand nombre de jeunes hommes voués à l’apprentissage du commerce. La Loge des amis de la Vérité était ainsi parvenue à se créer dans la jeunesse parisienne une influence puissante, et elle était en mesure de commander à l’agitation.

Cependant la discussion avait commencé, à la chambre des députés, au milieu de l’anxiété la plus vive ; et, quoique fort souffrant, M. de Chauvelin s’était fait transporter au Palais-Bourbon dans un appareil propre à frapper les imaginations. Applaudi par les uns, il fut injurié par les autres. L’occasion était favorable pour exciter le peuple : la Loge des Amis de la Vérité s’en empare ; les membres qui la composent se répandent dans la capitale pour y soufler l’esprit qui les anime : les écoles s’ébranlent, et des groupes nombreux d’étudiants viennent se former au tour du palais des délibérations, en criant Vive la charte ! De leur côté, des militaires, appartenant au parti féodal et vêtus en bourgeois pour la plupart, accourent armés de cannes. Il y eut une rixe, des désordres ; un jeune homme fut tué. Qui ne se rappelle l’impression produite dans Paris par la mort de Lallemand. On lui devait des obsèques touchantes, on les rendit pompeuses. Les troubles se prolongèrent. Toute la garnison fut sur pied. On vit rouler le long des boulevards une foule grondante de jeunes gens auxquels se mêlèrent, dans la rue Saint-Antoine, tous ces ouvriers que la misère tient sans cesse à la disposition de l’imprévu. Ce qui serait arrivé, nul ne le peut dire, si la pluie, qui tombait par torrents, ne fut venue en aide aux charges de cavalerie. Le trouble n’était pas moins grand dans la chambre. Le père de l’infortuné Lallemand avait écrit une lettre pour venger la mémoire de son fils, que quelques feuilles de la cour avaient lâchement outragée. M. Laffitte lut cette lettre d’une voix profonde, tandis que, levant les mains au ciel, les députés de son parti criaient : Quelle horreur ! Manuel parut à son tour, et, appuyé contre le marbre de la tribune, malade, le visage couvert de pâleur, il prononça ce mot terrible : Assassins ! Durant plusieurs séances, ce ne furent que récits funèbres faits par les députés de la bourgeoisie. M. Demarçay avait vu des dragons charger une foule inoffensive dans la rue de Rivoli, et deux d’entre eux pousser leurs chevaux jusque dans le passage Delorme. Des peintures non moins émouvantes furent faites par M. Casimir Périer. Et, pendant ce temps, les journaux publiaient le sombre interrogatoire de Louvel, cet homme étrange, qui n’avait frappé un prince que pour éteindre en lui d’un seul coup toute une race de rois, homme à convictions implacables, plus implacables pourtant que son cœur.

Dans l’immense agitation que tout cela faisait naître, les deux partis s’accusèrent réciproquement et avec violence. Tous deux ils avaient raison, dans une certaine mesure. La bourgeoisie avait droit de s’indigner des excès d’une répression sauvage ; mais on pouvait lui reprocher d’avoir été séditieuse elle-même et violente.

Quelques cris de vive l’Empereur avaient été poussés dans les rues : les députés de la gauche prétendirent que ceux qui les avaient poussés étaient des agens de police, et que ceux-là seuls étaient de bons citoyens, qui avaient crié vive la charte ! l’esprit de la bourgeoisie se montrait là tout entier.

Ces tumultes de la place publique, qu’elle protégeait hautement en 1819, nous l’avons vue depuis les flétrir avec passion. Ah ! c’est qu’en 1819, elle n’était pas encore à bout de conquêtes !

Quoi qu’il en soit, comme tous les troubles qui n’aboutissent pas à une révolution tournent au profit du pouvoir qui les réprime, la bourgeoisie fut vaincue dans le parlement, faute d’avoir vaincu ses ennemis dans la rue. Quelques-uns de ses meneurs prirent l’épouvante : quelques consciences se laissèrent acheter ; et, après d’orageux débats, la loi du 5 février fit place à un système électoral qui donnait au parti féodal une représentation à part. Il avait demandé l’élection à deux degrés : on lui donnait, en établissant dans chaque département un double collège, plus et mieux qu’il n’avait demandé. Grande fut la joie des vainqueurs. Pour ce qui est de la monarchie, elle se trompait si elle se crut sauvée : elle était perdue.

Pour élever le trône au-dessus des orages, c’était trop peu, ai-je dit, de modifier telle ou telle combinaison électorale : il aurait fallu détruire le principe électif lui-même. On va voir la vérité de cette observation.

Le ministère Richelieu venait de remporter sur la bourgeoisie une de ces victoires qui semblent décider du sort des Empires. Quelle reconnaissance ne lui devait pas le parti féodal ? Que de bénédictions ne devait pas attirer sur la couronne, de la part des royalistes, s’il y en avait eu de sincères, un service aussi éclatant ?

D’ailleurs, il venait de naître un fils à la duchesse de Berri, comme pour prouver que la main de Louvel s’était égarée en frappant, et que la Providence se rangeait du côté de la monarchie. Qu’il y ait folie à croire aux dynasties impérissables, quand leur avenir repose sur la tête d’une petite créature vagissante et frêle, sans doute ; et certes, depuis que Vienne gardait le fils de Napoléon, il n’était plus permis à personne de mettre en doute la puérilité de la gloire et l’impuissance de la force. Mais tel est l’imbécille orgueil des grands de la terre, que cet orgueil abaisse leur intelligence au-dessous de la plus vulgaire philosophie. il semblait donc que la naissance du duc de Bordeaux dût entourer la royauté d’un nouveau prestige.

Ajoutez à cela que les ministres mirent tout en œuvre pour gagner l’aristocratie. Il était naturel que, dans le nouveau système, les élections lui assurassent l’avantage ; et c’est ce qui avait eu lieu. Les élections de 1820 n’avaient donné à la bourgeoisie qu’un fort petit nombre de représentants, et avaient enfanté une chambre tout aussi féodale que celle de 1815. M. de Richelieu, pour se rendre cette chambre favorable, appela aussitôt à lui les hommes qu’elle protégeait. Il mit M. de Corbière à la tête du conseil royal de l’instruction publique, et nomma M. de Villèle ministre sans portefeuille.

Vaines concessions ! Les deux principes ne furent pas plutôt en présence qu’ils se combattirent. La chambre féodale de 1820 ne se montra pas moins hostile au ministre féodal, M. de Richelieu, que ne s’était montrée hostile au ministre bourgeois, M. Decazes, la chambre bourgeoise de la veille, tant la lutte des deux pouvoirs était chose naturelle, inévitable !

Cette hostilité se révélait déjà dans l’adresse en réponse au discours de la couronne. Après avoir parlé des améliorations qu’elle voulait introduire dans l’ordre social, la chambre ajoutait  « Ces améliorations importantes, nous les poursuivrons avec la modération compagne de la force. » Ce langage était bien celui d’une assemblée souveraine.

Cependant la session est ouverte. Et quelle voix retentit la première à la tribune ? L’inexorable voix du général Donnadieu, reprochant aux ministres du roi des tentatives honteuses et corruptrices. Encore tout meurtris des suites de cette accusation, les ministres présentent un projet de loi sur les donataires, projet de loi qui préparait l’indemnité des émigrés. Et voilà que toute la fraction aristocratique de la chambre applaudit à M. Duplessis de Grénedan définissant l’indemnité des donataires un salaire pour les conspirateurs. Une loi municipale était attendue avec impatience : les ministres, en l’élaborant, s’étudient à y faire revivre l’esprit des temps anciens ; ils livrent tout le pouvoir communal à un nombre très-restreint d’électeurs choisis parmi les plus riches. Que leurs idées soient adoptées, une voie est ouverte au retour de la féodalité dans les campagnes. Mais quoi ! Ils ont osé attribuer au roi dans les communes urbaines, et à son représentant dans les communes rurales, la nomination du préfet et les adjoints ! Crime irrémissible aux yeux des royalistes de la chambre !

Ce fut alors que Louis XVIII laissa échapper ce cri d’une âme blessée : « Je leur abandonnais les droits de ma couronne ; ils n’en veulent pas, c’est une leçon. » C’était une leçon en effet, et dont la portée était plus grande que Louis XVIII ne pouvait le supposer, car elle avait le sens que voici : partout où le gouvernement d’un roi et celui d’une assemblée seront face à face, il y aura désordre, et la société cheminera entre la dictature et l’anarchie, c’est-à-dire entre deux abîmes.

Voilà où en était la monarchie en France, lorsque survint un événement plus important pour elle que la naissance du duc de Bordeaux. Sur un rocher, du côté de l’Occident, bien loin au milieu des mers, Napoléon était mort. Le monde s’en émut.

La chute de Napoléon avait été profonde, immense : donc, mieux que ses triomphes, elle attestait son génie. A quel vaste cœur, à quelle volonté inexpugnable, à quelle intelligence d’élite l’histoire a-t-elle accordé une impunité absolue ? Quel grand homme n’a pas été ou ne s’est pas cru destiné à l’illustration des revers ? César meurt assassiné dans le Sénat. Sylla s’étonne et s’épouvante de la constance de son bonheur : il abdique. Charles-Quint prend ombrage de sa propre puissance : il se fait moine. La destinée des âmes vraiment fortes n’est pas de rester au faîte jusqu’à la fin, mais de tomber avec éclat. Qu’on me montre un homme qui ait su se créer de nombreux obstacles et d’implacables ennemis quand les obstacles auront épuisé tout son vouloir et que ses ennemis l’auront foulé aux pieds, je saluerai son génie, et j’admirerai quelle force il lui a fallu pour se former un tel malheur.

La dynastie des Bourbons avait un ennemi de moins. La cour se trompait cependant, si elle crut pouvoir se réjouir. Napoléon vivant, toute autre candidature que la sienne était impossible. Napoléon mort, les prétendants se pressèrent dans la carrière obscure des conspirations. Il y eût un parti pour Napoléon II, un parti pour Joseph Bonaparte, un parti pour le prince Eugène ; et la couronne fut mise à l’encan par une foule d’ambitions ténébreuses et subalternes. Ce fut alors qu’on vint offrir à Lafayette, de la part du prince Eugène, la somme de cinq millions, pour couvrir les premiers frais d’une révolution en faveur du frère de la reine Hortense. Cette proposition, qui ne fut ni acceptée ni repoussée par Lafayette, donna lieu, plus tard, à son voyage en Amérique, et lui suggéra l’idée des étranges démarches qu’il fit auprès de Joseph.

Mais le plus redoutable ennemi du trône des Bourbons, c’était un principe sous l’effort duquel Napoléon lui même avait succombé, le principe électif. La session de 1821 acheva ce qu’avait commencé la session de 1820. Au discours de la couronne, les royalistes de la chambre répondirent par une adresse où se trouvait cette phrase personnellement injurieuse pour le monarque : « Nous nous félicitons, Sire, de vos relations constamment amicales avec les puissances étrangères, dans la juste confiance qu’une paix si précieuse n’est point achetée par des sacrifices incompatibles avec l’honneur de la nation et la dignité de la couronne. »

Ainsi, lorsqu’en 1830, la bourgeoisie, dans une adresse à jamais célèbre, opposait au pouvoir royal la souveraineté parlementaire, et cela au risque des plus effroyables tempêtes, elle ne faisait que suivre l’exemple de la chambre féodale de 1821.

« Eh quoi ! s’écria M. de Serres, après la lecture du projet d’adresse, votre président irait dire face-à-face au roi que la chambre a la juste confiance qu’il n’a pas fait de lâchetés ! C’est un outrage cruel. » Inutile avertissement ! Ce que M. de Serres regardait avec raison comme un outrage cruel, le président de la chambre l’alla dire, et face-à-face, au roi irrité, mais impuissant. C’était donc sous la main de ceux qui ne vivent que par les adorations ignorantes de la multitude, que vous deviez vous écrouler, ô vieilles idoles !

Ici le dualisme politique dont on vient de suivre les péripéties va revêtir un nouveau caractère, et pendant quelque temps il aura pour résultat, au lieu de la lutte des deux pouvoirs, le volontaire asservissement de l’un d’eux. Pour faire comprendre ce changement, il est nécessaire d’exposer l’origine, le but et la marche du carbonarisme. Car son influence sur les relations des deux pouvoirs devait être importante et durable.

Le 1er mai 1821 trois jeunes gens, MM. Bazard, Flotard et Buchez, se trouvaient assis devant une table ronde, rue Copeau. Ce fut des méditations de ces trois hommes inconnus, et dans ce quartier, un des plus pauvres de la capitale, que naquit cette charbonnerie qui, quelques mois après, embrasait la France.

Les troubles de juin 1820 avaient eu pour aboutissement la conspiration militaire du 19 août, conspiration étouffée la veille même du combat. Le coup frappé sur les conspirateurs avait retenti dans la Loge des Amis de la vérité, dont les principaux membres se dispersèrent. MM. Joubert et Dugied partirent pour l’Italie. Naples était en pleine révolution. Les deux jeunes Français offrirent leurs services, et ne durent qu’à la protection de cinq membres du parlement napolitain l’honneur de jouer leur tête dans cette entreprise. On sait de quelle sorte avorta cette révolution, et avec quelle triste rapidité l’armée autrichienne démentit les brillantes prédictions du général Foy. M. Dugied revint à Paris, portant sous son habit le ruban tricolore, insigne du grade qu’il avait obtenu dans la charbonnerie italienne. M. Flotard apprit de son ami les détails de cette initiation à des pratiques jusque-là ignorées en France. Il en parla au conseil administratif de la Loge maçonnique des Amis de la vérité, et les sept membres dont ce conseil se composait résolurent de fonder la charbonnerie française, après s’être juré l’un à l’autre de garder inviolablement ce redoutable secret. MM. Limpérani et Dugied furent chargés de traduire les règlements que ce dernier avait rapportés de son voyage. Ils étaient merveilleusement appropriés au caractère italien, mais peu propres à devenir en France un code à l’usage des conspirateurs. La pensée qu’ils exprimaient était essentiellement religieuse, mystique même. Les carbonari n’y étaient considérés que comme la partie militante de la franc-maçonnerie que comme une armée dévouée au Christ, le patriote par excellence. On dut songer à des modifications, et MM. Bûchez, Bazard et Flotard, furent choisis pour préparer les bases d’une organisation plus savante.

La pensée dominante de l’association n’avait rien de précis, rien de déterminé : les cconsidérants, tels que MM. Bazard, Flotard et Bluchez les rédigèrent, se réduisaient à ceci : Attendu que force n’est pas droit, et que les Bourbons ont été ramenés par l’étranger, les charbonniers s’associent pour rendre à la nation française le libre exercice du droit qu’elle a de choisir le gouvernement qui lui convient. C’était décréter la souveraineté nationale, sans la définir. Mais plus la formule était vague, mieux elle répondait à la diversité des ressentiments et des haines. On allait donc conspirer sur une échelle immense, avec une immense ardeur, et cela sans idée d’avenir, sans études préalables, au gré de toutes les passions capricieuses !

Mais si la charbonnerie était un jeu puéril comme principe, elle fut comme organisation quelque chose de puissant et de merveilleux. Triste condition, des hommes ! leur force éclate dans les moyens, et leur faiblesse dans le résultat.

Il fut convenu qu’autour d’une association mère, appelée la haute vente, on formerait, sous le nom de ventes centrales, d’autres associations, au-dessous desquelles agiraient des ventes particulières. Le nombre des membres fut fixé à vingt par association, pour échapper au Code pénal. La haute vente fut originairement composée des sept fondateurs de la charbonnerie : Bazard, Flotard, Buchez, Dugied, Carriol, Joubert et Limpérani. Elle se recrutait elle-même.

Pour former les ventes centrales on adopta le mode suivant : deux membres de la haute vente s’adjoignaient un tiers sans lui faire confidence de leur qualité, et ils le nommaient président de la vente future, en y prenant eux-mêmes, l’un le titre de député, l’autre celui de censeur. La mission du député étant de correspondre avec l’association supérieure, et celle du censeur de contrôler la marche de l’association secondaire, la haute vente devenait par ce moyen comme le cerveau de chacune des ventes quelle créait, tout en restant, vis-à-vis d’elles, maîtresse de son secret et de ses actes.

Les ventes particulières n’étaient qu’une subdivision administrative ayant pour but d’éviter la complication que les progrès de la charbonnerie pouvaient amener dans les rapports entre la haute vente et les députés des ventes centrales. Du reste, de même que celles-ci procédaient de la société-mère, de même les sociétés inférieures procédaient des sociétés secondaires. Il y avait dans cette combinaison une admirable élasticité : bientôt les ventes se multiplièrent à l’infini.

On avait bien prévu l’impossibilité de déjouer complètement les efforts de la police : pour en diminuer l’importance, on convint que les ventes agiraient en commun, sans cependant se connaître les unes les autres, et de manière à ce que la police ne pût qu’en pénétrant dans la haute vente saisir toute l’ensemble de l’organisation. Il fut conséquemment interdit à tout charbonnier appartenant à une vente, de chercher à s’introduire dans une autre. Cette interdiction était sanctionnée par la peine de mort.

Les fondateurs de la charbonnerie avaient compté sur l’appui des troupes. De là l’organisation double donnée à la charbonnerie. Chaque vente fut soumise à une hiérarchie militaire, parallèle à la hiérarchie civile. À côté de la charbonnerie de la haute vente, des ventes centrales, des ventes particulières, il y eut la légion, les cohortes, les centuries, les manipules. Quand la charbonnerie agissait civilement, la hiérachie militaire était comme non avenue ; quand elle agissait militairement, au contraire, la hiérachie civile disparaissait. Indépendamment de la force qui résultait du jeu de ces deux pouvoirs et de leur gouvernement alternatif, il y avait dans les doubles dénominations qu’ils nécessitaient un moyen de faire perdre à la police les traces de la conspiration.

Les devoirs du charbonnier étaient d’avoir un fusil et cinquante cartouches, d’être prêt à se dévouer, d’obéir aveuglément aux ordres de chefs inconnus.

Ainsi constituée, la charbonnerie s’étendit en fort peu de temps dans tous les quartiers de la capitale. Elle envahit toutes les écoles. Je ne sais quel feu pénétrant circula dans les veines de la jeunesse. Chacun gardait le secret, chacun se montrait dévoué. Les membres de chaque vente se reconnaissaient à des signes particuliers, et on passait des revues mystérieuses. Des inspecteurs furent chargés, dans plusieurs ventes, de veiller à ce que nul ne se dispensât d’avoir des cartouches et un fusil. Les affiliés s’exerçaient dans leurs demeures au maniement des armes ; plus d’une fois on fit l’exercice sur un parquet recouvert de paille. Et pendant que cette singulière conspiration s’étendait, protégée par une discrétion sans exemple, et nouant autour de la société mille invisibles liens, le gouvernement s’endormait dans l’ombre !

Les fondateurs de la charbonnerie, on l’a vu, étaient des jeunes gens obscurs, sans position officielle, sans influence reconnue. Quand il fut question pour eux d’agrandir leur œuvre et de jeter sur la France entière le réseau dont ils avaient enveloppé tout Paris, ils se recueillirent, et se défièrent d’eux-mêmes. Il existait alors un comité parlementaire dont M. de Lafayette faisait partie. Lié intimement avec le général, M. Bazard demanda un jour à ses amis l’autorisation de lui confier le secret de leurs efforts. Les objections ne pouvaient manquer : pourquoi cette confidence que le caractère facile de Lafayette rendait pleine d’inconvénients et de périls ? S’ils consentait à entrer dans la charbonnerie, et à y porter, ainsi que tous, sa tête comme enjeu…, à la bonne heure… ! Lafayette, averti, n’hésita pas ; il entra dans la haute-vente, et parmi ses collègues de la chambre, les plus hardis le suivirent. Les directeurs de la charbonnerie se trompaient s’ils jugèrent cette adjonction indispensable. Les charbonniers ayant toujours ignoré de quelles mains partait l’impulsion qui leur était donnée, ils n’avaient jamais cru obéir qu’à ces mêmes notabilités libérales, tardivement appelées au partage d’un ténébreux pouvoir. Leur présence effective dans la haute-vente n’ajoutait donc rien à l’effet moral qu’avait jusqu’alors produit leur présence supposée. Quant à la portée de ce que pouvaient et oseraient ces hauts personnages, c’était le secret de l’avenir.

Quoi qu’il en soit, leur intervention fut, d’abord, utile aux progrès de la charbonnerie par les rapports qu’ils entretenaient avec les provinces. Munis de lettres de recommandation, plusieurs jeunes gens allèrent dans les départements organiser la charbonnerie. M. Flotard fut envoyé dans l’Ouest, M. Dugied partit pour la Bourgogne, M. Rouen aîné pour la Bretagne, M. Joubert pour l’Alsace. Considérée dans ses relations avec les départements, la haute-vente de Paris reçut le nom de vente suprême ; et la charbonnerie fut organisée partout comme elle l’était dans la capitale. L’entraînement fut général, irrésistible sur presque toute la surface de la France il y eut des complots et des conspirateurs.

Les choses en vinrent au point que dans les derniers jours de l’année 1821, tout était prêt pour un soulèvement, à la Rochelle, à Poitiers, à Niort, à Colmar, à Neuf-Brisach, à Nantes, à Béfort, à Bordeaux, à Toulouse. Des ventes avaient été créées dans un grand nombre de régiments, et les changements même de garnison étaient, pour la charbonnerie, un rapide moyen de propagande. Le président de la vente militaire, forcé de quitter une ville, recevait la moitié d’une pièce de métal, dont l’autre moitié était envoyée dans la ville où se rendait le régiment, un membre de haute-vente ou de vente centrale. Grâce à ce mode de communication et de reconnaissance, insaisissable pour la police, les soldats, admis dans la charbonnerie, en devenaient les commis-voyageurs et emportaient pour ainsi dire la conspiration dans leurs gibernes.

Cependant, l’heure d’éclater était venue : on le pensait du moins. Le personnel de la vente suprême s’étant accru plus qu’il ne convenait, on y créa un comité d’action spécialement chargé de tous les préparatifs du combat, mais auquel il fut interdit de prendre, sans l’assentiment de la vente suprême, une résolution définitive. Ce comité déploya une activité extraordinaire. Trente-six jeunes gens reçurent l’ordre de partir pour Béfort, où devait être donné le signal de l’insurrection. Ils partirent sans hésitation, quoique bien convaincus qu’ils marchaient à la mort. L’un d’eux ne pouvait quitter Paris sans fuir une affaire d’honneur : il n’hésita pas plus que ses camarades, en ajournant un duel pour des combats plus sérieux, et sacrifiant à un devoir patriotique jusqu’à cette réputation de bravoure si chère à de nobles âmes. À mesure que l’heure suprême approchait, les conspirateurs se montraient plus confiants : sur la route de Paris à Béfort, la Marseillaise fut entendue, chant magique qu’on n’entendait plus depuis bien long-temps !

Le sang allait couler : comment ne pas songer aux suites, si la fortune était favorable ? Fidèles à l’esprit de la charbonnerie, les membres de la vente suprême ne songeaient à imposer à la France aucune forme particulière de gouvernement. La dynastie des Bourbons elle-même n’était pas proscrite dans leur pensée d’une manière absolue et irrévocable. Mais, en tout état de cause, il fallait pourvoir à cette grande nécessité de toutes les révolutions : un gouvernement provisoire. On adopta les bases de la Constitution de l’an III, et les cinq directeurs désignés furent MM. de Lafayette, Corcelles père, Kœchlin, d’Argenson, Dupont (de l’Eure) ; c’est-à-dire un homme d’épée, un représentant de la garde nationale, un manufacturier, un administrateur, un magistrat.

Manuel jusque-là n’avait prêté à la charbonnerie qu’un concours inquiet et indécis. Ayant appris qu’on voulait engager sur le théâtre de l’insurrection ceux qui étaient appelés d’avance à en régulariser le succès, il usa de son influence sur quelques-uns d’entre eux, et notamment sur M. de Lafayette, pour les dissuader du voyage de Béfort ; soit qu’il jugeât l’entreprise mal conçue ou prématurée, soit qu’en réfléchissant aux choses du lendemain, son âme rigide se fût ouverte à une secrète défiance.

Toujours est-il que de tous les hommes influents dont on attendait la présence sur le théâtre de l’insurrection, un seul se mit en route, le général Lafayette. Mais un devoir de famille qu’il avait toujours rempli religieusement et auquel il ne voulut pas manquer, le retint quelques heures de trop dans sa maison de campagne de Lagrange. Le 1er janvier 1822, à quelques lieues de Béfort, la chaise de poste qui transportait le général et son fils, fut rencontrée par une voiture où se, trouvaient MM. Corcelles fils et Bazard. « Eh bien ! quelles nouvelles ? – Tout est fini, général, tout est perdu. » Lafayette, désespéré, changea de route, pendant que, pressés d’avertir leurs amis de Paris, MM. Corcelles fils et Bazard se faisaient emporter vers la capitale par des chevaux de poste attelés à une charrette. Le froid était de douze degrés ; la neige couvrait les chemins. Bazard, en arrivant à Paris, avait une oreille gelée.

Je ne m’arrêterai pas sur les détails de ce qui venait de se passer à Béfort : ce sergent qui, le soir du 31 décembre, rentrant dans son quartier, aborde son capitaine, lui frappe sur l’épaule, et par la familiarité inaccoutumée de son langage, éveille des soupçons funestes. Le commandant de place, Toustain, averti et convoquant les officiers qu’il retient autour de lui ; le trouble de ceux d’entre eux qui étaient dans le complot ; l’hésitation des soldats conspirateurs en se voyant privés de leurs chefs ; les conjurés se réunissant sur la place en tumulte ; le poste prenant les armes ; la colonne des jeunes gens arrivés la veille dans les faubourgs, se dirigeant vers la place, et coupée en deux par la herse qui se lève au moment décisif ; ce coup de pistolet tiré sur le lieutenant du roi sur la croix duquel la balle vient s’amortir ; la dispersion des conjurés, parmi lesquels se trouvaient le brave colonel Pailhès, l’impétueux Guinand, Pance, caractère ferme et cœur dévoué ; l’arrestation de plusieurs, les sympathies qu’ils éveillent par leur courage, leur procès, leur ascendant victorieux sur les juges ; tout cela forme assurément un des épisodes les plus pathétiques de ce drame de la Restauration si souvent ensanglanté. Mais quelques-uns de ces détails ont été rendus publics[13]. Il en est d’autres moins connus et qui méritent une place dans l’histoire de la bourgeoisie.

La charbonnerie à Béfort était loin d’avoir éprouvé une défaite irréparable. Etouffée sur un point, l’insurrection pouvait éclater sur un autre. M. Flotard avait été envoyé à La Rochelle pour y préparer un mouvement, et cette ville était pleine de conspirateurs. Les trois chefs de bataillon de l’artillerie de marine n’attendaient plus que le signal. On avait des intelligences avec Poitiers et avec la garnison de Niort. Un courageux officier, M. Sofréon, devait mettre au service de la charbonnerie sept cents hommes faisant partie du dépôt colonial établi à l’île d’Oléron et qu’il avait été chargé de conduire au Sénégal. Le chef du dépôt lui-même s’était prêté aux confidences de M. Sofréon, et l’on comptait sinon sur l’appui de M. Feisthamel, au moins sur sa neutralité. On s’agitait aussi à Nantes, et le général Berton se préparait à marcher sur Saumur.

M. Flotard, qui allait quitter La Rochelle, dînait un jour à table d’hôte à l’hôtel des ambassadeurs, lorsqu’une conversation s’engagea devant lui sur les choses du moment, entre deux militaires qu’il ne connaissait pas. « Ce fou de Berton ! disait l’un d’eux, il se croit fort en sûreté, il s’imagine conspirer dans l’ombre ; or, le général Despinois est instruit heure par heure de ses démarches, et s’apprête à le faire fusiller à la première occasion. » Vivement ému, M. Flotard partit aussitôt pour Nantes, et ne prit la route de Paris qu’après avoir averti le général Berton, et l’avoir dissuadé fortement de son dessein. L’expédition sur Saumur eut lieu cependant ; elle échoua comme on devait s’y attendre, et Berton fut obligé de fuir d’asile en asile.

Il y avait un vice radical dans la charbonnerie. La fougue des fondateurs et la timidité des hommes notables qu’ils s’étaient associés se faisaient perpétuellement obstacle. D un autre côté, M. de Lafayette s’était livré sans réserve aux jeunes gens qu’il croyait dominer, et par qui, au contraire, il était dominé complètement. Pour leur plaire, il se tenait à l’écart de ses collègues de la chambre, se cachait d’eux d’où résultaient un secret désaccord, et, dans les plus graves circonstances, d’insurmontables embarras. Ajoutez à cela que, par une politique, très-habile quand il s’agit d’une conspiration d’un jour, très-imprudente quand il s’agit d’une conspiration qui dure, les premiers directeurs de la charbonnerie s’étaient fait un système d’exagérer leurs forces pour les accroître, et avaient fini par semer autour d’eux la défiance.

Ce qui est certain, c’est que les préparatifs faits à La Rochelle appelaient un concours qui fut refusé. De retour à Paris, M. Flotard exposa l’état des choses. Le succès était assuré, disait-il, si un personnage important, connu dans le pays, revêtu d’une autorité officielle, consentait à courir personnellement tous les risques de l’entreprise. Le général Lafayette et M. Flotard s’adressèrent à M. de Beauséjour, auquel des opinions populaires, des manières simples, des antécédents honorables avaient acquis une grande influence dans La Rochelle et aux environs. M. de Beauséjour refusa de partir, prétextant un rendez-vous d’affaires avec M. de Villèle. La direction de la charbonnerie manquait donc à la fois et de la force qui naît de la sagesse, et de celle qui résulte de l’audace.

M. de Lafayette, qui puisait une ardeur de jeune homme dans son amour de popularité, secondé d’ailleurs par une âme naturellement généreuse, M. de Lafayette s’offrit pour le voyage de La Rochelle comme il s’était offert pour celui de Béfort, Mais son sacrifice ne fut pas accepté, et le colonel Dentzel fut donné à M. Flotard pour l’accompagner.

Ils rejoignirent à la Rochelle le général Berton et ces sergents immortels qu’attendait la place de Grève.

On touchait au 14 mars, jour fixé pour l’explosion du complot. La charbonnerie disposait, par le moyen des officiers et des sous-officiers, de presque toutes les garnisons des villes de l’Ouest. Cinquante-quatre pièces attelées devaient, au moment convenu, appartenir aux conjurés. La Rochelle avait pris, depuis quelque temps, une physionomie étrange. Les espérances des uns, les doutes des autres, les précautions du pouvoir, les demi-confidences, les conjectures, tout cela répandait dans la ville une inquiétude qui se mêlait, en quelque sorte, à l’air que chacun respirait. Quand l’orage s’amoncèle, on voit sous un ciel assombri les horizons qui s’éclairent et se détachent. Il en est de même quand se forment les tempêtes civiles : avant d’éclater, elles illuminent et agrandissent les esprits en les contristant.

Mais il est rare que, dans les entreprises humaines, on tienne compte de ce petit grain de sable dont parle Pascal, et qui, placé quelque part dans le corps de Cromwel, eût changé la face du monde. Le chef militaire du complot, le général Berton, avait dû, en fuyant de Saumur, y laisser son uniforme. Dans les révolutions, rien ne vaut que par des apparences : les conjurés le savaient. Ils firent à la Rochelle, pour se procurer un uniforme de général, des tentatives qui furent vaines, et qui alors n’étaient pas sans danger. Il fallut envoyer à Saumur. Mais l’envoyé ne reparut que dans la soirée du 19 mars. Les sergents Raoulx, Goubin et Pommier, depuis long-temps soupçonnés, avaient été arrêtés dans la matinée et jetés dans une prison sur la route de l’échafaud.

Cependant le 20 mars à la pointe du jour, trois hommes montaient dans une barque et se dirigeaient vers l’île d’Aix. « La frégate, dit le patron de la barque, n’a pas dû aisément franchir les passes cette nuit. — De quelle frégate parlez-vous, s’écrièrent les trois passagers, à peine maîtres de leur émotion ? — De celle qui était destinée au Sénégal. » À ce coup inattendu, MM. Berton, Dentzel et Flotard se regardèrent en silence. Il ne leur restait plus qu’un espoir.

Dans l’île d’Aix, Berton et Dentzel furent reconnus par le commandant mais, loin de les dénoncer, il les accueillit avec amitié ; et comme ils parlaient de pousser leur course jusqu’à l’île d’Oléron, où restaient encore cinq cents hommes : « Gardez-vous-en bien, leur dit le commandant vous y seriez fusillés sur place. » Ils apprirent alors que, dans une conversation qui avait eu lieu devant un agent du gouvernement, M. Feisthamel avait demandé à M. Sofréon si le général Berton n’était pas connu de lui. La réponse affirmative de M. Sofréon avait éveillé les plus vives inquiétudes ; de là le départ précipité des troupes formant le dépôt colonial. Le commandant de l’île d’Aix fit brûler sous ses yeux l’uniforme qu’avaient apporté les trois conjurés, et leur fournit une barque qui les transporta rapidement à Rochefort. Les tentatives des conspirateurs venaient d’être encore une fois déjouées.

On connaît la suite. La charbonnerie ne fit plus, depuis, que se traîner dans le sang de ses martyrs. Le gouvernement organisa contre elle un vaste et hideux système de provocations. Berton, cœur indomptable, avait refusé l’hospitalité qui l’attendait sur une terre étrangère. Il rentre dans la lice, et trahi par Wolfel, il meurt sans s’étonner, sans se plaindre, et comme un homme depuis long-temps convaincu que sa vie appartient au bourreau. Parmi ses compagnons d’infortune, deux demandent grâce ; mais Saugé pousse sur l’échafaud le cri de vive la république, comme une prophétie vengeresse ; et Caffé, prévenant ses ennemis, s’ouvre les veines et meurt à la manière antique. Quelque temps après l’arrestation de Berton, un lieutenant-colonel, qui a conçu le généreux espoir de sauver les accusés de Béfort, l’infortuné Caron, se laisse conduire à un rendez-vous dans la forêt de Brissac. Lâche plagiaire de Wolfel, le sous-officier Thiers se jette dans les bras du colonel, et, par des marques perfides de dévouement, l’amène à révéler ses espérances, tandis que, cachés derrière un buisson, des espions recueillent ces témoignages accusateurs. Caron est condamné au supplice ; on lui refuse la douceur amère d’embrasser, avant de dire adieu à la vie, sa femme et ses enfants ; il meurt comme était mort le maréchal Ney. Le courage me manque pour aller plus loin et pour vous suivre jusqu’à cette place de Grève où vos têtes roulèrent, après qu’aux yeux d’une foule attendrie, vos âmes se furent réunies dans un suprême embrassement, ô Bories, et vous, dignes compagnons de ce jeune homme immortel ! La Restauration attaquée avait certainement le droit de se détendre, mais non de se défendre par le guet-à-pens ; car c’était faire de la peine de mort un assassinat.

La veille du jour qui, pour lui et ses camarades, devait être le dernier, Bories écrivait à un ami, du fond de son cachot de Bicêtre :

« On nous affame ; on veut nous séparer. Si vous ne pouvez nous sauver aujourd’hui, il est a désirer que nous mourions demain. »

Ce vœu mélancolique fut accompli. On avait mis la grâce des prisonniers au prix de quelques révélations : ils emportèrent noblement dans la tombe le nom de leurs complices.

Comment se défendre ici d’un rapprochement douloureux ? Pour sauver ces jeunes gens héroïques qui allaient mourir pour elle, que fit la bourgeoisie ? Quoi, soixante mille francs offerts à un concierge dont la place en rapportait annuellement vingt-mille, voilà tout ce qui fut tenté ! et lorsque la charrette fatale fendait les flots d’une multitude si profondément émue qu’on vît des hommes tomber à genoux et des vieillards se découvrir, la bourgeoisie ne trouva pas moyen de soulever le peuple, elle qui, au mois de juin, avait su déployer, pour la défense de ses intérêts menacés, une si formidable puissance d’agitation !

Je m’arrête. Après la mort des sergents de La Rochelle, la charbonnerie s’affaiblit et se décompose. Deux partis se forment dans son sein. L’un veut qu’on se prononce nettement pour la république, et il entoure Lafayette ; l’autre ne veut pas qu’un gouvernement quelconque soit imposé à la nation, et il se couvre du nom de Manuel. Ces divisions, sourdes d’abord, s’aigrissent bientôt, s’enveniment et éclatent en accusations réciproques. L’anarchie pénètre la charbonnerie par tous les pores, et à sa suite s’introduisent les défiances injustes, les haines, l’égoïsme, l’ambition. La période du dévouement passée, celle de l’intrigue commence.

La charbonnerie n’était point descendue dans les profondeurs de la société, elle n’en avait point remué les couches mineures. Comment se serait-elle long-temps préservée des vices de la bourgeoisie : l’individualisme, la petitesse des idées, la vulgarité des sentiments, l’amour exagéré d’un bien-être tout matériel, la grossièreté des instincts ? La charbonnerie avait employé la partie généreuse et saine de la bourgeoisie ; mais après l’avoir fatiguée, usée, mise sous la main des agents provocateurs et du bourreau, que lui restait-il de noble à tenter et que pouvait-elle ? Ce fut dans cet état de dépérissement et d’impuissance pour le bien, qu’elle accepta et subit l’empire d’hommes tels que MM. Mérilhou et Barthe. Ce dernier, dans la défense des accusés de Béfort, avait eu de nobles inspirations, mais si on lui attribua les vertus d’un ami du peuple, ce fut le tort de ceux qui le jugèrent.

On a beaucoup parlé, depuis 1830, des scènes dramatiques que la charbonnerie couvrait de son ombre, des serments de haine à la royauté prononcés sur des poignards, et autres formalités sinistres. La vérité de tout cela, c’est que la charbonnerie ayant pris une grande extension, les vente avaient fini par échapper à toute direction centrale. Il y en avait de républicaines, d’orléanistes, de bonapartistes ; quelques-unes conspiraient sans autre but que de conspirer. Les pratiques variaient comme les principes ; et au fond d’une association, un moment si terrible, il ne restait plus que le chaos. Le défaut de principes, vice originel de la charbonnerie, se retrouva dans les causes de sa ruine. C’était tout simple.

Quant à son influence, elle se manifesta par deux résultats divers.

En montrant au pouvoir combien ses ennemie étaient nombreux et implacables, la charbonnerie le précipita sur cette pente des réactions au bas de laquelle était un abîme.

D’un autre côté, en réagissant d’une égale ardeur et contre la dynastie des Bourbons, qui occupait le trône, et contre le parti féodal, qui dominait dans la chambre, elle força les deux pouvoirs à se réunir, et amortit pour quelque temps ce qu’il y avait de nécessaire, d’inévitable dans la cause de leur rivalité.

La force que la Restauration déploya sous le ministère Villèle, et les efforts violents qui la perdirent sous le ministère Polignac, n’eurent donc qu’une même source : la charbonnerie.

Voilà pourquoi je me suis étendu sur cet épisode de l’histoire de la Restauration, dont il me semble que, jusqu’ici, on n’a pas suffisamment bien étudié le caractère et apprécié l’importance.

Aussi, voyez quelle modification la charbonnerie apporte dans les rapports de la chambre et de la royauté. Ce n’est plus cette lutte de tous les instants qui date de 1814. La royauté s’humilie, elle cède. Dans les combats que la charbonnerie lui livre au sein de la société, son attitude est fière et ses victoires sont cruelles. Mais, sur la scène politique, elle n’apparaît que languissante et soumise. Il n’y a plus qu’un véritable pouvoir en France : c’est la chambre et les ministres du roi sont les commis de ce pouvoir.

Pour première preuve de la justesse de cette observation, je trouve la guerre d’Espagne.

Est-il besoin de rappeler combien furent vives et obstinées les répugnances que le projet d’une expédition en Espagne rencontra dans le conseil ? M. de Villèle, qui était l’âme du ministère, regardait une semblable expédition comme une calamité publique. Louis XVIII ne l’envisageait qu’avec effroi. Et que de motifs pour l’en détourner ! Qu’allait-on faire en Espagne ? Renverser dans le sang des Espagnols la pierre de la Constitution ! Faire passer les Pyrénées à une sorte de 18 brumaire ! Pourquoi ? pour faire tomber violemment la Péninsule sous le joug d’Antonio Maranon et de ses pareils, hommes terribles qui tenaient un chapelet d’une main et un pistolet de l’autre ! Et pour qui ? pour Ferdinand VII, prince dont M. de Chateaubriand a dit qu’il était descendu de l’intrépidité de sa tête dans la lâcheté de son cœur, despote qui ne gardait que dédain aux monarques constitutionnels, à Louis XVIII et à sa Charte ! Il fallait de l’argent, d’ailleurs, pour cette expédition. Et M. de Villèle montrait le trésor épuisé, le crédit public ruiné, le libéralisme en émoi, l’industrie en suspens, le commerce éperdu. Était-ce tout ? La charbonnerie avait semé dans l’armée l’esprit de révolte ; et de l’autre côté de la Bidassoa, le drapeau tricolore flottait, agité par des mains françaises. Enfin, l’Angleterre grondait ; Canning se montrait menaçant ; et Louis XVIII craignait de déplaire à Wellington.

Mais ce que la royauté redoutait, la chambre l’appelait, au contraire, de tous ses vœux. Ce que M. de Villèle repoussait, à Paris, comme ministre de Louis XVIII, M. de Montmorency, au congrès de Vérone, l’adoptait comme homme de confiance de l’aristocratie parlementaire. Ce fut la chambre qui l’emporta. J’en ai dit la raison. Entre les deux pouvoirs qu’attaquait à la fois une conspiration sans limites, l’accord étant devenu nécessaire, c’était au plus faible des deux à se soumettre.

En essayant de résister à la volonté de la chambre, M. de Villèle ne faisait donc que lutter contre la force des choses ; et si en forçant M. de Montmorency à se retirer du ministère, il crut avoir remporté une bien grande victoire, il ne tarda pas à être détrompé. Car cette même souveraineté parlementaire que M. Mathieu de Montmorency représentait alors, elle porta aussitôt aux affaires, pour remplacer le duc Mathieu, le vicomte de Chateaubriand ; ce qui rendait la guerre d’Espagne inévitable.

Pour l’éviter, cette guerre, Louis XVIII et M. de Villèle avaient cherché à négocier entre les cortès et Ferdinand VII une réconciliation qui aurait eu pour base la consécration d’une Charte espagnole faite à l’image de la Charte française ; et M. de Villèle avait écrit dans ce sens à M. de Lagarde, notre ambassadeur à Madrid. C’était bien mal juger les nécessités du moment.

Qu’importait au parti religieux et féodal qui dominait, la situation politique de l’Espagne, envisagée au point de vue de la nation espagnole ? Le parti féodal désirait la guerre pour lui-même ; il la désirait pour que ses ennemis de France fussent convaincus de folie ou frappés de terreur.

Quant à M. de Chateaubriand, ses vues étaient plus élevées, et son désir encore plus fougueux, plus absolu. M. de Chateaubriand avait accompagné M. de Montmorency au congrès de Vérone ; il y avait étudié les dispositions des souverains ; il savait qu’en se prononçant pour l’intervention en Espagne, l’Autriche et la Prusse ne faisaient, que suivre l’impulsion qui leur était imprimée par l’empereur de Russie ; il savait que l’empereur de Russie, de son côté, ne demandait cette intervention que par orgueil, et pour que sa main restât dans toutes les affaires de l’Europe. Mais M. de Chateaubriand aurait vu avec un regret mortel des bataillons russes fouler la vieille-terre de Charles-Quint. Il voulait faire de la guerre d’Espagne quelque chose de français. Serviteur des Bourbons, le souvenir des traités de 1815 importunait sa poétique fidélité, et il espérait relever la Restauration en lui donnant une épée.

On a flétri la guerre d’Espagne en appelant le principe d’intervention un principe oppresseur. Accusation puérile ! Tous les peuples sont frères et toutes les révolutions cosmopolites. Lorsqu’un gouvernement croit représenter une cause juste, qu’il la fasse triompher partout où le triomphe est possible ; c’est plus que son droit, c’est son devoir. Mais pouvait-on la croire juste, cette cause de Ferdinand VII ? Ah ! il y avait alors en Espagne une tyrannie plus à craindre que celle des Descamisados, c’était celle des Serviles. Des âmes cruelles battaient sous la robe du Franciscain, et plus de tombeaux devaient s’ouvrir au chant du Veni Creator qu’aux refrains de la Tragala. Souvent, lorsque, sous les ordres du duc d’Angoulème, cent mille hommes passaient les Pyrénées, souvent M. de Chateaubriand (il l’a dit depuis) sentit l’effroi pénétrer dans son cœur. Les libéraux avaient fait retentir d’un bout de la France à l’autre d’effrayantes prédictions. Si la confiance était dans la chambre, la défiance était sur le trône, autour du trône ; et des généraux qui accompagnaient le duc d’Angoulème, la plupart étaient partis en hochant la tête, parce qu’ils se rappelaient combien de Français, sous Napoléon, étaient entrés en Espagne, qui n’en étaient pas revenus !

L’expédition réussit néanmoins. Mais sa condamnation se trouva dans son succès même. Que dut penser M. de Chateaubriand, lorsqu’il apprit que le poignard des séïdes de Ferdinand VII menaçait les libérateurs de ce monarque ; lorsqu’il lut l’ordonnance d’Andujar ; lorsqu’il ne lui fut plus permis de douter que la France s’était fait plus d’ennemis parmi ceux dont elle avait servi la cause que parmi ceux qu’elle avait combattus ; lorsqu’il vit, enfin, M. Pozzo-di-Borgo partir pour Madrid, et Ferdinand VII s’incliner devant l’influence de la Russie à laquelle il ne devait rien, après avoir repoussé celle de la France à laquelle il devait tout ?

Quoi qu’il en soit, le retour triomphant du duc d’Angoulême frappait la bourgeoisie de consternation. Et cela seul fut remarqué. Or, dans cette guerre entreprise contre le vœu du pouvoir royal, et par l’ascendant du pouvoir parlementaire, n’y avait-il de remarquable que le désappointement d’un parti  ? Pour quiconque serait allé au fond des choses, n’était-il pas manifeste que le droit de paix et de guerre venait d’être conquis sur la couronne ?

Ce fut, pourtant, du sein de cette défaite inaperçue, mais réelle, du principe monarchique, que M. de Villèle fit sortir l’étrange idée de la septennalité. M. de Villèle ne comprenait donc pas qu’en donnant à la chambre une existence de sept années, il lui assurait plus de consistance et de relief ?

Il est vrai que la chambre fut dissoute, et qu’une chambre nouvelle fut appelée à voter la septennalité. Mais sous l’empire de la loi du double vote et dans l’exaltation produite par le succès de la guerre d’Espagne, l’assemblée ne pouvait être qu’ultra-féodale. C’est ce qui arriva. Le régime constitutionnel disparaissait pour faire place à un gouvernement oligarchique, gouvernement qui, n’ayant pas de racines dans la société, devait bien vite s’user par ses excès, mais après avoir asservi la royauté, et l’avoir mise à jamais hors d’état de se relever.

Je ne sais si M. de Villèle avait prévu ce résultat, ou si, l’ayant prévu, il s’en serait beaucoup préoccupé. M. de Villèle n’avait que le génie des petites choses. C’était l’homme d’affaires de la monarchie. Régler des comptes, préparer des budgets, régenter les banquiers, gouverner les orages de la bourse, il suffisait à tout cela, avec une facilité merveilleuse. Et M. de Chateaubriand, sous ce rapport, n’était pas pour lui un collègue incommode. Car la petite politique embarrassait M. de Chateaubriand, et il avait ce genre d’incapacité que crée l’habitude des hautes pensées. Mais sa réputation littéraire, le faste de ses manières, la somptuosité de sa vie, son influence sur la partie élégante de la nation, tout, jusqu’à l’éclat de sa paresse de poète et de gentilhomme, offusquait M. de Villèle. M. de Chateaubriand allait un jour prendre la parole, dans la discussion de la septennalité, lorsque son collègue de l’intérieur, M. de Corbière, le pria de lui céder la tribune. Et le lendemain, dimanche de l’Assomption, M. de Chateaubriand, qui se trouvait au château, y reçut, des mains de M. Pilorge, son secrétaire, un billet ainsi conçu :

« M. le vicomte, j’obéis aux ordres du Roi, et je vous transmets l’ordonnance ci-jointe :

Le sieur comte de Villèle, président de notre conseil des ministres, et ministre secrétaire d’État au département des finances, est chargé par intérim du portefeuille des affaires étrangères, en remplacement du sieur vicomte de Chateaubriand. »

M. de Villèle ne pouvait pas faire un plus brutal essai de son influence. Après avoir éconduit successivement M. de Montmorency et le duc de Bellune, il compromettait dans la destitution injurieuse d’un homme illustre la dignité de la couronne. Il resta sans rival dans le conseil. Mais dans la chambre il avait des maîtres.

Cette domination de la chambre, une circonstance vint qui la rendit absolue. Le 6 septembre 1824, les princes et plusieurs grands officiers se trouvaient réunis au château et paraissaient dans l’attente. Tout-à-coup, la porte de l’appartement s’ouvrit, et une voix cria : « Le Roi, Messieurs. » Ce fut Charles X qui entra Louis XVIII venait d’expirer.

Louis XVIII s’était ménagé entre les partis, et il s’en félicitait à son heure dernière. Qu’y avait-il gagné ? De mourir tranquille, à peu près comme le dernier villageois de son royaume. Pauvre triomphe, et à la portée des plus chétives ambitions ! Quel enfantillage dans cette vanité des grands de la terre ! Voici un roi qui résiste au choc des factions faute de puissance pour les vaincre, et de courage pour être vaincu par elles ; de concessions en concessions, il alonge son règne, il alonge sa vie ; en échange des plaisirs, non pas donnés, mais promis à ses sens altérés ; il livre à une femme le gouvernement de sa propre maison, après avoir abandonné à ses ministres le soin de céder en son nom, à sa place, tout ce qu’il consent à perdre de la royauté, et lorsqu’enfin, vieux, infirme, éreinté, à bout de voluptés amères, consumé de désirs trompeurs, il sent la vie se retirer de lui…, il se redresse sur ce trône qu’il ne peut léguer à son frère que dans la tempête, et sur le point de mourir, il se vante !

On raconte qu’assis sur le fauteuil où il allait s’éteindre, entouré de hauts personnages qui pleuraient, et tout pâle de sa mort prochaine, il fit venir le plus jeune, le plus frèle d’entre les princes de sa famille, et qu’alors les mains étendues sur la tête de l’enfant courbé sous sa bénédiction, il dit : « Que mon frère ménage la couronne de cet enfant. »

Bien vaines étaient ces paroles ! On ne ménage pas les couronnes attaquées ; on les sauve, ou on les perd.

Eh mon Dieu ! qu’avait donc produit cette longue série de fluctuations et d’atermoiements, qui fut le règne de Louis XVIII ? Sur la scène politique, des discordes sans fin ; et au-dessous, des conspirations, des provocations, des guet-à-pens, des exécutions militaires, voilà ce qui s’était vu. L’orage avait été partout : dans le parlement, dans la presse à la cour, dans les villes, dans les campagnes. Didier, Tolleron, Berton, Bories, quels souvenirs ! Ah ! il me semble que dans cette molle politique de Louis XVIII le bourreau avait pu manœuvrer à l’aise.

C’est que tout est mortel, venant des rois qu’on attaque. Leur faiblesse est aussi fatale que leur force, et leur épouvante que leur fureur. S’ils veulent s’imposer et qu’ils le puissent, ils écrasent tout. Si, au contraire, ils consentent à céder, ne pouvant céder jusqu’au bout, ils provoquent des agressions contre lesquelles il n’est, à défaut de la guerre civile, que la guillotine. Que dis-je ? ce qu’ils cèdent ici sous forme de pouvoir, ils le reprennent ailleurs sous forme de violence. Pour peu que leurs ennemis l’emportent, ils se vengent sur les petits de ce qui leur est enlevé par les grands ; et leur faiblesse de la veille cherche une compensation dans leurs cruautés du lendemain. De sorte que leurs concessions, comme leurs exigences, boivent le sang des peuples. Quand Louis XVIII ordonnait qu’on dansât à la cour à la même heure où le fossoyeur recevait des mains du bourreau les corps sanglants des quatre soldats de La Rochelle, Louis XVIII prenait sa revanche des victoires de la chambre. Il y avait fête au château, parce qu’au milieu des humiliations de la royauté, l’atrocité impunie de cette fête ressemblait à de la force. Chassé de partout, l’orgueil du monarque s’était réfugié dans cette fanfaronnade sauvage.

Mais un système de transactions, aboutissant à de telles conséquences, aurait-il long-temps préservé la monarchie de sa ruine ? Éluder sans cesse l’antagonisme des deux pouvoirs, était-ce le détruire ? et chaque tentative nouvelle pour l’éluder n’allait-elle pas à user le principe monarchique et à l’avilir ? « Que mon frère ménage la couronne de cet enfant. » Eh ! comment Charles X l’aurait-il longtemps ménagée, en présence de cette autorité parlementaire, si jalouse, si indomptable ? Elle avait changé souvent de possesseurs depuis 1814 : avait-elle changé de nature ? Non, non. La chambre de 1815, toute féodale, n’avait pas plus ménagé le pouvoir royal que la chambre toute bourgeoise de 1817 ; et la loi du double vote avait été, comme celle du 5 février, une machine de guerre dirigée contre le trône.

S’il eût été possible que ta société vécût, ainsi partagée entre l’autorité d’un roi et celle d’une assemblée ce phénomène se serait certainement produit sous le règne de Charles X.

Qu’on se reporte, en effet, au moment de la mort de Louis XVIII. Le parti qui alors dominait dans la chambre, ne voulait-il pas, sur toutes choses, que la grande propriété fût reconstruite ; que les corporations religieuses fussent rétablies ; qu’une existence indépendante et somptueuse fut rendue aux nobles ; que la centralisation fit place au régime des influences locales ? Ces tendances si essentiellement contraires à la monarchie, ces tendances qui attaquaient l’œuvre laborieuse commencée par Louis XI et continuée par Louis XIV, c’étaient précisément celles de Charles X. Charles X n’était guère en état de comprendre que la monarchie avait grandi en France par l’abaissement graduel de la noblesse, par l’aliénation des terres féodales, par l’affaiblissement insensible du régime de primogéniture et de substitution, par le discrédit des dictatures sacerdotales, par la décentralisation surtout. Dans son ignorance, il croyait fortifier la monarchie alors qu’il ne faisait que raviver de son mieux la féodalité. Louis XI pour être roi, avait cessé d’être gentilhomme. Charles X, par ses idées, était beaucoup plus gentilhomme que roi.

Il arriva donc qu’à la mort de Louis XVIII le pouvoir électif et le pouvoir royal se trouvèrent réunis par une étroite communauté de sentiments et de vues.

Aussi, rien de comparable, comme vigueur, à l’impulsion qui fut un moment donnée à la société. Le milliard d indemnité jeté en pâture aux émigrés, la loi du sacrilège, la loi sur les communautés religieuses, l’élaboration d’un système qui replaçait la propriété sur ces deux grandes et fortes bases de la féodalité, le droit d’aînesse et le droit de substitution tout cela formait un ensemble de mesures dent on a bien pu contester l’à-propos et flétrir le caractère, mais dont il est impossible de nier l’éclat et l’audace.

Rien, d’ailleurs, ne fut épargné pour le succès de cette gigantesque entreprise. Les forces combinées du pouvoir législatif et du pouvoir royal avaient besoin d’être appuyées sur une force morale qui tînt en échec ce formidable voltérianisme sorti des flancs du XVIII siècle. La congrégation se forme, se discipline, s’étend. Des affiliations mystiques enlacent le pays. Les Jésuites s’emparent, pour les altérer, des sources de l’intelligence humaine, et à Sainte-Anne d’Auray, à Bordeaux, à Billom, à Montrouge, à Saint-Acheul, ils s’attachent à creuser dans les jeunes générations le tombeau des générations précédentes. C’était le siècle pris à rebours, mais avec suite, avec ensemble, avec énergie. Dirai-je ces prédications fanatiques, ces processions troublant les villes et couvrant les campagnes, ces cérémonies expiatoires, le miserere retentissant le long des chemins, le sacre venant renouveler aux yeux des populations l’antique alliance de la royauté féodale et de l’Église ?

Ce fut dans le mois de mai 1825 que la main d’un archevêque tint suspendue sur la tête de Charles X la couronne de Charlemagne. Quoi donc ! Il ne lui fallut que cinq ans pour mourir, à cette dynastie déclarée, dans la cathédrale de Reims, fille de Dieu et immortelle ? Oui certes, et on aurait peine à concevoir la rapidité de cette chute, si on n’en cherchait l’explication que dans les résistances de la bourgeoisie.

Ces résistances furent vives, sans doute. La bourgeoisie déchaîna contre la féodalité parlementaire toutes les puissances de la presse elle créa une popularité éphémère et factice à la chambre des pairs, toute glorieuse d’avoir rejeté le droit d’aînesse et d’avoir repoussé le projet de loi de M. de Peyronnet contre la presse ; elle abaissa la majesté royale aux pieds des pamphlétaires et des chansonniers elle applaudit avec transport à ces mémoires de M. de Montlosier., qui semaient le scandale autour de l’autel ; elle réveilla dans les cours royales, pour l’opposer à la ligue des prêtres, le vieil esprit des parlements ; et puis, à son tour, elle voulut frapper les imaginations, avoir ses fêtes. Un jour, des milliers de citoyens furent vus rassemblés autour d’une fosse ouverte. Des jeunes gens s’approchèrent portant un cercueil. Suivait une longue file de voitures dorées. Tout le Paris des riches était là. Les funérailles du général Foy furent la contre-partie des pompes du sacre.

Mais qu’importe ? Il manquait à ces mouvements, pour qu’une révolution en sortît, le secours de la misère. Et le peuple, qui la possédait, cette force, que pouvait-il comprendre à de semblables querelles ? On se battait au-dessus de lui, non pour lui.

Ce qui explique la rapide décadence du pouvoir royal sous Charles X, c’est qu’il resta ce qu’il était, pendant que le pouvoir électif se transformait insensiblement, ce qui allait ramener entre les deux principes l’inévitable guerre, la guerre fatale.

Et quant à cette transformation du pouvoir électif, pourquoi s’en étonner ? Les adversaires de la domination bourgeoise n’avaient-ils pas eux-mêmes, et à leur insu, adopté les mœurs de la bourgeoisie ? N’en avaient-ils pas contracté les vices ? L’industrialisme n’avait-il pas fait invasion parmi les preux du dix-neuvième siècle ? Je ne veux pas remuer ici tous les scandales financiers de la Restauration ; mais qui ne connaît l’histoire des marchés-Ouvrard, et quels noms retentirent dans de tristes débats ? Après la guerre d’Espagne, des fortunes colossales s’élevèrent subitement : et pourquoi ? Parce que les royalistes qui avaient joué à la hausse, avaient joué à coup sûr. On sait que la protection des Jésuites était, en ce temps-la, un moyen d’avancement et de fortune ; on sait que la congrégation distribuait les emploi, classait les ambitions, et offrait un but mondain à la ferveur de toute piété mystique. Et le premier ministre du roi, celui qui avait été appelé à conduire en quelque sorte la croisade entreprise contre la bourgeoisie, n’était-ce pas un homme de bourse, M. de Villèle ? M. de Villèle, en qui tout était bourgeois : les manières, le langage, les sentiments, les instincts, les aptitudes ?

Le parti féodal et religieux portait donc en lui-même les causes de sa ruine. Il parlait de fonder le règne des croyances, et il ne sacrifiait qu’aux intérêts ; il s’échauffait contre l’esprit moderne, et il en subissait l’empire. De telles contradictions sont le suicide des partis.

D’ailleurs, et indépendamment de sa force morale, la bourgeoisie possédait, par l’institution de la garde nationale, une force matérielle parfaitement organisée. Exclue du parlement, il était tout naturel qu’elle choisît pour arène la place publique et fît avec des menaces ce qu’elle ne pouvait faire avec des lois. Une revue imprudente lui fournit l’occasion désirée. Du milieu de ses rangs armés sortirent un jour des cris de haine qui retentirent aux oreilles de Charles X lui-même. Au fond, cette démonstration était peu sérieuse, peu révolutionnaire, du moins. La bourgeoisie avait trop à perdre dans un ébranlement social, pour en courir volontairement les risques. La désarmer était non-seulement une puérilité, mais une folie. Dans un pays monarchique, le trône est la première de toutes les propriétés privées, et ne saurait être placé par conséquent sous une sauvegarde plus sûre que celle d’une milice bourgeoise. Mais, apprenant que la majesté royale venait d’être insultée, la duchesse de Berri et la dauphine firent prévaloir les inspirations de leur dépit sur les conseils de la raison, et la garde nationale licenciée laissa libre la route qui devait bientôt conduire jusqu’au trône le peuple déchaîné.

À tant de périls, M. de Villèle n’avait plus à opposer que la chambre. Malheureusement pour lui et pour la monarchie, cette féodalité parlementaire, d’abord si ferme dans sa voie, en était venue à chanceler sur elle-même comme un homme ivre. On avait licencié la garde nationale, il fallut dissoudre la chambre. La tempête soufrait de tous les côtés à la fois.

L’incompatibilité absolue des deux pouvoirs était prouvée, cette fois, d’une manière, éclatante et décisive. Ce roi, ces ministres, cette chambre, n’avaient-ils pas voulu les mêmes choses ? N’avaient-ils pas marché de concert à l’accomplissement des plus hardis projets ? Ils en étaient pourtant au point de ne pouvoir plus s’entendre ! Une nouvelle chambre fut convoquée, et les élections commencèrent.

M. de Villèle crut que, pour rester ministre, il n’aurait qu’à changer de système. Mais un roi féodal se résignerait-il à mettre sa couronne aux pieds d’une assemblée de robins et de marchands ?

On n’a pas oublié quelle fut, durant le cours des élections, l’anxiété des âmes. Une émeute avait éclaté dans Paris, quand il avait été question pour la bourgeoisie de perdre l’instrument politique : une émeute éclata, quand il fut question pour elle de le reconquérir. Le sang coula donc sur le pavé de la rue Saint-Denis. Les deux partis s’accusèrent réciproquement ; c’est l’usage. Il paraît en effet que, si la police ne fit pas naître les troubles, elle y poussa. Voyez-vous d’ici des hommes foulés aux pieds des chevaux, ou saignant sous le sabre des gendarmes, pour aider au triomphe de tel candidat de la droite ou de la gauche ! Cela s’appelle de la politique, l’art de régner, que sais-je ? Pour moi, je crois peu, en politique, à l’efficacité de ces machinations. On blasphème Dieu, en faisant dépendre de quelques plates roueries le destin des empires et le lendemain des peuples.

Les élections eurent le résultat prévu. Elles portèrent à la chambre deux partis : le plus fort des deux était celui des intérêts nouveaux. M. de Villèle aurait consenti à le servir, peut-être ; mais, pour se faire accepter, il avait à braver plus de haines qu’il n’en avait dû soulever pour se maintenir. Il tomba, entraînant dans sa chute des collègues qui comme MM. de Peyronnet et de Corbière, étaient encore plus compromis que lui-même. Or, à quoi se réduisait l’héritage laissé à M. de Martignac ?

Le Roi s’était hâté de dire à ses nouveaux ministres : « Le système de M. de Villèle est le mien », et la chambre se hâta d’écrire dans son adresse que le système de M. de Villèle était déplorable. Toute l’histoire de la Restauration se trouve dans ce simple rapprochement. Comment empêcher la chambre, qui avait la force, de vouloir l’exercer ? Et comment empêcher le chef de l’État de s’écrier, sous l’injure, comme fit Charles X, à la lecture de l’adresse : « Je ne souffrirai pas qu’on jette ma couronne dans la boue ? » Que restait-il donc à tenter ? S’associer complètement au pouvoir électif ? M. de Martignac ne le pouvait qu’en déclarant la guerre à la royauté. Servir la royauté selon son vœu ? Il ne le pouvait qu’en déclarant la guerre à la chambre. Combiner ces deux sortes d’assujétissement, et pour gouverner, être deux fois esclave ? Il l’essaya.

Et, avant tout, il est à remarquer que les circonstances semblaient favoriser le succès de ce rôle conciliateur. À mesure qu’elle était entrée plus avant dans l’exercice du pouvoir, la bourgeoisie avait perdu de sa turbulence. Elle veillait même avec une certaine Inquiétude au salut de la royauté, depuis qu’elle se sentait en mesure de l’asservir. Les cours royales qui, sous le ministère Villèle, avaient opposé aux procès de tendance des acquittements systématiques, ne gardaient plus aux écrits trop violents que châtiments sévères, et les condamnations successives de MM. Béranger, Cauehois-Lemaire, Fontan, révélèrent l’esprit qui, sous le ministère Martignac, animait la magistrature.

Les circonstances étaient donc favorables à un système de conciliation entre les deux pouvoirs, si cette conciliation n’eût pas été en soi dérisoire et impossible. Aussi, interrogez l’histoire de cette époque. Pour gagner l’opinion dominante, M. de Maignac s’épuise en concessions. Il exclut du ministère, dans la personne de M. de Frayssinous, le parti congréganiste, et il remplace l’évêque d’Hermopolis par l’abbé Feutrier, prêtre mondain qu’on croit libéral, il éteint dans les élections l’influence des agents du roi ; il affranchit la presse du joug de l’autorisation royale, et substituant le monopole financier au monopole politique, il met aux mains des riches l’arme du journalisme ; il abolit la censure ; il frappe au cœur la puissance des jésuites ; il fait passer de la royauté à la chambre, dont il reconnaît ainsi la suprématie, le droit d’interpréter les lois… Et la bourgeoisie d’applaudir !

Mais lorsqu’après avoir fait si large la part du pouvoir parlementaire, il veut que tout ne soit pas enlevé au pouvoir royal, les choses changent de face. Il présente aux chambres deux projets de loi, l’un sur l’organisation communale, l’autre sur l’organisation départementale, et ces deux projets renferment son arrêt de mort. On trouve singulier que les ministres refusent de faire intervenir le principe électif dans la nomination des maires ; on soutient, contre les ministres, que la chambre exerce une initiative souveraine, et peut, par un amendement, supprimer les conseils d’arrondissement établis par une loi. C’en est fait : les ministres ont perdu la majorité. Qui les aurait soutenus ? La cour les enveloppait depuis long-temps de ses intrigues ; le roi, dans le secret de son cœur, avait juré leur perte, et s’était sourdement préparé à leur donner des successeurs. M. de Martignac se retire. M. de Polignac est ministre.

Or, le 2 mars 1830, jour fixé pour la convocation des chambres, Charles X adressait à l’assemblée ces paroles solennelles : « Pairs de France, Députés des départements, je ne doute point de votre concours pour opérer le bien que je veux faire. Vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon gouvernement des obstacles, que je ne dois pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l’amour qu’ils ont toujours montré pour leur roi. »

Et que répondait l’assemblée dans la fameuse adresse des 221 ? « La Charte a fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple, la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. »

La chambre fut dissoute : elle ne devait plus être ramenée sur la scène qu’à travers des barricades, au bruit des cloches sonnant des funérailles inconnues, et par des enfants du peuple couverts de vêtements souillés. Puis, on devait recommencer l’expérience, au risque de faire de nouveau pleurer les mères de ceux qui se dévouent, les mères des pauvres !

Des pauvres, ai-je dit ? et c’est la première fois que je prononce ce mot. C’est qu’en effet il ne s’était pas agi d’eux dans ces débats de quinze années. Triomphes de l’opposition, défaites ou victoires de la cour, résistances de la royauté, qu’aviez-vous dont le peuple pût, avec raison, s’attrister ou se réjouir ? On avait fait beaucoup de bruit au-dessus de sa tête : pourquoi ? On avait marché à la conquête de la liberté d’écrire : était-ce pour lui qui n’écrivait pas ? Nobles et riches s’étaient disputé le droit électoral : était-ce pour lui qui vivait au jour le jour ? Dans cette tribune qu’avait si long-temps fatiguée la parole des factions, quelles voix avaient retenti pour que le salaire du pauvre fût augmenté, ou pour qu’on diminuât son labeur ? Dans ces discussions financières, aliments des haines de parti, avait-on jamais conclu à quelque modification bien profonde dans l’inique répartition des impôts ? Quoi ! on était à la veille d’une grande crise, après quinze ans de combats livrés au nom de la justice, de la patrie, de la liberté ; et le peuple, précipité dans cette crise, n’en devait sortir que pour retrouver la conscription dans le recrutement et les droits-réunis dans les contributions indirectes, c’est-à-dire l’éternel fardeau !

Vue dans son ensemble, la Restauration, il faut le dire, offre à l’historien un sujet de méditations douloureuses. Durant cette longue période, si remplie de bruit et d’agitations, le libéralisme remporta souvent des victoires funestes. Le principe d’autorité fut attaqué avec une ardeur excessive et succomba. Le pouvoir, divisé en deux forces perpétuellement occupées à s’entre-détruire, perdit par sa mobilité ses droits au respect de tous. Incapable de diriger la société, puisqu’il portait dans son propre sein la lutte, l’anarchie, et qu’il était en peine de vivre, il accoutuma les esprits à l’empire de la licence. La nation fut presque toujours violentée, jamais conduite. Qu’advint-il de là ? Le sentiment de la hiérarchie s’éteignit ; le culte de la tradition disparut. Pour arriver jusqu’aux prêtres, dont la tyrannie était devenue intolérable, on passa, en la foulant aux pieds, sur la religion elle-même. Le protestantisme devint le fond des idées et des mœurs ; beaucoup l’exagérèrent : il y eut un moment où le dix-huitième siècle sembla revivre tout entier dans le dix-neuvième ; et le sarcasme, qui était monté jusqu’aux rois, monta jusqu’à Dieu.

Le monde matériel ne fut pas moins troublé que le monde moral. De même qu’en matière de politique et de religion, la bourgeoisie avait sacrifié presque complètement l’autorité à la liberté, la communauté des croyances à l’indépendance absolue de l’esprit, la fraternité à l’orgueil ; de même, en matière d’industrie, elle sacrifia l’association à la concurrence, principe dangereux qui transforme l’émulation en une guerre implacable, consacre tous les abus de la force tourmente le riche de désirs insatiables, et laisse mourir le pauvre dans l’abandon. Aussi, avec la concurrence, devaient se développer rapidement dans la bourgeoisie la soif immodérée des richesses, l’ardeur des spéculations, le matérialisme, en un mot, dans tout ce qu’il a de cruel et de grossier. Augumenter la masse des biens sans tenir compte de leur répartition, tel fut le résumé des doctrines économiques adoptées par le libéralisme. Elles étaient sans entrailles, ces doctrines, elles éloignaient l’intervention de tout pouvoir tutélaire dans l’industrie ; elles protégeaient le fort, et laissaient l’existence du faible à la merci du hasard. Qu’on ne s’étonne pas, après cela, si la bourgeoisie oublia ce qu’elle devait à ces hommes du peuple qui l’avaient toujours soutenue. Hélas ! ils allaient encore une fois verser pour sa querelle le plus pur de leur sang. Et on verra si la reconnaissance fut égale au service !

De tels résultats sont tristes à constater sans doute et l’historien qui écrit de semblables lignes a besoin de quelque courage pour imposer silence à son cœur. Quoi ! ces luttes dévorantes des hommes entre eux ! quoi ! ces générations qui l’une l’autre se poussent, en gémissant, vers un but toujours incertain et toujours désiré ! quoi ! les combats sur terre et sur mer, les débats des assemblées, les intrigues des cours, les conspirations, les égorgements ! quoi ! ces agitations sans nombre qui changent la révolte en domination, et en désespoirs mortels les plus hautaines espérances ! quoi ! tout cela pour aboutir, dans l’histoire des grandes douleurs et des grands crimes, à je ne sais quelles variantes misérables ! Dans ces formes qui éternellement varient, qu’ai-je vu jusqu’ici ? une tyrannie éternelle. Et dans la diversité des choses je n’ai découvert que le mensonge obstiné des mots. Étrange et cruel mystère ! à quelle fatalité orageuse sommes-nous donc voués ? Que d’efforts sans aboutissement ! Depuis l’origine des sociétés, que d’énergie perdue sur la terre ! Les peuples seraient-ils condamnés à tourner sans relâche dans les ténèbres, semblables à ces chevaux aveugles, créateurs assidus d’un mouvement qu’ils ignorent ? car enfin que valent les évolutions de l’humanité dans l’histoire ? Une déception anticipée, c’est l’espérance. Un commencement de défaite, nous l’appelons un triomphe. Il y a durée dans les édifices : il y a perpétuité, seulement dans les ruines. Que la tyrannie s’exerce par la superstition, par le glaive ou par l’or ; qu’elle se nomme influence du clergé, régime féodal, ou règne de la bourgeoisie, qu’importe à cette mère qui pleure sur le fruit de ses entrailles ? qu’importe à ce vieillard qui n’a connu ni le repos ni l’amour, et qui, sur le grabat où il meurt, emploie son dernier soupir à maudire la vie ? Esclave, serf ou prolétaire, celui qui souffre depuis le berceau jusqu’à la tombe, trouvera-t-il dans les qualifications changeantes d’une infortune qui ne change point, des motifs suffisants pour absoudre la Providence ?

Ah ! gardons-nous de toute parole impie. L’ensemble des choses nous échappe : c’est assez pour que le blasphème nous soit interdit. Nous ignorons la conséquence dernière de ce que nous appelons un mal : ne parlons pas d’efforts humains sans résultat. Nous condamnerions peut-être comme absurde le cours des fleuves, si nous ne connaissions pas l’océan.

Il semble, au reste, que le bien se trouve toujours au fond des choses, à côté du mal, comme pour le détruire insensiblement et l’absorber. Tout n’est pas à blâmer dans l’œuvre du libéralisme, sous la Restauration. Quoiqu’on général égoïste, la bourgeoisie eut ses héros, elle eut ses martyrs ; et les dévouements que le libéralisme enfanta, pour n’avoir pas embrassé la société tout entière, ne furent cependant ni sans éclat ni sans grandeur. Manuel, se faisant exclure de la chambre et empoigner par un gendarme jusque sur son banc de législateur, donna un noble exemple de la résistance à l’oppression. Dupont (de l’Eure), Voyer-d’Argenson, Laffitte, l’abbé Grégoire, le général Tarayre, appartinrent au peuple par leurs sympathies. Dans le cercle des intérêts qu’elle représentait, la presse émit des vérités utiles et poursuivit avec courage, à travers des obstacles sans nombre, la conquête de la liberté d’écrire. Liberté bien incomplète d’ailleurs ; car elle ne fut, à tout prendre, que la substitution d’un privilége financier à un privilége politique. Parmi les écrivains de la bourgeoisie, il y eut des hommes de talent et de cœur : MM. Comte, Dunoyer, Bert, Chatelain, Cauchois-Lemaire, honorèrent la profession de journaliste. On peut reprocher à Paul-Louis Courier d’avoir manqué, dans ses pamphlets, de ce généreux amour des pauvres, qui eût quelquefois donné à son indignation l’éloquence de l’enthousiasme, et à son talent la puissance de la charité ; mais ce fut une véritable gloire pour la bourgeoisie d’avoir salué son défenseur dans Béranger, enfant du peuple, parlant d’une manière sublime le langage du peuple.

Ce qui caractérise la Restauration, c’est que le principe d’autorité y fut combattu sous tous ses aspects. Mais ce qu’il perdit, le principe de liberté le gagna, et d’autant plus sûrement qu’il fut tour à tour invoqué par tous les partis contraires, ses ennemis lorsqu’ils se sentaient vainqueurs, ses protégés lorsqu’ils étaient vaincus. Il y eût ainsi, en dépit de ce mouvement général de dissolution que nous avons signalé, un certain ensemble dans les attaques de la bourgeoisie, surtout vers la fin de la Restauration. Le parti libéral qui n’avait obéi d’abord qu’à d’aveugles instincts, avait fini par se discipliner sous la direction de quelques hommes studieux appelés doctrinaires ; et les résultats de ce concert dans la négation et la haine prouvèrent, du moins, ce qu’on pourrait attendre d’un accord fondé sur des idées de fraternité et de dévouement.

Disons tout : le libéralisme, par l’abus même de son principe, prépara une réaction qui contenait en germe le saint-simonisme et d’où sortirent les différentes écoles sociales dont nous aurons à suivre la marche. Les conquêtes qu’il fit faire à l’esprit d’examen et qui n’engendrèrent d’abord qu’une critique systématique, sans portée et sans profondeur devaient plus tard ouvrir carrière à des études hardies et fécondes. Enfin, si l’impulsion donnée au génie industriel, éveilla trop fortement la cupidité dans les âmes, et fit oublier en même temps que les traditions de la grâce et du bon goût, les devoirs les plus impérieux de l’humanité, elle influa favorablement, d’autre part, sur le progrès des sciences qui ont pour objet le bien-être des hommes, et dont l’application n’attend plus pour améliorer le sort du peuple lui-même, que le changement du milieu impur dans lequel il souffre et s’agite.

Que savons-nous, après tout ? Pour que le progrès se réalise, peut-être est-il nécessaire que toutes les chances mauvaises soient épuisées. Or, la vie de l’humanité est bien longue, et le nombre des solutions possibles bien borné. Toute révolution est utile, en ce sens, du moins qu’elle absorbe une éventualité funeste. Parce que d’une condition malheureuse les sociétés tombent quelquefois dans une condition pire, ne nous hâtons pas de conclure que le progrès est une chimère. Je me figure un char lancé par des mains prévoyantes : la route, au moment du départ, est belle, large, parfaitement unie ; à mesure que la char avance, la route devient étroite et bourbeuse ; mais ne voyez-vous pas que le but se rapproche, à mesure qu’avance le char ? Aussi bien, il est aisé de découvrir jusque dans la succession des calamités générales, une loi souverainement intelligente et logique. Si tout dépendait du hasard, les événements seraient plus mêlés et il serait moins facile d’en suivre la filiation. Si au contraire, un génie malfaisant gouvernait le monde, il est probable que, dans les souffrances publiques, la forme serait aussi monotone que le fond, et que l’oppression serait moins souvent châtiée. Courage donc ! Ne voyons, s’il se peut, dans les tyrannies qui s’élèvent que la punition des tyrannies qui succombent. La domination d’un intérêt exclusif, celui d’un homme ou d’une caste, telle a toujours été jusqu’ici la plaie de l’humanité. Pourquoi le remède ne serait-il pas dans la combinaison de tous les intérêts qui, sainement considérés, ne diffèrent pas l’un de l’autre ? Bientôt toutes les théories auront été essayées : toutes, si ce n’est la plus simple et la plus noble, celle de la fraternité. Eh bien, jusqu’à ce que cette magnifique expérience ait été faite, veillons sur nos croyances, et ne nous désespérons pas, alors même que, dans les décrets de Dieu, le bien ne devrait être, hélas ! que l’épuisement du mal !





CHAPITRE PREMIER.


Ministère Polignac. — Politique extérieure de la Restauration à cette époque. — La Russie à Constantinople, et la France sur le Rhin. — Origine de l’expédition d’Alger. — Propositions faites au nom de Méhémet-Ali. — Situation intérieure de la monarchie. — Adresse des 221. — Prorogation des chambres. — Portrait de Charles X. — Menaces de l’Angleterre. — Attitude du cabinet des Tuileries. — Tentative de lord Stuard de Rothsay auprès de MM. de Polignac et d’Haussez. — Préparatifs de l’expédition d’Alger : difficultés suscitées par la bourgeoisie ; vive opposition des amiraux. — Brevet de l’amiral Roussin déchiré ; hésitations de l’amiral Duperré. — Départ de la flotte ; intrigues de l’Angleterre. — Dissolution de la chambre des députés. — Agitations. — Caractère de l’opposition libérale : le roi et la loi. — Charles X chez le duc d’Orléans. — Effet produit par la conquête d’Alger. — Le ministre de la marine veut traduire l’amiral Duperré devant un conseil de guerre. — Vues de la Restauration sur Alger. — Allures démagogiques de la royauté attaques dirigées par des libéraux contre le peuple. — Situation de la bourgeoisie : elle redoute une révolution. — Dispositions de ses chefs. Portrait de M. Laffite. — Indifférence politique du peuple. — Division des royalistes en deux partis les hommes de l’Empire et les émigrés. — Influence du clergé. — Charles X se décide à un coup d’état. — Appréhensions du corps diplomatique. — Les hommes de bourse et M. de Talleyrand. — Discussion secrète des ordonnances : opinions des divers ministres. — Confidence à Casimir Périer. — Signature des ordonnances.


Depuis l’entrée de M. de Polignac aux affaires, la bourgeoisie vivait dans l’attente d’une révolution ; et elle s’agitait partagée entre la colère et l’épouvante.

La cour avait tout l’aveuglement du fanatisme, mais elle en déployait l’audace. Des missionnaires s’étaient répandus sur toute la surface de la France, remuant les esprits par de sombres prédications, promenant sous les yeux des femmes les pompes d’une religion redoutable, et élevant sur les places publiques l’image de Jésus crucifié. On méditait des mesures propres à exalter l’esprit militaire. Et la royauté se préparait à tout oser, appuyée qu’elle était sur des soldats et sur des prêtres.

Lorsqu’un roi passe, que ce soit sur la route du trône du sur celle de l’échafaud, il s’élève presque toujours du sein de la foule quelques clameurs confuses. Ces clameurs, Charles X les avait entendues dans son voyage en Alsace ; il les avait interprétées dans le sens de son orgueil : il se crut aimé.

Ce voyage, pourtant, avait été marqué par quelques scènes de sinistre augure. À Varennes, la famille royale avait dû s’arrêter, pour changer de chevaux, au même endroit d’où fut jadis ramené Louis XVI fuyant sa capitale et désertant la royauté. Tout-à-coup, et à l’aspect du relai fatal, la Dauphine éprouve un tressaillement convulsif ; elle ordonne à ses gens de passer outre, et laisse pour adieux au peuple rassemblé, quelques-unes de ces paroles qui perdent les princes. Plus loin, à Nancy, la famille royale se montre sur un balcon pour saluer la multitude. Des sifflets retentissent. À qui s’adresse l’injure ? La Dauphine s’en émeut, et fait brusquement fermer les fenêtres, après être rentrée dans les appartements, frémissante et toute éplorée.

Cependant, considéré dans son ensemble, le voyage d’Alsace n’était pas un trop malheureux essai de popularité, et Charles X en avait rapporté un surcroit de confiance.

Mais avant de dire à quelles extrémités cette confiance devait le pousser, il importe de jeter un coup-d’œil sur la politique extérieure de la France à cette époque.

C’était dans un intérêt de dynastie que les traités de 1815 avaient été imposés à la France par les Bourbons. Ce fut dans un intérêt de dynastie que, dès 1829, on parla de les modifier profondément. Car, que les destins d’un peuple suivent les affaires d’une famille, c’est la règle dans les monarchies.

L’honneur de ce projet appartenait en partie à M. de Reyneval : M. de Polignac en fit la base de sa politique extérieure.

Ainsi, en 1830, un grand changement diplomatique se préparait dans le monde. Il s’agissait de rendre le Rhin à la France.

Des négociations avaient commencé, à ce sujet, entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et celui des Tuileries. Voici qu’elles en auraient été les bases :

La France et la Russie contractaient une alliance étroite, spécialement dirigée contre l’Angleterre. La France reprenait les provinces rhénanes. Du Hanovre, enlevé à la Grande-Bretagne, on faisait deux parts, destinées, l’une à indemniser la Hollande, l’autre à désintéresser la Prusse, dont on aurait, en outre, arrondi le domaine par l’adjonction d’une partie de la Saxe aux provinces prussiennes de la Silésie. Le roi de Saxe aurait été dédommagé aux dépens de la Pologne. On assurait à l’Autriche la Servie, une partie non possédée par elle, de la Dalmatie et l’une des deux rives du Danube. De son côté, maîtresse de la rive opposée, la Russie dominait la Mer Noire, s’installait à Constantinople, sauf à s’élancer de là sur l’Asie.

Depuis Pierre Ier, on le sait, la Russie n’avait cessé de convoiter la possession du Bosphore, et son ambition n’avait été que trop bien secondée par la France et par l’Angleterre trompées. C’était à son profit exclusif qu’avait eu lieu le fait d’armes de Navarin. Elle en avait poursuivi les conséquences avec une vivacité menaçante pour nous et cependant applaudie. Mais elle ne devait pas même s’arrêter au traité d’Andrinople.

Mahmoud avait essayé la réforme de son empire. Vaine tentative ! L’originalité des races fait leur force. Mahmoud, en brisant les vieilles traditions, énerva son peuple sans le rajeunir ; et l’épuisement de la race jadis si vigoureuse des Osmanlis n’était lui-même qu’un symptôme de la décadence de l’Islamisme.

Déjà le dogme du fatalisme, admis par l’Orient, avait laissé reconnaître à des signes certains sa désastreuse influence. Condamné par ce dogme à rester immobile pendant que le dogme opposé de la liberté humaine versait au sein des nations occidentales d’irrésistibles ardeurs, l’Orient semblait redemander à l’Europe la vie qu’autrefois il lui avait donnée, et il se présentait comme un domaine riche et sans bornes, mais inculte et sans possesseurs.

Y appeler la Russie, c’était lui livrer tout l’avenir.

Quant à la France, la Révolution de 1789 l’avait rendue essentiellement industrielle, et avait donné à son génie nouveau les ailes de la concurrence. Elle ne pouvait plus, par conséquent, contracter que des alliances continentales. Car étendre devant une production toujours croissante un marché toujours plus vaste, courir de comptoirs en comptoirs, conquérir des consommateurs, asservir la mer, glisser en un mot sur la pente qu’avait descendue le génie britannique, telles étaient les nécessités de la situation que lui avait faite le triomphe de la bourgeoisie. En renonçant à toute alliance avec l’Angleterre, elle ne faisait donc qu’obéir aux lois d’une rivalité inévitable : elle renonçait à l’impossible.

Mais pour la Russie à Constantinople, était-ce donc assez que la France sur le Rhin ? Était-il digne d’une nation telle que la nôtre, d’abandonner à un peuple nouveau venu en Europe et encore à demi-barbare, le soin des affaires du monde et le règlement des destinées universelles ? Fallait-il fermer à l’activité française la carrière que semblait lui ouvrir le vide immense fait en Orient. Était-ce trop d’une semblable issue pour cette force d’expansion qui, sous la République, avait éclaté en catastrophes immortelles, et, sous l’Empire, en prodigieuses conquêtes ? La Russie, placée sur les routes de l’Inde, ne pourrait-elle pas un jour, même comme puissance maritime, remplacer l’Angleterre, et nous causer de mortelles angoisses ? La Restauration ne voyait ni de si haut, ni si loin. Les traités de 1815 avaient laissé dans les cœurs une trace ardente : on espérait l’effacer en nous rendant le Rhin pour frontière.

Dans cet état de choses, une grave détermination fut prise par Charles X et ses ministres. Le coup d’éventail donné par le dey d’Alger au consul français était jusque-là resté impuni. Encouragé par la faiblesse que révélaient dans le gouvernement français trois ans d’un blocus inutile, le dey d’Alger avait fait canonner le vaisseau d’un parlementaire, et forcé notre consul à Tripoli de quitter son poste en toute hâte. Où s’arrêterait l’outrage ? Combien de temps durerait l’impunité ? Une expédition contre les pirates d’Afrique fut résolue.

La Russie appuya fortement ce projet. La France lui plaisait campée sur la rive africaine de la Méditerranée, parce qu’elle pouvait y tenir en échec la souveraineté maritime des Anglais dans ces parages.

Sur ces entrefaites, deux hommes d’un esprit aventureux, MM. Drovetti et Liveron, arrivèrent à Paris. Ils se donnèrent aux ministres de Charles X pour les envoyés de Méhémet-Ali. Le pacha d’Égypte, disaient-ils, consentait à courir sus aux pirates, à envahir leur repaire, et à venger sur leur chef les injures de la France.

Ces singulières ouvertures, combattues vivement par MM. de Bourmont, ministre de la guerre, d’Haussez, ministre de la marine, de Guernon-Ranville et Courvoisier, reçurent au contraire du prince de Polignac l’accueil le plus empressé. Il les fit agréer au roi ; et, sans que le conseil eût été consulté, un traité fut conclu. Il contenait des stipulations étranges : la France s’engageait à fournir à Méhémet-Ali dix millions, des moyens de transport, et quatre vaisseaux de ligne montés par des officiers français.

À la lecture de ce traité, passé sans leur participation, les ministres de la guerre et de la marine éprouvèrent un mécontentement très-vif. Ils ne négligèrent rien pour en entraver l’exécution, se réservant d’abandonner le pouvoir si leurs efforts étaient inutiles. Mais les scrupules religieux du roi leur promettaient une victoire aisée. M. de Bourmont avait dit qu’il ne se résoudrait jamais, pour son compte, à faire servir des officiers chrétiens sous les ordres d’un musulman. Charles X était ébranlé, des influences puissantes sur son cœur le décidèrent : le traité fut révoqué.

Méhémet-Ali, qui en avait déjà connaissance, sans en avoir toutefois reçu communication officielle, ne se montra point blessé. Il désavoua même tout ce qui avait été proposé en son nom. Aussi bien, il avait dû demander au sultan un firman d’autorisation, que le sultan avait refusé. Alors seulement il fut décidé que la France s’armerait pour la querelle de la France.

L’Angleterre sentit aussitôt se réveiller toutes ses vieilles haines. Elle se montra tour à tour surprise et indignée. Elle demanda des explications, fit entendre des plaintes, eut recours aux menaces.

Le gouvernement français n’en fut ni troublé ni ému. Il était assuré de l’appui de la Russie. L’Autriche et la Prusse lui étaient favorables. Toutes les petites puissances de l’Italie approuvaient le dessein de purger la Méditerranée des pirates qui l’infestaient. Le roi de Sardaigne y voyait l’affranchissement du commerce de ses sujets. La Hollande, n’avait pas oublié qu’en 1808, son consul à Alger, M. Frassinet, avait été mis insolemment à la chaîne, par ordre du bey, pour un léger retard dans le paiement du tribut accoutumé. Seule, l’Espagne semblait inquiète, des accroissements possibles de notre puissance, qui allait se rapprocher d’elle. Mais on n’avait rien à craindre de l’Espagne : son rôle diplomatique en Europe n’avait cessé de s’amoindrir depuis le jour où Charles-Quint s’était enseveli vivant dans le monastère de Saint-Just.

Charles X avait, d’ailleurs, un intérêt pressant à résister aux injonctions de l’Angleterre. On n’eut pas de peine à lui faire comprendre que les embarras de sa politique intérieure exigeaient une diversion éclatante : que la monarchie, qui commençait à chanceler sous les coups répétés du libéralisme, voulait être défendue avec passion et que l’éclat d’une récente conquête rendrait moins périlleuse une atteinte aux libertés publiques.

La monarchie, en effet, s’était créé en France une situation violente et désespérée. C’était toujours entre le pouvoir du roi et celui de l’assemblée, cette lutte inévitable et terrible qui s’était terminée au 10 août pour Louis XVI, et pour Napoléon, le lendemain de Waterloo. Quinze ans d’essais divers n’avaient rien changé à cet antagonisme nécessaire entre deux pouvoirs opposés. Le 2 mars, Charles X adressait à la chambre, nouvellement convoquée, ces paroles solennelles : « Je ne doute point de votre concours pour opérer le bien que je veux faire. Vous repousserez avec mépris les perfides insinuations que la malveillance cherche à propager. Si de coupables manœuvres suscitaient à mon pouvoir des obstacles que je ne dois pas, que je ne veux pas prévoir, je trouverais la force de les surmonter dans ma résolution de maintenir la paix publique, dans la juste confiance des Français et dans l’amour qu’ils ont toujours montré pour leur roi. » Et l’assemblée répondait dans une adresse signée par 221 de ses membres : « La Charte a fait du concours permanent des vues politiques de votre gouvernement avec les vœux de votre peuple la condition indispensable de la marche régulière des affaires publiques. Sire, notre loyauté, notre dévouement, nous condamnent à vous dire que ce concours n’existe pas. »

La chambre fut prorogée.

Il avait d’abord été question de la dissoudre immédiatement. C’était l’avis de M. de Montbel, qui aurait désiré que l’ordonnance de dissolution fut suivie d’une proclamation adressée du roi aux électeurs. Cette opinion fut vivement combattue par M. de Guernon-Ranville. Il représenta qu’en faisant ainsi descendre le roi lui-même dans l’arène des partis, en compromettrait gravement la majesté de la couronne, et qu’une défaite, dans ce cas, serait un ébranlement du principe monarchique. M. de Montbel avait paru compter beaucoup sur l’affection des Français pour Charles X : M. de Guernon-Ranville n’hésita pas à déclarer, en présence du monarque, que son collègue, sous ce rapport, était dans une erreur profonde. « Les Français ont cessé d’aimer leurs rois, disait-il. Ne le voyez-vous pas à cette haine implacable qui poursuit au pouvoir les hommes les plus considérables et les plus considérés aussitôt qu’ils ont été honorés du choix de la couronne ? » Cette rude franchise ne déplût pas à Charles X. L’idée d’une dissolution immédiate fut abandonnée. Mais les choses en étaient à ce point que Charles X ne pouvait plus que se réfugier dans la dictature.

Eh ! quelle autre issue restait à la monarchie ? Était-il permis à Charles X d’oublier la leçon que semblait lui donner le monument funèbre élevé en face de son palais ? Les concessions avaient-elles sauvé Louis XVI ? Se voyant menacé, lui aussi, il s’était mis à reculer, il avait reculé jusqu’à la place Louis XV ; et, arrivé là, ne pouvant aller plus loin, il s’était arrêté sous la main du bourreau.

Charles X aurait pu abdiquer, il aurait pu déclarer la royauté abolie en France ; mais quel autre genre de modération lui était permis ? Les concessions n’auraient fait que le conduire plus tard à l’alternative d’abdiquer ou de s’imposer.

N’importe. Sacrifier la nation à ce duel obstiné entre deux pouvoirs inconciliables, marcher au renversement de tous les principes conquis par tant d’années de révolutions, sans autre excuse que l’impossibilité de maintenir la royauté contre la force des choses, c’était un crime envers le peuple et envers Dieu.

Que si Charles X croyait sincèrement à son droit, en couvrant sa couronne de son audace, il lui manqua toujours, pour échappera la condamnation de l’histoire, d’avoir personnellement appelé sur sa tête les dangers de la révolution qu’il préparait. Ne voulant ni abaisser son trône ni en descendre, il se devait d’y mourir.

Mais par ses vertus aussi bien que par ses défauts, Charles X était au-dessous de son destin. Plein de foi et de loyauté, de grâce et de courtoisie, fidèle à ses amitiés, fidèle à ses serments, il avait tout d’un chevalier, si ce n’est l’enthousiasment le courage. Seulement, ses manières avaient quelque chose de si royal, que, malgré son défaut de cœur, il conjurait le mépris dans un pays de guerrier. Avec cela, il aurait peut-être suffi à son rôle, si, au lieu d’être obligé de porter la monarchie, il eût été, comme ses aïeux, soutenu et porté par elle. Louis XVIII n’était parvenu à mourir dans son lit qu’en faisant de son règne une longue abdication de la royauté. Charles X avait gémi de l’abaissement de son frère, en voyant tout ce qu’il avait abaissé autour de lui. Il espérait refaire ce qui avait été détruit, relever ce qui avait été jeté par terre, c’est-à-dire, affranchir la couronne, en présence de parlementaires impatients de domination ; faire revivre l’autorité de l’église au sein d’un peuple qui s’était laissé traîner aux fêtes de l’athéisme ; rétablir le prestige de la royauté, dans un pays où un roi était mort en place publique, les mains liées derrière le dos ; ressusciter enfin l’empire de l’étiquette chez une nation amoureuse, sinon de l’égalité, au moins de ses formes et de ses mensonges. La tâche était immense, elle aurait épuisé le génie d’un grand homme : elle n’étonnait pas Charles X. Il est vrai qu’il en ignorait l’étendue. Il était dominé par les prêtres, et, depuis le jour où expiant les voluptés de sa jeunesse, il avait communié avec la moitié de l’hostie offerte aux lèvres mourantes de la marquise de Polastron, sa piété s’était empreinte d’exaltation et de mélancolie, mais ce n’en était pas moins une piété naïve, sans profondeur, sans portée, et qui assurait au catholicisme déchu un genre de protection plus fastueux qu’héroïque. Il tenait aux vieilles idées, mais faute d’intelligence pour les juger et de force pour s’en défendre. Il courait après l’agrandissement de son autorité, mais pour en consacrer le principe beaucoup plus que pour en étendre l’usage. Les petites âmes se complaisaient dans la majesté du commandement ; seules, les âmes viriles en recherchent la puissance. Le despotisme a sa gloire, puisqu’il a ses orages : Charles X n’était même pas capable de s’élever jusqu’à la tyrannie. Il disait souvent : « On pilerait tous les princes de la maison de Bourbon dans un mortier, qu’on n’en tirerait pas un grain de despotisme. » Il disait vrai. La dictature, que d’autres auraient poursuivie par excès d’activité ou de vouloir, il ne la convoitait, lui, que par paresse. Aussi humain que médiocre, s’il voulait que son pouvoir fût absolu, c’était pour être dispensé de le rendre violent. Car il n’y avait en lui rien d’énergique, pas même son fanatisme, et rien de grand, pas même son orgueil.

Quoi qu’il en soit, Charles X avait pris son parti, et dans sa pensée la guerre d’Alger se liait de plus en plus au mesures qui, suivant lui, devaient mettre la royauté hors de page. Les représentations l’Angleterre furent donc dédaignées. De là une dépêche ministérielle adressée le 12 mars à notre ambassadeur à Londres, M. de Laval.

Cette dépêche était rédigée avec une obscurité soigneusement calculée. Après avoir dit que l’expédition avait eu d’abord pour but de venger l’injure faite à la France, M. de Polignac parlait du développement plus étendu que les événements avaient ensuite donné aux projets du roi.

Mais que signifiaient ces paroles ambiguës ? Lord Stuart fut chargé par le comte d’Aberdeen d’obtenir une réponse moins vague.

Ces instructions, datées du 3 mai provoquèrent une seconde dépêche, qui répondait en ces tetmes aux pressantes instances de l’Angleterre :

« Le roi, ne bornant plus ses desseins à obtenir la réparation des griefs particuliers de la France, a résolu de faire tourner au profit de la chrétienté toute entière l’expédition dont il ordonnait les préparatifs ; et il a adopté pour but et pour prix de ses efforts la destruction définitive de la piraterie ; l’abolition absolue de l’esclavage des chrétiens ; l’abolition du tribut que les puissances chrétiennes paient à la régence. »

Une autre dépêche, en date du 12 mai, portait que le roi ne poserait les armes qu’après avoir atteint le double but qu’il s’était proposé : savoir, le redressement des griefs, cause immédiate des hostilités ; et, en second lieu, le triomphe des intérêts communs à toute la chrétienté. Mais la France se proposait-elle d’occuper Alger à son profit et de s’y établir ? Voilà ce que l’Angleterre désirait surtout connaître ; et, sur ce point, le cabinet des Tuileries se r’enfermait dans une réserve absolue.

L’attitude des ministres français causa une irritation profonde en Angleterre. À Paris, lord Stuart, dans des entretiens semi-diplomatiques, essaya d’intimider successivement le ministre de la marine, M. d’Haussez, et le président du conseil, M. de Polignac. Le premier repoussa les démarches hautaines de l’ambassadeur anglais avec beaucoup de véhémence[14]. Le second leur apposa une politesse froide et dédaigneuse. Anglais par ses habitudes, par ses amitiés personnelles, par le souvenir de sa jeunesse passée à Londres, par ses manières, et même par son costume, M. de Polignac était, comme homme politique, entièrement dévoué au système de l’alliance russe.

Le sort en fut donc jeté : les préparatifs de guerre se poursuivirent avec ardeur ; l’armée de terre fut rapidement organisée ; et, dans tous les ports du royaume, la tâche des ouvriers fut doublée ainsi que leur salaire.

Les libéraux, cependant, avaient pris l’alarme. Convaincus que cette fougue militaire de la royauté cachait une pensée funeste, ils mirent en doute les résultats de la guerre, exagérant les obstacles, créant à plaisir des difficultés insurmontables, et mettant tout en œuvre pour enrayer les esprits. Le Journal des Débats, surtout, faisait à la politique belliqueuse du cabinet une opposition implacable.

Au ministère de la guerre, on avait entouré M. de Bourmont, dont on cherchait à troubler les pensées par les plus noires prophéties. L’eau manquait, assurait-on, dans les environs d’Alger, on n’y trouverait pas de bois pour les fascines ; l’armée serait détruite sans avoir même pu combattre. Il y avait alors à Paris un homme qui, fait jadis prisonnier par les Algériens, avait été forcé de vivre quelque temps à bord d’un corsaire, où il remplissait les fonctions d’interprète. C’était M. Arago. Le ministre de la guerre l’interrogea, et il répondit que les environs d’Alger fourniraient de l’eau et du bois en abondance.

Mais, de leur côté, les amiraux déclaraient le débarquement impossible, et irritaient sans la déconcerter, l’inexpérience du ministre de la marine.

Poussé à bout, le baron d’Haussez résolut de consulter deux capitaines de vaisseau qui, employés au blocus d’Alger, étaient en état de donner sur la question des renseignements exacts. Mandés par lui, MM. Gay de Taradel et Dupetit-Thouars affirmèrent que le débarquement était, non-seulement praticable, mais facile ; et, appuyé sur leur opinion, M. d’Haussez convoqua les amiraux.

M. Roussin était le seul d’entre eux qui ne se fût pas encore prononcé bien nettement. Quand son tour vint de s’expliquer, il se rangea de l’avis de ses collègues, et combattit sous le rapport maritime le projet de l’expédition. Alors, tirant un papier de sa poche : « Je regrette, Monsieur, dit le ministre de la marine, que telles soient vos convictions ; car je tiens dans mes mains le brevet qui vous créait vice-amiral et vous donnait le commandement de la flotte. » En disant ces mots, le baron d’Haussez mit le papier en lambeaux. Sa résolution était irrévocablement arrêtée. « Pour commander la flotte, disait-il, le roi, si les amiraux s’abstiennent, est décidé à descendre jusqu’à un capitaine de brick, et, s’il le faut, jusqu’à un enseigne. »

Une seconde réunion eut lieu chez le prince de Polignac. L’expédition, contre laquelle l’amiral Jacob avait préparé un discours écrit, ne fut appuyée que par MM. de Taradel, Dupetit-Thouars et Valazé. « Je ne suis pas marin, dit le général Valazé, mais je ne vois point qu’à aucune époque de l’histoire, les tentatives du genre de celle qu’on propose aient échoué par l’impossibilité du débarquement. La marine n’a-t-elle fait aucun progrès ? qui oserait le prétendre ? » Cette opinion devait naturellement prévaloir dans le conseil. C’est ce qui arriva.

Mais à qui confier la conduite de la flotte ? Le général Bourmont, qui prenait le commandement de l’armée de terre, désigna au choix de M. d’Haussez l’amiral Duperré, alors préfet maritime à Brest.

L’amiral Duperré n’eût, d’abord, aucune objection à présenter.

Mais, le lendemain, il paraissait avoir perdu toute confiance, soit que des influences dont il ne s’était pas rendu bien compte, eussent victorieusement agi sur lui, soit qu’un examen plus attentif de l’entreprise lui en eût mieux révélé les obstacles et les dangers. Il accepta, pourtant, le commandement qui lui était offert. Mais, comme son attitude et ses relations inspiraient aux ministres quelque défiance, le général Bourmont emporta secrètement une ordonnance qui lui donnait tout pouvoir et sur l’armée de terre et sur l’armée de mer.

Du reste, les préparatifs étaient immense et l’appareil magnifique. L’armée, composée de trois divisions, que commandaient les lieutenant-généraux Berthezène, Loverdo et d’Escars, s’élevait plus de 37,000 hommes, y compris un régiment de chasseurs et détachement du corps du génie, sous les ordres du baron Valazé. La flotte comprenait 103 bâtiments de guerre, montés par 27,000 marins, 377 bâtiments de transport, et environ 225 bateaux ou radeaux. L’Angleterre nous ayant menacés, on s’était préparé à repousser vigoureusement ses attaques, le cas échéant. Les marins témoignaient la plus vive ardeur ; l’amiral qui les commandait était brave, expérimenté. On comptait, pour le reste, sur la fortune de la France.

Voici tout ce que tenta l’Angleterre. Sur ses instigations, la Porte, usant de son droit de suzeraineté, résolut d’envoyer à Alger un pacha chargé de saisir le dey, de le faire étrangler, et d’offrir à la France toutes les satisfactions qu’elle pouvait désirer. C’était enlever tant prétexte a l’expédition. Tahir-Pacha partit donc pour Alger sur une frégate fournie par les Anglais. Mais le ministre de marine prévenu à temps, avait ordonné à la croisière française d’interdire au pacha l’entrée du port. La frégate qu’il montait ayant rencontré un petit batiment commandé par l’enseigne Dubruel, cet intrépide officier déclara résolûment qu’il ne laisserait passer la frégate qu’après s’être fait couler bas. Tahir-Pacha n’osa poursuivre sa route, fut joint par la flotte française, et envoyé à Toulon. Là vinrent aboutir les menaces du cabinet de Saint-James.

Le 16 mai, jour où la flotte devait appareiller de Toulon, la chambre, qui n’avait été que prorogée, fut dissoute. La lutte se déclarait de plus en plus : deux ministres, qui en prévoyaient le dénouement, se retirèrent. C’étaient MM. de Chabrol et Courvoisier. Il fallait les remplacer. Or, depuis quelque temps M. de Chantelauze était désigné au roi, comme un homme capable, résolu, et entièrement dévoué aux intérêts de la monarchie. Le Dauphin, à son retour de Toulon, avait eu avec lui, avant de se rendre à Paris, un entretien sérieux, et lui avait fait de vives instances. M. de Chantelauze mit à son entrée au pouvoir deux conditions ; la première qu’on appliquerait l’article 14 de la Charte, la seconde que M. de Peyronnet aurait place au conseil. Le portefeuille de l’intérieur fut donc offert à M. de Peyronnet, et lorsque le prince de Polignac lui dit : « Songez que nous voulons appliquer l’article 14, » M. de Peyronnet répondit : « C’est mon opinion. »

M. Capelle, qui s’était acquis, en matière d’élections, une grande réputation de dextérité, fut aussi appelé à faire partie du conseil, et comme il n’y avait pas de portefeuille vacant, on créa pour lui le ministère des travaux publics.

La cour marchait évidemment à un 18 brumaire. La bourgeoisie tremblait à la seule pensée d’un 10 août. Menacés par ces deux sortes de révolutions, également redoutées par eux, les libéraux se réfugièrent dans le privilège électoral dont ils jouissaient, ils s’armèrent de la légalité, ils invoquèrent la Charte, ils déployèrent, en un mot, cette violence fébrile qui naît des grandes frayeurs. Des associations se formaient partout pour le refus de l’impôt. Des comités électoraux s’étaient établis à Paris. D’ardentes circulaires recommandaient aux électeurs la tactique des ovations. Pour mieux animer les esprits, un banquet fut donné, à Paris, à plus de six cents électeurs ; deux cent vingt-une couronnes décoraient symboliquement la salle du festin ; et le discours prononcé en cette occasion par M. Odilon-Barrot confondit dans un même hommage le roi et la loi.

Car il est à remarquer que ; dans la pensée des libéraux, le trône restait placé au-dessus de tous ces orages. Dans la société Aide-toi, dont M. Odilon-Barrot faisait partie, on avait très-vivement agité la question de savoir si, au banquet des Vendanges de Bourgogne, un toast serait porté à la royauté. Mais ceux qui étendaient jusqu’au monarque la haine qu’inspiraient ses ministres, s’étaient trouvés en minorité, et avaient dû s’abstenir. Les libéraux réunis aux Vendanges de Bourgogne, burent à la santé de Charles X.

Et ils ne s’éloignaient pas en cela de l’esprit qui animait les 221, esprit qui, lors de la discussion de l’adresse, s’était clairement révélé dans ces paroles de M. Dupin aîné : « La base fondamentale de l’adresse est un profond respect pour la personne du roi ; elle exprime au plus haut degré la vénération pour cette race antique des Bourbons ; elle présente légitimité, non-seulement comme une vérité légale, mais comme une nécessité sociale, qui est aujourd’hui, dans tous les bons esprits, le résultat de l’expérience et de la conviction. »

Les rares partisans du duc d’Orléans avaient donc besoin de quelque circonstance éclatante qui permit aux Français de se souvenir de lui. L’arrivée du roi et de la reine de Naples fit naître cette circonstance. On en profita.

Le 31 mai, à neuf heures du soir, le Palais-Royal resplendissait de lumières ; des rangées nombreuses d’orangers embaumaient les galeries qui l’entourent ; et, au-dehors, dans le jardin gracieusement ouvert à la foule, se pressaient des milliers de spectateurs.

À cette fête splendide où devait figurer, dans la personne d’un grand nombre d’hommes célèbres par leur opposition à la cour, l’élite de la bourgeoisie, le duc d’Orléans avait invité toute la famille royale et toute la cour. Charles X, que les assiduités du duc et ses prévenances presqu’obséquieuses avaient toujours tenu en garde contre les soupçons qui germaient dans l’esprit des courtisans, Charles X se rendit à l’invitation du fils de Philippe-Égalité. Mais de hauts personnages murmuraient de cette démarche, dans laquelle ils affectaient de voir une dérogation à l’étiquette.

Averti de l’approche du roi, le duc d’Orléans l’alla recevoir, accompagné de sa famille, au bas de l’escalier et s’inclinant profondément, il témoigna en termes expressifs à son souverain toute la reconnaissance qu’il éprouvait de l’honneur insigne qui lui était fait.

La fête fut d’une somptuosité royale. Trois mille personnes circulaient dans les appartements décorés avec magnificence. Et déjà tous les cœurs étaient au plaisir, lorsqu’un grand bruit se fit entendre dans ce même jardin d’où jadis Saint-Hurugues était parti pour conduire à Versailles la foule irritée, par qui furent accomplies les journées des 5 et 6 octobre. On se presse dans les salons, on se précipite. Des flammes s’élevaient dans le jardin, au pied de la statue d’Apollon. Des lampions remplis de graisse brûlante volaient çà et là, lancés par des mains inconnues. Les femmes fuyaient et poussaient des cris d’effroi. À ce spectacle, les ennemis du duc d’Orléans, invités à sa fête, se regardent les uns les autres avec surprise. Des propos étranges circulent. On raconte que, le matin même, le préfet de police est allé demander au duc l’autorisation de placer dans le jardin quelques soldats pour prévenir des désordres possibles, et que cette autorisation a été refusée. On interroge des yeux l’attitude du prince, qui, au milieu d’un groupe nombreux, semble prononcer de vives paroles, accompagnées de gestes animés.

L’ordre ne tarda pas à être rétabli ; des troupes rassemblées d’avance dans le voisinage furent appelées et le bal se termina sans autre accident. Mais indiquer un but à des esprits incertains et leur donner quelque chose à vouloir, c’est créer une force. Une candidature venait d’être posée dans le tumulte d’une fête.

Au milieu des préoccupations universelles, cent coups de canon retentirent dans Paris. Le baron d Haussez courut aussitôt chez le roi, le cœur plein d’émotion et le visage rayonnant. Charles X s’avança vers lui en étendant les bras, et comme le ministre s’inclinait pour baiser la main du monarque : « Non, non, s’écria Charles X avec effusion. Aujourd’hui, tout le monde s’embrasse. » Alger appartenait à la France.

À cette grande nouvelle, la cour fit éclater son enthousiasme en l’exagérant. Les libéraux ne montrèrent qu’une joie indécise, et c’est à peine si les principaux meneurs de la bourgeoisie dissimulèrent l’amertume de leurs sentiments. Par un déplorable effet de l’impiété des haines de parti, les conquêtes d’une armée française attristèrent la moitié de la France. L’honneur national venait de s’élever ; la rente baissa. Elle avait été en hausse le jour où l’on apprit à Paris le désastre de Waterloo.

Les passions, loin de se calmer, devinrent donc plus ardentes que jamais. Les feuilles libérales avaient fait revivre, pour en accabler M. de Bourmont, un des plus cruel souvenirs d’une époque féconde en perfidies ; elles cherchèrent à détourner toute la gloire de l’expédition sur l’amiral Duperré.

Les royalistes, à leur tour, exhalaient contre lui des plaintes amères, quoique peu bruyantes.

« Le départ de la flotte se disaient-ils l’un à l’autre, était fixé au 16 mai pourquoi l’amiral a-t-il, sans aucun motif plausible, différé le départ jusqu’au 25 ? Et, lorsque le 30 au matin, la flotte n’était plus qu’à cinq ou six lieues du cap Caxine, pourquoi l’a-t-il ramenée dans la baie de Palma, malgré les instances du général Bourmont, et sans que la force du vent fournit une légitime excuse à cette détermination subite ? Et puis, que ne montrait-il plus de prévoyance ? N’aurait-il pas dû, dans tous les cas, fixer d’avance et indiquer aux escadres le point où, dispersées, elles pourraient se réunir ? La Méditerranée n’aurait pas vu plusieurs de nos vaisseaux errer sur les flots à l’aventure, et la flotte n’aurait pas mis huit jours à se rallier dans la baie de Palma. Ce n’est pas tout encore. À qui la faute, si, après le débarquement, l’absence des moyens de transport a trompé l’ardeur de nos troupes ? Sans l’arrivée si tardive du convoi qui portait les chevaux du train, la grosse artillerie, et le matériel du siège, le combat de Staouëli n’aurait pas eu lieu, peut-être, et nous aurions payé de moins de sang une conquête plus rapide. » Quelques-uns prétendaient, sur la foi de leurs correspondances privées, que pendant le siège du Château de l’empereur, la flotte avait défilé hors de la portée du canon, et n’avait que très-imparfaitement soutenu les efforts de l’armée de terre.

Ces accusations, suspectes d’ailleurs dans la bouche d’adversaires politiques, étaient dirigées moins contre l’amiral que contre ceux à l’influence desquels on le supposait accessible. Quoiqu’il en soit, le baron d’Haussez demanda que M. Duperré fût traduit devant un conseil de guerre. Mais, non content de s’y refuser formellement, Charles X l’éleva à la pairie. Les libéraux se plaignirent, disant que le titre de pair n’équivalait pas à la dignité de maréchal de France, accordée à M. de Bourmont.

Le bruit du Te Deum se perdit dans ces clameurs des partis aux prises. Elles furent si fortes, que l’on remarqua peu le rapport financier où M. de Chabrol annonçait pour 1831 un excédant de recettes de 3 millions.

Si, lorsqu’il s’était agi de conquérir Alger, la politique du ministère Polignac n’avait pas manqué de vigueur, ses vues, lorsqu’il fut question de mettre à profit la conquête, manquèrent complètement de hardiesse et de portée. D’après l’opinion qui semblait prévaloir dans le conseil, on se serait borné à raser la ville d’Alger, à occuper Oran comme position militaire, et Bone comme position commerciale. Aussi M. de Bourmont avait-il l’ordre de se renfermer proprement dans Alger. Son expédition sur Blida passait les limites de sa mission : considérée à la cour comme un envahissement de l’esprit militaire, elle y fut désapprouvée. De conquérants de l’Afrique, nous devenions en quelque sorte concierges de Méditerranée. La puissance des moyens disparaissait dans l’inanité du résultat. Mais la piraterie abolie et la chrétienté délivrée d’un tribut honteux suffisaient pour la satisfaction de Charles X, sa dévotion n’ayant pas besoin de la conquête d’un monde.

Cependant des rumeurs sourdes commençaient à se répandre. Était-il vrai qu’un charbonnier, parlant au nom des forts de la halle et des ouvriers du port, eût dit au roi : « Sire, le charbonnier est maître chez lui ; soyez maître chez vous » ? Les courtisans l’affirmèrent, et commentèrent le mot avec emphase, tandis que les écrivains de la bourgeoisie, tout en le niant, insistaient sur l’abrutissement des classes ouvrières, sur le danger de leur alliance, et dénonçaient avec emportement ce qu’il y avait d’artificieux dans les allures démagogiques de la royauté.

Voici, par exemple, ce que publiait le 22 juillet 1830, le National, journal crée dans l’intérêt de la maison d’Orléans : « Un journal qui n’a pas toute la confiance du ministère, mais qui partage tous ses sentiments, s’écrie à propos d’une opinion exprimée par nous ces jours passés : « On ne veut point de sabots ni de piques, mais on veut bien des patentes. Quoi ! les patentes sont au-dessus des sabots ! Y pense-t-on ? » Voilà ce qui caractérise, bien mieux encore que la petite histoire de l’orateur-charbonnier, la situation désespérée de nos contre-révolutionnaires. Quand on s’est mis en opposition avec l’esprit public dans un pays, quand on ne peut s’entende ni avec les chambres qui le représentent légalement, ni avec les organes tout aussi légaux que lui fournit la presse, ni avec la magistrature indépendante qui relève de la loi seule, il faut bien trouver dans la nation une autre nation que celle qui lit les journaux, qui s’anime aux débats des chambres, qui dispose des capitaux, commande l’industrie et possède le sol. Il faut descendre dans ces couches inférieures de la population où l’on ne rencontre plus d’opinion, où se trouve à peine quelque discernement politique, et où fourmillent par milliers des êtres bons, droits, simples, mais faciles à tromper et à exaspérer, qui vivent au jour le jour, et, luttant à toutes les heures de leur vie contre le besoin, n’ont ni le temps, ni le repos de corps et d’esprit nécessaire pour pouvoir songer quelquefois à la manière dont se gouvernent les affaires du pays. Voilà la nation dont il plairait à nos contre-révolutionnaires d’entourer la couronne. Et, en effet, c’est dans les bras de la populace qu’il faut se jeter quand on ne veut plus de lois. »

On verra comment, trois jours après la publication de cet article, ceux qui traitaient la populace avec tant de mépris, se servirent d’elle.

La dissolution de la chambre avait donné lieu à des élections nouvelles. Là devait être le triomphe des libéraux : là fut aussi leur danger. La royauté avait résolu d’exciter contre eux les fureurs populaires. À ce pouvoir électif, dont ils s’armaient pour la contenir, elle opposait par ses écrivains le suffrage universel. Quelques-uns de ses agents parcouraient les villes du Midi, et cherchaient à y fomenter des émeutes factices. À Montauban, l’élu de la bourgeoisie, M. de Preissac, fut assailli dans sa maison par une bande furieuse, qui demandait sa tête en criant Vive le roi ! Les meneurs du parti libéral exagérèrent ces actes de violence, ne songeant pas que c’était gagner au parti opposé toutes les âmes sans courage.

Dans la Normandie, on avait vu s’allumer des incendies mystérieux. Ces calamités, nées du hasard ou des haines privées, devinrent bientôt, interprétées par les passions, des combinaisons atroces et comme un essai de terrorisme monarchique. On se rappela les verdets ; on s’entretint avec inquiétude, dans les familles, des scènes qui, en 1815, avaient ensanglanté le Midi. Alors les alarmes redoublèrent, et, parmi les agitateurs opulents, plusieurs commencèrent à se repentir.

La santé du vieux monarque, qu’on avait vu dans les dernières années décliner rapidement, semblait s’être tout à coup ranimée. Il se montrait alerte et triomphant, sans qu’on put savoir d’une manière bien précise sous quelle influence s’étaient rouvertes en lui les sources épuisées de la vie.

Du reste, la contenance altière du premier ministre, l’air contraint de ses collègues, un redoublement d’arrogance chez les courtisans, quelques paroles imprudentes, recueillies à la dérobée et propagées par la peur, le langage des feuilles publiques plus passionné que jamais, tout cela ouvrait carrière à des conjectures sinistres : les esprits étaient en suspens.

Beaucoup, dans le parti libéral, pressentaient un coup d’état, mais, à part quelques jeunes gens qui prenaient leurs désirs pour de la prévoyance, nul ne pensait que de ce coup d’état dût sortir une révolution prochaine. Dans la journée du 22 juillet, M. Odilon-Barrot disait à deux des membres les plus hardis de la société Aide-toi : « Vous avez foi dans une insurrection de place publique ? Eh mon Dieu ! si un coup d’état venait à éclater, vaincus vous seriez traînés à l’échafaud, et le peuple vous regarderait passer. » Les chefs politiques de la bourgeoisie ne comptaient pas sur la protection armée de la multitude, sans parler de tout ce qu’une protection semblable leur paraissait avoir de violent et d’orageux.

La bourgeoisie, en effet, avait alors trop à risquer pour affronter les chances d’une révolution. Elle jouissait de toutes les ressources du crédit ; la majeure partie des capitaux était dans ses mains ; son intervention dans le maniement des affaires, était importante sinon décisive. Elle avait donc peu de chose à désirer. Ce qu’elle voulait, elle le demandait avec fougue ; mais l’hostilité de son attitude dépassait évidemment la portée de ses prétentions. Une réduction appréciable dans les dépenses publiques, et dans le cens électoral une diminution légère ; la suppression des Suisses et de quelques états-majors trop fastueux, une presse moins sévèrement surveillée, le rétablissement de la garde nationale : voilà tout ce que lui paraissait réclamer le soin de ses intérêts.

Quant à ses passions, elles manquaient trop complètement de grandeur pour la pousser aux extrêmes. La bourgeoisie abhorrait les nobles, parce qu’elle se sentait humiliée par la supériorité de leurs manières et le bon goût de leur vanité ; le clergé, parce qu’il aspirait à une domination temporelle et faisait cause commune avec les nobles ; le roi, parce qu’il était le protecteur suprême des nobles et du clergé. Mais la vivacité de ces répugnances était tempérée chez elle par une crainte excessive du peuple et par des souvenirs effrayants. Au fond, elle aimait dans la monarchie un obstacle permanent am aspirations démocratiques ; elle aurait voulu asservir la royauté sans la détruire. Ainsi, tourmentée de sentiments contraires, furieuse et tremblante, placée, en un mot, dans cette alternative, ou de subir un régime de cour, ou de déchaîner le peuple, elle hésitait, se troublait, ne sachant ni se résigner ni agir.

Cependant quelques esprits inquiets avaient émis des idées singulières. On avait comparé les Bourbons aînés à la famille incorrigible des Stuarts ; on avait parlé de Guillaume III ; de 1688, date d’une révolution pacifique, et pourtant profonde ; de la possibilité de chasser une dynastie sans renverser un trône ; du meurtre de Charles Ier, inutile jusqu’au moment de l’exil de Jacques II. Ces discours avaient circulé d’abord dans quelques salons. Le National, feuille de création nouvelle, les avait divulgués en les appuyant. Mais de telles idées, émises avec réserve par des écrivains habiles, MM. Thiers et Mignet, obtenaient peu de créance dans le public. Ceux-là même qui en essayaient la vertu, ne les présentaient guère que comme des éventualités lointaines.

Il n’y avait pas de vrai parti républicain, à cette époque. Seulement, quelques jeunes hommes, sortis de la charbonnerie, s’étaient mis à exagérer le libéralisme et professaient pour la royauté une haine qui leur tenait lieu de doctrine. Quoiqu’en petit nombre, ils auraient pu remuer fortement le peuple par leur dévouement, leur audace et leur mépris de la vie ; mais ils manquaient de chef : M. de Lafayette n’était qu’un nom.

Enfin, en dehors de toute opinion systématique, quelques personnages connus voulaient pousser à une révolution, mûs par des motus ou des instincts divers : MM. Barthe et Mérilhou par habitude de conspiration ; M. de Laborde par chaleur d’âme et légèreté d’esprit ; M. Mauguin pour déployer son activité ; M. de Schonen par exaltation de tête ; MM. Audry de Puyraveau et Labbey de Pompières par principes ; d’autres par tempérament.

Quelques-uns, comme MM. de Broglie et Guizot, sentant l’impuissance du dogmatisme en des jours de colère, redoutaient un mouvement au milieu duquel leur personnalité s’effacerait. Plusieurs, tels que MM. Sébastiani et Dupin, se ménageaient entre la peur et l’espérance. M. de Talleyrand attendait.

Mais de tous ces hommes, aucun n’était en état d’influer plus puissamment que M. Laffitte sur le dénouement d’une révolution, parce qu’il était à la fois riche et populaire. Peu propre à jouer un rôle révolutionnaire sur cette grande scène, la place publique, nul, mieux que lui, ne pouvait diriger une révolution de palais. La finesse de son esprit, son affabilité, sa vanité remplie de grâce, et son libéralisme exempt de fiel, lui avaient fait une sorte de royauté de salon dont il soutenait l’éclat sans fatigue, et avec complaisance pour lui-même. Sous la Restauration, il avait non pas conspiré, mais causé en faveur du duc d’Orléans. C’était assez pour lui. Car il n’avait ni cette persistance passionnée, ni cette ardeur dans la haine et l’amour, double puissance des hommes faits pour commander. Toutefois, et malgré l’indolence de ses désirs, il était capable, dans un moment donné, de beaucoup de fermeté et d’élan, comme les femmes dont il avait l’habituelle mollesse et la sensibilité nerveuse. Du reste, il prenait volontiers les conseils du poète Béranger, tête froide, volontaire et il avait besoin de cet appui, étant l’homme des situations qui durent peu.

Telles étaient les dispositions de la bourgeoisie et de ses chefs. Les sentiments qui animaient le peuple n’avaient pas le même caractère. Tout entier au souvenir de celui qui fut l’Empereur, le peuple ne connaissait pas d’autre culte politique. Il lui était resté des habitudes militaires de l’Empire et de la licence des camps un profond mépris pour tes Jésuites et le clergé. Les Bourbons, il les repoussait, mais seulement à cause du scandale de leur avènement, que son orgueil associait à toutes les humiliations de la patrie. Pour lui-même, il demandait peu de chose, parce qu’entretenu depuis long-temps dans une ignorance complète de ses propres affaires, il était aussi incapable de désirer que de prévoir. Il n’y avait donc entre la bourgeoisie et le peuple ni communauté d’intérêts ni conformité de haines.

En s’appuyant sur de semblables données, tenter un coup d’état monarchique n’aurait eu rien de téméraire. Mais il n’y avait en France ni un véritable parti royaliste, ni un véritable roi.

J’ai dit ce qu’était Charles X. Autour de ce monarque débile s’agitaient deux partis royalistes. L’un s’appuyait sur le clergé ; il se composait d’émigrés, de gentilshommes, et avait pour meneurs le prince de Pougnac, le baron de Damas, le cardinal de la Fare. L’autre s’appuyait sur l’armée ; il comprenait tous les hommes nouveaux que la Restauration avait attirés, la plupart des généraux de l’Empire, et ceux des anciens nobles qui, successivement gagnés à la cause de tous les pouvoirs, s’étaient offerts au dernier par intérêt ou scepticisme.

Ces deux partis voulaient deux choses également impossibles, quoique opposées. En demandant que les droits de primogéniture et de substitution fussent rétablis, que l’Église fut rendue à son ancienne splendeur, que les dignités fussent accordées aux titres, que la cour primât le parlement, le premier posait les conditions naturelles et nécessaires de la monarchie, mais sans tenir compte de l’état de la société. En demandant, au contraire, que le partage des terres fut maintenu, que le clergé se fit modeste, que les services, même à la cour, eussent le pas sur les titres, que la puissance élective fut ménagée, le second tenait compte de l’état de la société, mais sans comprendre à quelles conditions une monarchie peut vivre et durer.

Cette division des royalistes était devenue de jour en jour plus marquée, et Charles X par l’éclat de ses préférences en avait multiplié les dangers. Ceux qui n’avaient pas reçu le baptême de l’émigration, ceux que le roi n’avait pas eyx pour amis d’enfance ou compagnons d’exil, trouvaient auprès de lui un accueil bienveillant ; mais sa confiance leur était refusée ; il leur faisait sentir, à travers les formes d’une politesse exquise, qu’ils n’étaient, après tout, que des bleus rentrés en grâce, et qu’ils devaient s’estimer fort heureux qu’on voulut bien employer leur dévouement. Ces dedains du monarque, qu’il savait adoucir par une extrême délicatesse de procédés, se traduisaient chez les favoris en airs impertinents, et préparaient à la royauté des déceptions mortelles. L’étiquette de la cour était surtout offensante pour les royalistes qui ne devaient leur illustration qu’à leur épée. Car, au château, un gentilhomme de pure noblesse était préféré, n’eût-il été que simple sous-lieutenant, à une plébéien maréchal de France. De là, des mécontentements, une désaffection sourde ; et, dans les chefs de l’armée, une grande défiance de leur propre autorité. Combien ne devait pas être irritante pour d’anciens soldats comme le duc de Reguse et le général Vincent, cette prédominance absolue de la hiérarchie de cour sur la hiérarchie militaire ? Dans les pays despotiques, ils avaient vu la splendeur des titres s’éclipser à côté de l’éclat des grades : ils s’étonnaient tout à la fois et s’indignaient que, dans un régime constitutionnel, on fit plus de cas d’un parchemin que des plus brillants états de service.

À ces fautes de Charles X, le clergé ajoutait les siennes. Pendant que le bas clergé déconsidérait le pouvoir par ses taquineries, le haut clergé le compromettait par ses intrigues et son orgueil. L’influence des aumoniers dans les régiments y était un sujet de sarcasme quand elle n’y était pas encouragement à l’hypocrisie. Lorsqu’il s’était agi d’inaugurer le monument expiatoire élevé à Louis XVI, Charles X devait figurer dans cette cérémonie en habit violet, le violet étant la couleur de deuil pour les rois. Eh bien, le bruit courut parmi les soldats que son intention était de paraître en public, revêtu d’un costume d’évêque. Tout cela prêtait au ridicule chez un peuple qui n’est jamais plus frondeur que sous les armes. Du reste, quand on appelle à soi la protection divine, il ne faut pas la faire trop descendre. C’est insulter le suprême arbitre des choses que d’associer la majesté de son nom à des actes sans grandeur. L’alliance conclue par Charles X entre la monarchie et la religion, n’élevait plus le trône : aux yeux du peuple, elle rapetissait Dieu.

Voilà dans quel milieu la royauté se trouvait quand elle résolut de briser toutes les résistances légales. Violer la charte, le roi n’y songeait même pas. Non qu’il la trouvât bonne, mais il l’avait jurée. Or, il était à la fois gentilhomme et dévot[15]. Entre l’accomplissement de ses désirs et le respect de sa parole, l’article 44 lui semblait offrir une conciliation possible. User du bénéfice de cet article devint bientôt sa plus ardente préoccupation, et mille circonstances la dénoncèrent sans en définir exactement l’objet.

Alors, parmi les royalistes, les plus clairvoyants se montrèrent inquiets. M. de Villèle fit un voyage à Paris pour détourner de la royauté, s’il en était temps encore, le coup qu’il prévoyait. De son côté, M. Beugnot disait : « La monarchie va sombrer sous voile comme un vaisseau tout armé. » Chaque jour, et de toutes parts, on assiégeait les ministres pour avoir le mot de cette redoutable énigme ; mais ils s’enveloppaient de mystère, et le président du conseil rassurait les membres du corps diplomatique, lorsque, tremblant pour la paix du monde, ils venaient l’interroger sur les choses du lendemain. Instruit de tout ce qu’il y avait d’extraordinaire à Paris, dans la physionomie de la cour, M. de Metternich s’était ouvert de ses craintes à l’ambassadeur de France, M. de Reyneval, et il avait prononcé ces paroles remarquables : « Je serait beaucoup moins inquiet, si le prince de Polignac l’était davantage[16]. »

La vérité est que l’attitude de M. de Polignac vis-à-vis des ambassadeurs étrangers avait toujours eu un caractère particulier de défiance et de hauteur. Aussi leurs dispositions étaient-elles peu favorables au dernier ministère. L’expédition d’Afrique avait irrité la jalousie des Anglais, dont lord Stuart représentait en France les crainte et les répugnances. Dans le projet relatif à la cession des provinces du Rhin, on n’avait pas fait à la Prusse une part, suivant elle assez large ; et relations de M. de Werther avec la cour en avaient été légèrement altérées. Quant à l’ambassadeur de Russie, M. Pozzo-di-Borgo, il était secrètement irrité contre Charles X, qui, sans blesser les convenances, n’avait jamais pu se résoudre à le traiter autrement que comme un parvenu.

Tout se réunissait donc pour rendre la situation grave et alarmante. Mais Charles X communiquait à M. dp Polignac une sécurité qu’il recevait de lui à son tour, l’avait pris pour ministre, précisément parce qu’il n’avait pas à redouter en lui un contradicteur. Charles X manquait tout à fait de décision ; mais, ainsi que tous les esprits irrésolus, losqu’une fois il avait pris un parti, il voulait avec fougue pour n’être pas obligé de vouloir long-temps.

C’est pourquoi le monarque et le ministre mirent l’un et l’autre à s’aveugler une folie opiniâtre et impatiente. Malheureux à qui manquait la vigueur de leur témérité, et qui fermaient les yeux devant le péril, capable qu’ils étaient de braver, mais non de le braver sans s’étourdir.

Quoi qu’il en soit, l’incertitude publique, en se prolongeant, éveilla cet esprit de spéculation propre à la haute bourgeoisie. L’audace des hommes de bourse trouvait dans les obscurités de la politique un aliment dont elle ne manqua pas de s’emparer. Les banquiers assiégeaient par leur émissaires toutes les avenues du trône. Des influences de sacristie furent mises en jeu ; des traités furent passés avec certains personnages qui avaient l’oreille des ministres. Un financier qui, sous l’Empire d’abord, puis sous la Restauration, s’était acquis une déplorable réputation de hardiesse et d’habileté, s’érigea, par acte passé devant notaire, à payer cinquante mille francs la communication d’un travail préparatoire des ordonnances qu’on prévoyait. Les cinquante mille francs furent payés, et l’heureux spéculateur se mis à jouer à la baisse. Moins bien informé, et convaincu que la crise n’éclaterait qu’au mois d’août, M. Rothschild, au contraire, jouait à la hausse. Dans la nuit du 25 au 26 juillet, le prince de Talleyrant manda auprès de lui un de ses amis, dont la fortune était fortement engagée dans les affaires de bourse. Il lui apprit qu’il était allé à Saint-Cloud dans la journée ; qu’il avait cherché à entretenir Charles X des appréhensions du roi d’Angleterre, dont il avait reçu confidence ; mais que, pour l’éloigner du monarque, tout avait été mis en œuvre par les familiers du château, qu’il avait dû en conséquence quitter Saint-Cloud, et qu’il concluait de l’accueil qu’il venait de recevoir l’imminence d’une catastrophe.

« Jouez à la baisse, ajouta-t-il, on le peut. »

Le 24, en effet, les ministres avaient tenu conseil à Paris, et le sort de la monarchie en France y avait été discuté pour la dernière fois.

Aucun des ministres ne mettait en doute la nécessité d’un coup d’état. La proposition en avait été faite formellement au conseil par M. de Chantelauze, dans les premiers jours de juillet[17]. Sortir audacieusement de la légalité était le but que M. de Polignac s’était proposé. MM. d’Haussez et de Chantelauze avaient presque fait de l’adoption des mesures les plus vigoureuses la condition de leur entrée au ministère. Mais sur l’opportunité du coup d’état, M. de Guernon-Ranville élevait plus que des doutes. « Les élections, disait-il, ont prononcé contre nous. N’importe. Laissons la chambre s’assembler. Si, comme il est probable, elle refuse son concours, il restera démontré aux yeux de l’Europe que c’est elle qui rend le gouvernement impossible. La responsabilité d’un budget refusé ne saurait peser sur la couronne. Notre situation alors sera bien plus favorable, et nous pourrons aviser bien plus aisément au salut de la monarchie. »

M. de Gernon-Ranville avait une facilité oratoire qui lui permettait d’affronter les débats de la chambre. Ces motifs n’existaient pas pour ses collègues. M. de Peyronnet n’avait rien d’entraînant dans son langage. M. de Chantelauze était animé d’une sorte d’ardeur maladive qui supportait mal aisément la discussion. MM. de Polignac, de Montbel, Capelle, d’Haussez n’étaient pas hommes de tribune. Ces considérations avaient prévalu, et on était décidé à prévenir la chambre, lorsqu’eût lieu, le 24, la réunion des ministres.

La première question qu’on agita était relative au mode électoral à établir. M. d’Haussez n’approuvait pas le travail préparatoire de M. de Peyronnet. Il pensait que, puisqu’on voulait s’affranchir de la légalité, il fallait le faire plus complètement et plus hardiment : qu’il était tout aussi dangereux et moins profitable d’altérer le système électoral que de le détruire ; que les riches, nobles ou bourgeois étant les soutiens naturels de la royauté, c’était sur eux qu’il convenait de l’appuyer ; et qu’en conséquence, le meilleur parti à prendre était d’appeler provisoirement à faire les lois, les plus imposés de chaque département, en nombre égal à celui des députés. Ce projet dont l’audace était du moins logique, ne fut pas adopté.

Le système électoral de M. de Peyronnet avait aussi été combattu par M. de Guernon-Ranville, qui finit par lui dire : « Autant valait réduire yotre ordonnance à quatre lignes, et régler que les députés seraient élus par les préfets des départements », paroles dont M. de Peyronnet se montra irrité.

On passa ensuite à l’examen des forces dont on pouvait disposer. Sous ce rapport plusieurs ministres n’étaient pas sans avoir conçu de vives inquiétudes. M. de Polignac, au départ de M. de Bourmont, avait ajouté à ses fonctions de président du conseil celle de ministre de la guerre. Double fardeau, bien lourd pour une tête aussi fragile ! C’est en vain qu’en partant, M. de Bourmont avait recommandé à son collègue de ne rien tenter avant son retour : M. de Polignac avait en lui-même une confiance sans bornes. « Sur combien d’hommes vous est-il permis de compter, à Paris, lui demanda M. d’Haussez ? En avez-vous au moins 28 ou 30 mille ? — Mieux que cela, répondit « M. de Polignac, j’en ai 42 mille. » Et roulant un papier qu’il tenait à la main, il le jeta au baron d’Haussez, placé de l’autre côté de la table. —  « Eh quoi ! s’écria le ministre de la marine, je ne vois ici que 15 mille hommes ! 15 mille hommes sur le papier ! Mais cela veut dire que, pour combattre, il y en aurait à peine 7 ou 8 mille ! Et les 29 mille qui complètent votre chiffre, ou sont-ils ? » M. de Polignac assura qu’ils étaient répandus autour de Paris, et qu’au bout de dix heures, s’il en était besoin, ils seraient rassemblés dans la capitale.

Ce dialogue fit sur les ministres une impression profonde. Ils allaient jouer les yeux fermés une partie formidable.

Cependant, on était au 25 juillet, et rien de tout-à-fait certain n’avait encore transpiré. Tel était même le vague des prévisions, que le prince de Condé, ce jour-là, donna au duc d’Orléans une grande fête. Les heures s’écoulèrent dans la joie au château de Saint-Leu. Le soir, il y eut spectacle ; et la baronne de Feuchère parut en scène.

Pendant ce temps, un personnage qui entretenait avec la cour, depuis quelques mois, des relations assidues et secrètes, M. casimir Périer, reçut dans sa maison du bois de Boulogne une petite lettre de forme triangulaire. Il l’ouvrit avec anxiété en présence de sa famille, et laissa retomber ses bras avec désespoir. Son visage avait pris une teinte livide.

Il était exactement renseigné. Ce jour-là même, les ministres se réunissaient à Saint-Cloud pour y signer des ordonnances qui suspendaient la constitution du pays.

Le Dauphin était présent. Il s’était d’abord prononcé contre les ordonnances, mais son opinion s’était bien vite effacée devant celle du roi. Car le Dauphin tremblait sous l’œil de son père, et il poussait jusqu’à la puérilité, à l’égard du chef de la famille, ce respect, dans lequel Louis XIV voulait que les princes fussent entretenus.

Les ministres se rangèrent en silence autour de la table fatale. Charles X avait le Dauphin à sa droite et le prince de Polignac à sa gauche. Le roi interrogea l’un après l’autre ses serviteurs. M. d’Haussez, quand son tour fut venu de répondre, reproduisit ses observations de la veille. « Refusez-vous, dit Charles X ? — Sire, répondit le ministre, qu’il me soit permis d’adresser une question au roi. Sa majesté est-elle décidée à passer outre, dans le cas où ses ministres se retireraient ? — Oui, dit Charles X, d’un ton ferme. »

Le ministre de la marine prit la plume et signa.

Toutes les signatures ayant été apposées, il y eut un moment solennel et terrible. Une exaltation mêlée d’inquiétude se peignait sur le visage des ministres. Seul, M. de Polignac avait un front radieux. Charles X se promenait dans la salle avec beaucoup de sérénité. Passant à côté de M. d’Haussez, qui levait les yeux d’un air fortement préoccupé : « Que regardez-vous ainsi lui demanda-t-il ? — Sire, je cherchais s’il n’y avait pas ici, par hasard, quelque portrait de Strafford. »





CHAPITRE II.


26 juillet. — Publication des ordonnances. — Le peuple s’en préoccupe peu. — Stupeur de la bourgeoisie. — Consultation d’avocats. — Sensation produite à la bourse par les ordonnances ; douleur des joueurs à la hausse. — Agitation à l’Institut ; désespoir de Marmont. — Conciliabule tenu par les journalistes : ils protestent au nom de la loi. — Incertitude et frayeur des députés ; attitude de Casimir Périer ; son portrait. — L’esprit de résistance s’étend ; l’autorité judiciaire engagée dans la lutte. — La bourgeoisie poussée peu-à-peu à l’insurrection par les plus audacieux ou les plus compromis. — Ébranlement communiqué au peuple.


À Paris, la journée du 26 fut très calme. Au Palais-Royal, cependant, on vit quelques jeunes gens monter sur des chaises, comme autrefois Camille Desmoulins. Ils lisaient le Moniteur à voix haute ; en appelaient au peuple de la violation de la Charte, et par des gestes ardents, des discours enflammés, cherchaient à exciter dans les autres et dans eux-même un vague besoin d’agitation. Mais on dansait aux environs de la capitale. Le peuple était à ses travaux ou à ses plaisirs. Seule, la bourgeoisie se montrait consternée. Les ordonnances venaient de l’atteindre doublement : dans sa puissance politique, en frappant ses législateurs ; et dans sa puissance morale, en frappant ses écrivains.

Ce ne fut d’abord, dans toute la partie bourgeoise de la population, qu’une stupeur morne. Banquiers, commerçants, manufacturiers, imprimeurs, hommes de robe, journalistes, s’abordaient avec étonnement. Dans cette soudaine interdiction de la liberté d’écrire, dans cette altération profonde et hardie du régime électif, dans ce renversement de toutes les lois en vertu d’un article obscur, il y avait une sorte de provocation hautaine dont on fut généralement étourdi. Tant d’audace supposait la force.

Par une assez triste bizarrerie, cette révolution qui devait faire tomber la couronne dans le greffe, commença précisément par une consultation d’avocats. A la première nouvelle des ordonnances, plusieurs coururent, suivis de quelques jurisconsultes, chez M. Dupin aîné. Ils voulaient savoir s’il n’y aurait pas moyen de publier les journaux sans autorisation, et jusqu’à quel point une semblable audace serait couverte par la protection des juges et par celle des lois. Là, se dessinèrent quelques hommes destinés à un rôle applaudi. A côté de M. de Remusat qui montrait une fermeté réfléchie, M. Barthe semblait plongé dans une sorte d’ivresse morale qu’il exhalait en paroles ardentes et juvéniles. Assis un peu à l’écart, M. Odilon barrot feuilletait un code d’un air distrait, mais son trouble paraissait dans l’altération de son visage. Quant à M. Dupin, habile à cacher sous une affection de rudesse la pusillanimité de son cœur, il ne refusait pas ses conseils, mais il s’écriait, non sans emportement, qu’il n’était plus député, déclinant de la sorte toute responsabilité politique dans des événements dont l’issue était ignorée.

Cependant les joueurs de bourse n’avaient pas été les derniers à s’émouvoir. Dans les lignes funestes du Moniteur ils avaient lu, ceux-ci des millions perdus, ceux-là des millions gagnés. M. de Rothschild apprit dans l’avenue des Champs-Élysées, en revenant de sa maison de campagne, la nouvelle des ordonnances. Il pâlit : c’était un coup de foudre pour un joueur à la hausse. Nous dirions plus bas à quelle mesure il dût de ne perdre à cette crise que quelques millions. D’autres avaient mieux calculé. Les ordonnances furent pour eux le point de départ d’une série d’opérations fructueuses. La rente 3 pour 0/0 étant subitement descendue de 78 à 72, il y eut des hommes qui purent dater leur fortune de ce jour là.

A l’institut, l’émotion fut aussi vive qu’à la Bourse, avec un caractère plus élevé. M. Arago y vit accourir à lui, l’œil en feu et les traits bouleversés, le maréchal Marmont duc de Raguse. « Eh bien ! s’écriait impétueusement le maréchal, les ordonnances viennent de paraître. Je l’avais bien dit ! Les malheureux, dans quelle horrible situation ils me placent ! Il faudra peut-être que je tire l’épée pour soutenir des mesures que je déteste ! » Il ne se trompait pas. Il était dans la destinée de cet homme d’être deux fois fatal à son pays.

L’éloge de Fresnel, que M. Arago devait prononcer le 26 juillet, avait attiré à l’Institut un grand concours de monde ; mais la nouvelle du jour occupait tous les esprits. M. Arago resolut de ne point prononcer son discurs : il en aurait donné pour motif la gravité de la situation. Plusieurs de ses collègues l’engageaient vivement à cet acte de courage.

Quelqueq-uns, et parmi ceux-ci M. Cuvier, homme plus grand par l’intelligence que par le cœur, lui représentaient au contraire qu’en de telles circonstances, son silence factieux, et qu’il devait à l’ordre public, qu’il se devait à lui-même de ne pas compromettre dans des luttes du parti la majesté de la science. Sur ces entrefaites, M. Villemain parut, et il s’engagea entre lui et M. Cuvier un débat d’une violence extrême. M. Arago se décida enfin à parler ; mais il eût soin d’introduire dans l’éloge de Fresnel d’ardentes allusions aux choses du moment. Elles excitèrent dans l’assemblée un sombre enthousiasme.

Les rentes avaient baissé, les paroles de M. Arago étaient applaudies ; la vieille monarchie eût donc contre elle, dès le premier jour, l’argent et la science de toutes les puissances humaines, la plus vile et la plus noble.

Mais elle avait défié un pouvoir plus formidable encore. Menaces dans leur propriété, dans leur importance politique, dans leur liberté peut-être, les journalistes s’étaient réunis tumultueusement dans les bureaux du National. Quel parti prendre ? Jeter dans les rues un long cri d’alarme, déployer le drapeau tricolore, soulever les faubourgs, attaquer en un mot la royauté par le glaive, les rédacteurs de la Tribune l’auraient osé ; mais les écrivains des feuilles libérales ne poussaient pas encore si loin l’ardeur de leurs convictions. Remplis des souvenirs de 93, ils auraient volontiers demandé à une révolution de place publique la protection de leurs intérêts menacés, s’ils n’eussent craint de déchaîner d’irrésistibles tempêtes. D’ailleurs, pouvaient-ils espérer qu’ils associeraient aux ressentiments de la bourgeoisie les passions de la multitude ? Les ateliers fourniraient-ils à la cause d’une chambre où le peuple n’avait pas de représentants, à celle d’une presse qui n’avait pas encore donné un seul publiciste à la pauvreté, un nombre suffisant de soldats et de martyrs ? Parmi les écrivains rassemblés au National, quelques-uns venaient de traverser Paris : rien n’y annonçait l’approche des orages populaires. On avait dit : Le peuple ne remue pas. Et ce mot était bien propre à glacer les courages.

Aussi ne songea-t-on qu’à protester au nom de la Charte, et la protestation des journalistes, telle que la rédigèrent MM. Thiers, Châtelain et Cauchois-Lemaire, ne fut, en effet, qu’un intrépide et solennel hommage rendu à l’inviolabilité de la loi. On y opposait au pouvoir dictatorial des ordonnances l’autorité du pacte fondamental on y invoquait contre les modifications arbitrairement introduites, soit dans le régime électif, soit dans la constitution de la presse, non seulement les termes de la Charte, mais les décisions des tribunaux et la pratique suivie jusqu’alors par le roi lui-même ; enfin, la violation de la légalité par le gouvernement y était présentée comme la consécration d’une désobéissance qui devenait par là nécessaire, légitime, et en quelque sorte sacrée. C’était combiner, dans une juste mesure, la prudence et l’énergie. Conçue dans cet esprit, la protestation fut unanimement adoptée.

Mais fallait-il la revêtir des signatures de tous ceux qui y avaient concouru ? MM. Baude et Coste, l’un administrateur, l’autre rédacteur en chef du journal le Temps, représentèrent que l’influence des journaux tenait en partie au mystère dont les écrivains restaient enveloppés ; que la solennité d’une semblable résistance serait inévitablement atténuée par la désignation de quelques noms obscurs, et qu’il convenait de laisser toute son action à la puissance de l’inconnu. M. Thiers répondit qu’il valait mieux assurer à la protestation ce genre de faveur que mérite et obtient toujours le courage. Cet avis prévalut à cause de son apparente hardiesse. Au fond, partager la responsabilité de la résistance et l’étendre sur tant de têtes, c’était l’affaiblir.

Il faut dire, toutefois, que la plupart des signatures croyaient jouer leur vie, et quelques-uns coururent au-devant de la mort avec une véritable magnanimité. Une députation d’étudiants s’étant présentée, M. de Laborde n’hésita pas à les encourager à la révolte. Mais l’opinion de M. Thiers, de M. Mignet et de la plupart des électeurs influents, était qu’il fallait emprunter à la loi elle-même les moyens de la faire triompher. Parmi ces moyens se trouvait le refus de l’impôt. La chambre ayant été illégalement dissoute, en refusant l’impôt on ne faisait qu’en appeler à la Charte. Une nouvelle réunion, composée principalement d’électeurs, eut donc lieu au National. Il s’agissait d’organiser ce mode d’opposition qui, en Angleterre, avait commencé par la résistance de Hampden pour aboutir au supplice de Charles Ier. Car c’est un des traits caractéristiques de la bourgeoisie française au 19e siècle d’avoir toujours copié les procédés de l’Angleterre sans les comprendre.

Dans cette réunion s’étaient glissés des hommes ardents ; quelques mesures violentes y furent proposées. M. de Schonen y montrait une exaltation singulière, et ses discours, entrecoupés de sanglots, remuaient profondément l’assemblée. M. Thiers, de son côté, cherchait à calmer cette effervescence. S’adressant aux plus fougueux, il leur demandait où étaient les canons qu’ils opposeraient à l’artillerie royale, et s’il leur suffirait pour sauver la liberté, de présenter aux balles des Suisses leurs poitrines découvertes. Mais cette timidité était condamnée, et par ceux qu’animait un enthousiasme sincère, et par ceux qui, craignant de s’être mis trop en avant, ne songeaient plus qu’à brouiller toutes choses, pour se faire oublier et disparaître en quelque sorte derrière le chaos.

Pendant ce temps, quelques députés, réunis chez M. de Laborde, s’y essayaient l’audace. Le, cri aux armes avait retenti ; « il s’agit d’un nouveau jeu de Paume », disait M. Bavoux ; et M. Daunou ajoutait qu’il fallait recourir à l’appel au peuple. M. Casimir Périer parut tout-à-coup. Il venait, non pour pousser au mouvement, mais pour l’arrêter, s’il était possible. Il dit que la chambre avait été dissoute que, par conséquent il n’y avait plus de députés, depuis que le Moniteur avait paru ; qu’après tout, les faiseurs de coups d’état invoquaient la Charte, eux aussi, et qu’entre le pouvoir et l’opinion il n’y avait pas de juge ; qu’il fallait attendre les événements, laisser à l’indignation publique le temps de se déclarer, ou plutôt, à la royauté trompée celui de rentrer dans une voie meilleure. Et tout cela, il le disait avec un geste dominateur, avec un accent passionné. En fallait-il davantage pour briser le ressort des âmes dans un moment où l’hésitation pouvait sembler naturelle ? Vainement MM. de Schonen, de Laborde et Villemain qui avaient été envoyés par leurs collègues dans la réunion des électeurs, en rapportèrent-ils de vives exhortations au courage, rien ne fut décidé. Casimir Périer, qui ne cherchait qu’à contenir les esprits, offrit sa maison pour le lendemain. On se sépara

Quel était donc cet homme qui se présentait ainsi comme médiateur entre les libéraux et le trône, à cette heure solennelle ? Casimir Périer avait la taille haute et la démarche assurée. Sa figure naturellement douce et noble, était sujette à des altérations subites qui la rendaient effrayante. L’ardeur mobile de son regard, l’impétuosité de son geste, son éloquence fiévreuse, les fréquents éclats de sa colère fougueuse jusqu’à la frénésie, tout semblait révéler en lui un homme né pour exciter des orages. Mais l’élévation manquait à son esprit, et la générosité à son cœur. Il n’avait pas ce dévouement sans lequel l’art de dominer n’est plus qu’un charlatanisme illustre. Il ne haïssait l’aristocratie que par l’impuissance de s’égaler à elle, et le peuple soulevé n’apparaissait à son imagination malade que comme une horde de barbares courant au pillage à travers le sang. L’amour de l’or possédait son âme et ajoutait à la frayeur que lui inspirait ce peuple, qui se compose de pauvres. Timide avec véhémence, et prompt à écraser sous son humeur tyrannique quiconque la provoquait en paraissant la redouter, il aimait le commandement, parce qu’il promet l’impunité à la violence. Du reste, son énergie ne prenait sa source que dans la ruse, mais la ruse chez lui était merveilleusement servie par un tempérament aigre et bilieux. Aussi apportait-il un immense orgueil à faire de petites choses. D’autant plus hautain en apparence qu’il était plus humble en réalité, son empire au sein de l’abaissement avait quelque chose d’irrésistible ; et jamais homme ne fut plus propre que lui à faire prévaloir de pusillanimes desseins ; car il ne les conseillait pas, il les imposait.

Casimir Périer aurait donc certainement étouffé la révolution à son berceau, s’il n’avait eu besoin pour cela que de l’appui de ses collègues. Mais ce n’était pas a eux qu’obéissaient ce jour-là les événements.

Je l’ai déjà dit : après avoir cédé à un premier élan, beaucoup craignirent de s’être trop engagés, et comptant peu sur la clémence royale, ils résolurent de généraliser la résistance et d’intéresser le peuple à leurs périls. C’est ainsi que, dès le 26, le bruit se répandit parmi les bourgeois qu’on avait pris le parti de fermer les ateliers et de pousser les ouvriers sur la place publique. On s’adressa aussi à l’autorité judiciaire pour la compromettre. On y réussit aisément, les tribunaux se recrutant, surtout, dans la bourgeoisie ; et les gérants du Courrier Français, du Journal du Commerce, du Journal de Paris obtinrent du président du tribunal de première instance, M. Debelleyme, une ordonnance qui prescrivait aux imprimeurs de prêter leurs presses aux journaux non autorisés.

On a vu de quelle manière l’agitation produite à la surface de la société avait enfanté la protestation des journalistes. Cette protestation, en donnant une formule à la résistance légale, compromit quelques noms. Les existences menacées firent effort pour propager l’esprit de révolte, ce qui revenait à décentraliser le danger. Si bien que peu à peu les couches inférieures de la société furent ébranlées. Quelques pierres lancées contre la voiture de M. de Polignac dans la soirée du lundi, n’étaient qu’un prélude à de plus audacieuses entreprises. Voilà par quel enchaînement de petites mesures, par quelle filiation de nobles instincts, d’indécisions, de frayeurs, la résistance légale tendait à se transformer en une émeute, qui devait à son tour engendrer une révolution. Révolution étrange assurément ! Car elle fut amenée par la haute bourgeoisie qui la redoutait, et accomplie par le peuple qui s’y jeta, presque sans y songer !

Dans la nuit du 26 au 27, voici en quels termes un postillon apprenait à un de ses camarades, sur la route de Fontainebleau, la nouvelle des ordonnances : « Les Parisiens étaient joliment vexés hier soir. Plus de chambre, plus de journaux, plus de liberté de la presse. — Vrai ! répondit l’autre ? Eh bien tant mieux. Moi, pourvu que le pain soit à deux sous et le vin à quatre, je me moque du reste. » Sur une feuille où cette anecdote était racontée, nous avons lu, écrite de la main même du prince de Polignac, la note suivante : « C’est qu’une Charte pour le peuple se réduit, avant tout, à trois choses : avoir du travail, du pain à bon marché, et payer peu d’impôts. » M. de Polignac se trompait en ceci. Il ne parlait que des intérêts matériels du peuple, peu exigeant, en effet, dans des temps d’ignorance. Or, il aurait fallu tenir compte de ses passions, dans ce qu’elles avaient de plus élevé. Car pour que le langage du postillon cessât d’être vrai, il suffisait que le drapeau tricolore fût déployé et vînt rappeler aux vieux soldats que la dernière amorce de Waterloo n’était pas encore brûlée.




CHAPITRE III.


27 juillet. — La bourgeoisie soulève le peuple. — La révolution commence par les ouvriers imprimeurs renvoyés de leurs ateliers. — Causes réelles de la colère du peuple. — Confiance du premier ministre. — joie des royalistes exagérés. — Exemple de résistance légale. Nouvelle réunion de députés : vains discours ; des jeunes gens chargés par des gendarmes, sous les fenêtres de M. Casimir Périer. — Bourgeois et prolétaires confondus dans l’émeute ; surprise, hésitation des soldats. — Le Palais-Royal, point de départ de l’insurrection, comme en 89. — Les élèves de l’École polytechnique se préparent au combat. — Un drapeau tricolore déployé. — Aspect sinistre de la ville de Paris dans la soirée du 27. — Les meneurs de la bourgeoisie s’étonnent et s’effraient de l’importance du mouvement imprimé par eux-mêmes. — Réunion d’électeurs. — Les bonapartistes concertent. — Parmi les hommes de la bourgeoisie, plusieurs ne songent qu’à faire capituler Charles X ; et de ce nombre, Casimir Périer ; ovation que lui font des hommes du peuple qui le croient révolutionnaire. — Élèves de l’École polytechnique allant frapper à la porte de M. Laffitte. — Distribution de cartouches à Saint-Denis ; le 6e régiment de la garde marche sur la capitale.


Le 27, la portion la plus active de la bourgeoisie se mit à l’œuvre, et rien ne fut épargné pour émouvoir le peuple. La Gazette, la Quotidienne, l’Universel, s’étaient soumis aux ordonnances, par conviction ou esprit de parti ; le Journal des Débats et le Constitutionnel, par frayeur et mercantilisme. Le Globe, le National, le Temps, qui avaient paru, furent répandus avec profusion. L’ordonnance de police qui, la veille en avait interdit la publication, ne faisait qu’irriter la curiosité. On les jetait par centaines dans les cafés, dans les cabinets de lecture, dans les restaurants. Des journalistes couraient, pour les lire et les commenter, d’atelier en atelier, de boutique en boutique. On vit des hommes d’une mise soignée, de mœurs et de manières élégantes, monter sur des bornes, et se faire professeurs de l’émeute, tandis que des étudiants, attirés du fond de leur quartier par ce besoin d’émotions naturel à la jeunesse, parcouraient les rues, armés de cannes, agitant leurs chapeaux et criant : Vive la Charte !

Lancés au milieu d’un mouvement qu’ils ne pouvaient comprendre, les hommes du peuple regardaient toutes ces choses avec surprise ; mais, cédant peu à peu à l’action de ce fluide qui se dégage de toute agitation forte, ils imitaient les bourgeois, couraient de côté et d’autre d’un air effaré, et criaient à leur tour : Vive la Charte !

Parmi les fauteurs de la sédition, il y en eut qui tremblèrent d’avoir trop fait. Ce qui ne devait être qu’une démonstration propre à ramener la royauté en l’effrayant, ne pouvait-il pas devenir un ébranlement au bout duquel seraient le pillage, et la dictature de quelques tribuns, plus redoutable encore que celle d’un roi ? Y avait-il prudence à réveiller toutes les passions endormies au fond d’une société sans lien ? Quelques maîtres d’ateliers retinrent donc leurs ouvriers. D’autres, plus hardis, les renvoyèrent en leur disant : « Nous n’avons plus de pain à vous donner. » Bientôt les imprimeries furent désertes, et les rues inondées.

Là commençait l’alliance révolutionnaire de la bourgeoisie et du peuple. Elle fut rendue plus étroite par la folie de Charles X et de ses ministres.

L’officier général qui devait, pendant la journée du 27 et les journées suivantes, avoir le commandement de Paris, ne put remplir sa mission. Le duc de Raguse fut désigné pour le remplacer. Désignation funeste ! car, Paris livré à l’ennemi, nos palais occupés par des barbares, nos musées dévastés, nos places publiques éclairées par le feu des bivouacs, les Cosaques galopant la lance à la main devant nos mères éperdues, et venant renverser l’Empire sur des chevaux marqués aux flancs de l’N impériale, douleurs et hontes de la patrie, tout cela, pour le peuple, se résumait dans un nom, et ce nom c’était celui du duc de Raguse. En le mettant à la tête de ses défenseurs, la vieille monarchie comblait la mesure de ses fautes ; elle faisait elle-même d’une querelle toute bourgeoise la cause du peuple. Comment se serait-il abstenu ? Derrière lui, des agitateurs pour lui faire peur de la faim ; devant lui Marmont, pour lui rappeler l’Empereur trahi et Waterloo !

Mais l’aveuglement de Charles X et de son premier ministre était immense. Aucune précaution n’avait été prise. Il y avait tout au plus 12,000 soldats à Paris, dont la garnison venait d’être affaiblie ; le parquet n’avait pas été prévenu ; au ministère de la guerre, M. de Champagny était relégué dans des détails administratifs, et M. de Polignac regrettait de n’avoir pas de capitaux disponibles pour les mettre dans les fonds publics.

Les exagérés du parti royaliste allaient jusqu’à se réjouir de tout ce bruit. Ils avaient dit souvent qu’il fallait faucher dans le champ les factions ; que Louis XVI s’était perdu par excès de bonté ; que le salut de la monarchie demandait des victimes, et 93 des expiations. Le spectacle qui se passait sous leurs yeux n’était donc pour leur fanatisme que l’indication de l’heure suprême fixée par la Providence. À quoi servirait cette grande secousse donnée à la société, sinon à faire sortir de la foule les têtes qu’il importait de couper ? Des mandats d’amener furent lancés contre les signataires de la protestation des journalistes, et l’ordre fut donné de saisir les presses des journaux en révolte.

Le Temps était celui de tous qui avait déployé le plus d’énergie. On devait s’y attendre à une invasion. Et, en effet, vers midi, un détachement de gendarmerie à cheval vint se ranger en bataille devant la porte. La maison menacée était située dans la rue Richelieu, une des plus passantes de Paris, et les presses qu’il s’agissait de saisir étaient établies au fond d’une vaste cour. On annonce l’arrivée du commissaire. Aussitôt, M. Baude fait fermer les portes de l’imprimerie et ouvrir à deux battants celle qui donnait sur la rue. Ouvriers, rédacteurs, employés de toute espèce se rangent sur deux files ; M. Baude se place au milieu, tête nue, et l’on attend dans un profond silence. Les passants s’arrêtaient émerveillés quelques-uns s’inclinaient avec respect ; les gendarmes étaient inquiets.

Le commissaire arrive. Forcé de passer au milieu de ces hommes impassibles et muets, il se trouble, pâlit, et parvenu jusqu’à M. Baude, lui fait connaître avec politesse l’objet de sa mission. « C’est en vertu des ordonnances. Monsieur, lui dit M. Baude avec fermeté, que vous venez briser nos presses. Eh bien ! c’est au nom de la loi que je vous somme de les respecter. » Le commissaire envoya chercher un serrurier. Les portes de l’imprimerie allaient être enfoncées. M. Baude arrête l’homme du peuple, et prenant un code, il lit à voix haute l’article qui punit le vol avec effraction. Le serrurier se découvre pour rendre hommage à la loi ; mais, sur une injonction nouvelle du commissaire, il paraissait prêt à céder, lorsque M. Baude lui dit avec un sang-froid ironique : « Faites ! Il ne s’agit pour vous que des travaux forcés. » En même temps, il en appelle du commissaire à la cour d’assises, et tire de sa poche un portefeuille pour y dresser la liste des témoins. Le portefeuille passe de main en main, et chacun y inscrit son nom. Tout, dans cette scène, était émouvant et singulier : la stature de M. Baude, sa figure rude, son œil perçant voilé par d’épais sourcils, la loi pour laquelle il demandait respect, l’attitude indomptable des spectateurs, la protection des juges absents invoquée à quelques pas d’un détachement de gendarmes, la foule qui s’amoncelait au-dehors de minute en minute et grondait. Frappé de terreur, le serrurier se retira au milieu des applaudissements et des bravos. Un autre fut appelé. Il essaya d’exécuter les ordres qu’il avait reçus on venait de lui dérober ses instruments. Il fallut recourir au serrurier chargé de river les fers des forçats. Ces débats qui durèrent plusieurs heures et eurent un grand nombre de témoins, empruntaient des circonstances une véritable importance historique. En donnant au peuple l’exemple de la désobéissance combinée avec l’amour des lois, on flattait en lui ce double besoin de sa nature : faire acte d’indépendance et se sentir gouverné.

Des assemblées tumultueuses se tenaient pendant ce temps sur divers points de Paris. Dans celle des électeurs, où se trouvait M. Thiers, on commençait à agiter la question du soulèvement des masses, et M. Féline s’écriait : « Il faut mettre tous nos ennemis hors la loi, roi et gendarmes. » Mais, préoccupé de l’idée qu’une lutte entre une multitude sans armes et des troupes réglées ne pouvait qu’amener d’affreux malheurs, M. Thiers insistait pour qu’on se bornât à la résistance légale, et, surtout, pour « qu’on ne mêlât pas le nom du roi à ces discussions brûlantes. »

Ces sentiments étaient ceux de la plupart des députés présents à Paris. Rassemblés dans le salon de M. Casimir Périer, ils y perdaient en discours des heures irréparables. Ce fut vainement que l’assemblée des électeurs leur envoya MM. Mérilhou et Boulay (de la Meurthe) pour échauffer leur zèle. Ce fut vainement que MM. Audry de Puyraveau, Mauguin, Labbey de Pompières les adjurèrent de protester, à l’exemple des journalistes, contre un coup d’état qui les désarmait. M. Sébastiani ne parlait que d’une lettre au roi ; M. Dupin soutenait, comme la veille, qu’il n’y avait plus de députés ; et, comme la veille, M. Casimir Périer conseillait à ses collègues de s’endormir dans leur défaite et d’ajourner le courage. Tout s’était agité pourtant depuis la veille autour de ces législateurs immobiles. Et ils purent s’en convaincre ; car, de leur cénacle, ils entendirent le pas des chevaux retentir sur le pavé ; et des jeunes gens qui venaient encourager Casimir Périer, l’applaudir, furent chargés par des gendarmes sous ses fenêtres, et vinrent tomber sanglants contre les portes fermées de son hôtel.

À sept heures du soir il n’y avait pas eu encore d’engagement bien sérieux. Des pierres avaient été lancées contre les gendarmes sur la place du Palais-Royal. Dans la rue du Lycée, les troupes avaient fait feu après quelque hésitation, et un homme avait été tué. Dans la rue Saint-Honoré, un coup de fusil, parti des fenêtres d’un hôtel et tiré par un étranger, avait provoqué une décharge qui avait tué cet étranger et ses deux domestiques. Enfin, une barricade avait été construite à quelques pas du Théâtre-Français, et des lanciers avaient parcouru, le sabre à la main, les rues voisines, où quelques personnes furent blessées. Ce n’était qu’une insurrection essayée. Mais la physionomie de la ville était lugubre, et Paris ressentait déjà ce frémissement précurseur d’une grande lutte. La foule regorgeait dans les rues, poussée par une curiosité sombre. Quelques boutiques d’armuriers venaient d’être pillées ; deux barricades nouvelles coupaient la rue Saint-Honoré, et, pour les détruire, un détachement de la garde accourait du côté de la Madeleine, tandis qu’un bataillon du 15e léger partait, pour aller à sa rencontre, du marché des Innocents. Des fusils étincelaient d’un bout à l’autre de la rue Saint-Denis, et des cris de Vive la ligne sortaient du sein de ce mugissement populaire, aussi vague et plus profond que celui de la mer. Flattés et menacés tour à tour, les soldats étaient en proie aux plus cruelles incertitudes : ils chassaient devant eux la multitude avec des regards amis et des gestes suppliants. Cela devait être : des femmes élégantes avaient été vues aux fenêtres, criant sur le passage des troupes : « Ne faites pas de mal au peuple » ; et le frac des gens du monde paraissait dans l’émeute à côté de la veste en lambeaux des prolétaires. Ce n’était donc pas ici, comme plus tard à Lyon, une armée d’esclaves modernes conduite au combat par d’autres esclaves. Les chefs, ici, étaient puissants par l’intelligence, par la richesse, par les honneurs. Or, tel est dans toute société en enfance le servilisme des âmes, que le malheur protestant contre l’iniquité, y est moins sacré que la puissance soulevée contre qui a osé la méconnaître.

Au reste, l’agitation ne fut pas plus tôt descendue des salons dans les carrefours qu’elle y rencontra des milliers d’hommes atteints du dégoût de la vie. Et il est à remarquer qu’elle prit naissance au Palais-Royal, c’est-à-dire dans ce quartier tout ruisselant d’or et de pierreries, où la civilisation enveloppe ses misères dans ses pompes, quartier des riches et des prostituées. Aussi, ce fut du fond de ces repaires impurs que masquent d’étincelantes boutiques, qu’on vit sortir, dans la soirée du 27, le regard égaré et le visage en feu, quelques-uns des hommes du commencement. Mais au vrai peuple, à celui qui travaille et qui souffre, il devait être donné de remplir tout entière l’histoire de ces combats Et, de la part de ce peuple, tout ne fut qu’héroïsme, nobles Instincts, générosité ignorante et aveugle.

Aux dernières lueurs du jour, un homme parut sur le quai de l’École, tenant à la main ce drapeau tricolore qu’on n’avait pas vu pendant quinze ans. Aucun cri ne fut poussé, aucun mouvement ne se fit dans la foule rangée le long des parapets du fleuve. Étonnée, silencieuse, et comme recueillie dans ses souvenirs, elle regarda passer, en le suivant longtemps des yeux, cet étendard, évocation inattendue de glorieux fantômes. Quelques vieillards se découvrirent, d’autres versaient des pleurs : tout visage avait pâli.

Pendant ce temps, voici ce qui se passait à l’École polytechnique, destinée à un rôle si glorieux. Un élève, qui s’était vu chassé de l’École pour avoir chanté la Marseillaise dans un banquet cinq mois trop tôt, M. Charras, écrivit à un de ses camarades que, selon toute apparence, on en viendrait aux mains, et qu’il fallait pousser au mouvement. Il lui faisait passer en même temps les journaux qui avaient paru dans la matinée. Les simples élèves n’avaient pu sortir en ville, les jours de sortie étant le mercredi et samedi de chaque semaine ; mais les élèves gradés, les sergents et les sergents-majors, qui jouissaient du privilège de sortir tous les jours, de deux à cinq heures, allèrent parcourir Paris, et, en rentrant, ils racontèrent que la troupe avait chargé, qu’il y avait eu des victimes, que tout semblait se préparer pour une lutte sérieuse. Vers six heures, en effet, les élève entendent distinctement le bruit des feux de peloton exécutés de l’autre côté de la Seine. Aussitôt l’effervescence la plus vive se manifeste parmi eux ; les études sont interrompues ; les élèves méprisent les menaces d’abord, puis les remontrances des officiers et de l’inspecteur général des études, M. Binet ; ils se réunissent dans les salles de billard et se mettent à délibérer sur le parti à prendre. L’agitation était extrême. Enfin, il fut arrêté qu’une députation de quatre élèves serait envoyée auprès de MM. Laffitte, Casimir Périer et Lafayette, pour leur déclarer que l’École était prête à seconder leurs efforts, et, s’il le fallait, à se jeter dans l’insurrection. Les élèves choisis furent MM. Lothon, Berthelin, Pinsonnière et Tourneux. Ils forcèrent la consigne, et se rendirent rue des Fossés-du-Temple, chez M. Gharras. Là ils revêtirent des habits bourgeois, parce qu’ils craignaient d’être arrêtés, le pavé n’étant pas libre, et ils prirent tous les cinq la route de l’hôtel Laffitte.

Quel aspect que celui de la ville de Paris au moment où les ténèbres descendirent sur elle ! Le long des boulevards, sur la place Louis XV, sur la place Vendôme et sur celle de la Bastille, des Suisses, ou des lanciers, ou des gendarmes d’élite, ou des cuirassiers de la garde, ou des fantassins ; des patrouilles se croisant dans tous les sens ; à la rue de l’Échelle, à celle des Pyramides, des tentatives de barricades ; et, tout autour du Palais-Royal, une fourmilière d’hommes accourus pour humer la révolte ; des coups de fusils, rares encore ; au pied des colonnes de la Bourse, un corps de garde incendié et inondant la place de clartés sinistres ; sous le péristyle du théâtre des Nouveautés, un cadavre qu’on venait d’y jeter après l’avoir promené en criant vengeance ; l’obscurité s’épaississant de plus en plus sur la ville par le bris des réverbères ; des hommes parcourant la rue Richelieu les bras nus et la torche à la main… Ah ! les meneurs durent s’effrayer alors ; car où s’arrêterait le char qu’ils avaient lancé ? « Non, s’écriait avec force M. de Rémusat dans les bureaux du Globe, non, ce n’est pas une révolution que nous avons prétendu faire : il s’agissait uniquement d’une résistance légale. » — Ces paroles ayant été vivement relevées par le docteur Paulin, un débat violent s’engage ; des exclamations menaçantes font craindre une lutte plus sérieuse.

M. de Rémusat, pourtant, avait fait preuve d’une honorable fermeté, tant qu’il ne s’était agi que d’une résistance constitutionnelle. Mais il s’alarmait de tout ce qui, alors, pouvait être osé.

Car tous ces bourgeois craignaient le peuple encore plus que la cour. « Songez-y bien, disait ce soir-là à ses amis du National un manufacturier du faubourg Saint-Marceau, si vous donnez des armes aux ouvriers, ils se battront ; si vous ne leur en donnez pas, ils voleront. »

On ne leur en donna point, ils en prirent, ne volèrent pas, et ne songèrent qu’à combattre.

Cependant quelques citoyens, parmi lesquels MM. Thiers, Cauchois-Lemaire, Chevallier, Bastide, Dupont, discutaient chez M. Cadet-Gassicourt les moyens de régulariser la résistance. La maison était située dans la rue Saint-Honoré : on y délibérait au bruit de la fusillade, et il y régnait plus de confusion que d’ardeur. La nécessité de recourir aux formes légales y fut énergiquement proclamée par M. Thiers. Dans l’esprit de la plupart des assistants, le mouvement qui agitait la capitale n’avait pas un autre caractère et ne devait pas avoir une autre issue que celui qui, en 1827, avait éclaté dans la rue Saint-Denis. La réunion elle-même n’avait pour objet que de former dans chaque arrondissement un comité de résistance chargé de correspondre avec les députés. Mais les révolutions ne se font point avec tant de méthode. Retirés dans un coin de la salle, quelques hommes intrépides, tels que MM. Charles Teste et Anfous, s’impatientaient de ces lenteurs de la discussion sans attendre la fin ils sortirent, et coururent dans la ville se concerter avec leurs amis pour la bataille du lendemain.

Une autre réunion eut lieu chez le général Gourgaud, dans laquelle se trouvèrent MM. Clavet-Gaubert, ancien aide-de-camp du général Bertrand, M. Dumoulin, le colonel Dufays, le commandant Bacheville, tous hommes de l’Empire. On s’y donna rendez-vous pour le lendemain sur la place des Petits-Pères, non loin du Palais-Royal.

D’autres ne songeaient qu’à faire capituler Charles X, seul moyen, suivant eux, de passer entre ces deux écueils : le despotisme et le pillage. Le baron de Vitrolles reçut la visite du docteur Thibault, qui avait avec le général Gérard d’assez étroites relations. Le but de cette visite était d’engager M. de Vitrolles à une démarche conciliatrice auprès de Charles X, sur l’esprit duquel on connaissait son influence.

Mais une révolution était devenue inévitable. Or, ce peuple, qui allait la faire, en comprenait-il bien le sens, et pouvait-il en pressentir la portée ? Savait-il où étaient ses ennemis Savait-il quels hommes il devait prendre pour chefs ? Dans cette soirée, une voiture fut arrêtée, rue de Clichy, par une bande d’ouvriers armés de bâtons. « C’est un ministre qui s’enfuit », crièrent ces ouvriers d’une voix terrible. Dans la voiture se trouvaient Mme  Danrémont, ses deux enfants et un inconnu. La portière s’ouvre, et l’inconnu s’élance à terre. Il aurait été tué peut-être, car il n’osait livrer le secret de son nom, lorsqu’un passant, l’ayant reconnu, s’écria Casimir Périer ! À ces mots l’enthousiasme succède à la menace, et on porte en triomphe comme un des plus implacables adversaires de Charles X celui qui, dans ce moment même, ne réfléchissait qu’aux moyens de lui sauver une couronne. Car, trop souvent, le peuple ne combat que pour un déplacement de tyrannie, et prend des chefs dont il ne sait que le nom.

À peu près à la même heure, les jeunes gens députés par l’École polytechnique venaient frapper à la porte de l’hôtel Laffitte. On leur répondit que le maître de la maison était couché. Il devait se réveiller le lendemain au bruit d’une révolution ; car on descendait une pente qu’il n’était déjà plus possible de remonter.

M. de Polignac, de son côté, prenait ses mesures, et envoyait l’ordre à deux bataillons du 6e régiment de la garde, alors en garnison à Saint-Denis, de marcher sur Paris en toute hâte. Il était nuit quand cet ordre parvint au colonel. Le tambour appela les deux bataillons autour du drapeau ; quinze cartouches par giberne furent distribuées aux soldats ; et, s’adressant aux officiers, le colonel leur dit d’une voix profondément émue : « Messieurs, nous allons à Paris. Maintenez l’ordre dans vos compagnies, et, si la garde donne, que chacun fasse son devoir. »





CHAPITRE IV.


28 juillet. — L’insurrection devenue populaire par le déploiement du drapeau tricolore. — On donne au peuple un cri de guerre qui n’est pas le sien. — Des gardes nationaux s’arment pour le maintien de l’ordre. — Députation envoyée par l’École polytechnique à Lafayette. — Dictature militaire confiée au duc de Raguse ; son plan de défense. — Frayeurs de la haute bourgeoisie, elle ne croit pas au succès. Combats sur la place de Grève ; héroïsme des combattants. — Barricades — Physionomie particulière de l’insurrection dans les quartiers riches. — Passage des troupes sur les boulevards ; engagements partiels. — Les hommes du peuple qui crient vive la Charte se battent ; ceux qui crient du travail ou du pain ne se battent pas. — Combats dans la rue Saint-Antoine. — Paris devenu un vaste champ de bataille. Scènes diverses ; magnanimité du peuple ; hésitation des soldats ; intrépidité des enfants et des femmes. — Caractère merveilleux de cette lutte. — Combats dans la rue Saint-Denis. — Les députés se rassemblent ; vains discours ; protestation froide et timide ; députés chargés d’entrer en négociation avec le duc de Raguse. — Démarche de M. Arago auprès du duc de Raguse ; étranges incidents. — Cinq députés se présentent au duc de Raguse ; inutiles tentatives. — Fanatisme du prince de Polignac. — Lettres et messager envoyés à Saint-Cloud. — Confusion universelle à paris. — Nouvelle réunion de députés ; vains discours. — Confiance extrême de Charles X ; attitude des courtisans. — Le général Vincent propose de conduire le duc de Bordeaux à Paris ; la duchesse de Berri approuve ce projet ; le secret en est éventé. — Nouvelle réunion de députés, aussi stérile que les précédentes. — Apparition de Lafayette ; son entourage. — Occasion offerte à l’audace des hommes nouveaux. — Les troupes, à minuit, évacuent l’Hôtel-de-Ville.


Dans la journée du 27, le peuple s’était essayé à l’insurrection, réveillé en sursaut par le bruit de passions qui n’étaient pas les siennes. Lorsque, le 28, il descendit dans la rue, il ne s’était encore rendu compte ni de ses affections, ni de ses haines, mais il souffrait, il avait respiré l’odeur de la poudre que fallait-il de plus ? D’ailleurs, l’amour du péril et le goût des aventures sont naturels à ceux que la misère a long-temps ployés sous sa rude discipline.

Comme c’est par les signes extérieurs des choses que se fondent les pouvoirs humains, c’est aussi par là qu’ils s’écroulent. Le peuple se mit, tout d’abord, à proscrire dans cette société où il se sentait mal à l’aise, ce qu’elle avait de plus élevé, et dans ce qu’elle avait de plus élevé, ce qui était le plus apparent. Il insulta l’idée monarchique dans tout ce qui en était un symbole. Il effaça les enseignes des fournisseurs de la cour et traîna dans la boue les emblêmes de la royauté.

Tout cela n’était encore que du désordre. Le drapeau tricolore fut déployé. Alors la révolution commença.

Dans ces trois lambeaux d’étoffe, de couleur diverse, il y avait pour le peuple toute une histoire héroïque et touchante. C’était la France qui allait redevenir la première nation du monde ; c’était l’épopée impériale qui allait recommencer ; qui sait enfin ? c’était l’Empereur qui n’était pas mort. Au poste de la banque parurent deux hommes de l’Empire. L’un, M. Dumoulin, portait un chapeau à plumes et l’uniforme d’officier d’ordonnance. L’autre, le commandant Dufays s’était déguisé en ouvrier : il avait enveloppé sa tête d’un foulard rouge et noué autour de ses reins un drapeau tricolore. Ils marchaient suivis de deux ou trois cents hommes qui mêlaient le nom de l’Empereur à des vœux de liberté. Mais vive la Charte était le cri des bourgeois. Les hommes du peuple, qui ne connaissaient pas la Charte, firent passer dans ce cri toutes les espérances confuses qu’ils avaient au fond du cœur. Beaucoup moururent pour un mot qu’ils ne comprenaient pas ceux qui le comprenaient devaient se montrer ensuite pour ensevelir les morts. Des meneurs habiles osèrent même, dès le commencement de la lutte, faire circuler sourdement dans quelques groupes le nom de Prince noir. Ils savaient combien est irrésistible le pouvoir du mystère, et combien l’ignorance du peuple est poétique.

L’invasion de la mairie des Petits-Pères fut un des premiers épisodes de la journée du 28. Là s’étaient rendus de grand matin, armés de fusils et prêts pour le combat, MM. Degousée, Higonnet, Laperche. M. Degousée portait l’uniforme de la garde nationale, et beaucoup d’hommes du peuple s’étaient joints, le long des boulevards, à ce groupe de citoyens courageux. Bientôt le poste fut forcé, la mairie occupée, les fusils qu’elle contenait furent distribués au peuple, on battit le rappel. À ce bruit solennel du tambour, annonçant l’émeute, plusieurs bourgeois s’émeuvent, revêtent leur uniforme de gardes nationaux, et accourent en armes sur la place. Quelques-uns se détachent et vont garder le poste de la banque, mêlés aux soldats de la ligne ; d’autres s’installent à la mairie, pour y veiller à l’ordre public. C’étaient là pour des insurgés d’étranges auxiliaires. Cependant l’agitation se répandait partout, et des coups de fusil retentissaient dans les rues voisines. Quelques-uns de ceux qui s’étaient emparé du poste, veulent en sortir pour aller combattre. Les gardes nationaux les arrêtent, et l’un d’eux s’écrie : « Que faites-vous ? l’on va nous croire hostiles ! — C’est bien ainsi que je l’entends », répond M. Higonnet avec mépris, et il menace son interlocuteur de le coucher en joue. Ainsi, au sein de cette affreuse mêlée dans laquelle des ouvriers et des enfants allaient se précipiter avec un aveuglement chevaleresque, la plupart des bourgeois n’apportaient que défiance et terreurs. Ils cherchaient l’ordre dans la révolte, et ne voyaient que la conservation de quelques boutiques dans la chute possible d’un trône.

Mais déjà les robustes habitants des faubourgs se levaient en masse, et s’ébranlaient pour inonder le centre de Paris. Des groupes se formaient à la porte Saint-Denis et à la porte Saint-Martin. À l’entrée du faubourg Saint-Denis, on commençait une barricade avec une grosse charrette de moëllons. Les ouvriers imprimeurs se réunissaient dans le passage Dauphine, où M. Joubert avait transformé en arsenal son magasin de librairie. Sur un autre point, ouvrant à deux battants les portes de sa maison de roulage, M. Audry de Puyraveau appelait à grands cris les combattants et leur distribuait des mousquets. Dans le faubourg Saint-Jacques, les étudiants passaient leurs pistolets à leur ceinture et s’armaient de leurs fusils de chasse. Sur la place de la Bourse parurent, conduites par M. Étienne Arago, deux longues mannes remplies d’armes et d’uniformes impériaux. Elles venaient du théâtre du Vaudeville, où l’on avait joué, quelques jours auparavant, le Sergent Mathieu, pièce qui avait exigé l’armement d’une compagnie d’acteurs. M. Charles Teste distribua ces armes et ces Uniformes dans sa maison, surnommée La petite Jacobinière. Les élèves de l’École polytechnique, de leur côté avaient, pendant la nuit, forcé les salles d’escrime et enlevé les fleurets dont ils firent sauter les boutons et aiguisèrent les lames sur les dalles des corridors[18]. Ayant appris vers dix heures du matin l’ordonnance qui licenciait l’École, ils en étaient sortis, portant pour la plupart l’uniforme de grande tenue. Des cris de Vive l’École polytechnique ! les accueillirent dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève. Ils répondirent par les cris de Vive la Liberté ! Vive la Charte ! Et l’un d’eux élevant son chapeau en l’air, en arracha la cocarde blanche, la foula aux pieds, et fit retentir ce cri terrible : À bas les Bourbons ! Cet exemple fut promptement suivi. Mais l’École se dispersa, et les efforts des élèves devinrent à peu près individuels ; il en résulta que beaucoup purent être retenus par leurs familles ou leurs correspondants ; de sorte qu’au lieu de deux cent cinquante qui, n’étant point légitimistes, auraient pris part au combat, soixante seulement combattirent.

Vers dix ou onze heures, MM. Charras et Lothon se présentèrent chez Lafayette on leur dit qu’il était absent. Une autre députation, qui les avait précédés, avait reçu du général cette étrange réponse : « Conseillez à vos camarades de se tenir tranquilles. » Le mouvement était partout, et ceux qui semblaient naturellement appelés à le diriger, restaient frappés de stupeur ! Chatelain, rédacteur en chef du Courrier Français, s’était écrié, en apprenant que le peuple décrochait les armoiries des fournisseurs brevetés et les traînait dans le ruisseau : « Que la partie serait belle pour le duc d’Orléans, s’il avait le cœur de la jouer ! »

Cependant le duc de Raguse, ayant reçu à huit heures du matin ses lettres de service, se rendit aussitôt chez M. de Polignac. Alors seulement fut remise au maréchal l’ordonnance royale qui le chargeait du commandement de la 1re division militaire. Cette ordonnance aurait dû lui être notifiée la veille ; mais le 27, M. de Polignac avait jugé à propos de mettre, par arrêté spécial, à la tête des régiments de la garde en garnison à Paris, le commandant de la place. Car, d’un côté M. de Polignac croyait qu’on viendrait fort aisément à bout de ce qu’il regardait comme une simple émeute ; et, de l’autre, il aurait mieux aimé procurer l’honneur de ce petit triomphe à un homme de son parti qu’au duc de Raguse qui, à la cour, passait presque pour un libéral.

Quoi qu’il en soit, Paris, le 28, ayant été mis en état de siége, le duc de Raguse se trouva investi, sous la surveillance du premier ministre, d’une véritable dictature militaire. Sa situation était cruelle. En se rangeant du côté des insurgés, il trahissait un roi qui avait compté sur lui en faisant prendre le deuil à tant de mères, sans croire même à la justice de sa cause, il commettait une atrocité ; en s’abstenant, il se déshonorait deux fois. De ces trois partis il prit le plus funeste au peuple.

Quoi qu’il en soit, ayant accepté la dictature, il avait un moyen bien simple de dompter l’insurrection c’était de menacer Paris d’un incendie. Mais il est des hommes qui n’ont ni le courage de la vertu ni celui du crime. Voici quel fut le plan du duc de Raguse.

Les troupes étaient concentrées autour des Tuileries. Il fut décidé qu’elles partiraient de là et se mettraient en marche vers le sud-est, après s’être partagées en deux grandes divisions. De ces deux divisions, la première reçut ordre de gagner, en longeant la Seine, la place de Grève et l’Hôtel-de-Ville. La seconde devait suivre la courbe des boulevards, atteindre la place de la Bastille, et redescendre jusqu’à l’Hôtel-de-Ville, par la rue Saint-Antoine. Ainsi, on aurait pu dire que, de ses deux bras immenses jetés du haut des Tuileries et dans la direction générale du sud-est, l’un à droite le long des quais, l’autre à gauche, le long des boulevards, l’armée royale enserrait l’insurrection dans la partie là plus importante et la plus tumultueuse de la ville. Mais il importait qu’entre ces deux lignes, séparées par toute la largeur du terrain qu’elles enveloppaient, une communication fut ménagée autre part qu’à leur point même de jonction. Deux bataillons de la garde furent donc chargés d’occuper le marché des Innocents, dans la rue Saint-Denis, et de tenir cette rue libre, en la parcourant : l’un vers le nord jusqu’aux boulevards, l’autre vers le midi jusqu’à la Seine.

Les vices de ce plan étaient manifestes. Les troupes pouvaient bien parcourir le sanglant itinéraire qui leur était tracé sur la carte, mais elles n’étaient pas à beaucoup près assez nombreuses pour occuper tant d’espace. D’un autre côté, les engager dans ces rues Saint-Denis et Saint-Antoine que coupent une infinité de ruelles tortueuses et obscures, c’était les exposer à recevoir la mort de toutes parts sans la pouvoir donner.

Mais quel autre plan était praticable ? Comment, bloquer avec quelques milliers d’hommes cette immense ville de Paris ? Si Charles X, en signant les ordonnances, avait pu prévoir une révolution ; si on avait eu soin de faire provision de vivres pour les troupes, il aurait été possible sans doute de recommencer le 13 vendémiaire. L’armée royale, se serrant autour du palais des rois, aurait attendu l’insurrection, la baïonnette au bout du fusil et la mèche des canons allumée. Et si les insurgés s’étaient bornés à parcourir la ville, s’emparant des postes, occupant les édifices, brisant les armoiries royales, la bourgeoisie, dans ses terreurs exagérées, n’aurait pas tardé à venir demander pardon à genoux, trop heureuse d’échapper à la crainte du pillage en subissant le despotisme.

Mais les soldats manquaient de vivres, et ils auraient été les premiers désarmés par la faim. Encore une fois, pour un serviteur de Charles X, il n’y avait pas de milieu entre laisser tomber dans l’abîme la couronne de ce vieillard moribond et mettre le feu aux quatre coins de sa capitale. Car il faut bien qu’une société sache, quand elle se soumet au régime des monarchies, qu’il peut en coûter cela pour les sauver !

Les troupes se mirent donc en mouvement, les canons roulèrent sur le pavé, et la guerre civile éclata dans Paris.

Quelle allait être l’issue de cette guerre ? Les savants, les hommes de lettres, presque tous les militaires, prirent en pitié les combattants et leur folie. M. Thiers courut chercher un refuge chez Mme de Courchamp dans la vallée de Montmorency. Dans les bureaux du Globe, M. Cousin parlait du drapeau blanc comme du seul drapeau que la nation put reconnaître ; et il reprochait à M. Pierre Leroux de compromettre ses amis par l’allure révolutionnaire qu’il faisait prendre au journal. Le rédacteur en chef du Globe, M. Dubois, se trouvait absent. Enfin, tout n’était que trouble, incertitudes, confusion dans les rangs de la haute bourgeoisie.

Il y avait parmi les écrivains les plus remarquables de ce temps, un homme à la taille élancée, aux mouvements brusques mais nobles, au front fuyant mais pensif. Il avait été soldat. Au premier bruit de la fusillade, il secoua tristement la tête puis, il s’en alla par la ville, sans armes et une baguette noire à la main, indifférent aux balles qui sifflaient autour de lui, et bravant la mort sans chercher le succès. Cet homme, destiné à un rôle illustre et malheureux, était peu connu alors il se nommait Armand Carrel. « Avez-vous seulement un bataillon, demandait-il sans cesse à ses amis plus confiants. » Dans la matinée du 28, passant sur le boulevard avec M. Étienne Arago, qui témoignait beaucoup d’ardeur : « Tenez, lui dit-il, en lui montrant un homme du peuple qui cirait ses souliers avec l’huile d’un réverbère cassé, voilà le peuple, voilà Paris ! Légèreté…, insouciance…, application à de petits usages de ce qui représente de grandes choses… » Il se trompait de moitié. Le peuple devait prendre part au combat d’une manière sérieuse : il ne fut indifférent qu’aux résultats de la victoire.

Les deux bataillons de la garde chargés de parcourir la rive droite de la Seine, s’étaient mis en marche sous la conduite du général Talon. Au Pont-Neuf, ils entraînèrent dans leur mouvement le 15e léger qu’ils rencontrèrent, et quittant la rive droite de la Seine, ils entrèrent, par le milieu du pont, dans l’île de la Cité. Puis, débouchant sur le quai de l’Horloge, ils gagnèrent l’entrée du pont Notre-Dame où ils s’arrêtèrent un instant.

L’Hôtel-de-Ville était occupé, depuis la pointe du jour, par quelques jeunes gens intrépides, et beaucoup de citoyens craintifs, qui s’y étaient rendus pour veiller à l’ordre public, y étaient entrés parce que la place était vide, et paraissaient fort effrayés de la fougue de leurs compagnons. Mais sur la place de Grève et dans toutes les rues qui viennent y aboutir, se pressaient des hommes indomptables. Le tocsin sonnait à l’église de Saint-Séverin, et le bourdon de Notre-Dame répondait à ce bruit de deuil par un bruit plus formidable encore. Le tambour retentissait dans la rue Planche-Mibray qui fait face au pont Notre-Dame, et la foule se précipitait vers le quai.

La garde s’avança sur le pont, et s’ouvrant tout à coup, démasqua deux pièces d’artillerie. Le bruit du tambour cessa ; sur le pavé de la rue il ne resta que les morts. La garde passa le pont, se déploya sur les quais de Gèvres et Pelletier, laissa un peloton pour garder l’entrée de la rue Planche-Mibray, et se répandit sur la place de Grève, chassant devant elle les Parisiens qui s’écoulèrent rapidement par toutes les issues de la place, tandis que les défenseurs de l’Hôtel-de-Ville s’échappaient par les portes de derrière en tirant des coups de fusil.

Le 15e léger était resté de l’autre côté du pont, et couvrait le marché aux Fleurs. Immobiles, l’arme au pied, les soldats du 15e assistaient au combat sans y prendre part. Devant eux passaient à tout moment des citoyens en armes, et l’officier se contentait de leur dire, en leur montrant de la pointe de son épée des ouvriers qu’on emportait tout sanglants : « Vous voyez !… de grâce, n’allez pas de ce côté. » Mais des tirailleurs venus du passage Dauphine et du faubourg Saint-Jacques s’entassaient peu à peu, sans que rien put les retenir, sur le quai de la Cité. La hauteur du parapet de la Seine les mettait à l’abri du feu que la garde dirigeait sur eux de la rive droite, et les balles qu’ils lançaient allaient frapper à coup sûr les soldats qui couvraient la place de Grève. Telle était, du reste, l’ardeur des hommes du peuple, que beaucoup d’entre eux s’élancèrent sur le pont suspendu qui conduit à la place, au milieu de laquelle une pièce de canon était en batterie. Plusieurs coups furent tirés à mitraille, et, plusieurs fois de suite, le pont fut horriblement balayé. Un élève de l’École polytechnique, M. Charras, était sur la rive gauche, l’épée à la main. Il hérita du fusil d’un ouvrier qui venait de recevoir, à ses côtés, une balle dans la poitrine ; mais les munitions manquaient. Un enfant de quinze ou seize ans s’approche de M. Charras, et lui montrant un paquet de cartouches : « Nous partagerons, si vous voulez, mais à condition que vous me prêterez votre fusil, pour que je tire ma part. » Le fusil lui est remis, et il court se placer sur le tablier. En ce moment un peloton de gardes royaux s’avança sur le pont. Les insurgés disparurent dans les rues qui débouchent sur le quai, et, au milieu d’eux, l’intrépide enfant. Ce fut sur ce même champ de bataille que fut poussé, par un jeune homme qui portait un drapeau tricolore, ce cri héroïque : « Mes amis, si je meurs, souvenez-vous que je me nomme d’Arcole. » II tomba mort, en effet ; mais le pont qui reçut son cadavre a, du moins, gardé son nom.

A quelques pas de ce champ de bataille, des étudiants élevaient des barricades. Puis, c’étaient des tambours de la garde nationale qui couraient ça et la, battant le rappel et la générale. Des spectacles singuliers venaient quelquefois se mêler à tout ce qu’un pareil drame avait de terrible. Dans la rue Saint-Andre-des-Arts, par exemple, on vit une colonne de quinze ou vingt hommes, conduite par un violon. Les femmes étaient aux croisées, applaudissant à tout homme armé qui passait. À ces encouragements s’en joignaient d’autres d’une nature différente, et particulièrement adressés aux troupes. On répandait de petits imprimés contenant ces mots : La patrie tient un bâton de maréchal à la disposition du premier colonel qui fera cause commune avec le peuple. Ainsi, tout concourait à augmenter l’énergie de ce mouvement, le plus extraordinaire qui ait jamais emporté la population d’une grande ville.

Mais, dans les quartier riches, l’insurrection avait un tout autre caractère que dans ceux d’où sortaient les combattants de ta place de Grève. Au faubourg Saint-Honoré, ce qui dominait les âmes, c’était l’amour de l’ordre, le désir de la conservation. Ce sentiment avait conduit à la mairie du 1er arrondissement un grand nombre de gardes nationaux : un détachement du 6e de la garde y fut envoyé, sous les ordres de M. Sala, mais pas un coup de fusil ne fut tiré. « Nous ne sommes ici, criaient les gardes nationaux, que pour assurer la conservation des propriétés. » — « C’est dans le même but que nous venons, répondit l’officier. » L’altercation fut vive. Enfin les gardes nationaux cédèrent, et M. Sala qui, d’après les instructions du général Saint-Hilaire, devait les retenir prisonniers, les renvoya chez eux l’un après l’autre, rassurés et satisfaits. Le bataillon continuant sa marche, une demi-compagnie fut assaillie, devant la Madeleine, par des ouvriers armés de fusils et de pistolets. Ils furent reçus vigoureusement, et pendant que les uns se répandaient dans les rues voisines, les autres couraient se réfugier dans les rues voisines. Une compagnie les y suivit, à travers les barricades renversées. Les ouvriers montent dans les combles. On les menace de mettre le feux aux échafaudages, au moyen de la paille semée sur les dalles. Ils descendent, et sont renfermés dans l’église. Deux heures après, un autre détachement accourut, et les mit en liberté. Les soldats qui venaient de se battre à la Madeleine et dans les environs, avaient versé du sang, et ils en avaient perdu. Leur situation était douloureuse, leur tristesse profonde. Et pourtant, quand sonna l’heure de leur repas ordinaire, on les entendit se répandre en plaisanteries sur la surprise et l’impatience de leurs cuisiniers, restés à Saint-Denis. Voilà ce qu’était cette guerre. Le rire y fut continuellement à côté des larmes. Tantôt généreuse et courtoise, tantôt implacable ; ici grave comme sur un champ de bataille là bouffonne comme sur des tréteaux, elle mit en relief dans tout son éclat, mais aussi dans toute sa mobilité, le génie de notre nation.

Au sein de cette immense et confuse mêlée, la plupart des officiers de la garde crurent devoir rester inviolablement fidèles à leur drapeau. Quelques-uns, tels que M. Lemotheux, écrivirent leur démission, bien résolus a ne la notifier qu’après le combat. D’autres comprirent leur devoir d’une manière différente. M. le comte Raoul de la Tour-du-Pin, par exemple, adressa au prince de Polignac la lettre suivante :

« Monseigneur,

Après une journée de massacres et de désastres, entreprise contre toutes les lois divines et humaines et à laquelle je n’ai pris part que par un respect humain que je me reproche, ma conscience me défend impérieusement de servir un moment de plus. J’ai donné dans ma vie d’assez nombreuses preuves de dévouement au roi, pour qu’il me soit permis, sans que mes intentions puissent être calomniées, de distinguer ce qui émane de lui des atrocités qui se commettent en son nom. J’ai donc l’honneur de vous prier, Monseigneur, de mettre sous les yeux du roi ma démission de capitaine de sa garde[19]. »

Cependant, une colonne commandée par M. de Saint-Chamans, et composée d’un bataillon du 1er  de la garde, d’un bataillon du 6e et de deux escadrons de lanciers, s’était dirigée par les boulevards vers la place de la Bastille, traînant avec elle deux pièces de canon. Elle marcha long-temps sans rencontrer une résistance bien vive, mais, arrivée à la hauteur des portes Saint-Denis et Saint-Martin, elle fut assaillie avec une extrême vigueur. Là, combattaient à la tête d’une foule héroïque et en guenilles, des jeunes gens qui apportaient au milieu du péril la vieille gaîté française, chefs de prolétaires qu’à leur bravoure élégante et à leur ardeur chevaleresque, on eût pris pour les héritiers de cette vaillante noblesse qui vainquit à Fontenoy. Attaquées de toutes parts, les troupes royales s’arrêtèrent et firent feu. Il n’y eût, cette fois, ni morts ni blessés. Les combattants s’en aperçurent et revinrent à la charge avec des éclats de rire qui se mêlèrent au bruit sinistre de la fusillade. On fit avancer les canons : au moment où on allait y mettre le feu, un enfant s’élance, court sur un officier, et d’un coup de pistolet tiré à bout portant l’étend mort à &es pieds. Les troupes royales continuèrent leur marche, mais derrière elles la foule s’amoncelait ; les arbres des boulevards tombaient sous la hache, et d’énormes barricades construites avec une étonnante rapidité venaient enlever aux soldats tout espoir de retour. Sur la place de la Bastille, M. de Saint-Chamans rencontra un rassemblement nombreux composé en partie de femmes et d’enfants. « Du travail ! du pain ! » tels étaient les cris qui fortaient du sein de ce rassemblement. Ceux qui le formaient étaient presque tous sans armes. Chose étrange ! Pendant qu’ailleurs le peuple combattait avec des cris dont il ignorait le sens, sur la place de la Bastille il poussait son vrai cri de guerre sans songer à se battre ! M. de Saint-Chamans s’avança au milieu des groupes, et distribua tout l’argent qu’il portait sur lui, tandis que ses troupes se formaient en bataille. Cependant, il fallait que la colonne, pour remplir sa mission entrât dans la rue Saint-Antoine et la parcourût jusqu’à l’Hôtel-de-Ville. Quand les troupes s’ébranlèrent pour exécuter ce mouvement, un feu si vif partit de tous les angles des rues voisines, que M. de Saint-Chamans prit le parti de regagner les Tuileries par les boulevards du sud. Il alla passer la Seine au pont d’Austerlitz, ne laissant sur la place de la Bastille qu’un détachement de cuirassiers. Ce détachement fut rejoint par le 50e de ligne et se dirigea avec lui sur l’Hôtel-de-Ville par la rue Saint-Antoine. Ce fut un trajet long et sanglant. Des barricades s’élevaient de distance en distance ; des groupes de tirailleurs invisibles faisaient pleuvoir sur les troupes une grêle de balles, et de chaque fenêtre tombaient des fragments de bouteilles, des tuiles, des meubles. De faibles femmes portaient au haut de leurs maisons de lourds pavés, pour les précipiter ensuite sur la tête des soldats. Le nombre des hommes du peuple qui étaient descendus dans la rue un fusil à la main, n’était pas en realité bien considérable, mais le nombre de ceux qui prenaient au combat une part indirecte était immense. Au plus fort de la fusillade, on vit dans la rue Culture-Saint-Catherine, qui aboutit à la rue Saint-Antoine, plusieurs hommes en blouse glisser, suspendus à des cordes, le long des murs de la caserne des pompiers. C’étaient des combattants qui avaient été faits prisonniers, qu’on avait déposés dans la caserne, et que les pompiers renvoyaient de la sorte au combat. Plusieurs coups de canon furent tirés, mais cette situation extrême qui faisait d’une ville un champ de bataille, exaltait les courages et répandait dans l’air une ivresse contagieuse. Des portes s’ouvraient aux hommes du peuple pour les recevoir à l’instant du danger, et se refermaient subitement sur eux ; les blessés étaient recueillis avec empressement et soignés par des mains carressantes ; faire de la charpie ou broyer de la poudre était, dans chaque maison, l’occupation des femmes : mères, sœurs où épouses de ceux qui allaient mourir ! Le soleil ne fut jamais si brûlant : il ajoutait à cette fièvre des ames.

Les soldats qui occupaient la place de Grève et que devaient rejoindre les troupes venues de la Bastille, se défendaient, en les attendant, avec beaucoup de courage et de tristesse. Chaque maison était devenue un château-fort, et on tirait de toutes les fenêtres. Trois hommes s’étaient postés derrière une cheminée, et de là ils faisaient depuis longtemps sur la troupe un feu meurtrier, lorsqu’ils furent enfin découverts. Un canon fut pointé contre cette cheminée fatale, mais avant de l’abattre, le canonnier fit signe à ceux qu’elle protégeait de se retirer. Il n’y avait pas dans les assaillants moins de bravoure et de générosité. Mais qu’attaquaient ceux-ci ? Que défendaient ceux-là ? D’autres le savaient ! Tout-à-coup il se fit sur le quai de la Grève un grand bruit d’armes et de chevaux. Le 50e de ligne arrivait, précédé par un détachement de cuirassiers. Ces malheureuses troupes avaient été obligées de quitter la rue Saint-Antoine à la hauteur de l’église Saint-Gervais, et de prendre le quai pour gagner la place de Grève. Elles y entrèrent à la faveur d’une charge que des lanciers firent sous l’arcade Saint-Jean et qui attira de ce côté les forces des Parisiens. Les soldats du 50e de ligne n’apportaient à la garde royale qu’un bien faible secours. Tout le long de cette rue Saint-Antoine qu’ils avaient si péniblement traversée, ils avaient entendu les cris de Vive la ligne mêlés à ceux de Vive la Charte ! Ils arrivaient sur la place de Grève à demi-gagnés à la cause de l’insurrection. On les fit entrer dans la cour de l’Hôtel, et leurs cartouches, dont ils refusèrent de faire usage, furent distribuées aux soldats de la garde, défenseurs plus persévérants de la royauté. Un détachement suisse avait été envoyé des Tuileries au secours de l’Hôtel-de-Ville : il entra sur la place de Grève au pas de charge. A l’aspect de ces uniformes rouges, la fureur des insurgés redouble de chaque ruelle s’élancent des combattants nouveaux ; une barricade est occupée par le peuple. Les Suisses soutiennent cette attaque avec vigueur, la garde arrive pour les appuyer, et déjà les Parisiens pliaient, lorsqu’un jeune homme, pour les ranimer, s’avance agitant un drapeau tricolore au bout d’une lance et criant : « Je vais vous apprendre à mourir. » A dix pas de la garde, il tomba percé de balles. Cet engagement fut terrible : les Suisses laissèrent beaucoup des leurs sur le pavé.

La guerre éclatait dans tout Paris en scènes bizarres, héroïques, lamentables. Dans la colonnade du Louvre, en face de Saint-Germain-l’Auxerrois, le marquis d’Autichamp était assis sur une chaise. Accablé d’années et pouvant à peine se soutenir, il animait les Suisses au combat par sa présence, et, les bras croisés, il contemplait ce spectacle de deuil avec une impassibilité stoïque. Sur le boulevard de l’Hôpital, une bande courait attaquer la poudrière d’Ivry, enfonçait les portes à coups de hache et de merlin, inondait la cour, et forçait les employés à lui jeter par les fenêtres des paquets de poudre, que, dans la fougue de leurs préoccupations, les insurgés recevaient la pipe à la bouche, et emportaient rapidement dans leurs bras. Sur un autre point, les détenus pour dettes, au moyen d’une poutre transformée en bélier, brisaient les portes de Sainte-Pélagie, et se joignaient ensuite au poste pour empêcher l’évasion des malfaiteurs. Une rencontre sanglante eût lieu dans la rue des Prouvaires, et présenta le spectacle assez commun dans les guerres civiles, de frères combattant dans des rangs opposés. C’était par toute la ville une sorte d’ivresse morale dont la parole humaine est impuissante à rendre la physionomie. A traveers les coups de fusil, le roulement des tambours, les cris, les gémissements, mille bruits étranges se répandaient et venaient ajouter au frémissement universel. Dans quelques quartiers on promena un chapeau à plumes qu’on disait être celui du duc de Raguse, dont on annonçait la mort. Il y avait quelque chose de surnaturel dans l’audace de certains combattants. Un ouvrier voyant une compagnie du 5e de ligne déboucher sur la place de la Bourse, court droit au capitaine et lui décharge sur la tête une barre de fer. Ce capitaine se nommait Caumann. Il chancelle et son visage se couvre de sang ; mais il peut encore relever avec son épée les bayonnettes de ses soldats qui allaient faire feu sur l’agresseur. A l’intrépidité les hommes du peuple joignaient l’abnégation la plus absolue, et ils se rangeaient de préférence sous les ordres de tout combattant qu’une mise plus élégante leur indiquait, comme appartenant à une condition favorisée. Au reste, les jeunes gens trouvaient à chaque pas pour guider leur inexpérience, d’anciens militaires échappés aux batailles de l’Empire, génération guerrière, que les Bourbons, en 1815, avaient irritée à jamais.

Mais la magnanimité de ce peuple n’était pas moins étonnante que son courage. Dans l’ardeur du combat, s’il arrivait que le riche offrît sa bourse au pauvre, haletant et prêt à défaillir, le pauvre n’acceptait que le nécessaire et courait rendre, jusque sous les balles, le reste de la pièce d’or qu’il avait reçue dans ces jours de brûlante et passagère fraternité. Souvent il se mêlait à ce désintéressement glorieux une poésie,telle que peuvent seuls la comprendre de nobles cœurs battant sous des haillons. Quelques ouvriers défendaient une barricade élevée dans la rue Saint-Joseph. Un bourgeois, qui combattait à leur côté, vit l’un d’eux s’appuyer languissamment contre les pierres de la barricade. Il le crut blessé ; car la chemise du jeune homme était ensanglantée, et son visage couvert d’une pâleur mortelle. Le bourgeois se penche sur lui ; mais l’ouvrier, d’une voix faible : « J’ai faim. » Une pièce de cinq francs lui est offerte. Alors, glissant sa main sous sa chemise sanglante, il tire de son sein un lambeau d’étendard royaliste, et dit à celui qui l’avait assisté : « Prenez, Monsieur : voici ce que je vous donne en échange. »

Et au milieu de tant de scènes lugubres, que d’épisodes consolants ! Sur la place des Victoires, où campaient les troupes du général Wall, des femmes du peuple furent vues portant des cruches remplies d’eau et de vin, qu’elles présentaient aux lèvres altérées des soldats. En même temps, le général entrait en négociation avec M. Degousée pourie transport des blessés. On plaçait ces malheureux sur des charrettes, et c’était un chef d’insurgés qui, suivi de quatre fantassins, vêtu d’une blouse, un bonnet de police sur la tête et un fusil à la main, se chargeait de conduire à travers Paris en deuil ce convoi gémissant et funèbre. Guerre inouïe, ou tout combattant affrontait la mort deux fois ; pour frapper son ennemi d’abord, et ensuite pour le sauver !

Mais c’était au marché des Innocents qu’était le fort de l’action. Le bataillon qui partit de là, pour éclairer jusqu’au boulevard la rue Saint-Denis, ne put qu’avec des efforts incroyables remplir sa triste mission. Arrivé à la cour Batave, il essuya une fusillade meurtrière, et ne parvint à la porte Saint-Denis qu’après avoir eu près de trente hommes tués ou blessés. Son colonel, M. de Pleineselve, avait été atteint mortellement : les soldats le portaient sur un brancard. La rue Saint-Denis, à mesure que le bataillon avançait, s’était couverte de barricades : il ne put revenir sur ses pas. Le général Quinsonnas resta donc au marché des innocents avec un petit nombre d’hommes, et enveloppé par l’insurrection.

Pendant que la lutte s’engageait ainsi sur divers points de Paris, voici ce que faisaient les députés. M. Audry de Puyraveau leur avait donné rendez-vous à midi dans son hôtel. M. Audry était puissant et riche, alors. Depuis, il est tombé dans la pauvreté et dans l’abandon ; il s’est senti frappé à toutes les parties sensibles du cœur, et aujourd’hui même il erre en pays étranger, n’ayant pu trouver où reposer sa tête sur une terre où il avait cru fonder la liberté ! M. Audry se défiait de la fermeté de ses collègues. Avant de leur ouvrir les portes de sa maison, il fit savoir secrètement à plusieurs étudiants et à un grand nombre d’ouvriers qu’une réunion de députés devait avoir lieu chez lui, et que, pour les pousser à une révolution énergique, il fallait leur faire peur. Aussi, en arrivant chez M. Audry de Puyraveau, les députés trouvèrent-ils la cour de l’hôtel remplie d’une foule bruyante et animée. Quelques jeunes gens essayèrent de s’introduire dans la salle de délibération : ce fut en vain ; mais cette salle était au rez-de-chaussée, les fenêtres étaient ouvertes : il fallut délibérer sous l’œil du peuple. M. Mauguin prit le premier la parole. « C’est une révolution que nous avons à conduire, dit-il ; entre la garde royale et le peuple nous avons à choisir. » Ces mots firent tressaillir MM. Sébastiani et Charles Dupin, qui s’écrièrent vivement : « Restons dans l’ordre légal ! » M. de Lafayette se mit à sourire avec dédain ; et, pendant que M. Guizot proposait à ses collègues d’intervenir dans l’insurrection comme médiateurs, on apporta la fausse nouvelle que l’Hôtel-de-Ville venait de tomber au pouvoir du peuple. Ce fut alors qu’au milieu de cette assemblée, en proie à une double terreur, M. Guizot se leva, tenant à la main un projet de protestation, conçu en ces termes :

« Les soussignés, régulièrement élus à la députation par les collèges d’arrondissements et de départements ci-dessous nommés en vertu de l’ordonnance royale du……, et conformément à la Charte constitutionnelle et aux lois sur les élections des……, et se trouvant actuellement à Paris, se regardent comme absolument obligés par leur devoir envers le roi et la France de protester contre les mesures que les conseillers de la couronne, trompant les intentions du monarque, ont fait naguère prévaloir pour le renversement du système légal des élections et la ruine de la liberté de la presse. Lesdites mesures, contenues dans les ordonnances des………… sont, aux yeux des soussignés, directement contraires à la Charte constitutionnelle, aux droits constitutionnels de la chambre des pairs, au droit public des Français, aux attributions et aux arrêts des tribunaux, et propres à jeter l’état dans une confusion qui compromet également la paix du présent et la sécurité de l’avenir. En conséquence, les soussignés, inviolablement fidèles à leur serment au roi et à la Charte constitutionnelle, protestent d’un commun accord, non seulement contre lesdites mesures, mais contre tous les actes qui en pourraient être le conséquence. Et, attendu, d’une part, que la chambre des députés n’ayant pas été constituée, n’a pu être légalement dissoute d’autre part, que là tentative de former une autre chambre des députés d’après un mode nouveau et arbitraire, est en contradiction formelle avec la Charte constitutionnelle et les droits acquis des électeurs, les soussignée déclarent qu’ils se considèrent toujours comme légalement élus à la députation par les collèges d’arrondissements et de départements dont ils ont obtenu les suffrages, et comme ne pouvant être remplacés qu’en vertu d’élections faites selon les principes et les formes voulues par les lois. Et si les soussignés n’exercent pas effectivement les droits et ne s’acquittent pas de tous les devoirs qu’ils tiennent de leur élection légale, c’est qu’ils en sont empêchés par une violence matérielle contre laquelle ils ne cesseront de protester. »

Des flots de sang coulaient dans Paris au moment où M. Guizot donna lecture de cet acte. Il fut diversement accueilli. Les uns, comme MM. de Lafayette, Laffitte, Audry de Puyraveau, Bérard, Daunou, de Schonen, Mauguin, Bavoux, de Laborde, Labbey de Pompières, avaient peine à comprendre qu’on parlât de fidélité au roi et de conseillers trompant les intentions du monarque, au sein d’une ville ravagée et à la lueur de cent combats. Les autres, tels que MM. Charles Dupin et Sébastiani, trouvaient la déclaration téméraire. M. Casimir Périer se faisait remarquer, entre tous, par son agitation convulsive. Il s’approcha de M. Laffitte et lui dit : « Il faut absolument négocier avec Marmont. Quatre millions ici ne seraient pas mal employés. » L’idée d’une démarche à faire auprès de Marmont ne tarda pas à se répandre dans l’assemblée. M. Laffitte est chargé de désigner les cinq membres qui doivent composer la députation. Il nomme MM. Casimir Périer, Mauguin, Lobau et Gérard. Une nouvelle réunion est indiquée pour quatre heures chez M. Bérard. La séance est levée, et les cinq commissaires se mettent en marche pour le quartier général, après s’être rendus préalablement chez M. Laffitte pour s’y concerter. En mettant le pied sur la place du Carrousel, M. Casimir Périer, dans l’excès de son trouble, ne put s’empêcher de dire à M. Laffitte : « Je crains bien que nous n’allions nous jeter dans la gueule du loup. »

Les députés furent précédés auprès du duc de Raguse par M. Arago. Ce jour-là même, dans la matinée, M. Arago avait reçu une lettre de Mme de Boignes. Cette dame le conjurait d’aller trouver Marmont, et d’essayer l’empire qu’il avait sur l’esprit du maréchal, afin de sauver Paris d’un irréparable désastre. M. Arago hésitait : dans les discordes civiles, la haine est si soupçonneuse ! Une noble inspiration le décida. Il fait venir son fils aîné et lui ordonne de le suivre, un père ne pouvant être soupçonné d’avoir voulu faillir en présence de son fils. Ils partent ; ils arrivent à l’état-major à travers les balles. Une salle s’ouvre devant eux. Au milieu, une table de billard sur laquelle M. Laurentie rédigeait un article pour la Quotidienne, et dans toute cette enceinte, la plus effroyable confusion. Les aides-de-camp se croisaient en désordre, pâles, couvers de sueur et de poussière. De la pièce occupée par le général en chef, des dépêches partaient à chaque instant ; mille rumeurs orageuses venaient du dehors, mêlées au bruit des coups de fusil ; et réunis là pêle-mêle, les officiers supérieurs suivaient avec anxiété les péripéties du combat, debout, l’oreille attentive et le visage altéré.

Quand M. Arago se présenta tout à coup avec sa taille colossale, sa puissante tête et son œil ardent, ce fut une agitation terrible. On l’entoure de toutes parts avec des accents de frayeur ou des menaces, comme si on eût vu apparaître en lui quelque soudaine et vivante image du peuple soulevé. Alors un officier polonais, M. Komierowski s’approchant de lui rapidement : « Monsieur, si quelqu’un porte la main sur vous, je lui fais tomber le poignet d’un d’un coup de sabre. »

M. Arago est conduit auprès du général en chef. Mais, avant qu’il eût ouvert la bouche, Marmont lui criait d’une voix brève et en étendant le bras :

« Ne me proposez rien qui me déshonore. » — « Ce que je viens vous proposer vous honorerait, au contraire. Je ne vous demande pas de tourner votre épée contre Charles X ; mais refusez tout commandement, et partez à l’instant même pour Saint-Cloud. — Comment ! que j’abandonne le poste où la confiance du roi m’a placé ! que je lâche pied, moi soldat, devant des bourgeois ameutés ! que je fasse dire à l’Europe que nos braves troupes ont reculé devant une populace armée de pierres et de bâtons ! C’est impossible ! c’est impossible ! Vous connaissez mes sentiments. Vous savez si je les ai approuvées, ces ordonnances maudites ! Mais une horrible fatalité pèse sur moi il faut que mon destin s’accomplisse. — Vous pouvez combattre cette fatalité. Un moyen vous reste pour effacer dans la mémoire des Parisiens les souvenirs de l’invasion… Partez, partez sans retard ! »

En ce moment, un homme s’élance dans la salle d’attente, Il est en veste et porte une casquette de loutre. A l’aspect de cet inconnu, on se trouble, on veut l’arrêter, et c’est à peine s’il a le temps d’abattre sa casquette d’un revers de main, en s’écriant : « Vous ne me reconnaissez donc pas ! je suis l’aide-de-camp du général Quinsonnas. J’ai coupé mes moustaches pour pouvoir arriver jusqu’ici. » Il demande à parler au duc de Raguse. Il lui annonce que les troupes postées au marché des Innocents ont déjà beaucoup souffert ; qu’un renfort est nécessaire. — « Eh ! n’avez-vous pas du canon ? — Du canon, Monsieur le maréchal ! mais on ne dresse pas les canons en l’air ! Et que peuvent les canons contre les pavés, les meubles qui, de chaque fenêtre, tombent sur la tête des soldats ? »

On apporta en effet dans la salle voisine un lancier qui venait d’être renversé de cheval. Ce malheureux était tout taché de sang, et son uniforme entr’ouvert laissait voir, enfoncés dans sa poitrine, des caractères d’imprimerie qui avaient été employés en guise de balles.

Le duc de Raguse se promenait à grands pas ; les mouvements tumultueux de son cœur passaient rapidement sur son visage. « Des bataillons, dit-il avec impatience à l’aide-de-camp ! Je n’ai pas de bataillons à leur envoyer. Qu’ils se tirent de là comme ils pourront ! »

L’aide-de-camp sortit, et M. Arago, reprenant ses exhortations avec une chaleur croissante. — « Eh bien… murmurait le duc de Raguse… ce soir… je verrai… » — « Ce soir mais y songez-vous ? Ce soir des milliers de famille seront en deuil ! Ce soir, tout sera fini ! Et, quel que soit le sort du combat, votre position sera terrible. Vaincu, votre perte est assurée. Vainqueur, on ne vous pardonnera jamais tout ce sang. »

Le maréchal parut ébranlé. Alors, continuant avec plus de force : « Faut-il tout vous dire, s’écria M. Arago ? J’ai recueilli dans la foule sur mon passage des paroles sinistres : On mitraille le peuple ; c’est Marmont qui paie ses dettes. » À ces mots, Marmont porta la main à la garde de son épée.

On annonça l’arrivée de cinq députés qui venaient parlementer. M. Arago leur céda la place et fut témoin, à l’instant même, d’une scène extraordinaire. Le gouverneur des Tuileries, M. Glandevez, ayant pressé la main à un des cinq négociateurs, M. d’Ambrugeac avait osé dire qu’il s’en plaindrait au roi. Indigné, le général Tromélin pousse droit à lui, l’apostrophe d’une voix tonnante, et se félicite d’avoir enfin trouvé une occasion de faire éclater ce qu’il avait au fond de l’âme. L’explosion de cette colère fut si impétueuse que, si elle avait rencontré quelque résistance, les épées seraient sorties du bourreau. Tant il y a d’antipathies ardentes sous cette froide et trompeuse uniformité de la vie des cours !

En se retirant, M. Arago apprit à M. Delarue, aide-de-camp du duc de Raguse, qu’il avait vu sur la place de l’Odéon des soldats disposés à se joindre au peuple. Vivement frappé de cette nouvelle, M. Marne court la communiquer au prince de Polignac, et revient découragé, en disant : « Il veut que, si la troupe passe du côté du peuple, on tire aussi sur la troupe. »

Sur ces entrefaites, arrivèrent les cinq commissaires. Ils furent introduits dans l’appartement du duc de Raguse. Il était seul. M. Laffitte prenant la parole au nom de ses collègues, conjura le maréchal de faire arrêter l’effusion du sang. Il lui représenta tout ce qu’il y aurait de funeste, non-seulement pour la nation, mais pour le trône, dans une violation obstinée de toutes les lois constitutives du pays. Le maréchal répondit que ce n’était pas à lui à juger de l’inconstitutionnalité des ordonnances ; qu’il était militaire et devait, sous peine d’infamie, rester au poste où la confiance du roi l’avait placé ; que, d’ailleurs, avant de demander la révocation des ordonnances, il fallait faire mettre bas les armes aux Parisiens, et qu’il y allait de son honneur de ne pas céder. En prononçant ces paroles, il interrogeait du geste et du regard les généraux Gérard et Lobau. — « Votre honneur, reprit alors vivement M. Laffitte ! votre honneur, Monsieur le maréchal ! mais il n’y a pas deux honneurs, et de tous les crimes, le plus grand est de verser le sang de ses concitoyens ! — Pouvez-vous bien me tenir ce langage, Monsieur Laffitte, vous qui me connaissez, dit le duc de Raguse d’une voix pénétrée ? Eh que puis-je faire ? J’écrirai au roi. »

M. Laffitte ayant alors demandé à Marmont s’il avait quelque espoir dans le succès de cette dernière tentative, Marmont secoua tristement la tête « Dans ce cas, ajouta M. Laffitte, je suis décidé à me jeter corps et biens dans le mouvement. »

Un officier entra et entretint Marmont à voix basse. Tout à coup se retournant vers les négociateurs : « Répugneriez-vous, leur dit le maréchal, à voir le prince de Polignac ? » Sur leur réponse négative, il sortit, mais rentra presque aussitôt. Le prince refusait de recevoir les députés. Tel était, en effet, l’indomptable fanatisme de cet homme. Dans la nuit même qui suivit cette journée sanglante, il disait à un officier nommé Blanchard, qui avait une fort belle voix, et qui, le 28, avait fait jouer le canon sur la place de Grève : « Monsieur, j’ai souvent admiré votre voix ; mais jamais elle ne m’a été au cœur comme aujourd’hui. »

Le duc de Raguse, on l’a vu, n’avait accepté qu’en frémissant la mission funeste qui lui avait été imposée. Cependant il avait dû lancer des mandats d’arrestation contre quelques hommes depuis long-temps suspects à la cour, tels que MM. Lafayette, Laffitte, Audry de Puyraveau, Eusèbe de Salverte, Marchais. Il profita de la visite des députés pour retirer ces cruels mandats. Sa loyauté lui servait ici de prétexte. Il écrivit ensuite au roi, comme il l’avait promis. C’était la troisième lettre qu’il adressait à Charles X, depuis la mise en état de siège de la capitale. La première s’était égarée. Dans la seconde il disait : « Sire, ce n’est plus une émeute, c’est une révolution. L’honneur de la couronne peut encore être sauvé : demain peut-être il ne serait plus temps. » Dans la troisième, enfin, après avoir rendu compte au roi de la démarche des cinq commissaires, il le pressait de retirer les ordonnances, tout en lui donnant avis que les troupes pouvaient tenir un mois. M. de Polignac lut cette lettre, et, s’appuyant sur les assurances qu’elle contenait, il écrivit à son tour à Charles X pour l’encourager à une résistance vigoureuse. La dépêche du maréchal fut portée à Saint-Cloud par M. de Komiérowski ; mais il ne partit que quelques instants après le courrier que, de son côté, le prince de Polignac expédiait à Charles X. Aussi les recommandations du maréchal ne firent-elles aucune impression sur l’esprit du roi, qui lui fit répondre par M. de Komiérowski de rassembler les troupes autour du palais des Tuileries et d’agir avec des masses.

Mais déjà il n’était plus temps de placer dans de nouvelles dispositions stratégiques le salut de la monarchie. L’insurrection croissait de minute en minute ; tous les quartiers s’ébranlaient. Comment éteindre cet incendie allumé sur mille points divers ? La révolte avait, depuis long-temps, passé la Seine. Le passage Dauphine était une véritable place d’armes d’où sortaient à tout moment des combattants nouveaux. Il régnait là un enthousiasme qui tenait du délire. Armand Cartel, qui déplorait des combats qu’il jugeait inutiles, s’était rendu au milieu de ses amis, pour leur représenter ce qu’il y avait de nécessairement stérile dans leur héroïsme, et, monté sur une table, il était occupé à les haranguer, lorsqu’un pistolet dirigé contre sa poitrine lui montra combien le mouvement était devenu irrésistible. Des clameurs furieuses retentissaient rue de Grenelle-Saint-Germain, autour de l’hôtel du ministre de la guerre. Enrayée, Mme de Bourmont avait elle-même fait arborer le drapeau tricolore ; M. de Champagny le fit disparaître.

Cet officier supérieur ne négligeait rien depuis deux jours pour s’employer au service de sa cause ; mais on lui laissait tout ignorer et on ne le consultait pas. C’était d’un homme parfaitement étranger au ministère de la guerre que le prince de Polignac recevait les informations militaires dont il avait besoin ; et tel était l’esprit de vertige qui avait saisi les chefs, qu’on n’avait pas même songé à prévenir les camps de Lunéville et de Saint-Omer. M. de Champagny en fit la proposition expresse. Mais la ligne télégraphique était coupée. Des trois frères, directeurs du télégraphe, deux étaient libéraux, le troisième royaliste. La dépêche fut portée jusqu’à Écouen, à travers les barricades, par un pauvre invalide qui avait une jambe de bois. C’était enfin dans la haute sphère d’où tous les ordres devaient partir, une imprévoyance complète, une confusion inexprimable. Aucune distribution régulière de vivres n’avait encore été faite aux troupes. M. de Champagny, apprenant que la manutention était menacée, en fit sur-le-champ passer l’avis au quartier-général. On y envoya deux compagnies de vétérans qui, à peine arrivées, se laissèrent désarmer. M. de Champagny s’adressa aussitôt à M. de Latour-Maubourg, gouverneur des Invalides, et avec les approvisionnements particuliers de l’hôtel, on établit à l’école militaire une sorte de manutention nouvelle. Efforts inutiles ! Quand il fut question de faire escorter les vivres destinées aux troupes, les communications étaient interrompues, et la faim vint s’ajouter à toutes les souffrances qui, dans cette journée, accablèrent le soldat.

A quatre heures, les députés, comme on en était convenu, se trouvèrent réunis chez M. Bérard. Une vive anxiété se peignait sur tous les visages. M. Laffitte rendit compte de la démarche des commissaires auprès du duc de Raguse. Ainsi donc, la royauté ne se jugeait pas en péril ! Elle se croyait même en mesure de dicter des conditions ! N’était-il pas bien imprudent de braver un pouvoir aussi sûr de lui-même ? Des exclamations, parties de tous les coins de la salle, témoignèrent de l’effroi de l’assemblée. D’un autre côté, la persistance des Parisiens dans la révolte, les cris de mort poussés dans la cour même de l’hôtel ; l’ardeur bruyante des citoyens qui se pressaient aux portes, le bruit lointain des cloches mêlé aux détonations de la mousqueterie et aux roulements des tambours, tout cela prouvait que ce n’était pas à Saint-Cloud seulement qu’était la force, et que, comme la royauté, le peuple avait ses passions. Quel parti prendre ? Celui du courage, disaient M. Bérard et quelques-uns de ses amis. Deux journalistes, MM. Andra et Barbaroux s’étaient précipités dans la salle, et ils étaient là, taisant honte aux députés de leur faiblesse, les adjurant de se mettre à la tête des insurgés et de ne pas laisser sans chefs une population armée pour la querelle de la bourgeoisie. M. Coste apportait en même temps une épreuve de la protestation que nous avons rapportée et qu’il avait été chargé d’imprimer ; mais, non content de l’avoir purgée de toute expression monarchique, il refusait de la publier, à moins que les députés n’y apposassent leurs signatures. Il fallait se décider. M. Sébastiani eût peur, et sortit, accompagné de M. Bertin de Vaux et du général Gérard. Peu à peu l’assemblée se trouva réduite à un fort petit nombre de membres. Pour échapper au danger des signatures réelles, on imagina de faire une liste de noms c’était laisser à chacun la ressource d’un désaveu ; et, comme le moyen ne paraissait pas encore assez rassurant, on proposa de grossir cette liste des noms de tous les députés libéraux absents de Paris. « Voilà qui est fort bien vu, dit M. Laffitte d’un ton railleur : si nous sommes vaincus, personne n’aura signé ; si nous sommes vainqueurs, les signatures ne manqueront pas. » M. Dupin aîné n’assistait point à cette réunion. Son nom fut porté sur la liste, mais rayé par M. Mauguin, qui paraissait craindre de la part de son collègue une réclamation violente en cas d’insuccès. Les députés, en se retirant, eurent à traverser une foule que leur conduite remplissait d’indignation. M. Sébastiani, entr’autres, fut poursuivi par cette malédiction populaire qui, deux jours après, se perdait dans des chants de triomphe. Leçon éternellement stérile !

Le général Vincent qui, en compagnie du général Pajol, avait parcouru divers quartiers de cette ville en feu, partit pour Saint-Cloud dans la soirée. Il allait rendre compte à Charles X de ses impressions, et lui apprendre que la situation s’assombrissait de plus en plus ; qu’on n’avait reçu des nouvelles ni du comte de Saint-Chamans ni du général Talon ; que les troupes étaient sans vivres, qu’elles mouraient de soif, et ne trouvaient sur leur passage que visages menaçants ou portes fermées. Un courtisan que le général Vincent rencontra en route et auquel il fit part de ces tristes détails, trouva moyen de le devancer à Saint-Cloud, pour l’y démentir d’avance, bien sûr de faire sa cour au monarque en le tenant en garde contre la vérité. Charles X reçut donc avec froideur les renseignements douloureux, mais fidèles, que le général Vincent lui apportait. « Les Parisiens sont dans l’anarchie, lui dit-il, l’anarchie les ramènera nécessairement à mes pieds. » Semblable en cela à tous les princes, Charles X ne croyait guère qu’au dévouement de ceux qui consentaient à entrer dans ses illusions. Or, comme en un tel moment, on ne pouvait les caresser sans le trahir, les courtisans le trahissaient dans la crainte de lui déplaire.

Au reste, à mesure que les heures s’écoulaient, l’anxiété des hommes de transaction devenait plus vive. Casimir Périer, surtout, se montrait saisi d’épouvante. Il avait dit à M. Alexandre de Girardin, dans la matinée du 28 : « Ce qui convient le mieux à la France, ce sont les Bourbons sans les ultra. » Et en effet, il ne songeait alors qu’à garantir le trône de Charles X. D’accord avec lui, M. Alexandre de Girardin courut à Saint-Cloud presser le monarque de rapporter les ordonnances.

Une sourde agitation s’était répandue dans la demeure royale. Personne n’y était à son poste ; le service du château était presqu’entièrement interrompu et les gens de la haute domesticité s’esquivaient l’un après l’autre. Toutefois, chez les courtisans les plus exercés, l’inquiétude était tempérée par la crainte d’offenser le maître ; quelques-uns même se montraient pleins de confiance, par un raffinement d’adulation que dénonçait leur pâleur.

Dans la matinée, Mme de Gontaut traversa en courant la salle des gardes ; elle se dirigeait vers l’appartement de Charles X, et, cachant à demi son visage dans ses mains, elle s’écriait : « Sauvez le roi, Messieurs ! sauvez le roi ! » A l’instant, chacun fut sur pied ; les gardes mirent leurs casques en toute hâte ; M. de Damas, qui se promenait dans le parc avec son royal élève, le prit dans ses bras et se mit à gravir rapidement le Trocadero, suivi par M. Mazas qui soutenait Mme de Damas consternée. Le cri aux armes ! poussé mal à propos par un factionnaire, avait suffi pour mettre en émoi tous les habitants du château.

M. de Girardin trouva cependant Charles X parfaitement convaincu du succès, et inébranlable dans son dessein. Mais pendant qu’il le suppliait de rapporter les ordonnances, la duchesse de Berry parut ; et comme elle parlait avec emportement de la nécessité de sauver, par une attitude ferme, la majesté royale : « Eh mon Dieu ! Madame, s’écria le premier veneur, ce ne sont pas mes intérêts que je défends ici, mais bien les vôtres. Le roi ne joue pas seulement sa couronne, il joue celle de monseigneur le Dauphin ; il joue celle de votre fils, Madame ! » Et il continua ses sollicitations. Charles X l’envoya au Dauphin ; mais celui-ci répondit d’un ton sec : « Je suis le premier sujet du royaume, et, comme tel, je ne dois avoir d’autre volonté que celle du roi. » Politique des princes, obéissants jusqu’au servilisme, ou traîtres jusqu’à l’assassinat.

D’autres tentatives du même genre furent faites dans cette journée auprès de Charles X. Le baron de Vitrolles parut au château. Il engagea le roi en termes fort pressants à traiter avec les factieux, lui représentant qu’il était bon de céder quelquefois aux circonstances pour mieux se mettre en mesure de les dominer plus tard ; que cette politique avait été celle de Mazarin, et jusqu’à un certain point, celle de Richelieu lui-même. Charles X ne cacha point la répugnance qu’il éprouverait à ruser avec la révolte. D’ailleurs, il croyait la force de son côté, et il parla du triomphe inévitable de sa volonté avec tant d’assurance, que le baron fut un moment convaincu. Mais quand, le soir, il rentra dans Paris, à travers des barricades ensanglantées et au bruit de la fusillade, il jugea que la voix des courtisans, toujours menteuse, endormait le malheureux roi sur les bords d’un abîme. Il revit le docteur Thibault qui lui remit, non pas précisément de la part du général Gérard, mais en son nom, un lambeau de papier, sur lequel étaient écrits deux noms : ceux de MM. de Mortemart et Gérard. Le baron de Vitrolles se chargea d’aller le lendemain à Saint-Cloud proposer au roi les deux ministres qui venaient d’être désignés. Et telle fut l’origine de ce ministère Mortemart, qui devait être si vite emporté par la tempête.

Pendant que Charles X ne songeait qu’à répandre autour de lui sa sécurité fatale, un projet hardi se tramait presque sous ses yeux dans l’appartement de Mme de Gontaut. Convaincu de l’impuissance du vieux monarque à défendre sa dynastie, le général Vincent avait résolu de sauver la royauté, sans le roi, à l’insu du roi, et, s’il le fallait, malgré le roi. Il se’rendit auprès de Mme de Gontaut et lui exposa que, dans l’état des choses, le sort de la monarchie dépendait d’une résolution héroïque. Il lui proposait donc de conduire à Paris la duchesse de Berry et son fils. On aurait fait une pointe sur Neuilly, on se serait emparé du duc d’Orléans qu’on aurait engagé de vive force dans les hasards de l’entreprise, puis on serait entré dans Paris par les faubourgs, et la duchesse de Berry, montrant au peuple l’enfant royal, l’aurait confié à la générosité des combattants. Mme de Gontaut approuva ce projet. Malgré ce qu’il avait d’aventureux, ou plutôt, à cause de cela même, il séduisait l’imagination mobile de la duchesse de Berry tout fut convenu pour l’exécution. Mais l’infidélité d’un confident mit Charles X sur la trace du complot, et il échoua.

Cependant l’insurrection embrasait tous les quartiers de la ville, et partout le peuple avait l’avantage. Un bataillon suisse couvrait le quai de l’École. Le duc de Raguse qui, comme nous l’avons dit, avait reçu ordre de concentrer ses troupes autour des Tuileries, envoya dire au lieutenant-colonel, M. de Maillardoz, de se rendre sur-le-champ au marché des Innocents, et d’en ramener le général Quinsonnas qui y était cerné de toutes parts. M. de Maillardoz partit du quai de l’École à la tête des Suisses, et atteignit par la rue de la Monnaie la pointe Saint-Eustache ; mais, au lieu de redescendre au marché des Innocents par la rue Montmartre, il suivit la rue Montorgueil. Erreur fatale ! car il n’était pas arrivé à la rue Mandar que déjà le pavé était jonché de morts ; et quand il fallut entrer dans cette rue, que fermait une énorme barricade, ce fut une horrible boucherie. La barricade fut franchie cependant ; mais le lendemain, sur les pierres dont elle était formée, on voyait étendus les cadavres de plusieurs soldats suisses, et en travers celui d’un de leurs officiers : monument funèbre de l’intrépidité et des vengeances du peuple ! M. de Maillardoz poursuivit sa route, regagna la rue Montmartre et la parcourut, au milieu des coups de fusil, jusqu’au marché des Innocents. Là ses soldats, se réunissant à ceux du général Quinsonnas, descendirent avec eux vers le fleuve, et allèrent prendre position au quai de l’École.

Quant aux troupes qui occupaient l’Hôtel-de-Ville, elles continuaient à se défendre contre une masse sans cesse renouvelée d’insurgés. Postées aux fenêtres de l’Hôtel-de-Ville, elles faisaient de là sur toutes les rues qui l’entourent un feu plongeant et continu. Le nombre des victimes sur ce point était considérable à onze heures du soir, c’est-à-dire au moment où, réunis pour la seconde fois chez M. Audry de Puyraveau, les députés y donnaient le spectacle de leurs incertitudes et de leur impuissance. Dans cette réunion. MM. Laffitte, Lafayette, Mauguin, Audry, de Laborde, Bavoux, Chardel, déployèrent une fermeté honorable. Mais M. Sébastiani s’y montra plus partisan que jamais de l’ordre légal. « Nous négocions, Messieurs, disait-il. Notre rôle ici est celui de médiateurs, et nous n’avons même plus la qualité de députés. — Nous conspirons comme conspire le peuple, et avec lui », répondait M. Mauguin d’une voix émue, et M. Laffitte rappelait cette menace qu’il avait faite au duc de Raguse : « Si les ordonnances ne sont pas retirées, je me jette corps et biens dans le mouvement. » La salle était au rez-de-chaussée ; le peuple entendait tout par les fenêtres que M. Audry de Puyraveau avait fait ouvrir. Ce ne fut bientôt contre le général Sébastiani qu’un cri de colère. Plusieurs combattants s’étaient élancés dans la cour : ils venaient dire combien la lutte avait été meurtrière. Alors, pénétrés de douleur, MM. de Lafayette, Laffitte, Audry de Puyraveau, de Laborde, s’écrièrent tous qu’il fallait diriger les efforts du peuple, s’associer à ses périls, adopter son étendard. M. Guizot restait silencieux et immobile. M. Méchin laissait percer dans l’expression de son visage son mécontentement et son embarras. Quant à M. Sébastiani, il n’eut pas plutôt entendu parler du drapeau tricolore que, se levant avec les signes de la plus violente anxiété, il déclara que, pour son compte, il ne pouvait prendre part à de semblables discussions, et qu’il n’y avait de drapeau national que le drapeau blanc. Puis, s’adressant à M. Méchin : « Venez-vous, lui dit-il ? » Et ils sortirent. « C’est assez de tant de paroles vaines, dit M. Audry de Puyraveau, il est temps d’agir. Montrons-nous au peuple, et en armes. » De son côté, M. de Lafayette demandait qu’on lui assignât un poste, ajoutant qu’il était résolu à s’y rendre à l’instant même. On se sépara encore une fois sans rien conclure, et en se donnant rendez-vous chez M. Laffitte pour six heures du matin. Mais cette séance pouvait servir à apprécier plus tard certains hommes qu’on vit parmi les triomphateurs.

Lafayette fut accueilli, en sortant, par quelques vives acclamations. L’âge avait affaibli son corps sans glacer son cœur. Ivre d’ailleurs de popularité, il était prêt au sacrifice de sa vie. Mais son ardeur était continuellement combattue et attiédie par les personnes de son entourage. Dans cette nuit du 28 au 29, il chemina quelque temps à pied, appuyé sur le bras de M. Carbonel et suivi de M. de Lasteyrie et d’un domestique. Il ouvrait déjà l’oreille aux cris qui, le lendemain, salueraient sans doute son passage, et respirait avec exaltation ces parfums de révolte répandus dans la ville. Arrivé à sa voiture, il allait y monter, lorsqu’un citoyen se présente : « Général, je vais à la cour des Fontaines, où m’attendent quelques insurgés. Je leur parlerai en votre nom ; je leur dirai que la garde nationale est sous vos ordres. Y pensez-vous, Monsieur, s’écrie aussitôt M. Carbonel ? vous voulez donc faire fusiller le général ? » Voilà quelles influences poursuivaient Lafayette au sein d’une crise où il lui était commandé de jouer sa tête. Aussi bien, quelle que soit la puissance des noms connus, elle ne suffit pas toujours ; et certes, parmi les combattants de juillet, il y en avait plus d’un capable de comprendre que les agitations populaires permettent tout à l’audace des hommes nouveaux. En effet, tandis que, sur un point de Paris, les plus chauds amis de Lafayette craignaient de voir compromettre ce grand nom, voici la scène caractéristique qui se passait sur un autre point. A la même heure, deux citoyens, MM. Higonnet et Degousée, se promenaient sur la place des Petits-Pères devenue déserte. Un inconnu les aborde et leur dit : « Le combat recommence demain. Je suis militaire. Avez-vous besoin d’un général ? — D’un général, répond M. Degousée ? Pour en faire un, en temps de révolution, il suffit d’un tailleur. » Et M. Higonnet ajoute : « Vous voulez être général ? eh bien, prenez un uniforme et courez où l’on se bat. » Cet inconnu se nommait Dubourg. Il trouva le conseil bon ; il le suivit comme on verra plus bas, et le lendemain il fut roi de Paris pendant quelques heures.

Le silence était descendu sur la ville avec la nuit. Quelle journée ! Paris n’en avait pas eu de plus terrible, même durant les sauvages querelles des Armagnacs et des Bourguignons. Or, pourquoi tout ce sang versé ? On avait crié Vive la Charte ! mais ce cri avait fait tressaillir au fond de leurs demeures et les députés et la plupart de ceux dont la Charte fondait le pouvoir. On avait crié Vive la Charte ! mais quels étaient les combattants ? c’étaient quelques jeunes bourgeois, hommes de résolution et de cœur, qui ne voyaient dans la Charte qu’un despotisme habilement déguisé ; c’étaient des prolétaires à qui la Charte était inconnue, et qui, la connaissant, l’auraient maudite ; c’étaient enfin, et surtout, les enfants des rues de Paris, race étourdie et vaillante, héroïque à force d’insouciance, avide d’amusements et par cela même guerrière, parce que les combats sont une manière de jeu. Et comme pour mettre le comble à cette dérision immense et cruelle, le généralissime des troupes royales, le duc de Raguse, condamnait ces ordonnances pour le maintien desquelles il faisait tirer sur le peuple. N’importe, on devait aller jusqu’au bout ; car la sottise humaine ne s’épuise pas si vite. On se mit donc, après les massacres du 28, à élever des barricades, en prévision des massacres du 29. Et dans cette nuit sans repos, combien de mères attendirent un fils qui ne revint pas !

Les troupes, cependant, s’étaient repliées de toutes parts vers les Tuileries. Celles qui occupaient l’Hôtel-de-Ville, n’ayant plus à minuit que quarante cartouches, s’étaient décidées à la retraite. Les soldats sortirent, emportant ceux de leurs camarades qui avaient été tués ou blessés. Ils marchaient avec défiance, prêtaîent l’oreille au moindre bruit, et semblaient soupçonner derrière chaque barricade des assaillants nouveaux. Mais ils ne rencontrèrent pas d’ennemis. Seulement, il y avait sur leur route des morts que l’on heurtait du pied dans les ténèbres.





CHAPITRE V.


29 juillet. — Préparatifs de combat. — Abattement des troupes. — Le général Dubourg à l’Hôtel-de-Ville. — Dépêche de l’ambassadeur de Suéde saisie ; dispositions du corps diplomatique. — Terreurs des dignitaires du royaume : ils désirent une transaction ; départ de MM. de Semouville et d’Argout pour Saint-Cloud. — Le général Vincent à Versailles. — Entrevue de Charles X et de M. de Sémouville. — Combats dans Paris ; prise de la caserne de Babylone. — Invasion du Louvre et des Tuileries ; retraite des troupes ; frayeur de M. de Talleyrand. — Le peuple dans le palais des rois ; son désintéressement ; philosophie de ce désintéressement. — Combat dans la rue de Rohan ; scènes de vengeance ; scènes de générosité. — Tentatives pour tromper le peuple. — Défection de deux régiments. — Panique à l’hôtel Laffitte. — Après la bataille, scènes de fraternité ; combien elles durent ; pourquoi on exalte les vertus du peuple. — Les voleurs fusillés sur place : philosophie de ces exécutions. — Aspect de l’hôtel Laffitte ; un complot dans une révolution. — Paris gouverné par un pouvoir imaginaire. — Côté bouffon de ces prodigieux événements. — Commission municipale. — Lafayette à l’Hôtel-de-Ville. Promenade du général Gérard. — Prévoyance du duc de Choiseul. — Courage mêlé de cruauté. — Les troupes en retraite rencontrée, par le dauphin ; insensibilité de ce prince. — Arrivée des troupes à Saint-Cloud. — Le duc de Mortemart nommé ministre à Saint Cloud. — Négociations entre le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville et les messagers de Charles X. — La signature de Casimir Périer toute puissante. — Démarche de M. d’Argout auprès de M. Laffitte. — Paroles remarquables du général Pajol. — La famille royale à Saint-Cloud. — Générosité de Charles X à l’égard du duc d’Orléans. — Partie de whist. — Étranges scènes qui précèdent la révocation des ordonnances. — M. de Mortemart arrive à Paris. — Nuit du 29.


Le 29, à la pointe du jour, quelques bourgeois vigilants sortirent de la maison de M. Baude pour parcourir la ville : elle était silencieuse, déserte, et les combats de la veille y avaient laissé des traces sanglantes. Arrivés sur la place de Grève, où gisaient encore quelques cadavres, ils furent frappés du calme lugubre qui y régnait. Ils convinrent alors de se partager les divers quartiers de Paris et d’aller partout répandre la fausse nouvelle qu’un rassemblement immense s’était formé devant l’Hôtel-de-Ville, et qu’on devait partir de là pour marcher sur le Louvre.

Déjà les ouvriers des faubourgs se préparaient à recommencer la lutte, mais des préoccupations d’un autre genre tourmentaient une certaine portion de la bourgeoisie. M. Baude, suivi d’une bande nombreuse avec laquelle il avait visité plusieurs casernes et interrogé la fidélité du soldat, trouva sur la place Royale une compagnie de gardes nationaux rangés en bataille. Il les harangua vivement, leur apprit que les troupes se laissaient partout désarmer, et voulut les entraîner sur ses pas à l’Hôtel-de-Ville. Il s’y refusèrent obstinément : ils ne s’étaient armés, disaient-ils, que pour sauver leurs maisons du pillage.

Pendant ce temps, un citoyen nommé Galle, perçait la ligne de factionnaires établie sur la place du Carrousel. Il s’avançait guidé par un inconnu auquel les soldats ouvraient passage. Introduit auprès du duc de Raguse, « Monsieur le maréchal, s’écria-t-il, d’une voix tremblante d’émotion, vos troupes tirent du haut de quelques balcons de la rue Saint-Honoré sur des citoyens inoffensifs ; ne pouvez-vous faire cesser de telles atrocités ? — Vous m’insultez, Monsieur, en me regardant comme l’auteur de pareils ordres, répondit le duc de Raguse. Je viens d’ordonner aux troupes de ne faire feu que pour se défendre : une proclamation va en instruire Paris. — Comment ! reprit M. Galle, depuis deux jours, Monsieur le maréchal vous faites tirer sur le peuple et l’autorité municipale ne s’est pas encore montrée ! — C’est vrai, dit le maréchal, en portant la main à son front avec désespoir, c’est vrai ! » Et appelant son secrétaire : « Que les maires de Paris soient convoqués d’ici à une heure. — D’ici à une heure, Monsieur ! mais qui sait ce qui arrivera d’ici à une heure ? Peut-être n’existerez-vous plus, ni deux cent mille Parisiens, ni le roi, ni moi qui vous parle. Ce qu’il faut faire, Monsieur le maréchal, permettez-moi de vous le dire  partez à l’instant arrêtez ces fusillades que vous entendez d’ici ; allez à Saint-Cloud dire, au roi que nous avons dépavé nos rues ; que le haut de nos maisons est rempli de pavés ; que cent mille des plus braves soldats ne prendraient point Paris ; que beaucoup de gens qui entendent la guerre, moi, tout le premier, vont se mettre à la tête de la population si des concessions immenses ne sont pas faites. »

Le duc de Raguse répondit avec accablement que le roi savait tout, mais qu’il prêterait peut-être l’oreille à une députation, pourvu que ce fut une députation de la bourgeoisie[20].

Le duc de Raguse, au sortir de cet entretien, donna ordre aux maires de se réunir. Quatre d’entre eux se rendirent à cet appel. La proclamation dont le maréchal avait parlé était imprimée. On mit en liberté des prisonniers qu’on chargea de la répandre dans le peuple.

Les troupes royales se trouvaient alors refoulées loin des quartiers populeux, dont les innombrables barricades élevées dans la nuit leur fermaient irrévocablement l’accès. Elles n’occupaient plus que le cordon qui s’étend du Louvre aux Champs-Elysées. Des troupes de ligne stationnaient dans le jardin des Tuileries et sur la place Vendôme. La garde couvrait le Carrousel, la place Louis XV, le boulevard de la Madelaine, la cour intérieure du Palais-Royal ; plusieurs postes avaient été établis dans la rue Saint-Honoré ; deux bataillons suisses défendaient le Louvre ; et la gueule des canons était tournée, partout, du côté par où la foule pouvait venir.

Les Suisses se montraient inquiets. Un tout autre sentiment animait le reste des troupes. Épuisés par la faim, domptés par la fatigue, fils du peuple, après tout, en qui la honte de céder était combattue par l’horreur de vaincre, tous ces soldats s’affaissaient sur leurs armes, l’âme abattue, le regard fixe et morne. Ces maisons où, derrière chaque fenêtre fermée, ils devinaient un ennemi ; ces rues inondées de soleil et désertes qu’on leur avait fait sillonner et où gisaient tant de leurs camarades morts sous les balles d’assaillants invisibles ; ces hautes barricades ; ce silence ; cette vaste cité où n’étaient plus ni le tumulte ni le repos ; ces cris aigus et rares de Vive la Charte ! appel sauvage à une légalité que la plupart ignoraient, tout cela déconcertait les plus fermes, et les chefs eux-mêmes hésitaient, troublés jusqu’au fond du cœur.

Le peuple, maître chez lui, quittait par bandes les faubourgs et descendait le long des boulevards en colonnes serrées.

Une scène bizarre se passait en même temps au cœur de Paris. De dix à onze heures, un homme d’une taille moyenne, d’une figure énergique, traversait, en uniforme de général, et suivi par un grand nombre d’hommes armés, le marché des Innocents. C’était de M. Evariste Dumoutin, rédacteur du Constitutionnel, que cet homme avait reçu son uniforme, pris chez un fripier ; et les épaulettes qu’il portait lui avaient été données par l’acteur Perlet : elles venaient du magasin de l’Opéra-Comique. Quel est ce général, demandait-on de toutes parts ? Et quand ceux qui l’entouraient avaient répondu « c’est le général Dubourg, » vive le général Dubourg ! criait le peuple, devant qui ce nom n’avait jamais retenti. Mais tous alors avaient un immense besoin d’être commandés.

Le cortège se rendit à l’Hôtel-de-Ville. Le général s’y installa. Quelques instants après, le drapeau tricolore avait cessé de flotter sur l’Hôtel. Un homme entra dans le cabinet où se trouvait M. Dubourg et où plusieurs jeunes gens, rangés autour d’une table, étaient occupés à écrire. « Général, voici le tapissier. De quelle couleur le drapeau ? — Il nous faut un drapeau noir, et la France gardera cette couleur jusqu’à ce qu’elle ait reconquis ses libertés. »

M. Baude parut à son tour à l’Hôtel-de-Ville pour y jouir des privilèges de l’audace. Il se fit secrétaire d’un gouvernement idéal, il répandit des proclamations. Un avocat, M. Franque, reçut ordre de courir chez le premier président de la cour royale, M. Séguier, de l’arrêter et de le conduire de force à l’Hôtel-de-Ville. On voulait placer l’insurrection sous le patronage apparent des autorités judiciaires. Ainsi les deux hommes qui avaient voulu être le pouvoir pendant quelques heures, furent le pouvoir. On obéissait.

À peine installé, M. Baude prit quelques mesures d’urgence. Il fit faire par M. de Villeneuve l’inventaire de la caisse de l’Hôtel-de-Ville, où l’on trouva un peu plus de cinq millions. Il convoqua les syndics de la boulangerie, qui l’informèrent que Paris était approvisionné de pain pour un mois. Il fit prévenir les syndics de la boucherie que, durant la crise, le bétail entrerait librement à Paris. Enfin, une commission chargée de correspondre avec l’Hôtel-de-Ville, se forma par ses soins dans chacun des douze arrondissements de la capitale.

Au milieu des soucis de cette puissance si hardiment usurpée, M. Baude reçut la visite de M. Claprote, attaché à l’ambassade de Prusse. Il apprit de lui que l’attitude du peuple parisien pendant ces étonnantes journées avait frappé tous les membres du corps diplomatique de stupeur mais en même temps d’admiration ; que leurs dépêches contenaient l’expression de ce double sentiment et rendaient probable le maintien de la paix entre l’Europe monarchique et la France révolutionnaire. La sincérité de ces renseignements ne tarda pas à être vérifiée. Des ouvriers arrivèrent poussant de grands cris et traînant un homme du peuple qu’ils avaient arrêté aux barrières, et qu’ils avaient trouvé porteur d’un paquet soigneusement cacheté. Cet homme, interrogé, se réclama de M. de Lœveinhielm. Le papier saisi sur lui était une dépêche de l’ambassadeur de Suède au cabinet de Stockolm, M. Baude prit la dépêche et, sans en avoir rompu le cachet, la renvoya sur le champ à l’ambassadeur. M. de Loeveinhieim, touché de la générosité de ce procédé, ou, peut-être, curieux de visiter le bivouac d’une révolution dont il n’avait fait qu’entendre le bruit, se rendit en toute hâte à l’Hôtel-de-Ville. Il dit à M. Baude que rien n’égalait le respect qu’avait inspiré au corps diplomatique la conduite, à la fois si énergique et si sage, des Parisiens, et il ajouta qu’à la cour de Suède, dans tous les cas, la nouvelle de ces prodigieux événements ne serait pas probablement mal accueillie. Ce langage, dans la bouche de M. de Lœveinhielm devait paraître d’autant moins suspect, que Bernadotte nourrissait depuis long-temps d’ambitieuses espérances. En le tirant d’un camp pour le placer sur un trône étranger, la fortune avait enflé son cœur à ce point, qu’il avait rêvé la couronne de France. La chûte des Bourbons était une catastrophe dont il s’était préparé secrètement à tirer profit mais les événements devaient marcher plus vite que sa pensée.

Il y avait deux gouvernements militaires dans Paris : auquel des deux allait rester le pouvoir ? Tout espoir de conciliation était alors chimérique. On avait envoyé aux différents postes l’ordre de cesser le feu ; cet ordre n’était point parvenu. Les fourriers des compagnies postées sur la place du Carrousel, avaient été chargés de copier la proclamation du maréchal, et l’avaient copiée en effet, les uns sur leurs genoux, les autres sur des tambours mais la fusillade n’en continuait pas moins devant la colonnade du Louvre et ailleurs, avec une extrême vivacité. Un mois et demi de solde fut alloué à chaque militaire, et la distribution, que rendait possible la proximité du trésor, se fit à l’instant même sur la place du Carrousel. On braqua une pièce de huit à l’entrée de la rue de Rohan. Enfin, des soldats du 6e de la garde, établis dans les maisons qui avoisinent le Palais-Royal, s’y préparèrent à soutenir l’assaut. Car la masse des assaillants grossissait ; le mugissement de la ville s’étendait de plus en plus, et, dans la rue Richelieu, les barricades, se rapprochant des soldats avec une rapidité surprenante, devenaient des tranchées d’attaque.

L’audace des chefs royalistes ne répondait ni au caractère menaçant des mesures prises, ni à la gravité du péril. Le duc de Raguse refusa formellement aux artilleurs l’autorisation de mettre le feu à la pièce de la rue de Rohan, et un jeune officier du 6e de la garde étant venu lui demander de lancer quelques boulets sur le quai Voltaire, « Eh ! Monsieur, répondit le maréchal avec colère, vous voulez donc détruire cette ville de fond en comble ! »

Quant aux dignitaires du royaume, aux pairs de France, ils n’étaient occupés en ce moment qu’à se lamenter sur leur position compromise, sur leurs biens jetés en pâture à la populace, sur leurs têtes menacées peut-être ! Le peuple était déchaîné : comment le contenir ? Et ils maudissaient à l’envi M. de Polignac. Possesseurs d’une fortune composée des débris de quatre révolutions, heureux pendant quinze ans dans un pays dont leur bonheur résumait les calamités, ils s’étaient attachés à la royauté absolue par calcul, non par conviction. Cela même leur avait permis une prévoyance dont M. de Polignac n’était point capable, parce qu’il était désintéressé comme tous les fanatiques, et loyal dans son aveuglement.

« Nous l’avions bien prédit, se disaient l’un à « l’autre tous ces grands personnages. Il fallait endormir la bête féroce : on l’a irritée. Nous voilà sur les bords d’un gouffre. Et pourquoi ? parce qu’on a repoussé nos sages conseils ; parce que la cour, dominée par l’ascendant fatal d’un insensé, n’a pas su modérer le mouvement de la contre-révolution. Qu’allons-nous devenir ? Qui sait si le retrait des ordonnances ne suffirait point pour calmer le peuple ? Là serait notre salut. »

Le grand référendaire de la cour des pairs, M. de Sémonville, partit donc du Luxembourg pour se rendre à l’état-major. M. d’Argout l’accompagnait. Ils arrivent ; ils trouvent le duc de Raguse inquiet, désespéré. En les voyant entrer, le maréchal passe dans la pièce voisine où les ministres étaient rassemblés, et en sort aussitôt après avec M. de Polignac. M. de Sémonville accabla le prince de reproches amers et violents. Celui-ci répondit avec calme et se retira. Furieux d’une résistance qui les laissait livrés au péril, les deux négociateurs monarchiques proposèrent au maréchal d’arrêter les ministres, coupables d’avoir risqué, pour la cause du roi, la tbrtune des serviteurs de la royauté. M. de Glandevez offrit son épée. Le duc de Raguse hésita ; M. de Peyronnet reparut. Et tentant un dernier effort, MM. de Sémonville et d’Argout partirent pour Saint-Cloud.

Au moment où leur voiture entrait dans la grande allée du jardin des Tuileries, un homme s’élança devant les chevaux, montrant Saint-Cloud d’une main, et de l’autre, une voiture qui suivait. C’était celle de M. de Polignac, et l’homme qui, avec cette éloquence muette, engageait M. de Sémonville à se hâter, était un de ceux qu’il voulait un instant auparavant faire arrêter, M. de Peyronnet[21].

Une grave et récente nouvelle avait jeté la consternation dans ce château de Saint-Cloud vers lequel se dirigeaient les ministres : on y avait appris de grand matin, que la ville de Versailles était en pleine insurrection. Le voisinage de Versailles donnait à cet événement un caractère formidable. Encore quelques heures, et la révolte, peut-être, viendrait assiéger la royauté jusque dans son palais. Il était urgent de déployer de la vigueur. Deux compagnies de gardes-du-corps se trouvaient dans la cour du château : on pouvait les faire marcher sur Versailles ; mais pour conduire cette aventureuse expédition, aucun capitaine des gardes ne se présentait. D’un autre côté, faire passer sous les ordres de quelque général de l’empire un corps auquel des gentilshommes de la plus haute noblesse se croyaient seuls dignes de commander, c’était une bien rude atteinte aux prérogatives de cour. Dans l’esprit de Charles X une pareille dérogation à l’étiquette avait presque l’importance d’une bataille perdue. Mais un moment vient où les choses reprennent invinciblement leur niveau naturel et où la logique l’emporte sur les petits arrangements de la vanité humaine. Le général Vincent s’offrit à prendre le commandement des gardes, et dans la circonstance, s’offrir, c’était s’imposer. Ses services furent acceptés par le dauphin Charles X dissimula son mécontentement ; et le général partit pour Versailles à la tête des deux compagnies de gardes-du-corps soutenues par deux ou trois cents gendarmes. Parvenu au dernier détour de la route, il fit faire halte à sa troupe, et s’avançant tout seul vers la grille, il envoya demander une entrevue aux autorités de la ville. Bientôt il vit venir à lui le secrétaire-général et le maire, suivis d’un nombreux détachement de gardes nationaux. Ce groupe paraissait fort animé, et, chose assez remarquable, le cri qui sortait de toutes les bouches était celui-ci : À la commune ! À la commune ! cri révolutionnaire de la bourgeoisie au 12e siècle. Le général Vincent, qui dans ce même lieu, en 1814, avait été renversé de cheval en combattant les Cosaques, déploya une grande fermeté mêlée de prudence ; et déjà les esprits commençaient à se calmer, lorsqu’une colonne d’hommes du peuple, armés de fusils ou de pistolets, et les bras nus, se précipita sur la route. Alors les cris recommencèrent. L’agitation devenait terrible : le général Vincent prit le parti de regagner sa troupe. Mais à peine avait-il rejoint les rangs, que les gendarmes l’abandonnèrent pour se ranger du côté du peuple, et il dut ramener les gardes-du-corps sur les hauteurs de Saint-Cloud.

Sur ces entrefaites, les ministres arrivaient au château. La voiture de M. de Polignac entra dans la cour presqu’en même temps que celle de M. de Sémonville. La duchesse de Berry, qui, au bruit des roues sur les dalles, avait ouvert sa fenêtre, envoya un salut amical à M. de Polignac seulement. Bientôt après, le grand référendaire, qui s’était rendu chez le duc de Luxembourg, fut appelé auprès du roi. À la porte de l’appartement, il rencontra M. de Polignac qui lui dit, en portant la main à son cou : « Vous venez demander ma tête ? N’importe. J’ai dit au roi que vous étiez là : parlez le premier. »

M. de Sémonville croyait trouver le roi dans une grande agitation : il fut frappé du calme de sa physionomie et de la gravité de son maintien. Charles X écouta d’un air incrédule les nouvelles alarmantes qu’on lui apportait. Il chercha même à rassurer M. de Sémonville comme il avait fait la veille à l’égard de M. de Vitrolles. Il dit que toutes les mesures étaient prises pour étouffer l’insurrection ; qu’il comptait sur les soldats ; que la révolte s’userait sur elle-même parce que le peuple n’avait pas de chefs, et que l’ordre de fusiller les meneurs avait été exécuté. M. de Sémonville fit tous ses efforts pour détromper le roi, mais en vain. « Eh bien ! Sire, s’écria-t-il enfin, il faut tout vous dire : si dans une heure les ordonnances ne sont pas rapportées, plus de roi, plus de royauté ! — Peut-être bien me donnerez-vous deux heures, répondit le roi blessé dans son orgueil. » Et il se retirait, lorsque, tombant à genoux, M. de Sémonville le saisit par ses vêtements ; le roi reculant toujours, le vieillard allait se traînant sur le parquet d’une façon lamentable. « La Dauphine ! songez à la Dauphine ! sire », s’écriait-il. Charles X fut ému, mais il resta maître de sa résolution.

Toutefois, les ministres tinrent conseil ; M. de Vitrolles était arrivé à Saint-Cloud, lui aussi, et il y avait apporté le carré de papier sur lequel le docteur Thibaut avait écrit la veille ces noms, inconnus de la plupart des combattants : Mortemart et Gérard.

On discutait à Saint-Cloud un changement de ministère : à Paris on ne combattait déjà plus que pour le renversement de la royauté.

La lutte avait recommencé sur plusieurs points. Des élèves de l’École polytechnique parcouraient le faubourg Saint-Jacques, frappant à toutes les portes d’hôtel garni et criant : « À nous l’École ! » Un rassemblement s’était formé sur la place de l’Odéon. Il fallait des armes. Une voix s’éleva : « A la caserne de la rue de Tournon ! » Un instant après, cette caserne était envahie ; les gendarmes fuyaient, et les premiers occupants jetaient à la foule avide, à travers la porte entre-bâillée, sabres, épées, gibernes, fusils et mousquetons. Chaque élève de l’École polytechnique, à mesure qu’il recevait une arme, criait : « Qui veut me suivre ? » Et aussitôt des groupes de vingt, trente ou quarante ouvriers couraient se ranger derrière lui ; le tambour battait et on se mettait en marche. De ces détachements, l’un courut enlever aux Suisses le poste de la place Saint-Thomas-d’Aquin ; un autre alla s’emparer d’un magasin à poudre situé près du Jardin des Plantes ; un troisième, de deux à deux cent cinquante hommes, se dirigea sur un dépôt de la garde royale, place de l’Estrapade. Les soldats se montrèrent aux fenêtres, le fusil à la main. On leur cria : « Ne tirez pas, il ne sera fait aucun mal. » La colonne avançait toujours. Profitant de ce moment d’hésitation, un jeune homme, nommé d’Hostel, grimpa rapidement à la fenêtre. Il dit à l’officier quelques mots qu’on n’entendit pas ; mais à l’instant même, on vit celui-ci ôter son habit et en revêtir le jeune homme qu’il serra dans ses bras. Le poste fut évacué et les armes furent livrées au peuple.

Une scène à peu près semblable eut lieu à quelques pas du Panthéon, à la prison de Montaigu. Le commandant du poste avait rangé sa troupe en bataille dans la rue. Le brasseur Maës, du faubourg Saint-Marceau, était à l’entrée, suivi d’une centaine d’ouvriers et prêt à commencer le feu, lorsque M. Charras, revêtu de son uniforme, arriva en courante. Il prononça quelques paroles sorties du cœur ; il n’en fallut pas davantage : l’officier abaissa son épée, et les soldats jurèrent de ne pas tirer sur leurs frères.

En ce moment, la place de l’Odéon se couvrait d’hommes armés. À l’angle de la rue qui débouche au milieu de la place, dans la boutique d’un marchand de vins, un grand nombre d’étudiants et d’ouvriers faisaient des cartouches, sous la direction et d’après les conseils de quelques anciens militaires. Le papier avait d’abord manqué ; mais, aux cris poussés par le peuple, il en tomba d’énormes monceaux de toutes les fenêtres de la place. À chaque minute on apportait des balles d’un atelier improvisé sur la place Saint-Sulpice : on y fondait de l’étain et du plomb. Tout près du péristyle du théâtre de l’Odéon, une charrette supportait deux tonneaux de poudre défoncés. Ces tonneaux venaient de la poudrière du Jardin des Plantes. Deux élèves de l’École polytechnique, MM. Liédot et Millette, y plongeaient incessamment leurs chapeaux, qu’ils retiraient pleins de poudre.

Pendant la distribution, qui se faisait avec une imprudence héroïque, M. Lothon fut nommé par acclamation général en chef de cette petite armée. Mais un inconnu, ayant réclamé le commandement, en qualité d’ancien militaire, M. Lothon lui céda gaîment l’autorité. L’inconnu ceignit une écharpe rouge ; le tambour battit un ban, et toute la colonne s’ébranla. Elle était composée d’un millier d’hommes.

Trente ou quarante combattants s’en détachèrent pour prendre, sous la conduite de M. Lothon, la route du Pont-Neuf. Ils traversèrent la Seine et allèrent déboucher, par la rue Saint-Thomas du Louvre, sur la place du Palais-Royal. Là ils furent accueillis par un feu très-vif et reculèrent. M. Lothon, pour ramener son monde au combat, s’avança tout seul sur la place ; mais il n’avait pas fait vingt pas qu’une balle l’atteignit à la tête, et le renversa évanoui sur le pavé. On ne le releva que long-temps après : son chapeau d’uniforme était criblé de balles.

Un autre élève de l’école, M. Baduel, conduisait aux Tuileries un détachement de vingt-cinq ou trente hommes : un coup de mitraille l’étendit par terre presqu’au pied de l’Arc-de-Triomphe.

Le grand rassemblement duquel ces deux bandes s’étaient détachées, se porta sur la caserne de Babylone, occupée par les Suisses. En approchant de cette caserne, il se divisa en trois colonnes. L’une se présenta par la rue où la façade est située ; l’autre alla droit à la porte d’entrée par une rue qui lui est presque perpendiculaire ; la troisième s’avança par derrière, dans une allée que formaient alors en grande partie des murs de jardin. Cette troisième colonne que commandait M. Charras, et qui était d’environ 200 hommes, ne s’était pas plutôt engagée dans l’allée, que, d’une maison en construction située à droite en entrant, partit une vive fusillade. Trois hommes tombèrent ; cinq tambours, qui battaient la charge, prirent la fuite ; un ouvrier, en abattant son arme, tua celui qui marchait devant lui ; le désordre se mit dans la colonne, et elle se replia précipitamment sur, elle-même. M. Charras se jeta en ayant, son chapeau au bout de son épée, et suivi par un homme du peuple nommé Besnard, qui agitait avec enthousiasme un drapeau tricolore. Le feu des Suisses redoubla ; heureusement, quelques tirailleurs parisiens parurent aux fenêtres des maisons voisines, et se mirent à faire feu à leur tour sur les Suisses avec tant de succès, que ceux-ci, abandonnant la maison en construction, regagnèrent la caserne à travers les jardins. Charras, Cantrez, autre elève de l’École polytechnique, et Besnard, s’avancèrent de nouveau, suivis par quelques ouvriers, et bientôt après, par la masse. Des tirailleurs s’établirent dans les jardins et sur les toits d’une maison voisine de la caserne, qui se trouva ainsi attaquée de toutes parts. Les Suisses avaient garni toutes les fenêtres de matelats et se défendaient en désespérés. Les assaillants, de leur côté, presque tous ouvriers, soutenaient le feu avec la plus étonnante intrépidité. À leur tête combattaient trois élèves de l’École ; MM. Vanneau, Lacroix et d’Ouvrier. Le premier reçut dans le front une balle qui l’étendit raide mort ; les deux autres furent grièvement blessés. Un étudiant, M. Alphonse Moutz, eût la cuisse traversée d’une balle, et mourut cinq jours après de sa blessure. Un professeur de mathématiques, M. Barbier, fut atteint au bras gauche. D’autres tombèrent, dont les nom sont restés obscurs : ils étaient du peuple, ceux-là !

L’attaque durait depuis trois quarts d’heure, lorsqu’un combattant eut l’idée d’apporter de la paille devant la porte de la caserne. On y mit le feu, et les Suisses prirent la fuite à travers les coups de fusils. Quelques-uns ne voulurent ni se sauver ni se rendre : ils furent tués. De ce nombre était le major Dufay. Les tambours battirent le rappel ; la colonne se reforma dans la rue de Sèvres, et marcha sur les Tuileries.

Mais déjà le palais des rois était au pouvoir du peuple. Le Louvre qu’on avait érigé en forteresse, était pris. Voici comment s’était accompli cet événement extraordinaire.

Une grande masse d’assaillants débouchant par toutes les ruelles qui avoisinent l’église de Saint-Germain-l’Auxerrois, s’était avancée vers le Louvre, que quelques jeunes gens avaient parlé de prendre musique en tête : bizarrerie poétique ! Les Suisses, postés dans la colonnade, faisaient un feu épouvantable, auquel les Parisiens répondaient avec vigueur.

Le duc de Raguse était, pendant ce temps, sur la place du Carrousel, disposant tout pour un terrible et dernier combat. On vint lui apprendre que, sur la place Vendôme, les soldats étaient en communication avec le peuple ; que leur fidélité chancelait ; qu’une défection était à craindre. Aussitôt le maréchal résolut de soustraire les deux régiments au contact du peuple, de les faire filer vers la place Louis XV et les Tuileries, et de les remplacer par des Suisses, ceux-ci n’ayant ni frères ni parents dans le peuple qu’il s’agissait de mitrailler. Il appelle son aide-de-camp, M. de Guise : « Courez vers M. de Salis, et qu’il m’envoie l’un des deux bataillons qu’il commande : l’autre suffit pour garder le Louvre. »

Quand cet ordre parvint à M. de Salis, il y avait des Suisses dans la cour du palais ; il y en avait dans la colonnade. Ces derniers étaient seuls exposés au feu. M. de Salis voulant opposer au peuple des troupes fraîches, prit le parti d’envoyer au duc de Raguse le bataillon qui combattait, en mettant à sa place celui qui n’avait pas encore combattu. Mais, par une préoccupation singulière, au lieu de faire monter d’abord dans le Louvre le bataillon qui était dans la cour, il commença par faire descendre celui qui garnissait la colonnade. Le peuple voit le feu des Suisses s’éteindre ; il n’aperçoit plus d’ennemis devant lui. Un courageux enfant était déjà monté par un tuyau de décharge et avait planté un drapeau tricolore sur le Louvre. Quelques combattants passent à travers une grille restée ouverte, pénètrent dans les salles abandonnées, courent aux fenêtres donnant sur la cour, et font feu sur les Suisses. Ces mercenaires intrépides s’étonnent, prennent l’alarme : les souvenirs du 10 août, tradition redoutable et sanglante, revivent dans leur esprit effrayé ; ils se précipitent les uns sur les autres et traversent le Carrousel à la course. Pendant ce temps, le peuple tire des coups de pistolet dans les serrures, ébranle les portes à coups de hache, et inonde le Louvre de tous côtés, tandis qu’une partie des combattants s’élance à la poursuite des fuyards. Humilié, le rouge au front et la rage dans le cœur, le duc de Raguse essaie de rallier ses soldats ; il en ramène quelques-uns dans la cour des Tuileries ; mais le désordre était immense. M. de Guise, qui avait son sabre à la main, le perdit dans cet horrible pêle-mêle, et ne le retrouva que beaucoup plus loin, suspendu à la gourmette d’un cheval de gendarme. Les coups de fusil succédaient rapidement ; les hommes du peuple arrivaient frémissants et animés par le succès. Les Suisses gagnent le pavillon de l’Horloge, le passent en tumulte, se répandent dans le jardin des Tuileries. Leur épouvante se communique aux troupes qu’on y avait postées, et qui, à leur tour, entraînent les régiments stationnés sur la place Louis XV. Parmi ces soldats en fuite, les uns, dans leur trouble, arrachaient leurs épaulettes, les autres se débarrassaient précipitamment de leur uniforme ; quelques officiers, entraînés par ce flot irrésistible, brisaient leur épée avec désespoir, en un instant, la déroute était devenue générale, et l’armée du roi battait en retraite à travers les Champs-Élysées.

Au moment où les troupes parcouraient ainsi la ligne qui s’étend du Louvre à l’arc de l’Étoile, une fenêtre s’ouvrit lentement à l’angle de la rue de Rivoli et de la rue Saint-Florentin. « Oh mon Dieu ! que faites-vous, M. Keiser, s’écria du fond d’un appartement somptueux, une voix frêle et sénile ? Vous allez faire piller l’hôtel ! — Ne craignez rien, répondit M. Keiser, les troupes battent en retraite, mais le peuple ne songe qu’à les poursuivre. — Vraiment ! reprit M. de Talleyrand », et faisant quelques pas vers la pendule : « Mettez en note, ajouta-t-il d’un ton solennel, que le 29 juillet 1830, à midi cinq minutes, la branche aînée des Bourbons a cessé de régner sur la France. » C’était sonner un peu prématurément les funérailles de l’ancienne monarchie. Mais prédire les grandes infortunes, pour les trahir ensuite, était la vanité de cette âme sans foi.

Tandis que la foule qui avait envahi le Louvre se précipitait par la longue galerie du Musée, vers le palais des Tuileries, MM. Thomas, Bastide, Guinard, Joubert, Gauja, y entraient par le guichet du Pont-Royal. En un moment, la demeure royale fut occupée tout entière par les Parisiens, et un drapeau tricolore fut planté par Thomas et Joubert sur le sommet de l’édifice. Un combattant ouvrit au général Bertrand une des grilles du jardin des Tuileries, et le compagnon d’exil de l’Empereur entra en pleurant dans ces lieux où il n’avait pas pénétré depuis 1815.

Dans les salles du palais, le peuple brisa des statues de rois ; des portraits de princes furent déchirés avec la pointe des piques ou des baïonnettes et quelques ouvriers emportèrent chez eux, pour tout trophée, des lambeaux de toile peinte. Dans la salle des maréchaux, les vainqueurs couchèrent en joue certains portraits qui rappelaient des souvenirs de trahison, mais plus d’une tête se découvrit avec respect devant celui de Macdonald, que la fortune croûlante de son bienfaiteur avait trouvé fidèle en 1814. Un grand nombre d’ouvriers s’étant installés dans la salle du trône, chacun d’eux s’assit sur le trône à son tour, puis on y plaça un cadavre.

Cette prise de possession présenta, pendant quelques heures, un inconcevable mélange d’héroïsme et d’insouciance, de bouffonnerie et de grandeur. On vit des hommes du peuple passer sur leur chemise ensanglantée des robes à fleurs qui avaient serré la taille des princesses. Ils se promenaient dans cet accoutrement bizarre, raillant ainsi leur propre victoire, entre leur misère de la veille et leur misère du lendemain !

Mais le bruit s’étant répandu que les portes du Louvre et des Tuileries étaient ouvertes à tout le monde, des hommes de conditions diverses y accoururent. Dans ce pêle-mêle, beaucoup de vols élégants furent commis. Les objets qui ont disparu et n’ont pas été retrouvés, étaient en général des livres rares, des éditions de luxe, de chastes pantoufles, une foule de bagatelles charmantes, tout ce qui est de nature à tenter la cupidité des âmes délicates. A part cela, peu de dégâts eurent lieu. L’homme riche allait à l’homme pauvre, et lui disait : « Mon ami, tu as un fusil, veille sur ces armoires splendides. — C’est bien, répondait l’homme pauvre. » Et il se serait fait tuer plutôt que de manquer à cette consigne. Un jeune homme s’était emparé d’un chapeau royal que garnissaient des ornements d’un grand prix. Des gens du peuple l’aperçoivent et l’arrêtent : « Où allez-vous ainsi ? On ne vole pas. — C’est un souvenir que j’emporte. — A la bonne heure ; mais, dans ce cas, la valeur de l’objet importe peu. » En disant ces paroles, ils prennent le chapeau, le foulent aux pieds, et le rendent au jeune homme. Le peuple se surveilla donc parfaitement lui-même. Un ouvrier, nommé Müller, avait été préposé à la garde d’objets précieux par le conservateur du Musée, M. de Cailloux. Il remplit ses fonctions noblement, avec fatigue, avec péril. Quelques jours après, quand l’ordre fut rétabli, un ouvrier, nommé Müller, se présentait chez M. de Cailleux, pour implorer quelques secours. Il était sans ouvrage et avait faim.

Pendant ce temps, la Seine charriait des livres, des chasubles, des rideaux, provenant de l’invasion de l’archevêché et une bande à laquelle s’étaient mêlés des pompiers, revenait triomphante de la caserne de Babylone, agitant au bout des baïonnettes les habits rouges des Suisses vaincus. Le peuple, avait pénétré violemment dans le musée d’artillerie : on vit donc briller, dans cette insurrection du 19e siècle, le casque de Godefroy de Bouillon, l’arquebuse à mèches de Charles IX, et la lance de François Ier.

Les troupes occupaient encore la cour du Palais-Royal, et des soldats de la garde étaient rangés en bataille sur la place. Quelques insurgés débouchant par la rue Montesquieu, se précipitèrent courageusement vers la grille qui donne accès dans la cour du château. L’un d’eux tomba percé d’une balle. Un autre franchit la grille, et se trouva seul au milieu de la garde et des Suisses. Mais tel était le caractère étrange de cette guerre que dans tout combattant le négociateur se confondait avec l’ennemi : l’homme du peuple, devenu prisonnier, entra aussitôt en pourparlers avec l’officier qui commandait, et la cour du palais fut évacuée.

Dans la précipitation de la retraite, le duc de Raguse avait oublié, rue de Rohan, une compagnie du 3e de la garde. Postée dans la maison d’un chapelier, à quelques pas du théâtre Français, les soldats de cette compagnie faisaient feu de toutes les fenêtres sur quelques hommes qui, couverts par les colonnes du péristyle ou par les angles des rues, soutenaient cette lutte ardente avec une inépuisable vigueur. Deux jeunes gens combattaient côte-à-côte. L’un d’eux est mortellement frappé. L’autre, qui chargeait son fusil, continue, en disant à ses camarades, d’une voix sourde : « Si je suis tué, vous releverez ce malheureux, n’est-ce pas ? C’est mon frère. »

Après un combat meurtrier, la maison est emportée ; le capitaine Menuisier est précipité du haut d’un troisième étage ; on égorge plusieurs soldats, et les autres sont conduits prisonniers à la place de la Bourse. Ce fut un des plus terribles épisodes de l’insurrection : ce fut le dernier.

La résistance avait été opiniâtre : elle provoqua des vengeances. Un soldat s’était caché dans une armoire ; il y fut découvert par un manufacturier du faubourg Saint-Antoine, qui le perça de sa baïonnette.

Mais si la victoire, chez quelques-uns, se montra implacable, elle fut, chez la plupart, magnanime et pieuse. Un officier, nommé Rivaux, s’étant évadé par les toits, s’était glissé dans l’allée d’une maison voisine, d’où il était entré dans la boutique, déserte en ce moment, d’un layetier. Un auvent renversé lui servit de refuge. Tout-à-coup des éclats de voix retentissent dans l’obscure allée ; la porte de la boutique s’ouvre. « Il est dans cette maison », disaient les visiteurs armés qui avaient envahi la salle. Et ils accompagnaient ces mots des plus horribles menaces. Blotti sous l’auvent protecteur, l’officier entendait tout ; chaque parole retentissait à son oreille comme un arrêt de mort, et il écoutait avec effroi le bruit de sa propre respiration. Mais son haleine agitait autour de lui quelques papiers d’emballage et suffisait pour le trahir. Le pied d’un homme vint s’appuyer légèrement sur son bras, il se crut perdu, il était sauvé. « Que faisons-nous ici ? cria rudement celui qui venait de le découvrir. Allons visiter la maison. » Il sortit, entraînant ses camarades, et revint un instant après chercher l’officier, qui lui dut la vie, et disparut à la faveur d’un déguisement. Le lieutenant Goyon, après s’être courageusement défendu d’étage en étage, s’était renfermé dans une chambre avec quelques-uns de ses soldats. Mort à l’officier, criait de toutes parts la foule irritée des assaillants. « Me voilà ! » répondit-il aussitôt, en ouvrant la porte. Frappé de plusieurs coups, il tombe, le visage inondé de sang ; mais deux des insurgés s’élancent vers lui, le prennent dans leurs bras, et l’emportent au péril de leur vie. Un autre officier, nommé Ferrand, eut un sort plus funeste. Ses blessures étaient mortelles : il succomba ; mais ce fut un des insurgés qui veilla sur son agonie, reçut son dernier soupir, et se chargea d’exécuter ses volontés suprêmes. L’histoire des révolutions est remplie de traits semblables. Ils prouvent que les grandes crises, en surexcitant les diverses puissances de l’âme, agrandissent en tous sens la nature humaine.

Deux heures après, un des combattants du Louvre, le docteur Delaberge, regagnait son domicile, lorsqu’il rencontre dans la rue-Neuve-des-Capucines un homme qu’il eut de la peine à reconnaître, tant sa figure était blême et ses yeux hagards. M. Casimir Périer court à lui et le conjure de sauver des gendarmes qui s’étaient réfugiés dans l’hôtel des affaires étrangères et contre lesquels on poussait des cris de mort. Le docteur Delaberge pénètre dans l’hôtel ; il était suivi de quelques hommes déterminés. Il trouve, en effet, dans l’office, dix-huit gendarmes qui avaient dépouillé l’uniforme et s’attendaient à être massacrés. Il leur fit revêtir des habits bourgeois, et tandis qu’il se présentait à la porte qui donne sur le boulevard et tenait la multitude attentive à sa parole, les malheureux s’évadaient par la porte qui s’ouvre sur la rue des Capucines.

Vers le même temps on vit arriver sur la place de la Bourse deux grandes caisses que recouvrait une toile grise. M. Charles Teste, qui occupait alors le palais de la Bourse, les fit découvrir : elles contenaient l’argenterie du château et les ornements les plus précieux de la chapelle. Ceux qui escortaient ces richesses, en les protégeant, n’avaient sur le corps que des haillons ensanglantés.

La lutte paraissait finie, et cependant la ville ne s’appartenait pas encore. De la place Vendôme, que couvraient deux régiments de la ligne, la garde royale s’étendait jusqu’à la Madeleine, le long de la rue de la Paix et du boulevard des Capucines. Mais un découragement invincible avait gagné les troupes. Quelques soldats avaient pu voir, de la place Vendôme, rouler le flot de fuyards venant du Louvre, dont l’occupation par le peuple n’était déjà plus ignorée dans les rangs. Une défection était imminente. Le général Wall ayant aperçu M. Auguste Billiard, poussa son cheval vers lui et lui dit : « Monsieur, connaissez-vous Casimir Périer ? Il importe de le prévenir sans retard que le roi désire lui parler. » M. Billiard courut chez Casimir Périer : il était absent.

La nouvelle d’un armistice conclu entre lui et Charles X se répandait avec rapidité. Des agents inconnus la colportaient dans les groupes et engageaient vivement le peuple à mettre bas les armes. D’autres citoyens conjuraient, au contraire, les insurgés de se défier de ces discours et de ne quitter le champ de bataille qu’après la victoire. Tel fut notamment le langage que tinrent au peuple, à quelques pas de la rue de la Chaussée-d’Antin, MM. Bérard et Dupin aîné. L’ardeur de ce dernier était extrême et démentait singulièrement l’attitude qu’il avait gardée jusqu’alors, soit que le spectacle des Parisiens victorieux eût enflammé son imagination mobile, soit qu’il voulût se faire pardonner de n’avoir pas cru au succès, en s’y associant d’une manière bruyante. Quoi qu’il en soit, ce furent les excitations belliqueuses qui l’emportèrent ; on s’indigna contre ceux qui venaient parler d’accommodement, au milieu des victimes de l’obstination royale. Un mouchoir blanc, agité par un homme qui parcourait à cheval le boulevard, mit le comble à la fureur de la multitude. Le commandant Roux et M. Durand, orateurs de la pacification de Paris se virent bientôt entourés d’une foule ardente qui demandait leur mort. Ils furent sauvés par l’Intervention de MM. Gérard et Bérard qui les conduisirent chez M. Laffitte, sous prétexte de les y faire juger.

Pendant ce temps, une colonne d’insurgés débouchait dans la rue de la Paix par la rue Neuve-Saint-Augustin. Un courageux citoyen, M. Froussard, la précédait et arrivait en courant, son fusil en bandoulière et un pistolet dans chaque main. Après avoir menacé le général Wall, il s’adressa militairement aux troupes, les conjurant de se rappeler leur origine, et que leurs ennemis, dans cette horrible lutte, c’étaient leurs frères. Profitant de l’hésitation des soldats, plusieurs hommes du peuple s’étaient peu à peu approchés des rangs, et du sein de cette foule animée sortaient mille exhortations énergiques ou touchantes. Bientôt l’entraînement devint irrésistible, et les soldats répandus le long de la rue de la Paix mirent leurs crosses en l’air. Casimir Périer, qui se trouvait alors chez M. Noël, son notaire, dans une maison située à l’angle de la rue de la Paix et de la rue Neuve-Saint-Augustin, aperçoit d’une fenêtre le mouvement de la garde ; il descend rapidement, se fait reconnaître, et au milieu des cris dont on salue sa présence, un capitaine brise son épée.

Casimir Périer comprit bien alors de quel côté penchait décidément la fortune, et il se rendit en toute hâte chez M. Laffitte. A peine était-il arrivé, que M. Auguste Billiard courut à lui : « Je suis chargé de vous dire que Charles X désire conférer avec vous. » Casimir Périer répondit à cette proposition par un refus hautain. Déjà son âme appartenait au succès.

Beaucoup de personnes marquantes étaient en ce moment réunies chez M. Laffitte. Un grand bruit se fit à la porte de l’hôtel : c’était un sergent, nommé Richemont, qui demandait à entrer, et comme on faisait difficulté pour laisser pénétrer un soldat dans des salons où se discutaient de si graves intérêts, Richemont avait tiré son sabre dont il présentait la poignée aux laquais, en redoublant d’instances. On l’introduisit enfin. Il venait annoncer que le 53e de ligne était prêt à fraterniser avec le peuple, et que le corps des officiers, à l’exception du colonel et des chefs de bataillon, l’avait député vers le général Gérard pour l’en instruire. Sur l’invitation du général, le colonel Heymès sortit habillé en bourgeois, et se dirigea vers la place Vendôme avec le sergent Richemont. Ils rencontrèrent en chemin le frère de M. Laffitte, qui réunissait quelques gardes nationaux et qui se joignit au cortége. MM. Heymès et Jean-Baptiste Laffitte s’avancent jusqu’au colonel à travers les soldats. Leurs vives, paroles circulent dans les rangs ; les officiers applaudissent ; le colonel, qui résistait, est entraîné. Les soldats ne demandent qu’à garder leurs armes et leur drapeau, condition militaire qui ne pouvait leur être refusée, et le régiment, tambours en tête, se dirige vers l’hôtel Laffitte.

Bientôt la cour de l’hôtel regorgea de soldats. Cinq officiers entrèrent dans le grand salon. M. Laffitte, blessé à la jambe, était étendu dans un fauteuil. Il les reçut avec bienveillance et dignité. « Messieurs, leur dit-il, gardez vos armes, mais jurez de ne point les tourner contre le peuple. » Les officiers étendirent la main comme pour un serment. « Pas de serment, Messieurs, reprit M. Laffitte d’une voix émue, les rois les ont déshonorés : il suffit de la parole des braves. » Ces mots furent couverts d’applaudissements, et chacun se livrait aux fortes émotions de cette journée, quand tout-à-coup une décharge se fit entendre. Comment peindre le tumulte qui alors éclata dans les appartements ? La garde royale était certainement victorieuse ; l’ennemi allait paraître… Et chacun de fuir. On se pousse, on se heurte dans les vestibules ; plusieurs, et M. Méchin entr’autres, sautent dans les jardins par les fenêtres du rez-de-chaussée ; deux députés sont trouvés blottis dans les écuries. En un clin-d’œil, M. Laffitte avait été abandonné de tous ceux qui assiégeaient son fauteuil. Son neveu, M. Laroche, était seul resté auprès de lui. Sa femme s’était évanouie. Quant à lui, toujours calme, il profitait de ce désordre pour se faire panser la jambe par son neveu. Qu’était-il donc arrivé ? Les soldats du 6e avaient suivi l’exemple de leurs camarades du 53e et, gagnés à la cause du peuple, ils avaient déchargé leurs fusils en l’air pour le rassurer.

Eh bien, cet hôtel Laffitte, théâtre de terreurs si ridicules, on devait l’appeler plus tard le quartier-général de la révolution.

La bataille finie, la ville si long-temps immobile et cachée, s’anima tout à coup et s’agita sur tous les points d’une manière imposante. En quelques instants, une masse innombrable s’était répandue comme une mer dans les rues, sur les places publiques, le long des boulevards. À ce silence lugubre de la veille qu’interrompaient seules les détonations de la mousqueterie succédait, dans ce qu’il a de plus orageux, le mugissement de Paris. Mais comment se faisait-il que la capitale fut libre ? Quelle puissance mystérieuse avait fait plier devant quelques bandes éparses, composées en grande partie d’ouvriers et d’enfants, des troupes si braves, si bien disciplinées ? Il y avait dans un tel événement quelque chose d’inexplicable pour tous, et l’étonnement fut universel.

Quoi qu’il en soit, les premiers moments du triomphe appartinrent à la joie et à la fraternité. Une exaltation sans exemple faisait battre tous les cœurs. L’homme du monde abordait familièrement l’homme du peuple, dont il ne craignait point alors de presser la main. Des gens qui ne s’étaient jamais vus s’embrassaient comme d’anciens amis. Les boutiques s’ouvrirent aux pauvres, ce jour-là. Sur divers points, des blessés passaient portés sur des brancards, et chacun de les saluer avec attendrissement et respect. Confondues dans un même sentiment d’enthousiasme, toutes les classes semblaient avoir déposé leurs vieilles haines ; et à voir la facile générosité des uns, la réserve et la discrétion des autres, on eût dit d’une société rompue à la pratique de la vie commune. Cela dura quelques heures.

Le soir, la bourgeoisie veillait en armes à la conservation de ses propriétés. Le sentiment de la fraternité avait fait place brusquement, chez les heureux, à une défiance dans laquelle entrait la crainte du retour des troupes, et, beaucoup plus encore, celle du peuple. On rencontrait partout des postes de garde nationale. Des patrouilles vigilantes parcouraient la ville en tous sens. Pour aller avec quelque liberté d’un lieu à un autre, il fallait savoir le mot d’ordre. Un grand nombre d’arrestations arbitraires furent opérées. Les bourgeois en uniforme désarmaient les ouvriers en veste, et même les bourgeois sans uniforme. Deux des combattants de la veille, MM. Dupont et Godefroi Cavaignac, furent arrêtés de la sorte, à la Croix-Rouge, et ne durent qu’à leur énergie de rester en possession de leurs fusils.

Au surplus, dès le 28, on avait vu des gardes nationaux faire sentinelle aux portes de la Banque, conjointement avec les troupes de ligne ; et pendant que le peuple se battait, M. Dequevauvilliers s’était rendu à l’état-major pour s’entendre sur le mot d’ordre avec le duc de Raguse, et demander qu’on laissât la garde nationale protéger librement les propriétés.

Les propriétés, au mois de juillet, ne coururent donc pas le moindre risque. Elles auraient été protégées par la prévoyance des bourgeois, alors même qu’elles ne l’auraient pas été par le désintéressement des prolétaires.

Il faut ajouter que ce désintéressement ne manqua pas d’excitation. Pendant les jours qui suivirent la victoire de Paris, les journaux glorifièrent à l’envi l’abnégation des pauvres. L’admiration était unanime et bruyante. On racontait qu’un ouvrier était allé déposer à la préfecture de police un vase en vermeil et n’avait pas même voulu dire son nom ; qu’un autre avait trouvé sous le guichet du Louvre un sac de trois mille francs, qu’il s’était empressé de remettre à la commune. On disait beaucoup valoir ce mot d’un malheureux artisan : « L’égalité devant la loi, à la bonne heure ; mais l’égalité de fortune, c’est impossible. » Enfin, oh ne tarissait pas sur la sagesse de ce peuple qui avait fusillé des voleurs pris en flagrant délit, et on exagérait à dessein le nombre de ces exécutions populaires. Mais on ne disait pas tout. Un homme ayant été arrêté pour avoir dérobé une pièce d’argenterie de très-mince valeur, on le traîna sous une arche du pont d’Arcole. Ce malheureux fondait en larmes et criait : « Quoi ! la mort pour si peu de chose ! C’est la misère qui m’a égaré. Grâce ! j’ai une famille. Qu’on me laisse embrasser, du moins, une dernière fois, ma femme et mes enfants. Il n’y a donc personne parmi vous qui ait souffert de la faim ? Grâce ! grâce ! » On le fit mettre à genoux et on le fusilla. Cette justice sauvage n’eut rien de spontané de la part de ceux qui en furent les instruments. L’ordre du meurtre était venu de l’Hôtel-de-Ville.

Du reste, tout ce qu’on disait du désintéressement du peuple était vrai, et il n’y avait pas de raison, alors, pour qu’on s’abstînt d’encourager des vertus dont on avait besoin !

À la chute du jour, M. Charras conduisit à l’Hôtel-de-Ville une partie de ceux qui avaient emporté la caserne de Babylone. Il trouva le général Lafayette fort tranquille ; et lui ayant demandé ce qu’il fallait faire des deux cents volontaires qui attendaient sur la place de Grève, il reçut cette réponse : « Qu’ils retournent paisiblement chez eux ; ils doivent avoir besoin de repos. » M. Charras fit observer au général que beaucoup de ces braves gens ne trouveraient pas de pain chez eux en y rentrant. « Eh bien dit-il, qu’on leur donne cent sous par tête. » L’offre fut transmise aux ouvriers. Nous ne nous battons pas pour de l’argent, fut le cri qui s’échappa en même temps de toutes les bouches. Parmi ces hommes, le moins pauvre n’avait pas sur lui pour dix francs de linge et de vêtements.

Tandis que la fusillade s’éteignait dans Paris, et que devant le Louvre on creusait deux grandes fosses qui furent bénies par un prêtre et surmontées d’une croix avec ces mots : Aux Français morts pour la liberté, on s’occupait, à l’hôtel Laffitte, de fonder une dynastie nouvelle.

Ici commence une série d’intrigues, frivoles en apparence, mais qui sont caractéristiques et furent décisives.

Tous les financiers que le sentiment du danger avait appelés dans ces salons somptueux, étaient troublés et pensifs. Ils croyaient déjà voir leurs hôtels envahis, et, frappés de la force que le peuple venait de déployer, ils comptaient peu sur sa grandeur d’âme.

Le plan de M. Laffitte était arrêté. Il s’approche de M. Oudart : « Hier, je vous ai prié de vous rendre à Neuilly. À l’avertissement que je lui faisais donner, le prince a répondu : Je vous remercie. Veuillez retourner auprès de lui. Entre une couronne et un passe-port, qu’il choisisse. Si je réussis, je ne lui ferai point payer ma commission de banque. Si j’échoue, il me désavouera. »

On affluait de toutes parts vers l’hôtel Laffitte. On voyait se presser dans les appartements, dans les cours, dans les jardins, grands seigneurs, gens de finance, hommes de robe, gardes nationaux. Des curieux étaient montés sur les toits des maisons voisines. C’était un bourdonnement immense dans cette foule animée de passions diverses et sans cesse renouvelée. Des cartouches apportées dans la cour y firent naître un violent tumulte. Les hommes du peuple se les arrachaient, les derniers coups de fusil n’ayant pas encore été tirés. M. Degousée entra tenant un papier à la main. Dès la pointe du jour cet intrépide citoyen était allé offrir au général Pajol le commandement de la garde nationale. Dans les révolutions le pouvoir appartient à qui s’en empare. Mais le général ayant répondu que l’autorisation des députés lui paraissait nécessaire, M. Degousée avait couru chez le duc de Choiseul, y avait rencontré M. Dupin, et celui-ci, prenant une plume, avait écrit : « Messieurs les députés réunis à Paris autorisent le général Pajol à prendre le commandement des milices parisiennes.  — Milices parisiennes, s’écria M. Degousée surpris ! et pourquoi ce mot ? — Parce que la garde nationale se trouve légalement dissoute » répondit M. Dupin qui, dans cette révolution, ne voulait pas jouer sa tête. Dans cette même matinée, dans ce même hôtel du duc de Choiseul, il avait dit en entendant parler des succès de l’armée royale et en présence du chevalier de Pannat : « Les troupes royales l’emportent sur tous les points, et c’est, ma foi, très-heureux. »

Les députés réunis chez M. Laffitte signèrent l’autorisation écrite que M. Degousée leur présentait ; mais le trouble était dans leur cœur. Donner au peuple armé un chef qui n’était pas député, c’était créer à côté de l’autorité légale une autorité purement insurrectionnelle. Au moment où M. Degousée allait sortir, un député de Melun, M. Baillot, court à lui, demande comme pour le consulter, l’autorisation compromettante, et ne rend le papier qu’après en avoir subrepticement déchiré les signatures. Car c’est ainsi que la bourgeoisie se préparait au maniement des affaires.

Cependant la foule croissait ; on répandait mille bruits divers ; un homme du peuple vint annoncer que le Louvre était pris ; M. de Lafayette arrivait. M. Audry de Puyraveau s’était rendu chez lui de grand matin pour le presser de prendre le commandement des troupes. M. Audry de Puyraveau fut reçu par M. Carbonel, qui lui dit : « Mais savez-vous bien que vous allez faire courir de grands risques au général » à quoi M. Audry de Puyraveau répondit énergiquement : « Et moi, Monsieur, est-ce que je ne cours pas de risques, depuis deux jours ? » En se rendant chez M. Laffitte, M. Audry de Puyraveau trouva dans la rue d’Artois un grand nombre d’hommes du peuple, à qui M. Mignet criait : « Soyez tranquilles, mes amis, ce soir vous aurez le duc d’Orléans pour roi. »

Chez M. Laffitte tous n’avaient pas encore un plan aussi nettement tracé, mais tous appelaient de leurs vœux l’établissement d’un pouvoir ; les uns, pour que la révolution fut dirigée ; les autres, et c’était le plus grand nombre, pour qu’elle fut surveillée sévèrement et contenue. Déjà, du reste, la nécessité d’une direction avait été proclamée dans les rues par les combattants eux-mêmes. Plusieurs citoyens s’étaient réunis tumultueusement rue Sainte-Avoye, dans la maison de Garnier-Pagès. Il y avait été arrêté que le général Lafayette, le général Gérard, le duc de Choiseul, seraient invités à prendre en main la force publique. En même temps, par une coïncidence singulière, MM. Charles Teste et Taschereau créaient, dans les bureaux du National, un gouvernement provisoire, composé de MM. Lafayette, Gérard et Labbey de Pompières. Sur l’avis du poète Béranger, ce dernier nom fut remplacé par celui du duc de Choiseul. Et une proclamation, que le Constitutionnel trompé publia, répandit dans tout Paris la grande nouvelle d’un gouvernement qui n’existait que dans l’esprit de quelques courageux faussaires comptant sur le succès pour se faire absoudre.

Bientôt rien ne se fit dans la capitale qu’en vertu de ce pouvoir imaginaire : la ville la plus intelligente du monde fut gouvernée par un mot.

Des hommes, n’ayant reçu leur mandat que d’eux-mêmes, vinrent s’installer à l’Hôtel-de-Ville, comme représentants du gouvernement provisoire. En cette qualité, ils parodiaient la majesté du commandement, signaient des ordres, distribuaient des emplois, conféraient des dignités. Le nombre fut grand de ceux qui, sur la foi de je ne sais quelles réminiscences de collége, révèrent alors le rôle de Sylla ; et à côté de quelques jeunes gens au courage réfléchi, et désintéressés dans leur audace, on vit paraître des ambitieux de hasard en qui la hardiesse n’était que l’ignorance des obstacles ou le vertige de la vanité. Leur règne fut court, parce qu’il faut pouvoir beaucoup lorsqu’on s’avise de beaucoup oser ; mais il fut réel, et donna lieu à des scènes d’une bouffonnerie sans exemple. Dans la salle Saint-Jean, on se partageait à l’amiable l’administration de la France. Des solliciteurs y venaient à tout instant s’incliner devant l’omnipotence des dominateurs du lieu. Là M. Dumoulin exerçait l’empire de son chapeau à plumes et de son brillant uniforme. Il s’était promu au grade de commandant de l’Hôtel-de-Ville, et il en remplit jusqu’à un certain point les fonctions. M. Alexandre de Laborde s’étant présenté, cherchant une place dans la victoire, le commandant de l’Hôtel-de-Ville le nomma préfet de la Seine, au roulement du tambour, et avec un admirable sang-froid. M. de Montalivet, qui était absent de Paris pendant la lutte, vint à son tour à l’Hôtel-de-Ville faire connaître ses espérances. Mais ce fut à M. Baude qu’il s’adressa. Il réclama la direction des ponts-et-chaussées, déclarant toutefois que, si M. Baude se l’était réservée, il la lui abandonnerait volontiers. M. Baude répondit en homme qui ne se croit ni le droit de donner ni celui de prendre. Ainsi cette étrange révolution était venue montrer, dans l’espace de quelques jours, les divers aspects des choses humaines héroïsme et petitesse, passions mâles et vanités d’enfants, grandeur et misère, c’est-à-dire tout l’homme.

Pendant ce temps, une députation, dont les deux frères Garnier-Pagès faisaient partie, entrait dans le vestibule de l’hôtel Laffitte. Elle venait offrir le pouvoir aux généraux Lafayette et Gérard. Le second répondit d’une manière évasive ; le premier s’offrit avec une ardeur toute juvénile. Il demanda seulement à faire part de cette proposition à ses collègues, et s’avançant au milieu d’eux : « Messieurs, dit-il, on me presse de prendre le commandement de Paris. » Mais Lafayette maître de Paris, c était le peuple maître de la place publique.

M. Bertin de Vaux était présent, homme sans élévation de cœur, mais d’une rare pénétration d’esprit et d’une certaine portée dans le mal. Habile à diriger les autres par le soin qu’il mettait à s’effacer toujours lui-même, son frère avait groupé depuis long-temps autour de lui plusieurs écrivains d’élite qui s’animaient à leur insu de ses inspirations, et subissaient d’autant mieux sa supériorité, qu’il la leur laissait ignorer. Il était parvenu de la sorte à créer, dans le Journal des Débats, une puissance avec laquelle tous les gouvernements s’étaient vus contraints de traiter. M. Bertin de Vaux n’avait pas de passions politiques : l’égoïsme de ses opinions était froid et parfaitement calculé. Trop intelligent pour ne pas comprendre que le changement des formes politiques peut fort bien n’être qu’un mode nouveau de protection accordé aux mêmes intérêts, il avait servi l’un après l’autre tous les gouvernements sans cesser d’être fidèle à ses doctrines, celles de 1789. M. Bertin de Vaux était un des hommes d’état de la bourgeoisie.

Aussi la connaissait-il à merveille. Il savait combien sa force était grande, et jusqu’où elle était capable de pousser le fanatisme de cette passion : l’amour de la propriété. Il savait par conséquent que, pour étouffer la révolution sociale prête à sortir des flancs d’une révolution politique, il n’y avait qu’une chose à faire : réorganiser promptement la garde nationale, ou, en d’autres termes, enrégimenter les propriétaires pour la défense des propriétés. Quand il entendit Lafayette parler de prendre en main le pouvoir, il se mit à jouer l’enthousiasme, et s’écria : « Si nous ne pouvons retrouver Bailly, le vertueux maire de Paris en 1789, félicitons-nous d’avoir retrouvé l’illustre chef de la garde nationale. » C’était rappeler adroitement à Lafayette un de ces souvenirs que caresse volontiers la vanité des vieillards. Celui-ci, d’ailleurs, ne voyait pas de bien haut.

Lafayette accepte, il part pour l’Hôtel-de-Ville, ces Tuileries du peuple depuis le 10 août. On se précipitait sur le passage de ce marquis aimé du peuple. On le soulevait pour l’aider à franchir les barricades. Et lui, appuyé d’un côté sur le bras de M. Carbonel, de l’autre sur celui de M. Audry de Puyraveau, il s’avançait porté par l’acclamation populaire, et souriant à cette ovation qui le ramenait aux vives impressions de sa jeunesse.

Dans la rue Neuve-Saint-Marc, il aperçut un jeune homme, M. Etienne Arago, qui portait à son chapeau une cocarde tricolore. Il lui fit dire par M. Poques de l’ôter, et comme le jeune homme en manifestait sa surprise : « Pas encore, mon ami », dit-il, en lui faisant un signe de la main. Pourtant des milliers de citoyens portaient déjà des rubans tricolores leur boutonnière. Mais telle était la stupeur dont cette révolution inopinée avait frappé les plus nobles esprits Au moment où M. de Lafayette entrait sous la voûte de l’Hôtel-de-Ville, la foule répandue sur la place de Grève poussa au ciel un long cri de joie mêlé à une décharge de mousqueterie. Le colonel Dubourg, prévenu par M. Étienne Arago de l’arrivée de ce personnage, avait répondu : « A tout seigneur, tout honneur. » Il alla au-devant du vieux général, s’inclina respectueusement devant lui, et une heure après M. de Lafayette tenait dans ses mains les destinées de la France.

Les députés qui avaient formé chez M. Laffitte un petit conciliabule dans lequel le public n’était pas admis, comprirent combien il leur importait de contrebalancer la puissance d’un homme qui avait reçu du peuple son investiture. Dans ce but, ils choisirent parmi eux, pour lui confier la direction des opérations actives, le général Gérard. Quant à l’organisation du pouvoir civil, fallait-il créer un gouvernement provisoire, comme le demandait M. Mauguin, ou seulement une commission municipale, comme le proposait M. Guizot ? Ce dernier avis prévalut, parce qu’il était le plus timide et ne décidait rien. On recourut au scrutin pour la désignation des membres dont cette commission devait être composée. Les noms qui sortirent du scrutin furent ceux de MM. Casimir Périer, Laffitte, Gérard, Odier, Lobau et Audry de Puyraveau. Ce dernier fut nommé à son insu et n’apprit sa nomination qu’à l’Hôtel-de-Ville. M. Odier refusa et fut remplacé par M. de Schonen. M. Laffitte s’était foulé le pied ; mais il avait besoin, d’ailleurs, pour l’accomplissement de ses projets, de faire aboutir à son hôtel le fil de tous les événements. Enfin, le général Gérard prétexta, pour ne point aller à l’Hôtel-de-Ville, les devoirs militaires qui venaient de lui être imposés. Les députés applaudirent, charmés d’avoir à leur disposition un homme d’épée ; et la commission, composée définitivement de MM. Casimir Périer, Lobau, de Schonen, Audry de Puyraveau, se compléta par l’adjonction de M. Mauguin.

A peine formée, la commission municipale publia l’acte suivant, témoignage irrécusable de la défiance qui armait contre le peuple cette bourgeoisie qui allait s’emparer de la direction des affaires :

« Les députés présents à Paris ont dû se réunir pour remédier aux graves dangers qui menacent la sûreté des personnes et des propriétés. Une commission a été nommée pour veiller aux intérêts de tous, en l’absence de toute organisation régulière. »

Cet acte, si injurieux au peuple, fut la première mesure prise par le premier pouvoir issu de la révolution. C’était beaucoup se hâter.

La commission municipale, toutefois, rendit quelques services, et elle en aurait rendu de bien plus grands, si elle eût consenti à subir l’impulsion que lui voulait donner M. Mauguin. Malheureusement, M. Mauguin n’exerçait sur ses collègues qu’un faible ascendant : il inspirait des craintes au rigide Audry de Puyraveau ; M. de Schonen n’éprouvait pour lui aucune sympathie, et le général Lobau se défiait d’une supériorité qu’il ne pouvait subir sans en être amoindri. Un jeune homme actif et intelligent, M. Hippolyte Bonnelier, était entré des premiers à l’Hôtel-de-Ville, où les fonctions de secrétaire lui avaient été confiées par Lafayette. Il fut maintenu à son poste par la commission municipale ; mais elle s’adjoignit, en même temps, sous le titre de secrétaire, M. Odilon Barrot, que M. Laffitte avait désigné. Cette circonstance n’influa pas médiocrement sur l’attitude du pouvoir nouveau siégeant à l’Hôtel-de-Ville. Entre M. Mauguin et M. Odilon Barrot, il existait une dissidence d’opinions, rendue plus vive par une rivalité sourde, à laquelle, sans se l’avouer, ils obéissaient l’un et l’autre.

Quoi qu’il en soit M. Mauguin n’avait pas été plus tôt installé à l’Hôtel-de-Ville, qu’il y avait déployé toute son activité. M. Bavoux fut nommé préfet de police, et M. Chardel directeur des postes. Une proclamation mit sous la protection du peuple les monuments français. Diverses circulaires ayant pour but de pourvoir aux besoins les plus urgents, furent rédigées. M. Mauguin voulait que la commission municipale prît le titre de gouvernement provisoire. Le général Lobau s’y opposa de la manière la plus formelle. Sur ces entrefaites, on vint annoncer que beaucoup d’ouvriers manquaient de pain. Il fallait de l’argent. On s’adressa à M. Casimir Périer, qui répondit : « Il est plus de quatre heures ; ma caisse est fermée. »

Pendant toute cette journée du 29, l’hôtel Laffitte ne cessa pas un seul instant d’être le centre des agitations de Paris. On s’y rendait de tous les côtés à la fois ; les députations y succédaient aux députations ; les hommes du peuple y avaient accès, et dans ce vaste pêle-mêle, pas une violence ne fut commise, pas un objet ne fut dérobé. Les chevaux de M. Laffitte coururent dans toutes les directions, montés par des cavaliers inconnus, et le soir ils étaient tous rentrés à l’écurie. Mais les représentants de la haute bourgeoisie n’en nourrissaient pas moins contre le peuple une défiance profonde.

Le général Pajol, qui était arrivé dans la cour de l’hôtel, en criant : « Je vous apporté le chapeau de Waterloo », y avait été fort mal accueilli. M. de Lafayette était trop populaire pour ne pas inspirer encore plus d’ombrage. Afin de créer au général Gérard une influence dont on put se servir au besoin, on le pressait de revêtir l’uniforme, de se montrer à la population, de visiter les barricades. St. Casimir Périer écrivait à l’instituteur de ses enfants : « Venez sans retard à l’hôtel Laffitte, et amenez-y des chevaux. » M. Gérard hésitait ; mais on redoublait d’instances. « Vous voilà bien, vous autres militaires, lui disait M. Eugène Laffitte pour l’exciter, vous ne pouvez marcher que suivis par des pantalons garance. » Enfin le général céda. Il partit pour aller montrer au peuple que les chefs ne lui manqueraient pas après la bataille. Toutefois, il portait encore la cocarde blanche. Il l’ôta, sur les observations de M. Sarrans, mais sans la remplacer par la cocarde de la révolution.

Au reste, soit crainte, soit indifférence ou étourdissement, ceux qui déjà se présentaient comme chefs, ne se montraient nulle part impatients d’arborer les couleurs pour lesquelles le peuple avait combattu. La manière dont le drapeau tricolore fut arboré à l’Hôtel-de-Ville, le 29, mérite d’être rapportée. M. Dumoulin ayant aperçu derrière un meuble un drapeau tricolore roulé et tout couvert de poussière, témoigna l’intention de le placer à une fenêtre de la salle Saint-Jean, ce qu’il fit, sur un signe d’assentiment de M. Baude. On conduit trop souvent les peuples avec des signes et avec des mots. Mais voilà ce que tous les grands hommes du moment semblaient ignorer secondé par le vieux colonel Zimmer, son chef d’état-major, brave officier, mais qui avait moins de portée d’esprit que de patriotisme et de zèle, M. de Lafayette laissait flotter la politique aux mains des subalternes.

Un pair de France se hâtait sur ces entrefaites, vers l’hôtel Laffitte. C’était le duc de Choiseul. Il avait appris qu’il gouvernait la France, et cette nouvelle le glaçait de terreur. Comme nul ne pouvait dire encore ce qui sortirait d’une aussi soudaine commotion, le duc de Choiseul venait prendre M. Laffitte à témoin de son innocence. Il protestait, surtout, contre l’association de son nom à celui de Lafayette, ajoutant qu’il voudrait être seul au pouvoir ou n’être rien. « À ce compte, vous ne serez rien, M. le duc », cria une voix. Plus tard, le duc de Choiseul publia une proclamation qui se terminait de la sorte : « Maintenant que la victoire n’est plus incertaine, il est de ma conscience de déclarer que jamais je n’ai fait partie du gouvernement provisoire ; que jamais la proposition ne m’en fut faite. J’ai accepté en silence tous les dangers à l’heure du combat : je dois hommage à la vérité à l’heure de la victoire. » Cela fut admiré.

Cependant l’armée royale, forcée d’abandonner la capitale, avait continué vers Saint-Cloud son mouvement de retraite. Mais chaque bataillon suivait sa route, pour ainsi dire au hasard. Les bataillons suisses, une partie du 3e bataillon de la garde, le 15e léger, et des détachements du 1er de la garde, prirent le chemin du Cours-la-Reine et du quai de Chaillot. A Chaillot, il y eût encore des victimes. On voyait des enfants paraître inopinément à l’angle des rues et faire feu sur les troupes avec une fureur que rien n’expliquait. Là périt un des plus élégants et des plus braves officiers de la garde, M. Lemotheux. Nul n’avait plus énergiquement que lui désapprouvé les ordonnances, et il se préparait à notifier sa démission. Il tomba mort, atteint par une balle que venait de lancer la main d’un insurgé de dix ans. D’autres officiers reçurent des coups mortels ; un d’eux fut sur le point d’être fait prisonnier. Séparé de son régiment, il dût passer la nuit à Chaillot d’où il s’enfuit déguisé le lendemain. Le désintéressement et la grandeur du but peuvent seuls absoudre ceux qui donnent aux peuples la soif du sang, car elle a quelque chose d’épidémique. La révolution du juillet fut, même pour l’enfance, un encouragement à l’héroïsme, mais aussi une excitation à la cruauté.

Les bataillons qui n’avaient pas suivi le Cours-la-Reine, s’étaient ralliés à l’Arc-de-l’Étoile, d’où ils s’étendaient jusqu’à la porte Maillot : ils touchaient à la maison de campagne de Casimir Périer. Un chef de bataillon et quelques officiers furent invités à y entrer. On leur y fit un accueil convenable, et des rafraîchissements leur furent servis. Leur tristesse était amère et profonde. Quels soldats terribles que ces Parisiens ! disait le chef de bataillon, en rappelant les vides que la mort venait de faire dans son régiment. Là, comme à Chaillot, une bande d’enfants vint assaillir quelques soldats à coups de fusils. Ceux-ci, exaspérés, entrèrent, en poursuivant leurs aggresseurs, dans une maison où des ouvriers étaient à boire, et par l’effet d’une vengeance égarée, ces ouvriers furent égorgés. Quelques coups de canon, tirés dans la direction de Neuilly, envoyèrent dans le parc des boulets que le duc d’Orléans put peser dans sa main ; l’un de ces boulets tua un villageois qui passait sur le pont. Ainsi les malheurs que toute guerre enfante survivaient à la guerre.

Le Dauphin, qui s’était fait substituer au duc de Raguse dans le commandement des troupes, vint les recevoir au bois de Boulogne ; mais il ne trouva pas une seule inspiration dans sa douleur ou plutôt dans sa colère. S’étant approché d’un capitaine, il lui demanda combien il avait perdu d’hommes. « Beaucoup, Monseigneur, » répondit le capitaine. Et de grosses larmes roulaient le long de ses joues. « Vous en avez bien assez, vous en avez bien assez, » reprit d’un air distrait le Dauphin, qui était né prince. Les troupes arrivèrent à Saint-Cloud, mourant de faim, consternées, haletantes. On les fit bivouaquer dans le parc. Le plus grand désordre régnait aux environs du château. Déjà, dans la cour, les chevaux étaient sellés et chargés. Les élèves de Saint-Cyr accoururent : il y eut de plus, autour de ce trône en péril, quatre pièces de canon, et, pour en faire le service, quelques écoliers. Le duc de Bordeaux dînait. On raconte que M. de Damas, ayant fait dégarnir la table, le duc de Bordeaux prit lui-même plusieurs plats d’argent qu’il élevait avec effort au-dessus de sa tête et faisait passer aux gens de service pour qu’ils les descendissent aux soldats. Cela divertit beaucoup le jeune prince : c’était un jeu nouveau pour cet enfant.

Déjà l’heure des transactions était passée pour Charles X. Ses ennemis avaient obtenu de tels succès, qu’il n’avait plus qu’à rester roi tout à fait ou qu’à cesser tout à fait de l’être. Situation favorable, parce qu’elle était extrême ! Tant que les chances avaient été de son côté, il lui fut permis de céder quelque chose ; mais près d’être abattu, il ne lui restait qu’un parti à prendre, un seul : combattre jusqu’à la mort, non plus pour la royauté seulement, mais pour la dictature. C’est le parti qu’il aurait pris, si son âme avait été aussi haute que son rang. Et, dans ce cas, ses ennemis, en voulant lui enlever tout, lui auraient donné le pouvoir de tout conserver. Car, pour les cœurs dignes de l’empire, l’excès des revers est une force. Mais le malheur de ce roi fut de laisser germer dans son esprit, qui était vulgaire, des desseins qui furent gigantesques. Il devait rester écrasé sous le poids de tout ce qu’il avait osé.

Le duc de Mortemart était arrivé là veille à Saint-Cloud. C’était un grand seigneur à demi gagné aux principes du libéralisme. Soldat, il avait puisé dans la vie des camps une rondeur de langage et une simplicité de mœurs qui l’éloignaient des habitudes aristocratiques : il avait servi avec le général Sébastiani, cet ami du duc d’Orléans ; à Waterloo, il avait presque sauvé ta vie à un enfant du peuple, le général Mouton ; ambassadeur à Saint-Pétersbourg, il s’était rendu, auprès du cabinet des Tuileries, l’organe des recommandations constitutionnelles de l’empereur Nicolas. Pour toutes ces causes Charles X l’aimait peu. Il le fit venir cependant. Dans un premier entretien qu’ils avaient eu ensemble, Charles X avait dit, à propos du danger des concessions : « Je n’ai point oublié comment les événements se sont passés il y a quarante ans. Je ne veux pas, comme mon frère, monter en charrette, je veux monter à cheval. » Mais les dispositions du vieux monarque n’étaient déjâ plus les mêmes, et il déclara au duc de Mortemart qu’il le nommait premier ministre. Celui-ci s’en défendit avec respect et vivacité. Il alléguait son éloignement naturel pour les affaires, son incapacité, l’amour du repos, une fièvre rapportée des bords du Danube. Charles X insiste, et finit par s’écrier impétueusement : « Vous refusez donc de sauver ma vie et celle de mes ministres ? — Si c’est là ce que sa majesté me demande… — Oui, c’est cela même, interrompit le roi, et, par un mouvement involontaire de défiance, il ajouta : « Heureux encore qu’ils ne m’imposent que vous ! »

M. de Polignac parut dans la salle où MM. de Vitrolles, de Sémonville et d’Argout attendaient une décision. M. de Polignac ne voulait admettre auprès du roi que M. de Vitrolles ; mais, s’avançant vers le président du conseil, M. de Sémonville lui prit les mains affectueusement, et il lui disait : « Vous savez, mon cher prince, quelle est en vous notre confiance, mais les circonstances sont graves ; il faut absolument que nous parlions à Charles X. » M. de Vitrolles appuya cette prière, et les trois négociateurs furent introduits auprès du roi. Il y avait dans tout son maintien une noblesse résignée ; mais son visage trahissait cette amertume intérieure que désavoue inutilement la vanité humaine. « Messieurs, leur dit-il, vous l’avez voulu ; partez ! allez dire aux Parisiens que le roi révoque les ordonnances ; mais, je vous le déclare, je crois ceci fatal aux intérêts de la France et de la monarchie. »

Les trois négociateurs partirent en calèche pour Paris. Le comte de Girardin les suivait à cheval. Sur la route, M. de Sémonville criait : « Mes amis, les ministres sont à bas ; » et il accompagnait ces mots de jurements grossiers, flatteries que, du haut de sa calèche, un grand seigneur croyait adresser au peuple. Ils gagnèrent de la sorte la place de Grève. Dans le trajet, il était arrivé à M. de Vitrolles de sentir ses mains pressées affectueusement par des hommes qui, sachant son nom, l’auraient laissé mort sur la place.

L’Hôtel-de-Ville présentait alors le double aspect d’un club et d’un camp. Là se pressaient tous les audacieux ; là bivouaquait l’insurrection. A la vue de ces mâles figures, de ces corps robustes sous des habits en lambeaux, de ces fusils, de ces épées, de ces taches de sang, les trois gentilshommes tressaillirent. Quel langage tenir dans ce palais de légalité ? Ne faudrait-il pas se servir de ce mot citoyen, que 93 avait écrit dans son formidable vocabulaire. Ayant rencontré sur les marches de l’hôtel M. Armand Marrast qu’il ne connaissait point, M. de Sémonville lui dit avec hésitation : « Peut-on parler à M. de Lafayette… jeune homme !  » Il couvrait ainsi sous la dignité de son grand âge l’orgueil opiniâtre de son rang.

Les négociateurs furent accueillis avec bienveillance par la commission municipale, au sein de laquelle s’était rendu M. de Lafayette. Cette première tentative de conciliation entre la royauté et la bourgeoisie pouvait avoir des conséquences incalculables. Mais vouloir sauver le trône eût été hasardeux en un tel moment, surtout en un tel lieu. Car la multitude frémissait en bas, et demandait, pour prix du sang, non pas quelque chose de meilleur, mais quelque chose de nouveau.

Cependant, M. Baude ayant annoncé à la foule que Charles X consentait à retirer les ordonnances, un homme du peuple fit retentir ce cri, dont ceux qui l’entendirent ne parurent pas émus : « Vive notre bon roi qui capitule !  »

Introduit dans la commission municipale, M. de Sémonville prit la parole. Sa voix était très-faible, soit que la fatigue eut réellement épuisé ses forces, Mit qu’il voulut éveiller dans le cœur des commissaires ce genre d’intérêt qui s’attache au dévouement d’un vieillard. Son discours fut habile et suppliant. Il demanda grâce pour la présence du trop fameux baron de Vitrolles. Il recommanda ensuite à la générosité des vainqueurs cette royauté si souvent frappée, et qui s’était laissé désarmer en pleurant. Quoiqu’il n’eût encore été question à Saint-Cloud que de la nomination de MM. de Mortemart et Gérard, il fit entendre que le roi leur donnerait volontiers pour collègue M. Casimir Périer, qu’il montrait de la main. Puis, se tournant vers M. de Lafayette, il lui rappela que, quarante ans auparavant, les dangers de Paris les avaient réunis l’un et l’autre dans ce même Hotel-de-Ville. Tout à coup un messager entre et remet à M. Casimir Périer une lettre du comte Alexandre de Girardin, annonçant que des négociations sont ouvertes. La surprise fut extrême. Que signifiait ce croisement de démarches ? La commission serait-elle le jouet de quelque intrigue ? M. Casimir Périer était pâle, immobile et muet. Une défiance inquiète se peignait sur l’austère et noble visage de M. Audry de Puyraveau. M. de Vitrolles, placé à côté de M. Schonen, lui disait en vain, pour l’adoucir, et en lui frappant le genou : « Eh mon Dieu ! je suis plus ami de la Charte que vous ; car c’est moi qui ai inspiré la déclaration de Saint-Ouen. » M. de Schonen s’était trop engagé pour chercher son pardon ailleurs que dans la chute d’une royauté à qui Ney, en mourant, avait enlevé le droit de grâce. Il fit éclater toute l’agitation de son âme dans ces mots terribles : « Il est trop tard ! Le trône de Charles X s’est écroulé dans le sang ! » Quant à M. Mauguin, chez qui une nature ardente était tempérée par un esprit calculateur, il ne jugeait pas encore la monarchie perdue, et voulait qu’on ouvrît l’oreille aux négociations. « Avez-vous des pouvoirs écrits, demanda-t-il ? » Cette question imprévue déconcerta M. de Sémonville. Alors se levant avec impétuosité et courant à la fenêtre le loyal M. de Puyraveau s’écria : « Ne parlez plus d’arrangement, ou je fais monter ici le peuple ! »

Les envoyés de Charles X se retirèrent. Mais M. Casimir Périer conservait encore quelque espérance : il les conjura d’aller trouver M. Laffitte et de tenter en faveur de Charles X un dernier effort. M. de Sémonville, découragé, s’y refusa ; les deux autres y consentirent ; et le collègue de M. de Mortemart leur donna un laissez-passer dans lequel le nom d’Arnaud fut substitué à celui de Vitrolles, qui pouvait réveiller de dangereux souvenirs. Avec ce chiffon de papier, les deux négociateurs parcoururent librement la ville, où l’on arrêta ce soir là, comme je l’ai dit, plusieurs jeunes gens qui avaient combattu vaillamment, mais à qui M. Casimir Périer n’avait pas donné de sauf-conduit !

M. d’Argout se présenta seul chez M. Laffitte. La chaleur était étouffante, les fenêtres ouvertes et les appartements remplis de monde. M. d’Argout attira M. Laffitte dans l’embrasure d’une croisée. La voix du négociateur était altérée, et il avait presque les larmes aux yeux en parlant de Charles X. « Les ordonnances sont retirées, dit-il, et nous avons de nouveaux ministres. — Il fallait se décider plus tôt, répondit M. Laffitte. Aujourd’hui… — Les intérêts sont les mêmes. Sans doute ; mais les situations sont changées. Un siècle s’est écoulé depuis vingt-quatre heures. » M. Bertin de Vaux était là. Il crut comprendre qu’il s’agissait d’une transaction, et il s’écria joyeusement : « On pourra donc enfin négocier ! » Ces mots, répandus dans la foule qui encombrait l’hôtel, y produisent l’agitation la plus violente. Quelques hommes du peuple étaient étendus, couverts de poussière et brisés par la fatigue, sur les sièges de la salle à manger. Un d’eux ouvre brusquement la porte qui séparait cette salle de l’appartement où se trouvaient MM. d’Argout et Laffitte fait résonner son fusil sur le parquet, et d’une voix terrible : « Qui ose ici parler de négocier avec Charles X ? — Plus de Bourbons criait-on en même temps dans le vestibule. — Vous les entendez, dit M. Laffitte. — Ainsi, vous n’écouteriez aucune proposition, répondit M. d’Argout. — Votre visite est-elle officielle ? — Officieuse seulement mais si elle était officielle ? — Alors comme alors. » M. d’Argout sortit. Le Louvre était pris : la cause de Charles X était perdue.

Ce soir-là, M. Laffitte reçut aussi la visite de M. de Forbin-Janson, qui venait demander un sauf-conduit pour M. de Mortemart, son beaupère. M. de Mortemart fut attendu jusqu’à minuit, il ne vint pas.

M. d’Argout avait pu juger, par le résultat de sa visite, du véritable état des choses ; mais en donnant suite à sa médiation, dût-elle être stérile, il ménageait son avenir dans l’un ou l’autre parti. Il alla donc retrouver le baron de Vitrolles qui l’attendait en compagnie de M. Langsdorff, et ils reprirent tous trois la route de Saint-Cloud. MM. Charles Laffitte et Savalette les accompagnaient et leur servaient de sauve-garde.

La journée du 29 avait été doublement remarquable. Le peuple y rendit le trône vacant. La bourgeoisie prit ses mesures pour en disposer. D’un côté le labeur, de l’autre la récompense. Alors comme toujours, des victimes sans nom servirent de piédestal à des ambitieux sans cœur.

Au moment où les ténèbres se répandaient sur Paris, le général Pajol montait tristement la rue de Chabrol. Il se retourne vers M. Degousée, qui l’accompagnait, et lui dit : « Vous meniez au combat des hommes déterminés : pouvez-vous compter sur leur zèle ? — Sans doute. — Assez pour leur donner l’ordre d’arrêter les députés ? — Oh ! pour cela, je n’oserais en répondre. — Dans ce cas, la révolution est avortée. »

Les alarmes, au château de Saint-Cloud, avaient cessé depuis quelques heures. Le grand salon donnant du côté de Paris présentait un étonnant spectacle. Le roi était assis avec M. de Duras, gentilhomme de la chambre, M. de Luxembourg, capitaine des gardes, et la duchesse de Berri, à une table de jeu. Le Dauphin, qui se laissait toujours absorber par les petites choses et ne pensait jamais aux grandes, contemplait d’un air méditatif une carte géographique. M. de Mortemart, agité au milieu de tous ces personnages tranquilles, allait à chaque instant sur le balcon, prêtant l’oreille à des bruits lointains.

La partie de whist que Charles X joua dans cette soirée, ne tarda pas à être racontée dans la capitale. Elle y excita une grande colère, très-raisonnable chez ceux qui ne voulaient plus de royauté, puérile chez ceux qui s’occupaient à faire un autre roi.

Le duc de Luxembourg avait donné ordre à un lieutenant des gardes de se mettre à la tête de quelques cavaliers et d’éclairer la route de Neilly. L’officier, de retour, apprit à M. de Luxembourg qu’il avait remarqué un mouvement inaccoutumé dans le parc de Neuilly et aux environs du château. 11 ajouta que, s’il y avait été autorisé, il lui eût été facile d’enlever le duc d’Orléans. Charles X, entendant ces derniers mots, dit à l’officier d’un ton sévère : « Si vous aviez fait cela, Monsieur, je vous aurais hautement désavoué. »

La nuit était venue, et on allait se séparer, quand le duc de Mortemart s’approcha du dauphin et le pria de révoquer, au moins pour lui, que le roi envoyait à Paris avec une mission, la consigne qui coupait toute communication entre Paris et Saint-Cloud. « Comment ?… la consigne ?… c’est bien… nous verrons… » Le duc de Mortemart ne put pas obtenir une réponse plus précise. Il se retira dans son appartement, plus affligé que surpris, car il sentait peser sur son cœur ces paroles de Charles X : « Heureux qu’ils ne m’imposent que vous », paroles bien ambres, adressées à un homme qui croyait jouer sa tête pour le salut de son roi ! Mais Charles X ne se fiait qu’à ceux qui avaient un assez grand fonds de bassesse pour asservir sans réserve leur pensée à la sienne. C’était peu connaître l’art de régner, qui consiste, non pas à annuler l’initiative du génie d’autrui, mais à se l’approprier, comme firent Louis XIV et Napoléon.

Du reste, et par une de ces contradictions faciles à comprendre dans des journées aussi pleines d’imprévu, Charles X montra autant d’hésitation quand le duc de Mortemart voulut remplir sa mission, qu’il avait mis d’empressement à la lui faire accepter. « Sire, lui disait son nouveau ministre, le temps presse : il faut que je parte. » Et le roi répondait : « Pas encore, pas encore : j’attends des nouvelles de Paris. »

Pendant la nuit arrivèrent MM. d’Argout et de Vitrolles. Ils coururent chez M. de Mortemart pour le solliciter à une décision prompte. « Mais comment me faire reconnaître dans la capitale, disait le duc de Mortemart ? Voulez-vous que je m’y présente comme un aventurier politique ? Il me faudrait, au moins, la signature du roi. » Les nouveaux venus insistèrent. Ils avaient vu Paris dans une de ces situations violentes où il suffit d’une minute pour donner comme pour enlever un empire.

Il fut donc décidé qu’on rédigerait à la hâte des ordonnances révoquant celles du 25 ; rétablissant la garde nationale, dont le commandement était confié au maréchal Maison ; nommant M. Casimir Périer aux finances et le général Gérard à la guerre. Mais tout manquait : encre, plumes, papier ; on n’avait pas même de protocole qui put servir de modèle on eût beaucoup de peine à sortir de ces petits embarras, fils imperceptibles auxquels Dieu se plaît à suspendre le destin des familles royales ! La difficulté s’accrut quand il fallut obtenir la signature de Charles X. Pour parvenir jusqu’à son appartement, il y avait plusieurs lignes de gardes-du-corps à traverser. Le duc de Mortemart mit tout en œuvre pour faire fléchir l’étiquette dans ce moment solennel. Ce fut en vain. Les gardes-du-corps se croyaient enchaînés d’autant plus étroitement à leur consigne, que la royauté était en péril. Impatienté, irrité, le duc de Mortemart se fit conduire chez le valet de chambre de service, et, d’un ton extrêmement animé : « Monsieur, je vous rends responsable de tout ce qui peut arriver. » Enfin, il fut introduit dans l’appartement de Charles X. Le vieux roi était au lit : il se souleva languissamment : « Ah c’est vous, Monsieur le duc, dit-il d’un air abattu ? » M. de Mortemart lui fit observer qu’il fallait se hâter ; que les ordonnances voulaient être signées à l’instant même, et que, pour lui, il était prêt à partir. « Attendons encore, répondit Charles X. — Mais, sire, le comte d’Argout est là. Il vous dira quelle est à Paris la situation des choses. — Je ne veux point voir M. d’Argout. dit Charles X, qui ne l’aimait pas. — Eh bien, sire, le baron de Vitrolles est avec lui. Voulez-vous qu’on l’introduise ? — Le baron de Vitrolles ? Oui, qu’il entre. » On appela M. de Vitrolles. Il sortait de l’appartement de M. de Polignac. Il avait trouvé le prince à moitié endormi, et comme il lui demandait par quelle inconcevable témérité il avait jeté un aussi orgueilleux défi à l’esprit révolutionnaire, n’ayant à sa disposition que sept mille hommes, « les états en portaient treize mille », avait répondu le prince de Polignac.

M. de Vitrolles s’étant approché du lit du roi, Charles X fit signe au duc de Mortemart de se retirer. Le ministre, blessé, dit à voix basse : « Ah ! s’il ne s’agissait pas de sauver la tête du roi ! », et il sortit.

En apercevant, dans de semblables circonstances, celui qui avait toujours exercé sur son esprit un si puissant empire, Charles X prit un visage sévère : « Comment ! c’est vous, M. de Vitrolles, qui venez m’engager à céder devant des sujets rebelles ! » M. de Vitrolles répondit avec vivacité qu’au point où en étaient les choses, il n’avait pas cru pouvoir donner à son roi une plus grande preuve de dévouement, et que ce serait le tromper que de chercher à lui adoucir l’amertume de cette situation. « Je vais plus loin, ajouta-t-il, et je doute que votre majesté puisse désormais rentrer dans Paris révolté ; je sens que la dignité de votre couronne en recevrait une rude atteinte ; mais que faire ? Comment vaincre une population de toutes parts soulevée ? Mieux vaudrait cent fois transporter ailleurs le centre de cette guerre cruelle. Croyez-vous pouvoir compter sur la Vendée ? Je suis prêt à me dévouer jusqu’au bout. » Charles X parut un moment réfléchir. « La Vendée dit-il, comme répondant à ses propres pensées… c’est bien difficile !… bien difficile !… »

Le duc de Mortemart fut rappelé. Les dispositions du roi lui parurent tout-à-fait changées. Son accablement avait fait place à une sorte d’ardeur singulière ; il mit presque de l’empressement à signer les ordonnances, s’arrêtant toutefois, dans ses concessions, à certaines limites. Voilà comment la monarchie rendit son épée.

Quand le duc de Mortemart sortit de la chambre du roi, il faisait presque jour. Il rencontra M. de Polignac sur la terrasse. C’était la première fois qu’il le voyait revêtu de l’uniforme d’Officier-général. M. de Polignac était vivement ému. Devant eux Paris se cachait dans un nuage composé de brouillards et de fumée ; on entendait par intervalles les coups de feu des avant-postes. Tout-à-coup M. de Polignac, étendant le bras vers la capitale, s’écria d’un air inspiré : « Quel malheur que mon épée se soit brisée entre mes mains, j’établissais la Charte sur des bases indestructibles ! » Puis se retournant vers M. de Mortemart : « Ne craignez point que je fasse ici obstacle à votre mission. Vous partez pour Paris ; moi, pour Versailles. »

Une calèche conduisit M. de Mortemart jusqu’au bois de Boulogne. MM. d’Argout et Mazas l’accompagnaient. Là on refusa de les laisser passer. Le dauphin, qui la veille avait pris le commandement des troupes et qui voulait à tout prix empêcher les concessions, le dauphin avait écrit aux chefs des avant-postes pour leur défendre, sous peine de la vie, d’ouvrir passage à quiconque viendrait de Saint-Cloud. Après une discussion fort vive, M. de Mortemart obtint de continuer sa route, mais il dût tourner à pied le bois de Boulogne. Craignant d’être arrêté à la barrière de Passy, il fit un long détour pour gagner la capitale. Du Point-du-jour au pont de Grenelle, il remarqua que tout était solitude et silence. Il entra dans Paris en escaladant un mur dans lequel avait été pratiquée une brèche, par où on faisait passer des vins de contrebande. Sans cravate et sa redingote sur le bras, il marchait mêlé à quelques hommes du peuple dont il déjouait la surveillance par des propos militaires, et c’est ainsi, qu’il arriva sur la place Louis XV. Il était environ huit heures du matin ; la ville était muette et toutes les fenêtres étaient fermées ; on n’apercevait dans les rues que de tranquilles passants. « C’est le calme de « la force » dit le duc de Mortemart à ceux qui l’accompagnaient.

Les Parisiens avaient employé la nuit à construire des barricades, pour mettre la ville à l’abri de toute attaque. Des lampions placés aux fenêtres et sur les pierres amoncelées dans les rues, éclairaient les travailleurs, groupés de distance en distance. De quelle condition étaient ces travailleurs ? pour qui veillaient-ils auprès de ces monceaux de pierres ? et quel était leur espoir ? On entendit s’élever, du sein des quartiers reculés, des clameurs étranges, aussitôt suivies d’un long silence. Et les patrouilles de bourgeois s’arrêtaient pour écouter cette voix du peuple dans la nuit. On veillait aussi à l’hôtel Laffitte.




CHAPITRE VI.


30 juillet. — Discussion sur le choix d’un roi. — InHucnce de M. Laffitte. — Rôle du poète Béranger dans la révolution. — Démarche puérile de MM. Thiers et Mignet. — Obstacles à la candidature du duc d’Orléans. — Le duc de Chartres court risque d’être fusillé. — Lutte entre les républicains et les Orléanistes. — Lettre singulière écrite du château de Neuilly. — MM. Thiers et Scheffer à Neuilly. — Noble attitude de la duchesse d’Orléans. — Les offres de M. Thiers acceptées par Mme  Adélaïde. — irrésolution du duc d’Orléans. — Les députes réunis au Palais-Bourbon. — M. de Châteaubriaud et les pairs de France. — Déclaration de la chambre. — Réunion républicaine chez Lointier. — Députation envoyée par cette réunion à l’Hôtel-de-Ville. — Étourdissement de Lafayette. — M. de Sussy à l’Hôtel-de-Ville. — Programme des plus hardis révolutionnaires de cette époque. — Ce qui alors pouvait être osé. — Le parti bonapartiste. — Anarchie à Saint-Cloud. — Plan de guerre civile proposé à Charles X. — Le duc de Raguse insulté par le dauphin. — Le triomphe du parti orléaniste compromis par l’absence et les hésitations du duc d’Orléans. — Remarquable exemple de bassesse. — Le duc d’Orléans entre furtivement dans Paris. — Entrevue nocturne du prince avec M. de Mortemart. — Terreur de ta duchesse de Berri à Saint-Cloud : fuite de la famille royale. — Tristesse des soldats.


La monarchie était vaincue ; le peuple campait sur la place publique : qu’allait-on faire ?

Le 30, à la pointe du jour, M. de Glandevès entrait chez M. Laffitte. Voici la conversation qui s’engagea entre ces deux personnages. Elle était importante et fut solennelle :

« Monsieur, dit au banquier le gouverneur des Tuileries, vous voilà maître de Paris depuis vingt-quatre heures. Voulez-vous sauver la monarchie ? — Laquelle, Monsieur ? celle de 1789 ou celle de 1814 ? — La monarchie constitutionnelle. — Pour la sauver, il n’est qu’un moyen, c’est de couronner le duc d’Orléans. — Le duc d’Orléans, Monsieur ! le duc d’Orléans ! Mais le connaissez-vous ? — Depuis quinze ans. — Soit. Quels sont les titres du duc à la couronne ? Cet enfant que Vienne a élevé peut invoquer du moins le souvenir de la gloire paternelle ; et, il faut bien en convenir, le passage de Napoléon a laissé dans la mémoire des hommes une trace enflammée. Mais quel prestige environne le duc d’Orléans ? Le peuple sait-il seulement son histoire ? Et combien de fois a-t-il entendu prononcer son nom ? — J’y vois un avantage, et non un inconvénient. Privé de toute puissance sur les imaginations, il en aura d’autant moins de facilité à sortir des limites dans lesquelles il est bon que la royauté soit contenue. Et puis le prince a des vertus privées qui sont pour moi une suffisante garantie de ses vertus publiques. Sa vie est exempte des impuretés scandaleuses qui ont souillé celle de tant de princes. Il se respecte dans sa femme il se fait aimer et craindre de ses enfants. — Vertus communes et qui ne sont pas tellement hautes qu’elles ne puisent être dignement récompensées que par le don d’une couronne ! Ignorez-vous, d’ailleurs, qu’on l’accuse d’avoir hautement approuvé les votes homicides de son père, et de s’être associé, dans les mauvais jours de notre histoire, à des projets qui devaient jamais priver du trône les héritiers directs du malheureux Louis XVI, et d’avoir gardé à Londres, pendant les Cents-Jours, une attitude qui fit planer sur lui les plus étranges soupçons ? Qu’on l’ait calomnié, lorsqu’on l’a représenté caressant tous les partis depuis 1813, se faisant restituer son apanage malgré les lois, jetant l’épouvante parmi les acquéreurs de biens nationaux par ses procès multiples, humble à la cour, et, au dehors, courtisant de tous les brouillons, c’est possible, c’est probable, si vous le voulez. Mais, enfin, ce qui est certain, c’est que Louis XVIII l’a mis en possession de vastes domaines ; c’est que Charles X est personnellement intervenu auprès des chambres pour lui assurer, au moyen d’une sanction légale, un apanage indépendant ; c’est, enfin, qu’on lui à gracieusement accordé ce titre d’altesse royale qu’il avait si fort désiré. Comblé de bienfaits par les aînés, il n’est pas dans une position qui lui permette de recueillir leur héritage, et lui-même souffrirait-il, s’il le savait, qu’on attisât en son nom l’incendie qui doit dévorer sa famille ? — Ce n’est pas de l’intérêt personnel du prince qu’il s’agit ici, Monsieur le baron : il s’agit de l’intérêt du pays menacé par l’anarchie. Je n’examine pas si la situation du duc d’Orléans est pénible pour son cœur, mais si son avénement est désirable pour la France. Or, quel prince est plus libre des préjugés qui viennent d’entraîner la ruine de Charles X ? Quel prince a fait plus hautement profession de libéralisme ? Et à la combinaison qui couronnerait, quelle autre est, selon vous, préférable ? — Si vous croyez Charles X coupable, vous reconnaîtrez, du moins, que le duc de Bordeaux est innocent ? Conservons-lui la couronne. On l’élèvera dans de bons principes. Lafayette veut-il bien sincèrement la république ? — Il la voudrait, s’il ne craignait un bouleversement trop profond. — Eh bien ! qu’on établisse un conseil de régence. Vous en feriez partie avec Lafayette. — Hier encore cela eût été possible ; et si, séparant sa cause de celle du vieux roi, la duchesse de Berry se fût présentée, tenant son fils par la main et portant un drapeau tricolore… — Un drapeau tricolore ! mais c’est pour eux la représentation symbolique de tous les crimes. Plutôt que de l’adopter, ils se feraient piler dans un mortier. — Dans ce cas, Monsieur, que venez-vous me proposer ? »

M. de Glandevès sortit. La combinaison qu’il était venu soumettre à M. Laffitte répondait aux secrètes espérances de beaucoup de grands personnages qui n’auraient pas voulu voir briser entièrement la chaîne des traditions. Une seule combinaison pouvait empêcher tout à la fois, et le principe de légitimité de succomber en France, et la royauté d’y provoquer trop ouvertement l’esprit révolutionnaire. C’était celle qui, tout en respectant le droit divin d’Henri V, aurait confié à la prudence du duc d’Orléans les destinées de la monarchie.

Telle fut, un moment, la pensée de M. de Talleyrand. M. Laffitte allait plus loin. Surpris de l’influence politique d’un homme en qui il n’avait jamais vu qu’un banquier, le vieux diplomate ne put se défendre d’un certain dépit que, cette nuit-là même, et contrairement à ses habitudes de réserve, il laissa percer de la sorte devant ses intimes : « M. Laffitte me compte vraiment pour trop peu de chose. »

Mais M. Laffitte s’appuyait alors sur les conseils d’un homme bien supérieur à M. de Talleyrand pour la portée des vues et la finesse de l’esprit. Béranger avait un coup-d’œil trop perçant, une sagacité trop inexorable, pour être accessible à l’enthousiasme. Quand il vit que le trône de Charles X chancelait, il se demanda tout de suite où était la puissance. Elle était dans la bourgeoisie, et il en aurait, au besoin, trouvé la preuve en lui-même. Poète, s’il s’était contenté de célébrer la grandeur du peuple associée aux souvenirs de la gloire impériale, son génie serait resté long-temps ignoré. Mais à côté des strophes où il chantait l’empereur, il avait publié des couplets contre la sottise des rois légitimes et l’insolence des nobles. Il s’était fait ainsi adopter par la banque et le haut commerce. De là sa fortune littéraire. Du salon sa renommée était descendue dans l’atelier, et sa popularité fut immense. Il ne pouvait donc se faire aucune illusion en 1830 sur la prépondérance de la bourgeoisie. Et comme elle n’avait qu’un chef possible, le successeur du régent ; que, d’ailleurs Napoléon II n’était pas la, Béranger devint l’âme du parti orléaniste. Il fit peu par lui-même, à la vérité ; mais beaucoup par les autres. Il ne se mit guère en évidence ; mais par ses conseils, religieusement écoutés, il agit fortement sur les meneurs de la bourgeoisie. Sans lui, par exemple, il est douteux que M. Laffitte eût mis à réaliser leur commune espérance autant de suite et de fermeté.

Quant aux motifs de cette détermination de Béranger, l’histoire doit-elle les condamner ou les absoudre ? Ni l’un ni l’autre.

En soutenant M. Laffitte dans les voies de l’Orléanisme, Béranger eut soin de le prémunir contre leur royale créature. Craignant la faiblesse de son ami, le prévoyant poète lui recommanda de ne se point laisser faire ministre et de se réserver, le cas échéant, pour une révolution nouvelle. Le choix de Béranger ne fut donc ni égoïste, ni tout-à-fait aveugle. Mais on peut lui reprocher de n’avoir pas compris que, dans un mouvement qui mêlait toutes choses, rien n’était impossible avec de l’énergie. Le peuple, jeté sur la place publique, savait trop peu ce qu’il voulait, pour ne pas donner à ceux qui se seraient mis résolument à sa tête, le prix de l’audace intelligente et vertueuse. Les grandes actions, après tout, ne naissent jamais que d’une folie sublime. Malheureusement, ne pas savoir oser est l’écueil des esprits trop pénétrants. Béranger voulut un roi, tout en se défiant de la royauté, parce qu’il vit clairement et promptement qu’il était plus facile de faire une monarchie que d’établir une république. Il était sincère, il était loyal ; mais il fut dupe de sa propre clairvoyance.

Le duc d’Orléans eût donc pour lui, dès le lendemain de la victoire du peuple, la puissance des noms et celle des idées, Jacques Laffitte et Béranger.

M. de Glandevès venait de quitter M. Laffitte, lorsque celui-ci vit entrer MM. Thiers, Mignet et Laréguy. Le projet d’une proclamation orléaniste fut arrêté. M. Thiers la rédigea, et il fut convenu qu’on la publierait dans le National, le Courrier Français et le Commerce. Pour renverser une dynastie, il avait fallu tout l’effort d’un peuple ; pour en créer une autre, était-ce donc assez d’un député et de trois journalistes ?

Toutefois, l’insouciance du peuple, qui était un encouragement aux projets des Orléanistes, pouvait, selon les circonstances, leur opposer un obstacle sérieux. Lorsque, le 30, MM. Thiers et Mignet, suivis de quelques amis, sortirent des bureaux du National, se dirigeant vers la place de la Bourse, et distribuant à la foule, en chiffons de papier, le panégyrique du duc d’Orléans, ils durent être frappés de l’étonnement qu’ils esxcitaient. Sur la place de la Bourse, leur émotion dût redoubler, car des sifflets les y accueillirent.

L’élévation du duc d’Orléans avait naturellement pour contradicteurs les jeunes gens qui, dans la charbonnerie, s’étaient prononcés pour Lafayette contre Manuel. Aussi coururent-ils semer dans Paris leur défiances et leurs antipathies. Quand M. Pierre Leroux, par exemple, vint annoncer aux combattants du passage Dauphine le complot qui se tramait, ce ne fut qu’un cri de fureur. « S’il en est ainsi, disait-on, la bataille est à recommencer, et nous allons refondre des balles. »

Témoin de cette explosion de colère par lui-même excitée, M. Pierre Leroux se rendit précipitamment l’Hôtel-de-Ville pour avertir M. de Lafayette. Il lui peignit sous de vives couleurs ce qui se passait, lui rappela quelle mission lui imposait dans les circonstances présentes l’impulsion toute républicaine qu’il avait voulu donner à la charbonnerie, et finit en lui représentant que l’avènement au trône d’un autre Bourbon serait le signal d’une lutte nouvelle et terrible.

Assis dans un vaste fauteuil, l’œil fixe, le corps immobile, M. de Lafayette semblait frappé de stupeur. M. de Boismilon entre tout-à-coup. Il venait demander la liberté pour le fils aîné du duc d’Orléans, qui, ayant abandonné son régiment à Joigny, avait été arrêté par le maire de Montrouge, M. Leullier. « Il faut, au moins, qu’on vous laisse le temps de délibérer », dit M. Pierre Leroux à Lafayette ; et M. de Boismilon étant sorti, M. Pierre Leroux écrivit rapidement l’ordre de maintenir l’arrestation. Il présentait le papier à M. de Lafayette, qui était sur le point de signer, lorsque parut en uniforme de garde national M. Odilon Barot. 11 entraîna dans une autre pièce le vieux général, qui, cédant à de plus timides conseils, envoya M. Comte à Montrouge pour faire mettre le jeune prince en liberté.

D’un autre côté, le bruit de cette arrestation s’était répandu sous le péristyle du théâtre des Nouveautés, où bivouaquait, sous les ordres de M. Étienne Arago, une bande d’hommes violents et audacieux. « C’est un prince, crièrent-ils : allons le fusiller. » Et ils se mirent en marche. Ne pouvant les retenir, leur jeune chef écrivit à M. de Lafayette que la vie du duc de Chartres était en péril, et qu’il n’avait qu’à se hâter s’il voulait la sauver. Lui-même il eût soin de faire faire à ses gens un détour immense. À quelques pas de la barrière du Maine, sous prétexte qu’ils avaient besoin de repos, il les fit coucher dans les fossés du chemin, et courut prier le chef du poste qui veillait à la barrière, de ne point les laisser sortir en armes quand ils se présenteraient. Puis, il poussa jusqu’à Montrouge où M. Comte était déjà arrivé. Le duc de Chartres partit aussitôt, précédé par MM. Boudrand et de Boismilon, pour la Croix-de-Berny où, pour lui faire donner des chevaux de poste, M. Leullier dût faire valoir sa qualité de maire. Ce jeune homme était tout tremblant, bien qu’il ignorât jusqu’à quel point il venait de courir risque de la vie. Car que serait-il arrivé si M. Étienne Arago avait fait pour le perdre tout ce qu’il fit pour le sauver ? Et qui peut dire qu’elle eût été alors la direction des événements ? Le duc d’Orléans aurait-il pu ramasser une couronne dans le sang de son fils ? Un quart d’heure gagné, un quart d’heure perdu… c’est donc à cela que tiennent les destinées d’une race ! Rude leçon donnée à l’orgueil !

Les Orléanistes ne manquèrent pas de prétendre que le duc de Chartres avait quitté Joigny pour venir mettre son épée au service de l’insurrection. Leurs adversaires affirmaient au contraire qu’il était venu prendre les ordres de Charles X. Ce qui est certain, c’est que M. Leullier, qui avait su faire d’une arrestation patriotique une hospitalité généreuse, venait de rendre en cette circonstance à la maison d’Orléans un incalculable service, qui fut vite oublié !

Quoi qu’il en soit, entre les républicains et les Orléanistes, la victoire ne pouvait demeurer long-temps douteuse. Ceux-ci avaient l’immense avantage d’un gouvernement tout prêt. M. Laffitte put donc s’emparer impunément de toutes les prérogatives de la souveraineté, et ce fut lui qui envoya Carrel à Rouen pour y diriger la révolution. Ce fut aussi chez lui que les députés, se réunirent dans la matinée du 30. Dans cette réunion, présidée momentanément par M. Bérard, en l’absence de M. Laffitte, qu’une foulure au pied avait forcé de s’absenter, on apporta la proclamation suivante, qui grâce au zèle des Orléanistes, couvrait déjà tous les murs de Paris :

« Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple.

« La république nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe.

« Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la révolution.

« Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre-nous.

« Le duc d’Orléans était à Jemmapes.

« Le duc d’Orléans est un roi citoyen.

« Le duc d’Orléans a porté au feu les couleurs tricolores ; le duc d’Orléans peut seul les porter encore. Nous n’en voulons point d’autres.

« Le duc d’Orléans ne se prononce pas. Il attend notre vœu. Proclamons ce vœu, et il acceptera la charte comme nous l’ayons toujours entendue et voulue. C’est du peuple français qu’il tiendra sa couronne. »

Cette proclamation était rédigée avec beaucoup d’art. On y répétait fréquemment le nom du duc d’Orléans, pour que ce nom, peu connu du peuple, se gravât néanmoins dans son esprit. En y parlant du drapeau tricolore et de Jemmapes à une foule peu soucieuse des formes politiques, on intéressait à l’élévation de l’élu de la bourgeoisie ce sentiment national qu’avaient si puissamment exalté les victoires de la République et de l’Empire. Enfin on invoquait, pour mieux la détruire, la souveraineté du peuple : vieille ruse des ambitieux sans courage !

La lecture d’un pareil manifeste devait naturellement émouvoir l’assemblée. L’éloge du duc d’Orléans passa de bouche en bouche. Que fallait-il de plus pour créer un parti puissant parmi ces hommes ? Le duc d’Orléans, c’était la monarchie et un nom !

Le général Dubourg s’étant présenté sur ces entrefaites en habit de général et une cravache à la main, les députés ne virent dans sa visite qu’une insolente témérité. On refusa de l’entendre et même de le recevoir. L’autorité légale s’organisait déjà sur les débris des pouvoirs insurrectionnels, et la domination des hommes tout-à-fait nouveaux commençait à pâlir devant la puissance des réputations acquises.

Mais il importait de détourner au profit de la monarchie l’autorité morale de cette révolution, dont la force matérielle était alors sur la place de Grève. Les députés résolurent d’opposer le palais Bourbon à l’Hôtel-de-ville, et, sous prétexte d’aucune délibération sérieuse ne pouvait avoir lieu dans la maison d’un simple particulier, ils convinrent de se réunir vers le milieu du jour au palais législatif. C’était bien comprendre la situation. Le pouvoir n’a jamais plus de prestige que le lendemain des perturbations violentes et subites ; car, ce qui étonne et embarrasse le plus les hommes rassemblés, c’est de se voir sans maîtres.

Toutefois, on ne pouvait donner la couronne au duc d’Orléans sans savoir jusqu’où irait, au besoin, l’essor de son ambition. On lui avait déjà expédié quelques messages. La lettre suivante[22], écrite au château de Neuilly le 30 juillet, à trois heures et quart du matin, par un des messagers que M. Laffitte, la veille, avait envoyés au prince, donnera une idée des dispositions où l’on se trouvait à Neuilly :

« Le duc d’Orléans est à Neuilly avec toute sa famille. Près de lui, à Puteaux, sont les troupes royales, et il suffirait d’un ordre émané de la cour pour l’enlever à la nation, qui peut trouver en lui un gage puissant de sa sécurité future.

On propose de se rendre chez lui au nom des autorités constituées, convenablement accompagnées, et de lui offrir la couronne. S’il opposait des scrupules de famille ou de délicatesse, on lui dira que son séjour à Paris importe à la tranquillité de la capitale et de la France, et qu’on est obligé de l’y mettre en sûreté. On peut compter sur l’infaillibilité de cette mesure. On peut être certain, en outre, que le duc d’Orléans ne tardera pas à s’associer pleinement aux vœux de la nation. »

Cette note était sans doute destinée à faire connaître aux partisans du duc d’Orléans la marche qu’ils avaient à suivre. Ils devaient lui offrir la couronne, en ayant l’air de lui faire violence, et sous prétexte que sa présence à Paris était nécessaire pour le maintien de l’ordre. Mais on leur faisait savoir d’avance qu’ils n’auraient pas à courir le double péril de l’offre et du refus.

M. Thiers avait reparu à l’hôtel Laffitte. En apprenant qu’on l’avait devancé à Neuilly, il se plaignit avec dépit d’avoir été oublié. « Mais il est tout simple qu’on oublie les absents, lui dit Béranger d’une voix doucement moqueuse. Au reste, qui vous retient ? » M. Thiers fit certifier sa mission par M. Sébastiani et partit, accompagné de M. Scheffer. Il allait au-devant de la fortune.

Arrivés au château de Neuilly, les deux négociateurs furent reçus par la duchesse d’Orléans. Son mari était absent. Pendant que M. Thiers expliquait l’objet du message, un grand trouble parut sur le visage austère de la duchesse ; et, quand elle apprit qu’il s’agissait de faire passer dans sa maison une couronne arrachée à un vieillard qui s’était toujours montré parent fidèle et ami généreux : « Monsieur, dit-elle en s’adressant à M. Scheffer avec une émotion pleine de grandeur, comment avez-vous pu vous charger d’une semblable mission ? Que Monsieur l’ait osé, je le conçois : il nous connaît peu, mais vous qui avez été admis auprès de nous, qui avez pu nous apprécier… ah ! nous ne vous pardonnerons jamais cela ! » Devant d’aussi nobles répugnances les deux envoyés restaient interdits, lorsque Mme Adélaïde survint, suivie de Mme de Montjoie.

Mme Adélaïde avait trop de virilité dans l’esprit, et au fond de l’âme trop peu de tendresse religieuse, pour se plier à des considérations de famille. Cependant, pénétrée qu’elle était des dangers dont son frère était entouré, elle se hâta de dire : « Qu’on fasse de mon frère un président, un garde national, tout ce qu’on voudra ; pourvu qu’on n’en fasse pas un proscrit. » Ces paroles étaient l’expression naïve et fidèle des sentiments du prince en ce moment. Mais ce que M. Thiers venait offrir, c’était une couronne, et Mme Adélaïde n’avait garde de repousser une offre aussi séduisante. Dévouée entièrement au duc son frère, dont elle partageait les vues et sur qui elle exerçait quelques empire, elle avait rêvé pour lui des grandeurs dont elle le jugeait digne. Une seule crainte parut la préoccuper. qu’allait penser l’Europe ? S’asseoir sur ce trône d’où Louis XVI n’était descendu que pour aller à l’échafaud, n’était-ce pas jeter l’alarme dans toutes les maisons royales, et remettre en question la paix du monde ?

M. Tiers répondit que ces craintes n’étaient pas fondées ; que l’Angleterre, toute pleine encore du souvenir des Stuarts vaincus, battrait des mains à un dénouement dont son histoire fournissait l’exemple et le modèle ; que, quant aux rois absolus, loin de reprocher au duc d’Orléans d’avoir fixé sur sa tête une couronne suspendue dans l’orage, il lui sauraient gré d’avoir fait servir son élévation de digue aux passion déchainées ; qu’il y avait quelques chose de grand à sauver en France ; et que, s’il était trop tard pour la légitimité, il était temps encore pour la monarchie ; qu’après tout il ne restait plus au duc d’Orléans que le choix des périls, et qu’en l’état des choses, fuir les dangers possibles de la royauté, c’était affronter la république et ses inévitables tempêtes.

De telles raisons n’étaient pas de nature à toucher l’âme humble et pieuse de la duchesse d’Orléans, mais elle se firent aisément accepter de Mme Adélaïde. Enfant de Paris, comme elle disait elle-même, elle offrit de se rendre au milieu des Parisiens. On convint que le dus serait prévenu, et M. de Montesquiou lui fut envoyé.

Il était alors au Raincy, où il s’était réfugié. A la nouvelle des événements qui se préparaient, il monte en voiture ; M. de Montesquiou à cheval le précédait. Bientôt le bruit des roues semble s’éloigner. M. de Montesquiou tourne la tête : la voiture du prince regagnait le Raincy de toute la vitesse des chevaux. Effet naturel des incertitudes dont le duc d’Orléans était tourmenté !

L’heure des résolutions décisives était venu pour lui : elle le trouva irrésolu et défaillant. Ne pas courir aux distributeurs de vaines popularité, mais les attirer à soi peu à peu, éviter toute démarches d’éclat en faisant croire néanmoins qu’on s’engage, ne rien refuser, avoir l’air de promettre beaucoup, ménager dans les agitateurs influents les futurs conservateurs d’un régime nouveau, se faire porter par le mouvement des partis sans se laisser entraîner par eux, tel avait été, durant la Restauration, le rôle qu’à la cour on prêtait à Philippe, duc d’Orléans. Doué de ce genre de courage qui, pris au dépourvu, tient tête à la circonstance, mais non de celui qui envisage sans trouble les lointains périls, il avait passé de longues années prévoir une catastrophe, et à la redouter. Ne voulant à aucun prix être enveloppé dans quelque grand naufrage, et n’étant pas de ces fortes âmes à qui l’infortune est bonne pourvu qu’elle soit illustre, il donna d’abord à la cour des conseils intéressés, mais sincères. Repoussé, il ne songea plus qu’à se créer dans la famille royale une existence à part. Il temporisait avec son destin. S’emparer des dépouilles des siens, en jouant sa tête dans la partie, était un attentat trop au-dessus de son cœur. Il voulait se préserver de leur chute : voilà tout. Il n’aurait jamais sacrifié à l’imprévu, et n’était capable d’aucune de ces témérités héroïques dont se compose le rôle des ambitieux. Au premier bruit de la révolution qu’il avait prévue, on dût chercher à lui prouver que pour rester propriétaire, le plus sûr était de devenir roi. Car en prenant la couronne, il conservait ses domaines.

De retour à Paris, M. Thiers raconta partout avec enthousiasme l’accueil gracieux qu’il avait reçu des princesses, faisant entrer dans le récit de tout ce qui l’avait charmé mille détails puérils, inexacts peut-être, et jusqu’au verre d’eau que lui avaient offert des mains presques royales. Etait-ce un piège tendu à la vanité crédule des bourgeois qui l’écoutaient ? ou bien avait-il été dupe lui-même de cette bonhomie protectrice, dernière forme que revêt l’orgueil des grands.

A midi, selon la résolution prise, les députés se réunirent au palais Bourbon. M. Laffitte n’ignorait pas combien il importe, dans les moments de trouble, de présenter aux esprits un but nettement défini. Pour faire les révolutions il faut savoir bien ce qu’on ne veut pas ; mais un moyen sûr de les dominer est de savoir mieux que tout le monde ce que l’on veut. Les hommes initiés à la pensée de M. Laffitte faisaient donc courir le bruit que tout était prêt pour l’installation du duc d’Orléans ; que lui seul était en état d’empêcher le retour du despotisme et de mettre un frein à la démagogie. Ces discours, adroitement répandus, rassuraient les timides, encourageaient les faibles, fixaient les irrésolus, et créaient en réalité la puissance du parti qu’on représentait comme si puissant, le courage de la plupart des hommes se composant de beaucoup de lâcheté.

Nommé président par acclamation, M. Laffitte ouvrit la séance, et M. Bérard annonça la prochaine visite du duc de Mortemart. Alors ceux-là durent être saisis d’un profond sentiment d’amertume et de pitié, qui virent de quelle sorte tous ces pâles législateurs attendaient l’arrivée d’un envoyé du roi. D’une part, ils pouvaient entendre les clameurs victorieuses du dehors ; de l’autre, leur vieux maître semblait encore les surveiller de Saint-Cloud. Entre ces deux périls, la plupart composaient leur attitude et leur visage, pour ne pas risquer leur fortune du lendemain.

Un seul membre siégeait sur les bancs réservés aux défenseurs de l’antique monarchie : c’était M. Hyde de Neuville. Il se leva, et d’une voix attristée, il demanda qu’une commission, composée de pairs et de députés, fut chargée de proposer des mesures propres à concilier tous les intérêts et à mettre en paix toutes les consciences. Cette proposition répondait parfaitement aux incertitudes qui pesaient sur toutes ces âmes chancelantes : elle fut favorablement accueillie et on allait procéder à la nomination des commissaires, lorsque le général Gérard annonça que quinze cents Rouennais, en marche pour Paris, venaient d’arriver, amenant plusieurs pièces de canon qu’on avait placées sur les hauteurs de Montmartre. Ces images de guerre, apportées au milieu de l’assemblée, y produisent une sorte de frémissement. On se trouble, on s’agite, et au milieu des plus vives préoccupations, les noms suivants sortent de l’urne du scrutin : Augustin Périer, Sébastiani, Guizot, Delessert, Hyde de Neuville. Le choix de pareils commissaires indiquait assez qu’aux yeux des députés, Charles X n’avait pas encore cessé d’être roi. Les commissaires prirent le chemin du Luxembourg. L’inquiétude de M. Laffitte était visible : il sentait la victoire lui échapper. Tout-à-coup M. Colin de Sussy entre, tenant à la main les dernières ordonnances de Charles X. Qu’on les eût accueillies, c’en était, fait sans doute de la candidature du duc d’Orléans. Aussi la fermeté du président fut-elle inébranlable. M. de Sussy dût se retirer. Mais des dangers d’une autre nature menaçaient la faction orléaniste. Le peuple répandu autour du palais demandait à être admis. Une lettre fut remise au président : ce désir y était énergiquement exprimé. Or là publicité des séances, en de pareils moments, c’est le forum. M. Laffitte, qui avait voulu que l’assemblée des députés se tînt dans l’enceinte législative, pour que leurs débats eussent un caractère plus solennel, M. Laffitte laissa tomber négligemment ces mots : « Ceci n’est pas une séance, mais une simple réunion de députés. » Et tout fut dit.

Les pairs de France, de leur côté, s’étaient rendus au palais du Luxembourg. Là, parmi MM. de Broglie, Molé, Pastoret, de Choiseul, de la Roche-Aymon, de Coigny, de Tarente, de Dreux-Brézé, en remarquait le duc de Mortemart, pâle encore d’un long évanouissement, le vieux marquis de Sémonville, et le poète de toutes les ruines, le vicomte de Châteaubriand. Il était arrivé dans ce palais d’une aristocratie dégénérée, au milieu des acclamations, et porté sur les bras d’une jeunesse enthousiaste. Pourtant, il ne venait là que pour sauver d’une attente dernière la majesté des choses qui ont long-temps vécu. Assis à l’écart, mélancolique et triomphant, il resta quelque temps muet et comme en proie à toutes les puissances de son âme. Mais bientôt sortant de sa rêverie et s’animant, il exhorta ses collègues à une fidélité intrépide. « Protestons, s’écriait-il, en faveur de la monarchie mourante. s’il le faut, sortons de Paris ; mais, en quelque lieu que la force nous pousse, sauvons le roi, Messieurs, et confions-nous à toutes les bonnes chances du courage. » Puis, comme si l’ovation qu’il venait de recevoir eût jeté quelque trouble dans ses pensées : « Songeons aussi, ajoutait-il avec exaltation, à la liberté de la presse. Il y va du salut de la légitimité. Une plume ! deux mois ! et je relève le trône. » Illusions de poète. Les ambassadeurs de la bourgeoisie entrèrent, demandant pour leur élu la lieutenance générale du royaume ; et du sein de cette assemblée de ducs, peu de voix s’élevèrent en faveur d’une puissance qui était à son déclin. C’est que la bassesse humaine se réfugie volontiers sous l’éclat des hautes positions. Les trahisons les plus illustres sont les plus fréquentes.

Cependant, au Palais-Bourbon, on attendait avec anxiété le retour des commissaires. M. Dupin faisait entrevoir tout ce qu’avait de périlleux la situation violente de Paris. M. Kératry demandait qu’une décision fut prise ; et Benjamin-Constant, que cette décision fût radicale. Enfin, de l’Hôtel-de-Ville où mille rumeurs diverses venaient l’assiéger, Lafayette envoyait dire aux députés de ne pas se hâter, et de ne pas livrer sans conditions la couronne. Sur ces entrefaites, les commissaires parurent. Le général Sébastiani rendit compte de la manière dont ils avaient accompli leur mission ; et lui qui, ce jour là même, avait prononcé ces mots : Il n’y a de national ici que le drapeau blanc, il rédigea, de concert avec Benjamin-Constant, la déclaration suivante :

« La réunion des députés actuellement à Paris a pensé qu’il était urgent de prier S. A. R. le duc d’Orléans de se rendre dans la capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume, et de lui exprimer le vœu de conserver la cocarde tricolore. Elle a de plus senti la nécessité de s’occuper sans relâche d’assurer à la France dans la prochaine session des chambres toutes les garanties indispensables pour la pleine et entière exécution de là Charte. »

La lecture de cet acte produisit une grande agitation dans l’assemblée. Ceux qui, comme M. Laffitte, connaissaient le duc d’Orléans, comptaient trop peu sur sa hardiesse pour ne pas chercher à le compromettre. Ils craignaient qu’une simple invitation ne grossit à ses yeux les périls du moment, et qu’il n’insistât plus qu’il ne convient dans ces instants suprêmes, où tout dépend d’une décision prompte. Ils auraient voulu qu’en le déclarant lieutenant-général du royaume d’une manière solennelle et péremptoire, la chambre le poussât dans les voies de la révolution, de telle sorte qu’il ne put reculer. Lui sachant une ambition plus réfléchie que courageuse, plus ardente qu’active, ils auraient voulu couronner ses espérances tout en le dispensant d’avoir de l’audace. Pour ceux, au contraire, qui n’avaient point de parti pris, exprimer un vœu qui pouvait sembler révolutionnaire, c’était déjà pousser les choses beaucoup trop loin. Au milieu de cette fluctuation des esprits la voix de M. Laffitte s’éleva pour demander que la déclaration lut signée à cause de son importance. L’agitation redoubla. « Vous n’avez pas le droit de disposer de la couronne s’écriait M. Villemain. — De grâce, disait d’un ton larmoyant le vieux Charles de Lameth, rappelez-vous la révolution et le danger des signatures. — Pour moi, dit M. Delessert, tout ce que je vote, je le signe. » Enfin les conclusions du rapport furent adoptées, et une députation de douze membres, dont M. Gallot fut nomme président, eut mission de partir pour Neuilly, et d’aller porter au duc d’Orléans les résolutions ou plutôt les vœux de la chambre.

Il est à remarquer que ni les députés ni leur président n’avaient osé mettre leur signature au bas de la déclaration précitée. Une copie en ayant été envoyée à la commission municipale, M. Mauguin trouva la rédaction adoptée par la chambre tellement contre-révolutionnaire par le fond et si ambiguë dans la forme, qu’il écrivit sur le champ a M. Laffitte qu’une semblable pièce ne pourrait être publiée comme acte du gouvernement que revêtue de la signature des auteurs. Il avait raison.

Car à mesure que le dénoûment approchait, les républicains redoublaient d’efforts. Réunis chez le restaurateur Lointier, ils y délibéraient le fusil à la main. Science politique, connaissance des affaires, position, réputation, grande fortune, tout cela leur manquait. C’était leur faiblesse, c’était aussi leur force. Pouvant tout braver, ils pouvaient tout obtenir. Ils avaient des convictions intraitables, parce qu’il faut avoir beaucoup étudié et beaucoup pratiqué la vie pour arriver au doute. Ils éprouvaient d’autant moins d’hésitations qu’ils se rendaient moins compte des obstacles, et, préparés pour la mort, ils l’étaient par cela même pour le commandement.

Le parti orléaniste les redoutait sans oser les combattre à visage découvert. Il avait donc envoyé au milieu d’eux, pour les décourager ou les désunir, quelques-uns de ses plus ardents émissaires. Rien ne fut épargné par MM. Larréguy et Combe-Siéyès pour faire prévaloir dans la réunion Lointier la combinaison qui appelait au trône une dynastie nouvelle, et il faut dire que ces tentatives puisaient une grande force dans l’adhésion de Béranger. Une lutte orageuse ne tarda pas à s’engager. Se voyant disputer par l’intrigue ce qu’ils appelaient leur victoire, les républicains de bonne foi frémissaient d’indignation. Quelques-uns, avec cet excès de défiance propre aux partis en lutte, accusaient déjà sourdement M. Chevallier, le président de 1 assemblée, de vouloir prolonger la séance et traîner les choses en longueur pour laisser les passions généreuses se refroidir et s’éteindre. Un orateur orléaniste fut couché en joue par un membre de l’assemblée. Enfin, on décida qu’une commission serait chargée de porter au gouvernement provisoire, siégeant à l’Hôtel-de-Ville, une adresse qui commençait par ces mots :

« Le peuple hier a reconquis ses droits sacrés au prix de son sang. Le plus précieux de ces droits est de choisir librement son gouvernement. Il faut empêcher qu’aucune proclamation ne soit faite qui désigne un chef lorsque la forme même du gouvernement ne peut être déterminée.

Il existe une représentation provisoire de la nation. Qu’elle reste en permanence jusqu’à ce que le vœu de la majorité des Français ait pu être connu, etc. »

M. Hubert fut choisi pour porter cette adresse à l’Hôtel-de-Ville ; il partit, en costume de garde national, et accompagné de plusieurs membres de l’assemblée, parmi lesquels étaient Trélat, Teste, Charles Hingray, Bastide, Poubelle, Guinard, tous hommes pleins d’énergie, de désintéressement et d’ardeur. La députation fendit la foule immense répandue sur la place de Grève. Hubert portait l’adresse au bout d’une bayonnette.

Admis auprès du général Lafayette, les républicains l’entourent avec une sorte de déférence grave et même un peu impérieuse. Hubert lit l’adresse d’une voix fortement accentuée. Puis, montrant du doigt sur le plafond la trace toute récente des balles, il adjure Lafayette, au nom des souvenirs du combat, de ne pas laisser périr les fruits de la victoire populaire. Il ajoute que Lafayette doit compte au peuple de la puissance que lui donne un nom respecté ; que s’abstenir serait faiblesse ou trahison. Et il termine en le pressant de prendre la dictature. C’était trop présumer de son audace. Troublé intérieurement, mais toujours maître de lui, il prononça un long discours où son embarras ne se trahissait que par l’incohérence des pensées et la diffusion des paroles. Il parla des États-Unis, de la première révolution, du rôle qu’il avait joué dans ces grands événements et bientôt, grâce à lui, la solennité de la proposition qu’on venait lui faire s’effaça dans les détails d’une conversation familière et sans suite. « Pouvons-nous, au moins, compter sur la liberté de la presse, demanda une voix ? — Qui en doute, répondit en jurant M. de Laborde ? » Alors quelques-uns des assistants racontèrent qu’ils avaient rédigé une proclamation pour laquelle ils n’avaient pu trouver d’imprimeurs ; et que ceux à qui ils s’étaient adressés leur avaient montré une défense expresse portant la signature du duc de Broglie. « Prenez garde, Messieurs, disait avec un sourire incrédule M. de Lafayette, il n’est sorte de moyens qu’on n’emploie à certaines époques ! Que de fois, pendant notre première révolution, n’a-t-on pas calomnié ma signature ? » Voilà dans quels vains propos M. de Lafayette consumait, à l’Hôtel-de-Ville, les heures précieuses qu’on mettait si bien à profit à l’hôtel Laffitte ! Mais un incident extraordinaire vint ranimer les esprits. La porte du cabinet de M. de Lafayette s’ouvre, et on annonce tout bas au général la visite d’un pair de France. « Qu’il entre. — Mais il désire un entretien particulier. — Qu’il entre, vous dis-je. Je suis ici au milieu de mes amis, et ce qu’on me demande, ils peuvent l’entendre. » Le pair de France fut introduit. C’était le comte de Sussy. Son visage paraissait abattu, et des larmes roulaient dans ses yeux. Il tendit à M. de Lafayette les ordonnances qu’à la chambre des députés on avait refusé de recevoir. M. de Lafayette lui adressa sur les liens de parenté qui unissaient les Lafayette aux Mortemart quelques paroles où perçait le républicain-grand-seigneur ; et, prenant les papiers qu’on lui présentait, il les étalait comme un jeu de cartes devant ses jeunes amis. On n’en eut pas plutôt appris le contenu, qu’un cri de fureur retentit dans toute la salle. « Nous sommes joués ! qu’est-ce à dire ? des ministres nouveaux nommés par Charles X ! Non ! non ! plus de Bourbons ! » Et les républicains présents se regardaient l’un l’autre avec inquiétude. L’un d’eux, M. Bastide, s’élance vers M. de Sussy pour le précipiter du haut des fenêtres de l’Hôtel-de-Ville. « Y songes-tu, lui dit Trélat en le retenant ; un négociateur ! » Alors M. de Lafayette, toujours calme au sein de l’agitation, se retourne vers M. de Sussy avec un geste expressif, et l’engage en souriant à se rendre auprès de la commission municipale. Le général Lobau se présente en ce moment et s’offre à guider le comte. Quelques instants après, inquiets de ce qui va se passer, les membres de la députation républicaine quittent M. de Lafayette pour suivre M. de Sussy. Les uns s’égarent dans l’Hôtel-de-Ville, les autres trouvent la porte du cabinet de la commission municipale fermée. Ils demandent à entrer : on ne leur répond pas ; indignés, ils ébranlent la porte à coups de crosse. On leur ouvre enfin, et ils aperçoivent le comte de Sussy causant amicalement avec les membres de la commission municipale. Seul, M. Audry de Puyraveau avait une attitude passionnée. « Remportez vos ordonnances, s’écrie-t-il alors. Nous ne connaissons plus Charles X. » On entendait en même temps la voix retentissante d’Hubert, lisant pour la seconde fois l’adresse de la réunion Lointier.

M. Odilon Barrot se hâta de prendre la parole au nom de la commission municipale. Il combattit avec mesure et habileté les opinions qui venaient d’être exprimées, et ce fut lui qui, dans cette occasion, prononça ces mots attribués depuis au général Lafayette : « Le duc d’Orléans est la meilleure des républiques. » Pendant qu’il parlait, M. Mauguin laissait éclater sur son visage les signes d’une désapprobation marquée, et plus d’une fois ses gestes témoignèrent de son mécontentement.

Le comte de Sussy, découragé, alla demander à M. de Lafayette une lettre pour le duc de Mortemart ; et la députation républicaine se disposait à sortir, lorsque, s’approchant d’Hubert et tirant un papier de sa poche, M. Audry de Puyraveau lui dit avec vivacité : « Tenez, voici une proclamation que la commission municipale avait d’abord approuvée et qu’elle ne veut plus maintenant publier. Il faut la répandre. » À peine sur la place, Hubert monta sur une borne, et lut à la foule la proclamation qu’il venait de recevoir. Elle était ainsi conçue :

« La France est libre.

« Elle veut une constitution.

« Elle n’accorde au gouvernement provisoire que le droit de la consulter.

« En attendant qu’elle ait exprimé sa volonté par de nouvelles élections, respect aux principes suivants :

« Plus de royauté ;

« Le gouvernement exercé par les seuls mandataires élus de la nation ;

« Le pouvoir exécutif confié à un président temporaire ;

« Le concours médiat ou immédiat de tous les citoyens à l’élection des députés ;

« La liberté des cultes : plus de culte de l’État ;

« Les emplois de l’armée de terre et de l’armée de mer garantis contre toute destitution arbitraire ;

« Établissement des gardes nationales sur tous les points de la France. La garde de la constitution leur est confiée.

« Les principes pour lesquels nous venons d’exposer notre vie, nous les soutiendrons au besoin par l’insurrection légale. »

Cette proclamation fixe d’une manière très-précise la limite à laquelle s’arrêtaient en 1830 les esprits les plus aventureux, si on excepte pourtant quelques rares disciples de Saint-Simon. Que la religion de l’État fût abolie ; qu’un président fût mis à la place d’un roi ; que le suffrage universel à un degré ou même à deux degrés fût établi ; là venait mourir l’audace des plus bruyants novateurs. Mais la société serait-elle plus heureuse quand le droit de la diriger moralement aurait été enlevé à l’État ? Le renversement de la royauté suffirait-il pour rendre désormais impossible dans les relations civiles la tyrannie du capitaliste sur le travailleur ? Le suffrage universel devait-il être proclamé comme un hommage rendu à un droit métaphysique, ou comme un moyen sûr d’arriver au changement de l’ordre social tout entier ? De telles questions étaient trop hautes pour l’époque, et plus d’une tempête devait éclater avant qu’on songeât à les résoudre. En 1830 on ne songeait pas même à les poser.

Quoi qu’il en soit, les républicains avaient, vis-à-vis d’un peuple en mouvement, cet avantage immense que les choses par eux voulues étaient ce qu’il y avait alors de plus net et de plus nouveau. Mais ils manquaient d’organisation, et surtout de chef. Pour juger de l’impulsion que M. de Lafayette était en état de donner aux événements, il suffit de rapprocher des circonstances où elle fut écrite, la lettre suivante, adressée par lui au duc de Mortemart et remise à M. de Sussy :

« Monsieur le duc,

J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, avec tous les sentiments que votre caractère personnel m’inspire depuis long-temps. M. le comte de Sussy vous rendra compte de la visite qu’il a bien voulu me faire ; j’ai rempli vos intentions en lisant ce que vous m’adressiez à beaucoup de personnes qui m’entouraient ; j’ai engagé M. de Sussy à passer à la commission, alors peu nombreuse, qui se trouvait à l’Hôtel-de-Ville. Il a vu M. Laffitte[23] qui était alors avec plusieurs de ses collègues, et je remettrai au général Gérard les papiers dont il m’a chargé ; mais les devoirs qui me retiennent ici rendent impossible pour moi d’aller vous chercher. Si vous veniez à l’Hôtel-de-Ville, j’aurais l’honneur de vous y recevoir, mais sans utilité pour l’objet de cette conversation, puisque vos communications ont été faites à mes collègues. » Il y avait dans cette lettre une sorte de sincérité voilée dont s’accommodent malaisément les passions de parti. Un chef capable d’écrire de telles lignes, dans un tel moment, eût été bien vite calomnié. Poursuivi comme suspect, il eût été bien près d’être frappé comme traître. Les hommes de révolution n’ont pas assez de loisir pour soupçonner long-temps.

Au reste, la carrière était ouverte à toutes les témérités intelligentes. Que n’aurait pu, dans ce désordre, l’apparente folie d’un grand cœur ? On parlait bien dans Paris d’un gouvernement provisoire ; mais le fait suivant montre quelle était l’inanité de ce pouvoir si bizarrement redouté.

La garde nationale de Saint-Quentin demandait deux élèves de l’École polytechnique pour la commander ; elle avait envoyé, en conséquence, une députation à Lafayette, et lui avait en même temps fait passer l’avis qu’il serait facile d’enlever le régiment caserné à La Fère. Lafayette mande auprès de lui deux élèves de l’École, et les envoie à la commission municipale. Ils arrivent accompagnés de M. Odilon Barrot. Seul, M. Mauguin se promenait dans la salle. Instruit de l’objet de leur visite, il prit une plume, et commença une proclamation qui s’adressait au régiment de La Fère. Mais M. Odilon Barrot ayant interrompu son collègue par ces mots : « Laissez-leur faire cela : ils s’y entendent mieux que nous », M. Mauguin céda la plume à l’un des deux jeunes gens. La proclamation faite, le général Lobau se présente : on la lui donne à signer. Il refuse et sort. « Il ne veut rien signer, dit alors M. Mauguin : tout-à-l’heure encore il refusait sa signature à un ordre concernant l’enlèvement d’un dépôt de poudres. — Il recule donc, répondit un des élèves de l’École polytechnique ! Mais rien n’est plus dangereux en révolution que les hommes qui reculent. Je vais le faire fusiller. — Y pensez-vous, répliqua vivement M. Mauguin ? Faire fusiller le général Lobau, un membre du gouvernement provisoire ! — Lui-même, reprit le jeune homme en conduisant le député à la fenêtre, et en lui montrant une centaine d’hommes qui avaient combattu à la caserne de Babylone. Et je dirais à ces braves gens de fusiller le bon Dieu, qu’ils le feraient. » M. Mauguin se mit à sourire, et signa la proclamation en silence.

Ce fut ce jour-là qu’on remit à l’Hôtel-de-Ville un paquet à l’adresse de l’ambassadeur d’Angleterre, lord Stuart de Rothsay. Parmi les membres de la commission municipale, un seul fut d’avis qu’il fallait prendre connaissance des dépêches. Elles furent renvoyées à lord Stuart, sans qu’on eût brisé le cachet.

Tandis que, dans cette arène ouverte aux partis, chacun s’agitait au gré de ses désirs ou de ses croyances, c’est à peine si quelques voix s’élevaient pour faire retentir le nom de l’empereur dans une ville qui avait été si long-temps remplie du bruit de ce nom. Deux hommes sans influence, sans réputation militaire, sans passé, MM. Ladvocat et Dumoulin, eurent un moment la pensée de proclamer l’empire. MM. Thiers et Mignet persuadèrent aisément à l’un que la fortune se livre à qui se hâte. L’autre parut en costume d’officier d’ordonnance dans la grande salle de l’Hotel-de-Ville ; mais M. Carbonel l’ayant prié poliment de passer dans une pièce voisine, il y fut renfermé et retenu prisonnier. Ainsi, d’une part, l’étalage d’un habit brodé ; de l’autre une espièglerie d’enfant, c’est à cela que devait se réduire la lutte entre le parti d’Orléans et le parti impérial ! Singularité historique dont le secret se trouve dans la trivialité de la plupart des ambitions humaines ! Le fils de Napoléon vivait au loin. Pour ceux qu’animait une vulgaire espérance, attendre, c’était risquer le bénéfice des premières faveurs, toujours plus faciles à obtenir d’un pouvoir qui a besoin de se faire pardonner son avènement. Pourtant, le souvenir de l’empereur palpitait dans le sein du peuple. Pour couronner dans le premier de sa race l’immortelle victime de Waterloo, que fallait-il ? qu’un vieux général se montrat à cheval dans les rues, et criât en tirant son sabre  Vive Napoléon II ! Mais non. Le général Gourgaud fit seul quelques tentatives. Le 29, on l’entendit protester à l’Hôtel-de-Ville contre la candidature du duc d’Orléans ; et, dans la nuit du 29 au 30, il réunit chez lui quelques officiers pour aviser aux choses du lendemain. Conspirer en pleine révolution était au moins superflu. Mais il semble que les luttes civiles déconcertent les hommes de guerre. Napoléon, d’ailleurs, avait amoindri toutes les âmes autour de la sienne. Le régime impérial avait allumé dans les plébéïens qu’il éleva si brusquement à la noblesse, une soif ardente de places et de distinctions. Le parti orléaniste se recruta de tous ceux à qui, pour ressusciter l’empire, il n’eût fallu, peut-être, qu’un éclair de hardiesse, un chef et un cri ! Parmi les généraux dont la fortune se liait aux traditions impériales, le général Subervic fut le seul qui se prononça pour la république dans les salons de M. Laffitte ; seul, du moins, il fut remarqué. Ainsi tout fut dit pour Napoléon. Et quelque temps après, un jeune colonel au service de l’Autriche se mourait au-delà du Rhin, frêle représentant d’une dynastie qui vint exhaler en lui son dernier souffle.

A quelques lieues de Paris agité, Saint-Cloud présentait un morne et désolant spectacle. Au visage pâli des soldats, à leur affaissement, il était aisé de deviner ce qui se passait dans leur âme. Beaucoup d’entr’eux avaient laissé à Paris des parents, des amis : quel était leur sort ? car on répandait de temps en temps des nouvelles funèbres ; et de mystérieux émissaires, venus à Saint-Cloud par les voitures publiques, qui traversaient librement le pont de Sèvres, n’épargnaient rien pour pousser les troupes à la désertion. Tantôt c’était Paris qu’on livrait au pillage ; tantôt c’était M. Laffitte qui avait offert 14 millions pour racheter la ville. Au milieu de toutes ces rumeurs absurdes ou mensongères, les soldats se laissaient aller à un sombre découragement. Leur chef, d’ailleurs, ne leur avait-il pas donné l’exemple de l’hésitation ? Et puis, la désorganisation était complète. Le baron Weyler de Navas, chargé de pourvoir à la subsistance des troupes, s’épuisait en vains efforts. Le pain était amené de fort loin, par petites charretées, et on apportait dans les distributions la plus stricte parcimonie. M. de Champagny, de retour de Fleury où il était la veille au soir, voulait qu’on s’emparât d’un grand troupeau de bœufs qu’il avait rencontré sur la route et qu’on aurait payé en bons. On n’osa pas. On avait osé bien davantage !

Aux embarras de cette situation se joignaient l’incertitude née de l’ignorance des événements, et le danger des malentendus. C’est ainsi que la guerre fut sur le point de se ranimer autour de la royauté et parmi ses défenseurs eux-mêmes. Une compagnie des gardes-du-corps couvrait Saint-Cloud du côté de Ville-d’Avray. Dans les bois situés au-delà de ce village campaient les débris d’un régiment de ligne, commandé par le colonel Maussion. Voyant les ravages que la désertion faisait autour de lui, ce colonel rassemble les officiers, les sous-officiers et les soldats restés fidèles ; il invoque l’honneur militaire, et montrant le drapeau, « est-ce qu’il ne restera personne, s’écrie-t-il, pour aller rendre ce drapeau à celui qui nous l’a confié ? » À ces mots, tous se mettent en marche. Les gardes-du-corps apprennent ce mouvement. Le bruit s’était déjà répandu parmi eux que la ligne ; qui s’était rangée du parti de l’insurrection, n’attendait que le moment de les charger. L’alarme se répand dans leurs cœurs, et y fait place aussitôt à la fureur la plus aveugle. Plusieurs d’entre eux tirent leurs sabres et s’avancent jusqu’à la porte de Ville-d’Avray. Ils allaient la franchir lorsqu’un sous-lieutenant de la compagnie de Croï, le colonel Lespinasse, s’élance pour les arrêter. Sa voix est méconnue, tant l’irritation est ardente ! Il pousse alors son cheval en travers de la route, et déclare qu’on n’avancera qu’en lui passant sur le corps. Pour dissiper le malentendu, quelques mots suffirent ; mais la royauté venait de courir peut-être un grand danger.

Marcher sur la capitale, dans cet immense désordre, était bien difficile, impossible peut-être. Cependant, le Dauphin insistait pour qu’on prit ce dernier parti. Le général Champagny, son confident, sollicita de Charles X un entretien particulier dans lequel il développa le plan que voici : le roi se serait rendu à Orléans, où toutes les troupes auraient été concentrées ; le maréchal Oudihot et le général Coëtlosquet auraient été chargés du commandement des camps de Lunéville et de Saint-Omer, qu’on supposait déjà en marche ; on se serait emparé de cinquante et quelques millions provenant de la Casbah d’Alger, et qui venaient d’entrer en rade a Tooulon ; le général Bourmont, rappelé d’Afrique, en aurait ramené deux régiments, et, à travers les provinces royalistes du midi, serait venu donner la main aux populations soulevées de l’Ouest. C’était proposer l’embrasement du royaume.

Charles X parcourut avec distraction et mélancolie les papiers que M. de Champagny lui présentait, et après un court silence, « il faut parler de cela au Dauphin, dit-il. » Mais le son de sa voix et l’expression de son visage démentaient le sens de ces paroles. Que se passait-il dans la tête de ce roi ? il s’en est expliqué plus tard. En cherchant à mettre la monarchie hors de page, Charles X avait cru agir selon son droit. Lorsque, le 28, on était venu lui annoncer que le sang coulait dans Paris, il avait pensé qu’il ne s’agissait que de quelques factieux dont il suffirait de foudroyer l’audace ; mais quand il vit que la résistance était générale, intrépide, persévérante, il se demanda s’il n’avait point commis quelque erreur voulait être expiée. Alors, il eût une grande défaillance de cœur ; et, saisi de cette lasitude dans l’orgueil, la plus amère de toutes et la plus profonde, il ne songea plus qu’à s’humilier sous la main de Dieu.

Le Dauphin n’avait pas cette dévotion austère et un peu maladive. Aussi ne parlait-il que de rentrer dans Paris à la tête d’une armée. Il en demanda l’autorisation formelle à son père, qui n’y voulut point consentir. Le Dauphin avait ce genre d’entêtement naturel aux esprits bornés : il se retira dans son appartement ; et, livré à un de ces accès de dépit juvénile qui le prenaient quelquefois, il jeta violemment son épée sur le parquet ; mais Charles X ne sut rien de cette scène.

L’humeur du Dauphin trouva bientôt une occasion d’éclater. Pour ranimer la confiance du soldat, il avait eu l’idée d’une proclamation. M. de Champagny la rédigea : elle était vive et passionnée. On y félicitait les troupes de leur dévouement et on les encourageait à la constance. Cette proclamation n’était pas encore publiée, lorsqu’on vint prévenir le Dauphin qu’un officier supérieur désirait l’entretenir : c’était le général Talon, le même qui, l’avant-veille, avait soutenu à l’Hôtel-de-Ville tout l’effort de l’insurrection. En abordant le prince, le général Talon prit un maintien sévère. Les traits de son visage exprimaient tout à la fois l’indignation et la douleur. Il parla d’une proclamation qu’on venait de lire aux troupes, et dans laquelle, tout en invoquant leur fidélité, on leur apprenait, comme une heureuse nouvelle, le retrait des ordonnances. 11 ajouta que, pour lui, il se sentait capable d’un dévouement à toute épreuve, qu’il l’avait déjà montré, mais qu’il ne souffrirait point qu’on le déshonorât. La surprise du Dauphin fut extrême, mais quand il sut que la proclamation dont le général se plaignait, portait la signature du duc de Raguse, il entra dans la plus violente colère. Il court chez le roi, lui fait part de ce qui se passe, et va par tout le château cherchant le maréchal, qui était dans la salle de billard. Le Dauphin entre brusquement et ordonne au duc de Raguse de le suivre dans une pièce voisine. On attendait avec anxiété le dénouement de cette entrevue. Tout à coup de grands éclats de voix retentissent la porte du salon s’ouvre avec force, et, après le maréchal qui recule à pas précipités, le dauphin paraît, la tête nue et les yeux hagards. Marmont reculait toujours. Le prince s’élance sur lui et lui arrache son épée, mais avec tant de précipitation que le sang jaillit de ses doigts qui ont serré trop fortement la lame. « A moi, gardes ! » s’écrie-t-il alors avec égarement. Les gardes entourent le maréchal, l’arrêtent, et le conduisent dans son appartement, où il est retenu prisonnier. En un instant le bruit de cette arrestation se répand parmi les soldats ; mille commentaires sinistres circulent dans les rangs, et le mot trahison y est prononcé à voix haute. Triste et singulière destinée que celle de cet homme, condamné à Paris comme meurtrier, à Saint-Cloud comme traître, et deux fois maudit !

Plus équitable que le Dauphin, Charles X rompit les arrêts du maréchal, le fit venir, et mit tout en usage pour adoucir sa blessure. C’était un touchant spectacle que celui de ce vieux roi, si rudement frappé lui-même, prenant ainsi le rôle de consolateur, et descendant du haut de sa propre infortune pour réparer, à l’égard d’un de ses serviteurs, les torts de son fils ! Le duc de Raguse fut vivement ému ; mais il ne put se résoudre a pardonner un affront trop cruel. Pour obéir au roi, il alla trouver le Dauphin, lui présenta ses excuses, reçut les siennes mais quand le prince lui tendit la main en signe de réconciliation, le maréchal fit un pas en arrière, s’inclina profondément, et sortit.

L’heure approchait où toute cette royale famille n’allait plus avoir d’auguste que l’excès même de son abaissement.

Ce jour-là, comme la veille, la maison de M. Laffitte avait été l’hôtellerie de la révolution. On y affluait de tous les points de Paris. Pas un homme d’intrigue qui n’y vint raconter ses services. Celui-ci avait pris une pièce de canon ; celui-là entraîné la défection d’un régiment : tous avaient élevé des barricades. Quelques-uns allèrent jusqu’à Neuilly montrer leur visage et prendre date. Décidément, le parti orléaniste triomphait.

Mais les choses ne tardèrent pas à changer d’aspect. Vers huit heures du soir, la députation chargée d’offrir au duc d’Orléans la lieutenance générale, se présenta au Palais-Royal. Elle n’y trouva que quelques serviteurs égarés, qui ignoraient la retraite de leur maître ou n’osaient l’indiquer. Il fallut envoyer un message à Neuilly.

Le résultat de cette visite, lorsqu’il fut connu à l’hôtel Laffitte, y causa une sensation profonde. Que signifiait cette absence prolongée du duc en des circonstances aussi graves ? Est-ce qu’il avait peur ? Est-ce que sa pensée était de répondre par un refus aux avances périlleuses d’une révolution ? tel était le sujet de tous les entretiens. Est-il arrivé, demandait-on à tout moment ? M. Laffitte, dont la présence d’esprit ne devait pas se démentir, M. Laffitte se portait caution pour le prince, et cherchait à raviver autour de lui une confiance que, peut-être, il ne partageait pas. De son côté, M. Thiers allait de l’un à l’autre, portant à tous des paroles d’encouragement et d’espoir. Mais les heures s’écoulaient. Le bruit se répandait qu’on enlevait les meubles du Palais-Royal, déménagement significatif et lugubre ! Le mot république, qui n’avait été que murmuré jusque-là, commençait à être prononcé tout haut ; enfin, Béranger qui s’était rendu à la réunion Lointier pour y faire l’essai de son influence, Béranger lui-même avait été froidement, disait-on, accueilli par la jeunesse. Alors, par un de ces revirements soudains qui mettent si tristement en relief le côté honteux de la nature humaine, les salons de l’hôtel Laffitte se désemplirent avec rapidité. Chacun trouvait quelque prétexte pour s’esquiver. A onze heures, dans cette étonnante semaine où le sommeil avait fui de tous les yeux, à onze heures, il ne restait plus auprès de M. Laffitte que le fils du conventionnel Thibaudeau et Benjamin Constant. Ils allaient se séparer : le duc de Broglie entra, suivi de M. Maurice Duval. Le duc de Broglie craignait qu’on ne voulut le pousser trop avant dans les hasards de la révolution. M. Laffitte n’oublia rien de tout ce qui pouvait fortifier le courage de ce haut personnage. Mais à peine celui-ci avait-il franchi le seuil de la cour, que, se tournant vers Benjamin Constant, M. Laffitte lui dit : « Eh bien ? que deviendrons-nous demain ? — Nous serons pendus », répondit Benjamin Constant du ton d’un homme à qui il ne reste plus d’émotions fortes. Il ne lui restait plus, en effet, que celles du jeu.

A une heure de la nuit, M. Laffitte reçut la visite du colonel Heymès qui venait lui annoncer l’arrivée du duc d’Orléans. Il était entré à Paris vers les onze heures du soir, à pied, vêtu en bourgeois, accompagné seulement de trois personnes. Quels sentiments agitaient l’âme de ce prince lorsqu’il s’acheminait ainsi dans l’ombre vers son palais, se fatiguant à franchir des barricades, et forcé de répondre par le cri d’un peuple insurgé au qui-vive inquiet des sentinelles ?

On a vu comment le duc de Mortemart était arrivé à Paris. Il n’y fut pas même l’exécuteur testamentaire de la monarchie. Méconnue dans les bureaux du Moniteur, repoussée par la chambre des députés, insultée à l’Hôtel-de-Ville, son autorité n’avait fait que le charger d’un inutile fardeau. Lui-même, d’ailleurs, il était livré à un cruel balancement d’idées. Il n’aimait qu’à demi cette royauté mourante à laquelle pourtant il se devait tout entier, puisqu’elle s’était fiée à la loyauté de son cœur. Il était sous le poids de ces tristes pensées lorsqu’il fut invité, de la part du duc d’Orléans, à se rendre au Palais-Royal. Que voulait à un ministre de Charles X ce duc d’Orléans qui, aussitôt après son arrivée, avait envoyé complimenter M. de Lafayette et prévenir M. Laffitte ? Il était nuit. Le duc de Mortemart suivit les pas de l’envoyé, et fut introduit, par les combles du palais, dans un petit cabinet donnant à droite sur la cour et ne faisant point partie des appartements de la famille. Le duc d’Orléans était étendu par terre, sur un matelas, en chemise, et le corps à moitié dérobé par une méchante couverture. Son front était baigné de sueur, un feu sombre brillait dans ses yeux, et tout chez lui semblait trahir une extrême fatigue et une singulière exaltation. En voyant entrer le duc de Mortemart, il prit rapidement la parole. Il s’exprimait avec beaucoup de volubilité et d’ardeur, protestant de son attachement pour la branche aînée, et jurant qu’il ne venait à Paris que pour sauver cette ville de l’anarchie. En ce moment, un grand bruit se fit dans la cour. On y criait : Vive le duc d’Orléans ! « Vous l’entendez, Monseigneur, dit le duc de Mortemart, c’est vous que ces cris désignent. — Non ! non ! reprit alors le duc d’Orléans, avec une énergie croissante. Je me ferai tuer plutôt que d’accepter la couronne ! » Il prit une plume et il écrivit à Charles X une lettre qu’il remit cachetée à M. de Mortemart, et que celui-ci emporta dans un pli de sa cravate.

Coïncidence étrange ! Presque à la même heure où ces choses se passaient à Paris dans le palais du duc d’Orléans, la duchesse de Berri, à Saint-Cloud, se levait précipitamment, agitée de mille terreurs, et courait, à peine vêtue, réveiller le dauphin pour lui reprocher une obstination qui mettait en péril la vie de deux pauvres enfants. Rien ne saurait rendre le caractère de cette scène nocturne. Troublé, vaincu par les cris d’une mère en larmes, le Dauphin, à son tour, fit dire a Charles que Saint-Cloud était menacé, qu’il fallait aller porter un peu plus loin la monarchie. Et, quelques moments après, avant le lever du jour, Charles X, la duchesse de Berri et les enfants étaient en route pour Trianon, sous la protection d’une escorte de gardes-du-corps. À Ville-d’Avray, les fugitifs purent voir le mot royal effacé sur toutes les enseignes de cabaret. Ce mot, trois jours auparavant, était presque un moyen de fortune pour ces marchands oublieux.

Le Dauphin devait passer la nuit à Saint-Cloud avec les troupes. L’annonce du départ de Charles X avait vivement ému les soldats, et le mouvement fut général. Le 6e de la garde, qui était au point du jour sur le chemin de Ville-d’Avray, fut ramené par un contre-ordre au pont de Saint-Cloud, et retourna, par la grande avenue, dans l’allée qui, du Fer-à-Cheval, conduit à la lanterne de Diogène. Le 1er  régiment occupait la place de Saint-Cloud et la grande avenue. Deux bataillons du 5e des Suisses et des lanciers couvraient Sèvres avec une batterie. L’aspect du camp était sinistre, et d’amères pensées se lisaient sur le front de tous ces serviteurs armés d’une royauté en fuite. Les débris de la cuisine royale, mis à la disposition du soldat, répandirent, au milieu de cette grande tristesse, quelques lueurs de gaîté. Mais, pendant que le de la garde et l’artillerie se partageaient en riant ce butin inattendu, les Suisses, placés du côté de Sèvres, abandonnaient leur drapeau, et s’en allaient en semant la route de leurs armes.




CHAPITRE VII.


31 juillet. — La lieutenance générale du royaume offerte au duc d’Orléans ; ses hésitations. — Conseil demandé secrètement à M. de Talleyrand. — Déclaration du duc d’Orléans. — Proclamation de la chambre des députés. — Grande agitation à l’Hôtel-de-Ville. — Menées pour isoler et circonvenir Lafayette. — Républicanisme du duc d’Orléans. — Les députés se rendent au Palais-Royal. — Visite du duc d’Orléans à l’Hôtel-de-Ville. — Aspect de la place de Grève. — Indignation des républicains. — Exclamation remarquable du général Lobau. — Réception que Lafayette fait au duc d’Orléans ; bonhomie de ce prince ; rude interpellation que lui adresse le général Dabourg. — Dernière et décisive épreuve. — Tardives appréhensions de M. Laffitte. — Portrait de Lafayette. — La France livrée sans conditions. — Joie puérile de l’abbé Grégoire. Propositions hardies de Bazar à Lafayette. — Les Orléanistes vainqueurs organisent une émeute contre les républicains. — Quelques républicains conduits chez le duc d’Orléans par M. Thiers. — Étrange dialogue. — Le prince se montre tel qu’il est.


Le 31, dès huit heures du matin, la députation de la chambre se présenta au Palais-Royal. M. Sébastiani entra dans la pièce où elle attendait, et, passant près de ses collègues sans leur adresser la parole, il alla droit à l’appartement du duc d’Orléans où il entra sans se faire annoncer. Le duc parut. Le moment était solennel : la députation fit connaître l’objet de sa démarche ; mais l’embarras du prince était visible, et le sourire obséquieux qui errait sur ses lèvres dissimulait mal les agitations de son âme. Il savait que Charles X n’était encore qu’à quelques lieues de Paris ; qu’une armée de douze mille hommes pouvait se mettre en marche à la voix d’un monarque encore debout ; il savait aussi que, chez les peuples comme chez les individus, tout effort violent aboutit à la lassitude, et que les réactions sont mortelles à qui n’a su les prévoir. Charles X, d’ailleurs, était un parent qu’il s’agissait de détrôner, et la reine n’avait pas fait taire devant son époux les scrupules d’une conscience alarmée. Le langage du duc d’Orléans se ressentit des difficultés de sa situation. Il s’étudia péniblement à échapper au péril de toute affirmation nette. Attendre ayant toujours été sa devise, il hésitait entre l’inconvénient d’accepter trop tôt une couronne et celui de la refuser trop formellement. Il soutint ce jeu aussi long-temps que possible, et il y fut aidé par M. Sébastiani qui possédait le secret de ses incertitudes. Mais ceux qui ne devinaient pas le prince, cherchaient à se rendre agréables en paraissant lui faire violence. Quelques-uns, avec une brusquerie calculée, lui reprochèrent de favoriser par ses hésitations l’avènement de la république, et de compromettre de la sorte le salut du pays : genre de reproche plus doux au cœur d’un prince qu’une flatterie grossièrement naïve. Enfin, pressé-de toutes parts, le duc d’Orléans eut l’air de se laisser vaincre ; mais, fidèle jusqu’au bout à son rôle, il demanda quelques instants encore, disant qu’il avait un conseil à prendre, et il rentra dans son cabinet, toujours suivi de M. Sébastiani.

M. de Talleyrand était alors dans son hôtel de la rue Saint-Florentin, occupé à faire sa toilette. Tout à coup la porte s’ouvre : on annonce le général Sébastiani. Il entre et remet à M. de Talleyrand un papier cacheté que celui-ci parcourt avec une légèreté vaniteuse, et rend presque aussitôt en disant : « qu’il accepte. »

Quelques instants après, le duc d’Orléans rentrait dans la salle où il était attendu, et faisait connaître son acceptation aux députés impatients.

L’acte destiné à apprendre cette acceptation aux Parisiens était conçu en ces termes :

« Habitants de Paris,

Les députés de la France, en ce moment réunis à Paris, ont exprimé le désir que je me rendisse dans cette capitale pour y exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume.

Je n’ai pas balancé à venir partager vos dangers, à me placer au milieu de cette héroïque population, et à faire tous mes efforts pour vous préserver de la guerre civile et de l’anarchie. En rentrant dans la ville de Paris, je portais avec orgueil ces couleurs glorieuses que vous avez reprises, et que j’avais moi-même long-temps portées.

Les chambres vont se réunir elles aviseront aux moyens d’assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation.

Une charte sera désormais une vérité.

Louis-Philippe d’Orléans. »

Cette proclamation, si habilement rédigée, fut approuvée par tous les membres de la députation, hors M. Bérard. Portée à la chambre, elle y fut lue au bruit des acclamations. Il fallait profiter de ces transports et engager irrévocablement la chambre. M. Laffitte prit la parole : « Je ne rappellerai pas, Messieurs, dit-il, les mesures que vous avez adoptées et qui ont assuré le salut du pays, mais je pense qu’il convient d’en faire l’historique, de tout exposer avec précision et netteté. » La proposition de M. Laffitte obtint l’assentiment unanime. Quiconque aurait hésité compromettait son avenir dans le régime nouveau.

Mais que devait contenir la déclaration ? Fallait-il y stipuler pour le peuple quelques garanties ? tel était l’avis de MM. Eusèbe Salverte, Bépard, Corcelles. Benjamin Constant. M. Augustin Périer prétendit que « ce n’était point le cas d’entrer dans une discussion de principes qui serait interminable. » Ce furent MM. Benjamin Constant, Bérard, Villemain et Guizot qu’on chargea de rédiger le projet. Les deux derniers, comme on l’a vu, n’avaient joué dans les trois jours qu’un rôle de conservateurs ; mais, voyant la balance pencher du côté du duc d’Orléans, ils n’en sentaient que mieux le besoin de se faire pardonner leur opinion de la veille. M. Guizot avait préparé d’avance le projet de réponse. C’était le programme de la bourgeoisie, et comme un appendice à la constitution de 1791. Voici les principes pour le triomphe desquels tant d’hommes du peuple étaient morts :

« Français, la France est libre. Le pouvoir absolu levait son drapeau. L’héroïque population de Paris l’a abattu. Paris attaqué a fait triompher par les armes la cause sacrée qui venait de triompher en vain dans les élections. Un pouvoir usurpateur de nos droits, perturbateur de notre repos, menaçait à la fois la liberté et l’ordre. Nous rentrons en possession de l’ordre et de la liberté. Plus de crainte pour les droits acquis ; plus de barrière entre nous et les droits qui nous manquent encore.

Un gouvernement qui sans délai nous garantisse ces biens, est aujourd’hui le premier besoin de la patrie. Français, ceux de vos députés qui se trouvent déjà à Paris se sont réunis, et, en attendant l’intervention régulière des chambres, ils ont invité un Français qui n’a jamais combattu que pour la France, M. le duc d’Orléans, à exercer les fonctions de lieutenant-général du royaume. C’est à leurs yeux le moyen d’accomplir promptement par la paix le succès de la plus légitime défense.

Le duc d’Orléans est dévoué à la cause nationale et constitutionnelle. Il en a toujours défendu les intérêts et professé les principes. Il respectera nos droits, car il tiendra de nous les siens. Nous nous assurerons par des lois toutes les garanties nécessaires pour rendre la liberté forte et durable ;

Le rétablissement de la garde nationale avec l’intervention des gardes nationaux dans le choix des officiers ;

L’intervention des citoyens dans la formation des administrations municipale et départementale ;

Le jury pour les délits de la presse ;

La responsabilité légalement organisée des ministres et des agents secondaires de l’administration ;

L’état des militaires légalement assuré ;

La réélection des députés promus à des fonctions publiques.

Nous donnerons à nos institutions, de concert avec le chef de l’État, les développements dont elles ont besoin.

Français, le duc d’Orléans lui-même a déjà parlé, et son langage est celui qui convient à un pays libre. Les chambres vont se réunir, vous dit-il. Elles aviseront aux moyens d’assurer le règne des lois et le maintien des droits de la nation.

La Charte sera désormais une vérité. »

Cette proclamation reçut la signature de quatre-vingt-onze députés.

Cependant la déclaration du duc d’Orléans avait été répandue dans Paris. Elle excita dans quelques quartiers le plus vif mécontentement ; un homme qui la portait fut assailli, dans la rue Jean-Jacques-Rousseau, par un groupe menaçant, et ne dut la vie qu’à l’intervention d’un élève de l’École polytechnique. L’impression fut profonde, surtout, à l’Hôtel-de-Ville : les républicains, qui s’y étaient établis depuis la veille, et ceux qui couvraient la place de Grève, étaient peu nombreux, mais énergiques et pleins d’enthousiasme. Ils trouvèrent la réponse du prince ambiguë. Ils en parlaient, les uns avec colère, les autres avec mépris, la faisant suivre de commentaires véhéments. Quels sont donc ces dangers que le duc d’Orléans vient partager avec nous ? Quel jour est-il entré dans Paris ? le 30, après le combat, après la victoire, quand il ne nous restait plus qu’à ensevelir les morts. A quelle heure s’est-il présenté aux barrières ? à l’approche de la nuit : Il s’est glissé jusqu’à nous dans les ténèbres, il est entré furtivement dans son propre palais. Mais où était-il, que faisait-il le 28, le 29, entre Saint-Cloud menacé et Paris en feu ? Ami de la cour, sa place était à côté de son roi. Ami du peuple, pourquoi n’était-il pas à notre tête, devant l’Hôtel-de-Ville, au marché des Innocents, à la porte Saint-Denis, devant le Louvre, partout où nous avons combattu et où nos frères ont péri ?

D’autres faisaient remarquer avec quelle prévoyance tous les termes de la déclaration avaient été pesés. Le péril n’est pas encore tout-à-fait passé, disaient-ils, puisque douze mille soldats campent à quelques pas de la capitale. Aussi, que fait le duc d’Orléans ? il ne se prononce nettement ni pour l’un ni pour l’autre parti. On parle dans la déclaration des lois violées, mais sans dire par qui elles l’ont été. Le duc y présente son intervention comme une digue opposée à l’anarchie : Charles X pourrait-il s’en plaindre, s’il revenait vainqueur ? La déclaration n’est pas datée : pourquoi cela ? On ajoutait que, si le prince aspirait à la couronne, il devait avoir du moins le courage d’y porter la main, et que c’était se moquer de la révolution que de prétendre ruser avec elle. Il y en avait qui, encore plus animés, allaient jusqu’à dire que le duc d’Orléans n’étant qu’un Bourbon, il devait être enveloppé dans la malédiction qui frappait sa famille, et ils demandaient ironiquement si être né d’un régicide suffisait pour devenir roi.

À cela les partisans du prince répondaient qu’on devait tenir compte de la situation cruelle d’un homme forcé de voir des parents dans les oppresseurs de son pays ; qu’il se compromettait déjà bien assez aux yeux de la branche aînée, en s’entourant de personnages par qui l’insurrection avait été applaudie qu’il n’était pas juste d’oublier que, pendant quinze ans, les salons du prince s’étaient ouverts à tous les adversaires de la congrégation, à toutes les victimes de la tyrannie du château ; et qu’au lieu d’attaquer avec tant de dureté un homme puissant par sa position et ses richesses, il fallait le placer sur le trône, seul moyen peut-être d’en fermer irrévocablement la route à Charles X.

À ces réflexions et à ces conseils, quelques-uns répliquaient en montrant leurs blessures, leurs mains noires de poudre, leurs vêtements souillée. Une fermentation dangereuse régnait autour de l’Hôtel-de-Ville, et du sein de cette foule épaisse sortait un mugissement prolongé.

Il fallait calmer les esprits. M. Barthe, introduit dans la salle où la commission municipale était rassemblée, y avait fait une vive peinture de ce qu’il venait de voir, un rapport chaleureux de ce qu’il avait entendu, et M. Audry de Puyraveau l’ayant engagé à formuler ses impressions pour le peuple qui était dans l’attente, il avait rédigé une proclamation qui commençait par ces mots : « Charles X a cessé de régner sur la France. »

Pendant qu’il écrivait, le général Lebau s’approcha vivement de M. de Schonen, et lui montrant deux pistolets qu’il portait à sa ceinture : « Mon ami, lui dit-il, je sais que c’est ma mort que je vais signer. De ces deux pistolets, l’un est pour moi je vous laisserai l’autre. »

Mais déjà tout était prépare à l’Hôtel-de-Ville pour la réception du duc d’Orléans. Dès le 29, les représentants du parti orléaniste avaient entouré M. de Lafayette. Lui sachant un esprit facile et une âme naturellement ouverte aux exhortations généreuses, ils avaient organisé autour de lui une surveillance active et inquiète. Le noble vieillard était pour ainsi dire garde à vue. Un factionnaire, placé à la porte de son cabinet, avait pour consigne de ne laisser parvenir jusqu’à lui que les hommes d’une petite camarilla dont M. Carbonel était l’âme, M. Joubert l’homme d’affaires, et M. Odilon-Barrot l’orateur. M. Audry de Puyraveau lui-même n’était accueilli qu’avec défiance dans le sanctuaire, et toutes les fois qu’il y entrait, M. de Lafayette se contentait de lui serrer la main de l’air d’un homme extrêmement occupé. Le jour où la commission municipale s’était installée à l’Hôtel-de-Ville, elle avait été placée dans une pièce située à la droite de la grande salle Saint-Jean, non loin d’un couloir qui conduisait au cabinet du commandant général. Le 30, afin d’isoler complètement M. de Lafayette, on transporta la commission municipale dans une pièce située à l’autre extrémité de l’édifice. MM. de Schonen, Mauguin, Lobau, n’étaient pourtant pas républicains. Ainsi éloigné de tous les hommes à convictions hardies, de tous les jeunes gens dont il aimait les discours enflammés, M. de Lafayette s’était vu soumis, de la part des Orléanistes, à une obsession continuelle. On grossissait à ses yeux les devoirs austères de la dictature et la difficulté de retenir le peuple sur cette pente glissante des républiques. On profitait avec habileté de son horreur, bien connue, pour les coups d’état, et on lui montrait, comme conséquence inévitable de la république proclamée contre le vœu des députés, les tambours battant la charge et les grenadiers entrant au palais Bourbon la bayonnette au bout du fusil. Ne voulant ni d’un 18 brumaire ni d’un nouveau Guillaume III, M. de Lafayette hésitait. Il se serait décidé certainement pour la république, s’il n’avait senti autour de lui que des républicains. La démocratie déchaînée lui faisait peur, cependant ; mais son goût pour la popularité l’aurait entraîné. Car ce fut toujours là son plus puissant mobile : il ne savait pas qu’il est d’une âme vulgaire d’aimer le peuple avec le désir d’être applaudi par lui. Les grands cœurs se dévouent aux hommes en les dédaignant.

La nouvelle des agitations de l’Hôtel-de-Ville ne tarda pas à pénétrer au Palais-Bourbon. On y apprit, en même temps, que l’intention du prince était d’aller calmer, par une visite à M. de Lafayette, l’effervescence des esprits. M. Bérard fut envoyé au duc pour lui annoncer que les députés voulaient l’accompagner à l’Hôtel-de-Ville. Le prince s’habillait quand M. Bérard entra. Il le reçut en déshabillé, soit affectation de popularité, soit trouble d’esprit. Son visage était soucieux. Il parla à M. Bérard, en se faisant aider par lui dans sa toilette, de son éloignement pour les splendeurs de la royauté, de son goût pour la vie privée, et, surtout, de ce vieux sentiment républicain qui vivait au fond de son cœur et lui criait de refuser une couronne.

Pendant ce temps, la chambre des députés était en marche pour le Palais-Royal. Et telle était la terreur qu’inspirait à la bourgeoisie ce peuple armé pour sa querelle, que M. Delessert tremblait qu’en parcourant les rues, le cortège ne fut assailli à coups de pierre. On arrive au Palais-Royal. Une foule immense en encombrait les avenues. En abordant celui à qui il venait donner une couronne, M. Laffitte ne paraissait ni sérieux ni ému. Le sourire était sur ses lèvres, et avant de lire la déclaration en sa qualité de président, il se pencha à l’oreille du prince et lui dit en lui montrant sa jambe blessée : « Deux pantouffles, un seul bas ! Dieu ! si la Quotidienne nous voyait ! elle dirait que nous faisons un roi sans culottes ! » Que de sang versé le 29 pour renverser un trône ! Le 30 on en élevait un autre avec un mot plaisant. Ce n’est point par son côté tragique que l’histoire nous instruit le plus.

M. Laffitte ayant lu la déclaration de la chambre, le duc courût à lui les bras ouvers et le serra sur son cœur. Puis il voulut le conduire sur le balcon du palais ; mais M. Laffitte, que l’émotion avait gagné, se tenait modestement en arrière. Le duc lui prit la main, et parut avec lui aux yeux de la foule, du sein de laquelle s’élevèrent des cris mêlés de Vive le duc d’Orléans ! Vive Laffitte !

Voilà quelle fut dans la révolution la part de la bourgeoisie. Mais la sanction de l’Hôtel-de-Ville manquait encore à la dynastie nouvelle. Le duc d’Orléans et les députés prirent le chemin de la place de Grève. Lorsqu’ils sortirent du Palais-Royal, les cris de joie et de triomphe étaient assez nombreux. Le duc d’Orléans, à cheval, précédait M. Laffitte que des savoyards portaient dans une chaise. Ils étaient obligés de marcher lentement. Mais le duc s’arrêtait d’intervalle en intervalle pour les attendre, et se retournant, la main appuyée sur la croupe de son cheval, il parlait à M. Laffitte avec une bienveillance très démonstrative. Ce que voyant, les bourgeois applaudissaient. « Cela va bien », disait M. Laffitte « — Mais oui, répondait le duc d’Orléans, cela ne va pas mal. » Misères de la grandeur ! À partir du Carrousel, les acclamations avaient été beaucoup moins bruyantes. À mesure qu’on longeait les quais, l’attitude de la population devenait plus grave. Au Pont-Neuf, les cris cessèrent tout-à-fait. Lorsque le cortège arriva sur la place de Grève, elle présentait un aspect effrayant. Une grande foule la remplissait, et c’étaient partout des visages sinistres. On assurait que dans les rues obscures qui débouchent sur la place de Grève, des hommes étaient apostés pour tuer le duc d’Orléans au passage. Dans l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville, l’indignation était au comble, et quelques personnages importants la partageaient. Le docteur Delaberge étant venu annoncer qu’à quelques pas de là, des jeunes gens paraissaient disposés à tout braver, et que la crainte d’égarer leurs coups sur Benjamin-Constant, Laffitte et quelques autres citoyens aimés, était à peine capable de les retenir. « Pour moi, s’écria le général Lobau, avec un emportement soldatesque, je ne veux pas plus de celui-ci que des autres. C’est un Bourbon. » Il est certain que l’invitation adressée la veille au duc d’Orléans par les députés, avait excité, même parmi les membres de la commission municipale, un mécontentement si vif, que M. Odilon Barrot venait d’être chargé d’aller au-devant du prince pour l’arrêter. Et telle était la fatigue de tous dans ces dévorantes journées, que, pendant qu’on lui amenait un cheval, il s’était endormi sur une borne. On le réveilla et il partit. Que serait-il advenu de cette mission, si elle eut été remplie ? mais le duc d’Orléans déjà était en marche, et tout allait dépendre de la réception qui lui serait faite. Quelques-uns la lui préparaient terrible. Un jeune homme avait juré de l’immoler au moment où il mettrait le pied dans la grande salle. Vain projet ! quand il prit le pistolet destiné à ce dessein, il ne put s’en servir : une main invisible l’avait déchargé.

Ainsi semblaient s’annoncer des événements redoutables. Le duc d’Orléans s’avança lentement à travers les barricades, sans regarder ni à droite ni à gauche, et tout plein d’une émotion contenue. À son apparition sur la place, le tambour avait battu aux champs dans l’intérieur de l’Hôtel-de-Ville. À peine le prince eût-il gagné le milieu de la place, que le bruit du tambour s’éteignit subitement. Il continua pourtant sa marche mais on remarqua, lorsqu’il montait les degrés de l’Hôtel-de-Ville, que son visage était très-pâle. M. de Lafayette parut sur le palier du grand escalier, et reçut son royal visiteur avec la politesse d’un gentilhomme charmé de faire à un prince les honneurs d’une souveraineté toute populaire. Ils entrèrent l’un et l’autre dans la grande salle, où se trouvait rassemblé l’état-major. Quelques élèves de l’École polytechnique attendaient, la tête haute et l’épée nue. Une douleur morne se peignait sur la figure des combattants de la veille, dont quelques-uns versaient des pleurs. M. Laffitte, comme président, devait lire la déclaration de la chambre ; mais un des députés qui l’accompagnait s’avança et lui prit le papier des mains, pour en donner lecture. Au moment où le député prononçait ces mots : « Le jury pour les délits de presse », le duc d’Orléans se pencha vers M. de Lafayette, et lui dit avec bonhomie : « Il n’y aura plus de délits de presse. » La harangue achevée, il répondit, en mettant la main sur son cœur, ces paroles ambiguës, et singulières pour la circonstance : « Comme Français, je déplore le mal fait au pays et le sang qui a été versé. Comme prince, je suis heureux de contribuer au bonheur de la nation. » Les députés applaudirent. Les maîtres de l’Hôtel-de-Ville frémissaient d’indignation. Alors, le général Dubourg s’avança, et la main étendue vers la place remplie d’hommes armés, il dit : « Vous connaissez nos droits ; si vous les oubliez, nous vous les rappellerons. » Enhardi par la bienveillance de Lafayette, le duc d’Orléans répondit avec une habile fermeté, et comme un homme indigné de voir suspecter son patriotisme. Toutefois, en sortant de l’Hôtel-de-Ville, le prince n’était pas entièrement rassuré. S’étant trouvé pendant quelques instants séparé de sa suite, et ne voyant auprès de lui qu’un jeune homme à cheval, M. Laperche, lequel ne paraissait pas inconnu aux combattants, il lui fit signe d’approcher et de marcher à ses côtés. Que pouvait-il craindre ? C’en était fait : la révolution venait de trouver son dénoûment. Un drapeau tricolore avait été apporté ; le duc d’Orléans et M. de Lafayette avaient paru tous les deux aux fenêtres de l’Hôtel-de-Ville avec ce drapeau magique. On ne criait encore que : Vive Lafayette ! Quand il eut embrassé le duc, on cria aussi : Vive le duc d’Orléans ! Le rôle du peuple était fini : le règne de la bourgeoisie commençait.

Ce jour-là même, et non loin de l’Hôtel-de-Ville, un bateau, placé au bas de la Morgue, et surmonté d’un pavillon noir, recevait des cadavres qu’on descendait sur des civières. On rangeait ces cadavres par piles en les couvrant de paille ; et rassemblée le long des parapets de la Seine, la foule regardait en silence.

Le lieutenant-général du royaume regagna son palais par une route, et le banquier son hôtel par une autre.

M. Laffitte a raconté depuis qu’en revenant de la place de Grève, il avait éprouvé un grand serrement de cœur et comme un regret confus des événements de cette journée. Il est des hommes qui dépensent beaucoup de puissance pour arriver à un résultat vain ; quand leur œuvre est achevée, elle les humilie ; et les excitations de la lutte venant à leur manquer, ils demeurent frappés de la puérilité du triomphe. Un sentiment de ce genre dut s’emparer de M. Laffitte, si, dans ses efforts pour créer une dynastie nouvelle, il avait cru de bonne foi qu’il allait donner à la société des fondements nouveaux. Que si, au contraire, il n’avait eu pour but que de fixer le pouvoir dans la classe moyenne, il eut tort de se repentir même vaguement de ce qu’il venait de faire, car il avait réussi, et, grâce à lui, entre l’ancien régime dissous et la démocratie comprimée, la révolution bourgeoise de 89 allait reprendre son cours.

Quant à M. de Lafayette, il pouvait tout alors et ne décida de rien. Sa vertu fut éclatante et funeste. En lui créant une influence supérieure à sa capacité, elle ne servit qu’à annuler, entre ses mains, un pouvoir qui, en des mains plus fortes, aurait fait à la France d’autres destinées. M. de Lafayette avait cependant plusieurs des qualités essentielles au commandement. Ses manières présentaient comme son langage un mélange singulier de finesse et de bonhomie, de grâce et d’austérité, de dignité sans morgue et de familiarité sans bassesse. Pour les uns il était resté grand seigneur quoiqu’il se fût mêlé à la foule pour les autres il était né homme du peuple en dépit de son illustre origine. Heureux privilège que celui de conserver tous les avantages d’une haute naissance en se les faisant pardonner ! Ajoutez à cela que M. de Lafayette avait tout à la fois la pénétration des esprits sceptiques et la chaleur d’une âme croyante, c’est-à-dire la double puissance d’entraîner et de contenir. Dans les réunions de la charbonnerie il savait parler avec feu. À la chambre, c’était un discoureur aimable et spirituel. Que lui manquait-il donc ? Du génie, et plus que cela, dit voiloir. M. de Lafayette ne voulait rien fortement, parce que ne pouvant diriger les événements, il aurait été affligé de les voir diriger par un autre. En. ce sens M. de Lafayette avait peur de tout le monde, mais sortent de lui-même. Le pouvoir l’enchantait et l’effrayait ; il en aurait bravé les périls, mais il en redoutait les embarras. Plein de courage, il manquait absolument d’audace. Capable de subir notablement la violence, non de l’employer avec profit, la seule tête qu’il eût sans épouvante livrer au bourreau, c’était la sienne.

Tant qu’il s’était agi d’un gouvernement de passage, il y avait suffi, il en avait même été charmé. Environné à l’Hôtel-de-Ville d’une petite cour dont le bourdonnement lui plaisait, il jouissait, avec une naïveté un peu enfantine, de la vénération bruyante dont on entourait sa vieillesse. Dans ce cabinet où venaient aboutir toutes les nouvelles, d’où partaient à chaque instant des proclamations, où l’on gouvernait par signatures, on s’agitait beaucoup pour faire peu de chose. Situation qui convient à merveille aux esprits faibles, parce qu’au milieu des agitations stériles ils se font plus aisément illusion sur leur effroi de tout ce qui est décisif. Eh bien, cet effroi, M. de Lafayette l’éprouvait au plus haut degré et il y parut clairement quand le moment vint de se prononcer. Au danger de faire ce qu’il voulait, il préféra celui de voir faire ce qu’il ne voulait pas. Une couronne était posée devant lui : il ne la refusa point, il ne la donna point, il la laissa prendre.

Toutefois, il ne se rappelait pas sans quelque frayeur les promesses dont il avait bercé ses jeunes amis. Il appréhendait leurs reproches. N’allait-on pas l’accuser d’avoir trahi la cause de la révolution ? Lui qui, au sein du carbonarisme, s’était déclaré l’adversaire implacable des royautés ; lui qui avait si énergiquement combattu, dans les conciliabules secrets de la Restauration, la candidature du duc d’Orléans, appuyée, disait-on, par Manuel, que répondrait-il aux hommes qui avaient suivi sa bannière, lorsqu’ils lui viendraient demander compte de la république étouffée à son berceau, de leurs illusions détruites, de leur sang versé dans une autre espérance ? En proie à toutes ces agitations et tremblant pour sa popularité en péril, il prit le parti d’atténuer par des conditions tardives l’immensité de la concession qu’il venait de faire. La rédaction d’un programme fut débattue entre lui et MM. Joubert et Marchais. Voici la vérité sur ce programme, qui devait être l’objet de tant de controverses.

Apres une discussion assez approfondie, un acte fut rédigé à l’Hotel-de-Ville : il contenait le résumé des conditions auxquelles M. de Lafayette consentait à s’humilier sous le pouvoir d’un roi.

M. de Lafayette prit ce papier qui pouvait changer les destinées d’un peuple, et se rendit au Palais-Royal avec l’intention de faire apposer au contrat convenu la signature du duc d’Orléans. Mais, en l’apercevant, le prince accourut vers lui avec de douces paroles. Ils parlèrent de la république, de celle des États-Unis ; M. de Lafayette pour dire qu’elle avait toutes ses sympathies ; le duc pour élever des doutes sur la possibilité d’une application des théories américaines à un pays tel que la France. Le prince ne niait pas cependant qu’il ne fût républicain au fond du cœur, et il tomba d’accord avec M. de Lafayette que le trône qu’il fallait en France « était un trône entouré d’institutions républicaines. » M. de Lafayette fut si enchanté de ces déclarations, qu’il ne songea pas même à montrer le papier qu’il avait apporté. La parole d’un gentilhomme lui parut une garantie plus forte qu’une signature qu’il n’aurait pu demander sans témoigner pour le duc une défiance injurieuse. Plus tard, il dit à M. Armand Carrel qui lui reprochait avec amertume sa conduite dans cette fameuse entrevue : « Que voulez-vous, mon ami ? à cette époque-là, je le croyais bon et bête. »

Du reste, l’éducation politique des esprits, sous la Restauration, avait été fort mal faite. Un trône républicain fut la dernière chimère enfantée par le désir du changement. Il faut ajouter qu’elle séduisit quelques hommes sérieux car, en apprenant par M. Civiale la révolution de juillet et le dénouement qu’on lui préparait, le vieil abbé Grégoire, qui habitait alors Passy, s’écria, plein d’enthousiasme et en joignant les mains : « Il serait donc vrai, mon Dieu ! nous aurions tout ensemble la république et un roi ! »

Les hommes d’une intelligence élevée ne pouvaient guère partager ces transports puérils, et rien ne le prouva mieux qu’une démarche qui fut alors tentée par Bazar auprès de Lafayette. Bazar était un esprit hardi et vigoureux. Nourri de la lecture de Saint-Simon, il avait puisé dans les écrits de ce gentilhomme novateur un impatient et vaste désir de réformes. Admis auprès de M. de Lafyette, il lui exposa ses idées qui n’allaient pas à moins qu’à remuer la société dans ses fondements. « L’occasion est belle, disait Bazar à Lafayette, et voici que la fortune vous a livré la toute-puissance. Qui vous arrête ? Soyez le pouvoir, et que par vous la France soit régénérée. » M. de Lafayette écoutait avec un étonnement inexprimable cet homme, plus jeune que lui, mais dont la supériorité intellectuelle le frappait de respect. Jamais d’aussi audacieuses paroles n’avaient retenti à son oreille : jamais on ne l’avait fait descendre par la pensée en de telles profondeurs. Mais il était trop tôt pour une rénovation sociale, et M. de Lafayette, qui en comprenait à peine la nécessité, n’était pas fait pour en courir les hasards. Cet entretien fut la seule tentative vraiment philosophique née de l’ébranlement de juillet : elle dut échouer comme tout ce qui vient avant l’heure.

Le gouvernement de la bourgeoisie était à peu près constitué. Il ne lui restait plus qu’à s’entourer. d’ue popularité factice qui lui permît de résister aux orages d’un premier établissement. Des émissaires sont envoyés dans les quartiers les plus populeux. Ils se mêlent à tous les groupes. Avec cette assurance que donne un commencement de succès et qui impose toujours à la multitude, ils vantent courage du duc d’Orléans, son patriotisme, ses vertus ; et, identifiant à sa cause celle de la révolution elle-même, ils dénoncent comme agents de la dynastie chassée ceux qui osent élever la voix contre le prince. Bientôt des proclamations sont partout affichées, où on lit ces mensongères paroles : « Le duc d’Orléans n’est pas un Bourbon, c’est un Valois. » Des manifestes républicains ont paru on les déchire avec emportement, et on en représente les auteurs comme des hommes avides de pillage. A la Tribune ! à la Tribune ! s’écrient quelques voix ; et une bande d’hommes en guenilles se dirige vers les bureaux de la feuille républicaine. La salle de rédaction est envahie ; les écrivains sont couchés en joue. L’intrépidité de ces jeunes gens les sauva. Debout et calme devant ces furieux qui, de la pointe de leurs baïonnettes, touchaient presque sa poitrine, le rédacteur en chef de la Tribune, Auguste Fabre, les tenait en respect par la dignité de son maintien et la fermeté menaçante de son langage. Tant de sang-froid donna le temps à un ami d’aller chercher du secours au poste des Petits-Pères. Mais, sur la place inondée par la foule, quelques forcenés criaient pour exciter le peuple : « Qu’on fasse descendre ces républicains ! nous voulons les fusiller ! » On eut quelque peine à les sauver. M de Lafayette, averti, fit évacuer la place.

A l’Hôtel-de-Ville, le duc d’Orléans venait d’échapper au plus grand danger qu’il pût courir : il avait vu face à face ses plus redoutables adversaires. Alors seulement il est foi dans lui-même et dans l’avenir de sa race. Une heure avait suffi pour lui prouver que les hommes les plus fougueux ne tarderaient pas à s’user par leur propre violence ; que la bassesse, qui a sa contagion comme l’héroïsme, pousserait en foule vers lui les ambitieux et les sceptiques ; que la multitude, par incertitude et ignorance, était toute prête pour la servitude avec des mots nouveaux ; et enfin qu’il pouvait compter sur l’imbécillité publique. D’ailleurs, M. de Lafayette lui avait communiqué dans un embrassement toute la puissance d’un beau nom et une popularité sans égale. Il avait encore des ménagements à garder vis-à-vis de Charles X ; il sentit qu’il n’avait plus rien à craindre du parti républicain.

Aussi la soirée de ce jour mémorable fut-elle marquée par une scène dont les moindres détails méritent d’être rapportés. M. Thiers fit prévenir quelques jeunes gens qui à une intelligence prompte et vive joignaient une grande bravoure personnelle, que le lieutenant-général du royaume désirait avoir avec eux une entrevue. Ils se réunirent donc dans les bureaux du National, et là M. Thiers ne négligea rien pour plier à une révolution de palais ces âmes fortement trempées. Il osa même dire, en montrant M. Thomas : Voici un beau colonel, insinuations empruntées à une habileté vulgaire et qui furent repoussées avec dédain.

On se rendit au Palais-Royal. Les visiteurs étaient MM. Boinvilliers, Godefroi Cavaignac, Guinard, Bastide, Thomas et Chevallon. M. Thiers leur servait d’introducteur. Ils attendirent assez long-temps dans la grande salle située entre les deux cours du Palais Royal, et déjà leur impatience éclatait en menaces, lorsque le lieutenant-général entra d’un air gracieux et le sourire sur les lèvres. La scène se passait aux flambeaux. Le duc exprima poliment à ces Messieurs le plaisir qu’il éprouvait à les recevoir, mais son regard semblait les interroger sur le motif de leur visite. Ils furent étonnés, et M. Boinvilliers, prenant la parole, désigna celui qui était venu, au nom du lieutenant-général lui-même, les inviter à une semblable démarche. M. Thiers parut légèrement embarrassé, et le duc répondit d’une manière équivoque. Ces puérilités servirent de prélude à une conversation grave.

« Demain, dit M. Boinvilliers au prince, demain vous serez roi. »

À ces mots, le duc d’Orléans fit presqu’un geste d’incrédulité. Il dit qu’il n’avait pas aspiré à la couronne, et qu’il ne la désirait pas, quoique beaucoup de gens le pressassent avec ardeur de l’accepter.

« Mais enfin, continua M. Boinvilliers, en supposant que vous deveniez roi, quelle est votre opinion sur les traités de 1815 ? Ce n’est pas une révolution libérale, prenez-y garde, que celle qui s’est faite dans la rue, c’est une révolution nationale. La vue du drapeau tricolore, voilà ce qui a soulevé le peuple, et il serait certainement plus facile de pousser Paris vers le Rhin que sur Saint-Cloud. »

Le duc d’Orléans répondit qu’il n’était point partisan des traités de 1815 ; mais qu’il importait de garder beaucoup de mesure vis-à-vis des Puissances étrangères, et qu’il y avait des sentiments qu’il ne fallait pas exprimer tout haut.

La seconde question que M. Boinvilliers lui adressa, était relative à la pairie.

« La pairie, disait M. Boinvilliers, n’a plus de racines dans la société. Le Code, en morcelant les héritages, a étouffé l’aristocratie dans son germe, et le principe de l’hérédité nobilière a aujourd’hui fait son temps. »

Le duc prit la défense de l’hérédité de la pairie, mais avec mollesse. Il la considérait comme formant la base d’un bon système de garanties politiques. « Du reste, ajouta-t-il, c’est une question à examiner, et si la pairie héréditaire ne peut exister, ce n’est pas moi qui l’édifierai à mes frais. » Le duc parla ensuite des cours royales et de la nécessité d’en respecter l’organisation, tout en rappelant des procès qu’il avait perdus ; il s’éleva contre la république avec beaucoup de fermeté il avoua qu’il avait été républicain, mais il condamnait ce système, surtout dans son application à la France.

« Monseigneur, lui dit alors M. Bastide avec une douceur presque ironique, dans l’intérêt même de la couronne, vous devriez convoquer les assemblées primaires. »

Le prince retira sa main qu’il appuyait négligemment sur le bras de M. Bastide, fit deux pas en arrière, changea de visage, et, s’emparant de la parole avec vivacité, il s’étendit sur la révolution, sur ses excès, sur tant de pages funestes à mettre à côté de quelques pages glorieuses ; — et il montrait du doigt deux tableaux représentant la bataille de Jemmapes et celle de Valmy. — il continuait et attaquait en termes fort clairs le système suivi par la Convention, lorsqu’attachant aur lui un regard dur et fixe qui déjouait le sien, M. Godefroi Cavaignac s’écria rudement : « Monsieur, vous oubliez donc que mon père était de la Convention ? — Le mien aussi, Monsieur, répliqua le duc d’Orléans ; et je n’ai jamais connu d’homme plus respectable. » Les assistants étaient attentifs à ce débat entre deux fils de régicide. Le duc d’Orléans se plaignit des calomnies répandues contre sa famille, et comme M. Boinvilliers avait manifesté la crainte de voir les carlistes et le clergé encombrer les avenues d’un trône nouveau : « Oh ! pour ceux-là, s’écria le duc énergiquement, ils ont porté de trop rudes coups à ma maison : une barrière éternelle nous sépare. » Puis s’enivrant de sa propre parole et oubliant tout-à-fait son entrevue avec M. de Mortemart, il parla d’une rivalité, rivalité longue et terrible. « Vous savez ce que sont les haines de famille ? Eh bien ! celle qui divise la branche aînée et la branche cadette des Bourbons ne date pas d’hier : elle remonte à Philippe, frère de Louis XIV. » Il fit l’éloge du régent : le régent avait été horriblement calomnié ; on n’avait pas su tous les services qu’il voulait et pouvait rendre ; beaucoup de fautes lui avaient été injustement imputées, etc., etc. Il aborda ainsi bien des sujets divers, s’exprimant sur toute chose longuement, sans éclat, sans profondeur, mais non sans maturité et avec une facilité d’élocution remarquable. Peut-être cédait-il de la sorte à un entraînement vaniteux. Peut-être aussi était-il bien aise de montrer en quoi son éducation avait différé de celle des autres princes, moins habiles en cela, toutefois, que M. de Talleyrand à qui l’Europe crut du génie, parce qu’il avait passé la moitié de sa vie à parler en monosyllabes et l’autre moitié à se taire.

Au moment où les républicains allaient sortir, le duc d’Orléans leur dit d’une voix caressante : « Vous reviendrez à moi vous verrez ! » Et le mot jamais ayant retenti à son oreille, « il ne faut jamais prononcer ce mot » ajouta-t-il, en rappelant un aphorisme vulgaire, et comme un homme qui croit peu aux convictions intraitables.

Ces jeunes gens qui, pendant trois jours, avaient combattu mêlés au peuple, se retirèrent l’âme oppressée. « Ce n’est qu’un deux cent-vingt-un, dit en sortant M. Bastide. »





CHAPITRE VIII.


Ministère provisoire. — M. Laffitte y entraîne M. Dupont (de l’Eure). — Portrait de M. Guizot. — Fuite de Saint-Cloud. — Mécontentement des troupes. — La famille royale quitte Trianon ; elle arrive à Rambouillet. — Séjour de la famille royale à Rambouillet. — Charles X confie au duc d’Orléans les intérêts de son petit-fils. — Anecdote caractéristique. — Sur une lettre affectueuse du duc d’Orléans, Charles X consent à abdiquer et fait abdiquer le dauphin. — Les courtisans se pressent autour du duc d’Orléans. — La commission municipale dissoute. — Visite à l’Hôtel-Dieu. — Le général Latour-Foissac apporte au Palais-Royal l’acte d’abdication : on refuse de l’admettre auprès du duc d’Orléans. — Sensibilité de la duchesse d’Orléans. — Le duc d’Orléans repousse l’idée d’une régence ; commissaires envoyés à Charles X ; scène de famille. — Retour des commissaires ; changement dans les dispositions du duc. — Expédition de Rambouillet ; son but ; sa physionomie ; aveuglement de Lafayette. — Le Palais-Bourbon dans la journée du 3 août. — Dispositions des troupes à Rambouillet. — Le colonel Poque. — Charles X trompé quitte Rambouillet. — Charles X à Maintenon ; il donne ordre à ses troupes de faire leur soumission au lieutenant-général. — Retour de Rambouillet.


La journée du 31 était décisive. La révolution, trahie par les uns, abandonnée par les autres, venait de tirer d’elle-même un pouvoir assez fort pour la détruire. La commission municipale, cependant, était encore debout ; mais on eût dit qu’elle était impatiente de se dissoudre. Parmi les membres qui la composaient, un seul, M. Mauguin, s’exprima énergiquement sur la nécessité de continuer le gouvernement populaire de l’Hôtel-de-Ville. Le courageux et loyal Audry de Puyraveau, en cette occasion, fut pris au piège de son propre désintéressement. « Il ne faut pas qu’on puisse nous accuser d’ambition, disait-il sans cesse » et il se réunit à MM. de Schonen et Lobau pour briser l’unique instrument de résistance que le duc d’Orléans eût désormais à redouter.

Toutefois, avant de décréter elle-même sa déchéance, la commission municipale se crut obligée de pourvoir à l’administration publique, et elle dressa la liste suivante :

Sont nommés commissaires provisoires :

MM. Dupont de l’Eure, à la justice ;

Le baron Louis, aux finances ;
Le général Gérard, à la guerre ;
De Rigny, à la marine ;
Bignon, aux affaires étrangères ;
Guizot, à l’instruction publique ;

M. Casimir Périer étant entré dans la salle de délibération, le ministère de l’intérieur lui fut offert par M. Mauguin. À cette offre imprévue, M. Casimir Périer se trouble et balbutie une acceptation. Mais, une heure après, il était auprès du secrétaire de la commission municipale, M. Bonnelier, implorant de sa générosité, de sa pitié presque, la faveur d’un erratum au Moniteur. Il lui représentait que, ministre de Charles X la veille, il ne pouvait le devenir, le lendemain même, d’une révolution faite contre Charles X ; et, en disant ces mots, il s’abîmait dans son désespoir. Ainsi cet homme, qu’avait toujours possédé un orgueil dont la violence allait quelquefois jusqu’à la folie, était tout-à-coup devenu humble et suppliant. Il fut fait selon son désir ; mais son inquiétude était si grande que, dans la soirée, il courut s’assurer lui-même au Moniteur de la radiation de son nom, qui fut remplacé par celui de M. de Broglie. Casimir Périer, cependant, comme il le prouva bientôt, n’était pas homme à repousser les avances de la fortune. Mais c’était d’un prince, nouveau venu dans la révolution, qu’il attendait la réalisation de sa secrète espérance. Âme ardente et pusillanime, que rongeaient et abaissaient à la fois les soucis d’une ambition pleine d’épouvante ! D’autres mirent plus de vigueur à leur abaissement, et se précipitèrent du moins la tête haute vers le pouvoir et la servitude.

Les choix faits par la commission municipale furent ratifiés au Palais-Royal ; mais, au-dehors, on les commenta diversement. On trouvait en général fort singulier qu’un pouvoir d’origine révolutionnaire eût désigné, pour représenter la révolution des hommes tels que l’abbé Louis et M. Guizot. Il est vrai que, pendant les trois jours, le premier s’était posé chez M. Laffitte comme le financier de l’insurrection, avec un laisser-aller qui ne manquait pas de courage il avait parlé hautement de certaines mesures à prendre pour lever des impôts au cas où la révolution se prolongerait. Quant au second, sa part dans le mouvement n’était pas de nature à justifier son ambition. Toujours est-il que l’association de leur nom à celui de M. Dupont (de l’Eure), si connu par ses luttes contre les Bourbons aînés avait quelque chose de bizarre et d’inexplicable.

M. Dupont (de l’Eure) refusa d’abord. Il ne se sentait aucun goût pour le pouvoir, et sa modestie lui en faisait redouter le fardeau. Ce fut M. Laffitte qui le détermina. M. Laffitte avait été depuis long-temps subjugué par le duc d’Orléans ; mais il s’était plus étroitement dévoué à lui, depuis l’important service qu’il venait de lui rendre d’abord, parce qu’il avait besoin de se grandir le plus possible dans la personne de son royal protégé ensuite parce que c’est une des ruses de notre vanité de nous attacher à ceux qui nous doivent beaucoup, en raison même du bien que nous leurs faisons. Mais, comme chez M. Laffitte une extrême finesse d’esprit servait de tempérament naturel à la sensibilité d’un cœur très-chatouilleux, il était gagné sans être tout-à-fait convaincu, et séduit sans être trompé. Il chercha donc à se précautionner contre ses propres entraînements, en appelant auprès de lui un homme dont l’amitié fut courageuse et sévère. Il ne pouvait mieux choisir que Dupont (de l’Eure), d’autant qu’aux yeux du peuple, l’adhésion d’un tel homme était en faveur de M. Laffitte une garantie, et, quoi qu’il advint, une excuse.

De là l’insistance qu’il mit à faire accepter à son ami le ministère de la justice. Il le suppliait, lui prenait les mains qu’il serrait dans les siennes, et invoquait à l’appui de sa prière, tout ce qui entraîne un homme généreux. M. Dupont (de l’Eure) céda enfin, et consentit à être présenté au lieutenant-général. L’accueil que lui fit le prince fut plein de bonhomie et de cordialité. Le nouveau ministre commença par exprimer la répugnance que lui inspirait la pratique du pouvoir. Il dit qu’il n’était pas homme de cour ; que ses habitudes, que ses affections étaient républicaines. Le prince répondit qu’il n’y aurait plus de cour, et que, pour son compte, il regrettait de ne pouvoir vivre dans un pays républicain comme l’Amérique. Dupont (de l’Eure) ne cacha rien de ses appréhensions, et, durant tout cet entretien, son langage fut celui d’un homme libre.

Mais quelle pouvait être la place d’un citoyen de cette trempe, au sein d’une monarchie nouvelle, et au milieu de parvenus s’essayant à la flatterie, aux belles manières, à l’intrigue ? Une raison droite, un bon sens inexorable, des allures franches, une bonté mêlée d’honorable rudesse, une grande application aux affaires, ce ne sont pas là des qualités suffisantes pour dominer les complications qui naissent, dans un milieu corrompu, du croisement des intérêts et du jeu des passions. M. Dupont (de l’Eure) entrait au pouvoir avec des qualités semblables à celles de Roland, mais dans des circonstances bien plus défavorables, Or, on sait que Roland ne put se faire goûter de Louis XVI, qui était cependant bien propre à apprécier les vertus simples et modestes.

Il y avait, d’ailleurs, dans ce ministère, à côté de M. Dupont (de l’Eure), M. Guizot, homme sec et hautain, tout entier à son orgueil, passionné sous les dehors du calme. A son front noble, mais triste, à sa lèvre sèchement découpée, à son sourire rempli d’un froid dédain, à un certain affaissement du corps, révélateur des troubles de l’âme, il était aisé de le reconnaître. Nous l’avons vu, depuis, dans les assemblées on distinguait de loin, entre toutes les autres, sa figure bilieuse et altérée. Provoqué par ses adversaires, il fixait sur eux un regard prompt à lancer l’insulte, et il relevait sa tête sur sa taille voûtée, avec une indicible expression de colère et d’ironie. Protestant et professeur, son geste péremptoire, son ton dogmatique, lui prêtaient quelque chose d’indomptable ; sa fermeté pourtant était toute dans les apparences : au fond, c’était un esprit sans activité, et dont la volonté manquait de vigueur. La suite même qu’on remarquait dans les écrits de M. Guizot tenait de l’obstination du maître qui ne veut passe contredire devant ses élèves. On le jugeait cruel : il ne l’était peut-être que dans ses discours ; mais par raffinement d’orgueil, il aimait à se compromettre, et lui, qui volontiers laissait ignorer ses vertus, il avait des vices d’apparat. La versatilité de sa conduite politique n’était, en 1830, un mystère pour personne, et le souvenir de son rôle de 1815 lui avait attiré de vives attaques. Il s’en inquiétait peu : fidèle dans ses amitiés, pour que nul n’eût à se repentir d’avoir compté sur sa fortune, il avait toujours affecté de mépriser ses ennemis, afin qu’on ne le soupçonnât pas de les craindre. Son talent consistait à dissimuler sous la solennité de l’expression et la pompe des formules une extrême pauvreté de vues et des sentiments sans grandeur. Sa parole, cependant, avait de l’autorité ; et son désintéressement, la gravité de sa vie, ses vertus domestiques, l’austérité de ses manières, lui donnaient du relief au milieu d’une société frivole et cupide. Ajoutez à cela qu’il avait, comme Casimir Périer, l’art d’ennoblir les vulgaires desseins et de servir en paraissant régner.

Paris avait soudainement changé de physionomie. Les magasins se rouvraient, les affaires tendaient à reprendre leur cours. Un des derniers actes de la commission municipale fut de proroger de dix jours l’échéance des effets de commerce. La suspension de toutes les relations commerciales, qui avait été pour quelques-uns une cause réelle de ruine, fut pour d’autres un prétexte d’improbité. En agitant les sociétés, on fait toujours monter un peu de limon à la surface.

Le 31, à cinq heures du matin, Charles X arriva à Trianon. Le dauphin était resté à Saint-Cloud, qu’il ne quitta qu’à midi. Mais, avant de partir, il voulut tenter un dernier effort. Une compagnie était postée à une extrémité du pont de Sèvres, et de l’extrémité opposée partaient de nombreux coups de fusil. Sur l’ordre du Dauphin, le duc de Lévis se rend auprès des troupes pour les engager à la résistance. Le chef de bataillon, qui les commandait, était immobile à la tête du pont, les bras croisés sur sur sa poitrine, et comme livré à une méditation profonde. Le duc de Lévis lui adresse la parole : c’est en vain. Instruit de cette scène, le Dauphin arrive au galop, et se met à haranguer les troupes. Pas un mouvement, pas un cri. Désespéré, il pousse son cheval sur le pont, mais voyant qu’il n’est pas suivi, il regagne Saint-Cloud, partagé entre la colère et la honte.

La compagnie dont le Dauphin venait d’interroger le zèle, était commandée par M. Quartery. Sa défection livra au peuple une pièce de canon et le pont de Sèvres.

À Saint-Cloud, le prince donna l’ordre du départ. Tant d’humiliation avait altéré ses traits et augmenté le désordre de ses idées. En passant devant le front du 6e de la garde, il s’arrêta devant le colonel et lui dit : « Eh bien, le 3e a passé : pouvez-vous compter sur vos hommes ? » Le colonel répondit avec dignité que chacun ferait son devoir. Le prince fit quelques pas sans prononcer une parole mais apercevant un soldat dont le col était attaché négligemment. « Vous êtes bien mal colleté, lui cria-t-il.  » Un mouvement involontaire d’indignation se fit dans les rangs : les soldats pouvaient juger de ce que valent, contemplés de près, tous ces dominateurs de nations !

Le signal de la retraite ayant été donné, l’artillerie et le 1er de la garde prirent la route de Villeneuve-l’Etang, pendant que les voltigeurs du 6e essayaient d’arrêter à coups de fusil les éclaireurs qui montaient en courant la grande avenue du château. Cette fuite précipitée, cette fuite sans combat, blessait profondément les troupes restées fidèles. Dans leur dépit, dont le respect adoucissait à peine l’expression, plusieurs grenadiers retournèrent leurs bonnets à poils, comme pour faire face, autant qu’il était en eux, aux insurgés qui les poursuivaient. Les officiers marchaient la tête basse, et quelques-uns versaient des larmes.

À leur arrivée à Versailles, les régiments furent entassés pêle-mêle, partie sur la place d’armes, partie dans une plaine en avant de la grille du Dragon. Aucune mesure de prévoyance n’avait été prise, et les officiers eurent beaucoup de peine à procurer des vivres à leurs soldats accablés de fatigue et de chagrin. Mais à la douleur se mêlait déjà la colère, et la désertion commença. Le bivouac durait depuis quelques heures, et les troupes n’avaient pas encore été passées en revue. On se demandait avec surprise dans les rangs ce qui retenait les princes si loin de ceux dont leur présence aurait encouragé la constance et ranimé l’ardeur. Témoins des progrès du mécontentement général, M. Sala et un de ses camarades, tous deux officiers du 6e de la garde, se rendirent aux grilles de Trianon. Mais, ayant rencontré en chemin MM. de Guiche et de Ventadour, ils apprirent qu’on allait se remettre en marche. Ils éclatèrent alors, et se plaignirent de l’inconcevable confusion dans laquelle on laissait l’armée royale. « Personne ne commande, disaient-ils ; c’est tout au plus si quelques généraux viennent d’un air indifférent se promener au milieu de nous, avec des épaulettes sur un habit bourgeois. Les services ne sont pas régularisés ; rien n’est tenté pour réparer les fautes qui ont jeté partout la découragement. Que veut-on faire de l’armée ? qu’on le dise. N’est-il pas temps que la vie des cours finisse, et que celle des camps ait son tour ? » Un ordre de départ fut la seule réponse qu’on fit à ces plaintes militaires.

Bien qu’un nouveau ministère eût été nommé, les anciens ministres n’avaient pas cessé d’accompagner le roi et de délibérer. A Trianon, ils tinrent conseil. M. de Guernon-Ranville fut d’avis que le roi ne pouvait pas rentrer dans Paris avant la soumission des rebelles ; qu’il n’avait plus qu’un parti à prendre : se retirer à Tours, y convoquer sur-le-champ les deux chambres, tous les généraux, les plus hauts fonctionnaires publics, et les dignitaires du royaume. Selon M. de Guernon-Ranville, c’était le meilleur moyen de désorganiser l’insurrection et d’en déconcerter les chefs. Cette opinion fut adoptée, et, en conséquente, on rédigea plusieurs circulaires. Elles n’attendaient plus que la signature de Charles X, et il se montrait disposé à la donner. Mais il changea tout-à-coup de résolution et le fit savoir à ses ministres, qui, désespérés de tant de vacillations, déchirèrent les circulaires, dont le bassin de Trianon reçut les morceaux.

Il est certain que le roi ne pouvait se résoudre à prendre un parti. Le séjour de Trianon le retenait par mille liens, mais il y était environné de périls. Sur les instances de M. de La Rochejacquelein, et sur les avis inquiétants du général Bordesoulle, il se décida enfin à ne pas prolonger davantage cette première halte de la royauté. Le voyage de Rambouillet fut résolu, et les troupes durent se diriger vers Trappes. Elles se mirent en mouvement, après avoir déchiré les gibernes abandonnées par les déserteurs, et jeté dans le canal du parc plusieurs des fusils dont la plaine était jonchée. Le désordre de cette retraite nocturne ne peut se comparer qu’aux suites d’une véritable défaite. Artillerie, infanterie, cavalerie, roulaient pêle-mêle dans les ténèbres. Des coups de fusils tirés en l’air ou dans les bois faisaient craindre à tout instant quelque attaque nouvelle. C’était plus qu’une retraite, c’était une déroute.

La famille royale, de son côté, avait fait tous ses préparatifs de départ. Il avait été convenu que le général Bordesoulle resterait à Versailles à la tête de sa division ; que le Dauphin irait coucher à Trappes, et enfin que Charles X partirait à cheval par une route, tandis que la duchesse de Berri et ses enfants prendraient en voiture une route différente, de manière, cependant, à le rejoindre au sortir des bois, sur le chemin de Rambouillet.

Avant de quitter Trianon, le roi y entendit la messe dans une grande pièce où se trouvait une chapelle contenue dans une armoire. Quand on vint l’avertir de l’heure du départ, on le trouva plongé dans un recueillement pieux et mélancolique. Il traversa les salles solitaires de ce palais de Louis XIV, marchant avec beaucoup de lenteur et se retournant de distance en distance, comme attendri par quelques souvenirs. Il était, minuit lorsque cette famille condamnée arriva au château de Rambouillet. Il y avait seize ans à peine qu’une catastrophe non moins terrible avait conduit dans ce même château l’impératrice Marie-Louise, fuyant le sort des batailles, fuyant son père, et emportant avec elle par les chemins les dieux pénates de l’Empire. Ces jardins où le jeune Henri allait folâtrer en attendant l’heure si prochaine de l’exil, le roi de Rome enfant les avait foulés, lui aussi, avec une égale insouciance et dans une infortune à peu près semblable. Rapprochements dont la singularité est devenue banale ! redites éternelles du destin ! Les fugitifs descendirent dans la cour, déserte en ce moment et muette. La lune seule éclairait les fenêtres de la tour. Le petit duc de Bordeaux s’était endormi dans les bras de son gouverneur. Charles X, fatigué, laissait tomber sa tête sur sa poitrine et pleurait. Suffisamment préparé — il le prouva plus tard — pour une ruine complète, il ployait sous les commencements de son malheur.

Le lendemain les troupes arrivèrent de Trappes. A l’entrée de la forêt de Rambouillet est un petit village nommé le Péray : plusieurs régiments s’y arrêtèrent, d’autres gagnèrent la ville. Le 2e d’infanterie de la garde, campé à droite et à gauche de la route, forma l’arrière-garde avec le 3e et la gendarmerie. Là quelques précautions furent prises : on se couvrit de postes avancés. Mais un découragement sans remède avait atteint déjà une partie des troupes. La route était à chaque instant sillonnée par des malles-postes et des diligences surmontées du drapeau tricolore ; des insurgés passaient à cheval, sous les yeux du soldat, sans que l’ordre de les arrêter fut donné ; l’armée enfin, privée de chef, ignorant l’état des choses, incertaine sur ce qu’elle devait faire comme sur ce qu’il lui était permis de désirer ou de craindre, ne ressemblait plus qu’à une troupe de fugitifs. Un moment vint où toute l’arrière-garde s’ébranla, et parut disposée à reprendre le chemin de Versailles. Averti de ce mouvement, le général de La Rochejacquelein, accourt ; il fait battre le tambour, il fait prendre les armes, et, s’adressant aux troupes avec une émotion éloquente, il invoque leur honneur, les ramène au souvenir de leur serment et au respect de leur drapeau. Vive le roi ! crièrent alors les soldats, et cette impulsion donnée à la fidélité militaire fut si vive, qu’un voltigeur du 2e ayant voulu déserter, ses camarades levèrent sur lui leurs sabres.

Une scène d’enthousiasme avait eu lieu dans la matinée : la Dauphine était arrivée de Dijon à Rambouillet, à travers des périls, évités au moyen d’un déguisement. Cette princesse avait la voix rude, le front sévère, l’abord glacial ; et le malheur, qui l’avait prise au berceau, semblait avoir tari en elle toutes les sources de la sensibilité. Les gardes l’aimaient cependant, parce qu’elle avait toujours témoigné aux défenseurs les plus intimes des personnes royales une sollicitude active et prévoyante. Quand elle traversa le camp, ils se précipitèrent sur son passage. Elle les salua en pleurant, et eux, ils agitaient leurs épées avec des cris fidèles. Mais c’était la dernière explosion d’un dévouement qui, faute d’être encouragé, devait bien vite s’éteindre.

En apercevant cette princesse dont les yeux avaient renfermé tant de larmes, Charles X s’avança, les bras étendus, vers la fille de Louis XVI, et des sanglots se mêlèrent à ces premiers embrassements. « Nous voilà, je l’espère, réunis pour toujours », dit la Dauphine.

A Rambouillet, château de plaisance, demeure somptueuse ou tant de princes avaient oublié dans les plaisirs combien il faut que le peuple souffre pour qu’un roi s’amuse ; à Rambouillet, où, le 26 juillet, Charles X lui-même était allé se délasser des fatigues de la chasse, pendant que ses ordonnances embrasaient Paris, il y avait tout au plus en ce moment de quoi héberger cette famille en fuite. Pour payer les dépenses de bouche de sa maison militaire, le roi de France en fut cédait à vendre son argenterie. La Dauphine ne put se procurer des vêtements nouveaux, et se plaignit de manquer de linge. Enfin comme pour mettre le comble à tant d’amertumes, le colonel du 15e léger alla, ce jour-là, remettre au roi son drapeau. Treize hommes l’accompagnaient : tout le reste avait déserté.

Les gardes-du-corps, s’étant répandus dans le parc, avaient tué un grand nombre de pièces de gibier dans la faisanderie : ce fut une des plus vives douleurs de Charles X ; car son âme n’étant pas assez forte pour son rôle, il tenait plus aux petits avantages de la grandeur qu’à la grandeur elle-même. Le chasseur se retrouvait presque inconsolable dans le roi résigné.

Le 1er août, le duc d’Orléans reçut une ordonnance de Charles X, ainsi conçue :

« Le roi, voulant mettre fin aux troubles qui existent dans la capitale et dans une autre partie de la France, comptant d’ailleurs sur le sincère attachement de son cousin le duc d’Orléans, le nomme lieutenant-général du royaume.

Le roi, ayant jugé convenable de retirer ses ordonnances du 25 juillet, approuve que les chambres se réunissent le 3 août, et il veut espérer qu’elles rétabliront la tranquillité en France.

Le roi attendra ici le retour de la personne chargée de porter à Paris cette déclaration.

Si on cherchait à attenter à la vie du roi et de sa famille, ou à sa liberté, il se défendrait jusqu’à la mort. Fait à Rambouillet, le 1er août.

Charles. »

Ce message parvint au Palais-Royal a sept heures du matin. M. Dupin aîné s’était déjà rendu chez le duc d’Orléans. Tremblant de perdre le bénéfice d’une royale amitié, M. Dupin conseilla au prince de faire au message de Charles X une réponse énergique et propre à séparer nettement la cause de la maison d’Orléans de celle de la branche aînée. Il alla jusqu’à se charger de la rédaction de cette réponse. La lettre qu’il écrivait était rude et sans pitié. Le duc d’Orléans la lut, la mit lui-même sous enveloppe, et il présentait à la bougie le morceau de cire qui devait servir à la cacheter, lorsque paraissant se raviser tout à coup : « Ceci est trop grave, dit-il, pour que je ne consulte pas ma femme. » Il passe dans une pièce voisine, et reparaît quelques instants après tenant à la main la même enveloppe, qui fut remise à l’envoyé de Charles X. La lettre que cette enveloppe contenait émut doucement le vieux monarque : elle était affectueuse et pleine de témoignages de fidélité. Charles X en fut si touché que, dès ce moment, toutes ses hésitations s’évanouirent. Charles X n’avait jamais eu pour le duc d’Orléans la même répugnance que beaucoup d’hommes de la cour. Et il en avait donné récemment une preuve éclatante, en ordonnant au général Trogof de confisquer tous les exemplaires des mémoires de Maria Stella, libelle dirigé contre le duc d’Orléans, et que les courtisans faisaient circuler à Saint-Cloud avec une joie maligne. Il fut donc charmé de trouver dans ce prince le protecteur de son petit-fils, et convaincu que la loyauté du duc d’Orléans était la meilleur garantie de l’avenir royal destine au duc de Bordeaux, il réalisa sans retard un projet qu’il n’avait encore conçu que vaguement. Non content d’abdiquer la couronne, il usa de l’empire absolu qu’il exerçait sur le Dauphin pour le faire consentir, lui aussi, à une abdication, et il crut au salut de sa dynastie.

Cependant, au sortir de la scène qui vient d’être décrite, le duc d’Orléans donnait audience à tous les hauts personnages qui venaient adorer déjà sa fortune. M. Laffitte, que le prince avait fait prévenir, fut devancé au château par MM. Casimir Périer, de Broglie, Guizot, Dupin, Sébastiani, Molé, Gérard. Cet empressement étonna un peu M. Laffitte, qui se croyait le droit d’être reçu avant tous les autres. Mais le duc d’Orléans s’avança vivement au-devant de lui, et l’entoura de caresses familières, tandis que les assistants, pour plaire au prince, renchérissaient sur les hommages rendus à la puissance du favori. Le duc d’Orléans savait combien les flatteries qui viennent de haut sont irrésistibles. Il connaissait, d’ailleurs, M. Laffitte. Le prenant par le bras, avec une sorte de laisser-aller affectueux, et se retournant vers les intimes. « Messieurs, dit-il, suivez-nous. » Et il entraîna dans l’appartement voisin l’opulent plébéien, charmé, fasciné par ce seul mot qui semblait lui promettre une si large part dans le maniement des affaires publiques. Après quelques paroles destinées sans doute à tempérer par les apparences de la modestie l’éclat d’une subite élévation, le duc d’Orléans raconta d’un air mystérieux le message par lequel Charles X le nommait lieutenant-général du royaume. Il ajouta que ce qu’on en faisait n’était que pour le compromettre aux yeux des révolutionnaires, et qu’à un trait pareil il reconnaissait bien la branche aînée. Il poussa si loin l’amertume de sa plainte, que M. Laffitte prit la défense de Charles X devant celui qui allait s’emparer de sa couronne.

Le duc d’Orléans reçut dans cette même journée la commission municipale, qui venait déposer en ses mains tous les pouvoirs de la révolution. Le prince avait été de fort bonne heure instruit de cette démarche par une lettre dont les collègues de M. Mauguin lui avaient dérobé la connaissance, parce qu’ils redoutaient son opposition. Ainsi, chacun se hâtait vers la puissance nouvelle. Le duc d’Orléans accueillit avec beaucoup d’affabilité la députation, à la tête de laquelle était le général Lafayette. Au moment où les commissaires sortaient, un aide-de-camp se pencha à l’oreille de M. Mauguin, et l’introduisit dans un cabinet où M. Guizot rédigeait une réponse à la lettre par laquelle la commission municipale avait résigné ses pouvoirs. M. Guizot fit part à son collègue de la réponse qu’il écrivait pour le compte du lieutenant-général. Le prince y remerciait le gouvernement de l’Hôtel-de-Ville du patriotisme qu’il avait déployé, acceptait sa démission, mais le priait de rester en permanence en attendant de nouveaux ordres. « Des ordres ! s’écria vivement M. Mauguin ? — Ah ! ce mot vous paraît trop rude, reprit M. Guizot. Eh bien, je vais écrire instructions. » Hommage puéril et dérisoire à une autorité qui était venue proclamer elle-même son néant !

Au reste, pour couvrir ce qu’il pouvait y avoir de dangereux dans cet empressement à désarmer la révolution, les chefs de la bourgeoisie éclataient en démonstrations patriotique. Les journaux célébraient la grandeur des Parisiens sur le ton de l’épopée. Des souscriptions étaient ouvertes de toutes parts : adoucissement amer au deuil de tant de familles ! On faisait le compte des morts, on s’intéressait au sort des blessés ; en un mot, on étourdissait le peuple avec son propre enthousiasme. Au milieu de ces distractions héroïques et touchantes, les menées des ambitieux paraissaient moins.

Les hôpitaux étaient encombrés de blessés. On résolut au Palais-Royal de leur faire une solennelle visite. La duchesse d’Orléans, Madame Adélaïde, et les princesses Louise, Marie et Clémentine, se rendirent à l’Hôtel-Dieu, accompagnées de MM. Barbé-Marbois, Berthois, Alexandre de Laborde, Delaberge, Degousée, etc… En entrant dans ces funèbres dortoirs, où tant de souffrances étaient rassemblées, les jeunes princesses éprouvèrent un saisissement douloureux. Là duchesse d’Orléans ressentit une vive émotion, a peine tempérée par la gravité naturelle de son maintien. Trop élevée par sa piété au-dessus des choses de ce monde, pour abaisser à un calcul d’intérêt un acte d’humanité, elle adressa de douces paroles aux premiers blessés que le hasard plaça sur son chemin : c’étaient des gardes royaux. « Est-ce pour consoler nos ennemis que ces dames viennent ? » murmura d’une voix éteinte un combattant de juillet. Ces paroles avaient frappé l’oreille de M. Degousée, qui donnait le bras à la princesse Clémentine. Il s’approche rapidement de la duchesse d’Orléans et lui dit : « Madame, ceci n’est pas seulement une visite d’humanité, c’est une visite politique » ; et il montrait du doigt un lit surmonté d’un drapeau tricolore. Dans ce lit était un jeune homme à qui un boulet avait emporté une jambe. Le feu de la fièvre et celui de l’enthousiasme brillaient dans ses yeux. Madame Adélaïde courut à lui, et, comme elle se répandait en paroles pour le consoler, il dit en levant ses regards vers le drapeau placé sur sa tête : « Voilà ma récompense. — D’où êtes-vous, continua Madame Adélaïde. — De Randan. — Ah ! tant mieux. Nous avons là un château : vous y passerez votre convalescence, n’est-ce pas ? » Et se tournant vers M. Degousée, la princesse lui demanda à voix basse : « Eh bien, êtes-vous content ? » Le soir, M. Degousée dîna au Palais-Royal. Au moment où il se retirait, M. de Berthois lui dit : « Vous ne ferez pas votre chemin ici. Vous dites des vérités utiles, mais vous les dites trop crûment. »

On sait ce qui avait déterminé Charles X à abdiquer avec tant d’insouciance. Le Dauphin s’était soumis sans murmure aux volontés de son père ; mais il en gémissait à l’écart, et les suites d’une abdication se peignaient à son esprit sous les plus noires couleurs. Toutefois, il aurait cru calomnier la descendance de Louis XIV, en prêtant à un prince de son sang l’intention d’usurper la couronne. Ces sentiments étaient ceux de la Dauphine : dans un entretien qu’elle eut, dans la journée du 2 août, avec un des plus fidèles serviteurs de son mari, elle ne parut préoccupée que d’une crainte : elle se demandait si, sous les auspices du duc d’Orléans, et au milieu des orages d’une régence, le jeune Henri ne serait pas élevé dans des principes contraires aux traditions de la monarchie et de l’Église. De son côté, Charles X, je le répète, ne pensait pas que sa chute pût entraîner celle de son petit-fils, surtout dans une crise que le premier prince du sang était en mesure de dominer. Sa confiance, à cet égard, était si grande qu’il manda auprès de lui le général de Latour-Foissac, et lui donna, en présence du baron de Damas, diverses instructions relatives à la rentrée du duc de Bordeaux dans Paris. Il lui prescrivit en même temps de disposer, selon les convenances du moment, des troupes qui se trouvaient encore dans la capitale. Enfin, il lui remit l’acte d’abdication dont on lira plus bas la teneur, en le chargeant de l’aller porter au duc d’Orléans.

Le général Latour-Foissac partit aussitôt de Rambouillet, et arriva au Palais-Royal dans la soirée du 2 août. Il pénètre dans la demeure du prince, et demande à être introduit. L’aide-de-camp auquel il s’adresse lui répond par un refus formel le général insiste ; il s’annonce comme un envoyé de Charles X. Nouveau refus de la part de l’aide-de-camp. « Mais, Monsieur, s’écrie le général Latour-Foissac, il y va de nos intérêts les plus chers : le message dont je suis chargé est de la plus haute importance. » L’aide-de-camp avait sans doute reçu des ordres positifs, car il demeurait inflexible. Il se contenta de dire à l’envoyé de Charles X qu’il y avait séance le lendemain à la chambre des députés, et qu’il ajournât son message. L’étonnement de M. de Latour-Foissac était au comble. En arrivant au Palais-Royal, il avait remarqué des hommes du peuple couchés jusque sur les marches de l’escalier ; il avait été frappé de la liberté avec laquelle on circulait dans le palais et le mouvement qui y régnait lui avait même rappelé de dramatiques souvenirs. Il ne pouvait donc concevoir que là où de simples curieux étaient admis sans façon, il ne pût se faire admettre, lui, messager d’un roi vaincu, mais non encore détrôné, lui qui venait porter l’abdication de ce roi au lieutenant-général du royaume. Il conclut de ce rapprochement bizarre que le duc d’Orléans avait été prévenu de la visite par de secrets émissaires, et qu’il avait résolu de l’éviter, soit pour ne pas livrer à un envoyé de Charles X le secret de ses desseins qu’aurait trahi peut-être le jeu de sa physionomie, soit pour n’avoir pas à s’enchaîner, devant un intermédiaire officiel, par des engagements trop précis.

Dans l’embarras où le plongeaient ces suppositions, M. de Latour-Foissac prit le parti de se rendre chez le duc de Mortemart et de réclamer ses bons offices. Ils montèrent tous les deux en voiture et se dirigèrent vers le Palais-Royal. Le fiacre s’étant arrêté, le duc de Mortemart en descendit seul, reçut la dépêche des mains de M. de Latour-Foissac, et promit de ne la remettre au prince qu’après avoir fait tous ses efforts pour amener l’entrevue désirée. Il reparut quelques instants après. Le duc d’Orléans avait pris la dépêche, et refusait formellement de recevoir celui à qui Charles X l’avait confiée.

Ne pouvant rien obtenir, le général Latour-Foissac demanda qu’on lui permît, au moins, de voir la duchesse d’Orléans pour laquelle il était chargé de deux lettres, l’une de Madame de Gontaut, l’autre de Mademoiselle. Il fut plus heureux cette fois, et grâce à l’intervention du neveu de M. de Mortemart, qui était lié avec les fils du duc d’Orléans, on l’introduisit dans l’appartement de la princesse. À la lecture de la lettre que lui écrivait d’une main novice encore l’enfant dont elle avait tant de fois reçu les caresses, la duchesse d’Orléans se mit à pleurer. Elle ne cacha rien de la douleur que lui causait cette récente et terrible catastrophe ; mais elle ne s’expliqua point sur les projets de son époux, se bornant à dire que la famille royale pouvait compter sur lui, et qu’il était un honnête homme.

L’acte d’abdication, apporté par M. de Latour-Foissac, était conçu en ces termes :

« Je suis trop profondément peiné des maux qui affligent ou qui pourraient menacer mes peuples, pour n’avoir pas cherché un moyen de les prévenir. J’ai donc pris la résolution d’abdiquer la couronne en faveur de mon petit-fils.

« Le Dauphin, qui partage mes sentiments, renonce aussi à ses droits en faveur de son neveu.

« Vous aurez donc, en votre qualité de lieutenant-général du royaume, à faire proclamer l’avènement de Henri V à la couronne. Vous prendrez d’ailleurs toutes les mesures qui vous concernent pour régler les formes du gouvernement pendant la minorité du nouveau roi. Ici, je me borne à faire connaître ces dispositions : c’est un moyen d’éviter bien des maux.

« Vous communiquerez mes intentions au corps diplomatique, et vous me ferez connaître le plus tôt possible la proclamation par laquelle mon petit-fils sera reconnu roi sous le nom de Henri V.

« Je charge le lieutenant-général vicomte de Latour-Foissac de vous remettre cette lettre. Il a ordre de s’entendre avec vous sur les arrangements à prendre en faveur des personnes qui m’ont accompagné, ainsi que sur les arrangements pour ce qui me concerne et le reste de ma famille.

« Nous règlerons ensuite les autres mesures qui seront la conséquence du changement de règne.

« Je vous renouvelle, mon cousin, l’assurance des sentiments avec lesquels je suis votre affectionne cousin.

« Charles. »

Il était singulier que Charles X eût rédigé sous forme de lettre l’acte important qui changeait l’ordre de successibilité à la couronne. Une pareille négligence était remarquable, surtout, de la part d’un monarque, observateur scrupuleux des lois de l’étiquette. Mais les assurances de dévoûment contenues dans la lettre du duc d’Orléans avaient fermé l’esprit de Charles X à la défiance. La manière même dont l’acte d’abdication fut rédigé en était une preuve solennelle. Le duc d’Orléans dans cet acte était considéré comme le protecteur naturel de l’enfance de Henri V, et on le laissait arbitre suprême de toutes les mesures que pouvait commander la fatalité des circonstances.

Quel parti allait prendre le lieutenant-général ? Une issue honorable était ouverte à ses désirs, quelque audacieux qu’ils pussent être, et son ambition était trop bourgeoise pour le pousser à d’héroïques ardeurs. En prenant sous sa tutelle la royauté d’un enfant, il conciliait avec les jouissances du pouvoir ce respect du principe de légitimité, qu’il n’était peut-être pas sans péril de violer, et il s’assurait les bénéfices de la monarchie, sans en ébranler les fondements. Voilà ce que pensèrent tout d’abord ceux qui croyaient lire dans l’âme du prince, et M. Sébastiani tint un langage conforme à ces sentiments. D’autres étaient convaincus, comme Béranger, que c’était tout risquer que de ne pas précipiter les choses, et qu’il fallait, sous peine d’exciter de nouvelles tempêtes, prendre une résolution qui eût la puissance de tout ce qui est net et décisif. Au milieu de ces opinions diverses, le prince ne hasardait aucune démarche éclatante, et parlait sans cesse de sa répugnance naturelle pour les soucis d’un aussi grand pouvoir. Mais en même temps, il s’expliquait avec vivacité sur les inconvénients d’une régence et sur les soupçons auxquels ouvrait naturellement carrière toute situation indécise ; on racontait même qu’il avait dit à ce sujet : « Henri V n’aurait qu’à avoir une douleur d’entrailles, je passerais en Europe pour un empoisonneur. »

Charles X, à Rambouillet, se trouvait encore à la tête de plus de 12,000 hommes, et, quoique déchue, cette royauté était gardée par trente-huit bouches à feu. Un tel voisinage ajoutait aux embarras d’une position qui par elle-même exigeait déjà tant de réserve. Il était à craindre, d’ailleurs, que la duchesse de Berri ne se résolut à venir confier son fils à la générosité du peuple parisien. On n’ignorait pas, au Palais-Royal, que le conseil en avait été donné à la princesse par la duchesse de Gontaut. Il fallait à tout prix conjurer une semblable démarche et trouver moyen de forcer Charles X à s’éloigner. Il fut donc convenu que, sous prétexte de le protéger contre les éclats de la colère publique, on lui enverrait des commissaires chargés de hâter son départ et de l’accompagner en lui faisant honneur. Le choix du prince tomba sur MM. de Trévise, Jacqueminot, de Schonen, Odilon Barrot. Mais, comme il était douteux que ces messieurs trouvassent accès auprès de Charles X, on leur adjoignit, sur l’avis de M. Sébastiani, le duc de Coigny, qui devait leur servir d’introducteur, et donner à leur mission un certain caractère de protection respectueuse. Le duc de Trévise allégua, pour refuser, un motif futile ; et, par un singulier retour de la fortune, l’homme qu’on lui donna pour successeur fut le maréchal Maison, le même qui, en 1814, était allé recevoir le frère aîné de ce monarque qu’on chassait maintenant, presque sous les yeux d’un prince de la famille !

Les commissaires choisis pour cette mission se rendirent au Palais-Royal. Le duc d’Orléans leur dit que c’était Charles X lui-même qui réclamait une sauve-garde, et tout en leur donnant leurs instructions, il témoigna pour la branche aînée des sentiments pleins de bienveillance. M. de Schonen lui ayant demandé ce qu’ils auraient à faire si on leur remettait le duc de Bordeaux. « Le duc de Bordeaux ! s’écria vivement le prince, mais c’est votre roi ! » La duchesse d’Orléans était présente. Profondément attendrie, elle s’avança vers son époux et se jeta dans ses bras en disant : « Ah vous êtes le plus honnête homme du royaume. »

Le duc d’Orléans avait préparé toutes choses pour l’embarquement et l’exil de la dynastie vaincue. Le général Hulot fut envoyé à Cherbourg, et reçut le commandement des quatre départements qui séparent la capitale de la mer, dans la direction de la Grande-Bretagne. On enjoignit aussi, dès le 2 août, à M. Dumont-d’Urville de partir pour le Havre en toute hâte et d’y fréter deux bâtiments de transport.

En même temps on imprimait dans le Courrier Français, feuille dévouée à l’établissement d’une dynastie nouvelle un article tendant à prouver l’illégitimité du duc de Bordeaux[24].

A quatre heures du soir, les commissaires se mirent en route. Il était nuit quand ils atteignirent les avant-postes de l’armée royale. Elle campait dans la forêt, à droite et à gauche de la route. A la lueur des feux qui étaient allumés de distance en distance, les commissaires crurent apercevoir des visages menaçants, et virent briller des épées nues. Ils gagnèrent cependant Rambouillet, protèges par le nom du duc de Coigny. Prévenu de leur arrivée, Charles X refusa de les recevoir. Il trouvait étrange qu’on lui envoyât quatre hommes pour le garder au milieu de son armée. Il fit répandre aux commissaires que les usages de sa royale maison ne lui permettaient pas de leur donner audience à pareille heure, mais qu’il leur offrait, pour la nuit, l’hospitalité du château.

Les commissaires retournèrent à Paris en toute hâte, et coururent rendre compte des résultats de leur voyage. Le duc d’Orléans, qui était au lit, alla lui-même leur ouvrir, et les reçut sans s’être donné la peine de s’habiller. Les deux monarchies étaient ainsi mises en présence : à Rambouillet, le respect de l’étiquette poussé jusqu’à la témérité ; au Palais-Royal, le mépris des formes poussé jusqu’à l’oubli des plus vulgaires convenances. Les commissaires ne manquèrent pas de remarquer le contraste. Ce monarque en caleçon, qui était devant eux, leur parut plus digne que l’autre de commander à un grand peuple, en vertu d’un droit mystérieux. Faibles esprits qui, dans cette religion de l’étiquette, n’avaient vu qu’une monarchie qui s’écroule en un jour, tandis qu’ils auraient pu y voir une monarchie qui se maintient durant plusieurs siècles ! Il faut à l’enfance des sociétés, des grelots dont elle s’amuse et qui la puissent étourdir. Des puérilités traditionnelles, voilà de quoi se compose la majesté des rois. Supprimer la sottise humaine, c’est supprimer les empires qui durent.

Le rapport des commissaires trouva le lieutenant-général dans des dispositions bien différentes de celles qu’il avait manifestées la veille à l’égard de sa famille. « Qu’il parte, s’écriait-il avec véhémence ; il faut absolument qu’il parte : il faut l’effrayer. » Mais, pour l’y contraindre, c’était trop peu d’une pacifique ambassade. On imagina de la soutenir par une démonstration menaçante. Le colonel Jacqueminot se chargea se la provoquer. Une expédition sur Rambouillet avait d’ailleurs cela d’utile, qu’elle poussait hors de Paris tous les hommes effervescents. On était le 3 août ; le lieutenant-général se proposait de paraître aux yeux des députés dans l’éclat de sa dignité récente : une diversion pouvait être nécessaire. On envoya dans tous les quartiers des hommes qui criaient : « Charles X menace Paris ! A Rambouillet ! à Rambouillet ! » Au palais-Royal, on avait fait apporter de chez l’armurier Lepage une grande corbeille remplie de pistolets, que M. de Rumigny distribuait, avec des paquets de poudre, aux élèves de l’École polytechnique. Le rappel battit dans la capitale comme aux jours des grands dangers, et la ville entière s’émut. Il y avait au fond du peuple ce bouillonnement qui se voit au sortir des agitations. L’idée d’une campagne révolutionnaire aux environs de la capitale flattait l’imagination mobile des Parisiens, et semblait leur promettre dans un acte de patriotisme une partie de plaisir. Bientôt tout Paris fut sur pied. On ne rencontrait dans les rues que jeunes gens faisant briller sur leur habit noir des baudriers de gendarmes, qu’ouvriers en veste portant des casques et armés de lances ou de carabines. Pour se procurer des chevaux au manège de Kuntzmann, quelques élèves de l’École polytechnique n’eurent qu’à signer leur nom, en indiquant leur qualité au bas d’un billet ainsi conçu : « Bon pour un cheval. » C’était un immense désordre. Le patriotisme de ces recrues d’un nouveau genre éclatait en rires bruyants, en paroles touchantes, en confuses clameurs. Les hommes habiles, qui avaient compté sur la frivolité de l’esprit français, purent se féliciter de leur clairvoyance. Ils avaient amené le peuple à parodier sa propre grandeur !

Le commandement de cette expédition fut donné au général Pajol, dont le Palais-Royal se défiait et qu’on était bien aise de compromettre à la fois et d’éloigner. Mais, pour surveiller ses démarches, on le crut du moins, le colonel Jacqueminot dut faire partie de l’expédition et résigna ses fonctions de commissaire.

Quant au général Lafayette, absorbé par une foule de préoccupations futiles, il ne vit dans un mouvement si bien préparé que l’élan volontaire de la population, et il donna ordre qu’on fît passer sous le commandement du général Pajol cinq cents hommes par légion. Mais des craintes très-vives le tourmentaient : lancer cette armée de hasard contre des troupes braves, bien disciplinées, combattant en rase campagne, n’était-ce pas l’exposer à une affreuse boucherie ? Aussi, en même temps qu’il signait des ordres si imprudents, il envoyait M. Frédéric Degeorge prescrire à la garde nationale d’Arras et à celle d’Amiens de se mettre en marche pour secourir l’armée expéditionnaire qui, disait-il, risquait fort d’être taillée en pièces.

Cependant, dès six heures du matin, une grande foule stationnait aux abords du Palais-Bourbon. On avait annoncé une séance publique. Les hommes qui avaient pris la révolution au sérieux, faisaient remarquer avec amertume qu’il n’était pas convenable de donner à l’ouverture des chambres la date que Charles X avait fixée ; qu’il y avait dans cette continuation du passé quelque chose d’extraordinaire, et qu’on ferait bien de prendre garde aux commencements… Mais ces observations chagrines se perdaient dans l’ivresse d’un si récent triomphe ; Enfin, les portes du palais s’ouvrirent, et les députés arrivèrent successivement. A quelques pas de M. Laffitte qui s’avançait appuyé sur le bras de M. Vassal, M. de Martignac se promenait seul et pensif. MM. Guizot, Dupin, Casimir Périer, Sébastiani n’avaient rien gardé de leurs terreurs et avaient le visage rayonnant des victorieux. MM. Berryer, Jacquinot de Pampelune, Roger, de Bois-Bertrand, Arthur de La Bourdonnaye, s’entretenaient à l’écart, et leurs figures abattues contrastaient avec la physionomie générale. Les pairs de France parurent à leur tour. Enfin le duc d’Orléans entra, suivi du duc de Nemours, monta lentement l’estrade, et s’assit sur un pliant. Derrière lui était un trône de velours brodé de fleurs de lys d’or et surmonté d’un dais couronné. De toutes parts s’élevèrent des cris et des applaudissements, comme on en fait entendre à l’avènement de tous les princes. Le discours du lieutenant-général fut beaucoup moins réservé que celui qu’il avait prononcé le 31, quand la situation des choses était encore tout-à-fait incertaine. C’est ainsi qu’il parla de la liberté menacée, et de l’odieuse interprétation donnée à l’article 14. Toutefois il fit allusion en termes convenables, à certaines infortunes augustes ; mais, tout en déclarant qu’il les déplorait, il annonça d’un ton solennel à la chambre qu’il avait ordonné le dépôt dans les archives, de l’acte d’abdication de Charles X et du dauphin. Pour ce qui était du motif de ce dépôt, la reconnaissance tacite du principe de légitimité, il ne s’en expliqua pas. Ce dépôt devait-il profiter au duc de Bordeaux ou à un autre ? Sur ce point, le duc d’Orléans laissait les esprits dans le doute.

En attendant, tout se préparait pour l’expédition de Rambouillet. Une multitude frémissante couvrait la place Louis XV et débordait dans les Champs-Élysées. Fiacres, omnibus, cabriolets, voitures de toute espèce, avaient été mis en réquisition pour transporter le gros de l’armée. On arrêtait les équipages des grands seigneurs, et des hommes du peuple, les faisant descendre, montaient à leur place. Avocats, médecine, bourgeois de toutes les professions, jeunes gens de toutes les classes, se coudoyaient dans ce vaste pêle-mêle, d’où sortait un indéfinissable bourdonnement. A trois heures la colonne se mit en marche. Elle se composait de quinze mille hommes environ. A l’avant-garde marchaient le colonel Jacqueminot, George Lafayette, et enfin le général en chef qui, n’ayant pu avoir son équipement que pièce à pièce, avait dû, pour le compléter, emprunter au banquier Rothschild ses épaulettes de consul d’Autriche. Jamais expédition ne fut plus précipitée, plus irréfléchie. A la barrière des Bons-Hommes, le général ayant demandé une carte du pays, il se trouva que personne n’avait songé à se munir de cet indispensable élément de toute opération de guerre. Un aide-de-camp du général Pajol fut envoyé en avant pour se procurer une carte, qu’il obtint à la manufacture de Sèvres, de M. Dumas, membre de l’Institut, sur un bon portant la toute-puissante qualification d’élève de l’École polytechnique.

Ainsi, des milliers d’hommes entreprenaient une route de quinze lieues, sans direction, sans vivres, sans argent, dans un pays dont le passage des troupes avait épuisé les ressources. Il y avait encore à Versailles, que l’expédition devait traverser, les débris de deux régiments. Était-il prudent de les laisser derrière soi ? Cette réflexion, faite par M. Dupoty, fut communiquée au général Pajol par un élève de l’École polytechnique, et ils se rendirent tous les trois à la caserne de la rue d’Anjou. Or, telle était la démoralisation des troupes que la démarche audacieuse de ces trois hommes ne rencontra pas le moindre obstacle. Les soldats offrirent eux-mêmes leurs armes, qui furent sur-le-champ distribuées au peuple, et ils partirent pour Meaux, tandis que le général Pajol, suivi de ces deux lieutenants improvisés, rejoignait la colonne.

Les hommes de l’expédition arrivèrent à trois quarts de lieue de Rambouillet, harassés, affamés, et dans le plus épouvantable désordre. La municipalité de Versailles devait livrer six mille rations : elles n’avaient point été livrées. Pour comble de malheur, la colonne s’était grossie de tous les aventuriers qui venaient la rejoindre à travers champs, et de deux mille volontaires rouennais qui avaient marché au secours de Paris. Rencontrés à Saint-Germain par M. Laperche, que le lieutenant-général lui-même leur avait envoyé, ils avaient rejoint à Trappes les derrières de l’armée dont ils formaient le corps de réserve. A Saint-Cyr, M. Degousée enleva huit pièces de canon appartenant à l’École : c’était toute l’artillerie de l’expédition.

Un peu en avant de Rambouillet, la tête de la colonne fut dépassée par une voiture qui allait avec une extrême vitesse. Cette voiture ramenait à Rambouillet le maréchal Maison et MM. Odilon-Barrot et de Schonen. A Coignères, ils trouvèrent les chevaux de poste retenus par le général Boyer et le frère de M. Cadet Cassicourt. La présence de ces deux voyageurs mystérieux les frappa de surprise, et ce ne fut qu’après avoir donné la consigne de ne lasser passer personne que les commissaires continuèrent leur route.

La nuit ayant surpris l’expédition à Coignères, le général Pajol ordonna une halte. Il regardait la défaite comme inévitable en cas d’attaque ; mais il était dans les habitudes de sa vie militaire de jouer avec la fortune et de la braver. Il comptait, d’ailleurs, sur la démoralisation de la garde royale, et on l’entendit répéter, à plusieurs reprises : « Troupes démoralisées, troupes perdues. »

Cependant, quelques jeunes gens qui connaissaient les lieux, virent dire au général Excelmans qu’il fallait se porter en avant ; que les tirailleurs trouveraient un abri sûr dans la Forêt-Verte, située au-delà de Coignères ; qu’ils pourraient de là menacer sérieusement le château de Rambouillet ; que c’en était fait des Parisiens, au contraire, s’ils restaient campés dans une plaine, où il suffirait, pour les mettre en déroute, d’une charge de cavalerie. Sur cet avis, le général Excelmans donna ordre à l’avant-garde de continuer son mouvement. Elle avait à peine fait quelques pas, qu’elle rencontra des hommes qui revenaient en toute hâte de Rambouillet et apportaient la nouvelle du départ de Charles X. Ceux qui marchaient au premier rang tirèrent leurs fusils en l’air, en signe de triomphe. Ceux qui suivaient, de leur côté, crurent que le combat s’engageait. L’émotion gagnant de proche en proche, le désordre fut bientôt universel. Pour protéger des troupes naturellement indisciplinables, le général Pajol fit ranger en ligne, de manière à leur servir de rempart, les voitures qui les avaient transportées. On s’aperçut enfin que ce n’était qu’une fausse alerte, et on bivouaqua sur la route.

Comme les vivres manquaient, les uns pillèrent des maisons en passant, les autres se répandirent dans la campagne et en rapportèrent des moutons qu’on fit rôtir au feu des bivouacs.

Mais ces ressources étaient insuffisantes, et le pain, attendu de Versailles, n’arrivait pas. M. Charras partit pour connaître les causes de ce retard. Arrivé à Trappes au milieu de l’arrière-garde, il se fait conduire auprès du général Excelmans, qu’il trouve roulé dans son manteau et couché sous un arbre ; il lui apprend le but de sa mission. Alors, d’un ton où éclatait la colère : « Monsieur, lui dit le général, si à quatre heures du matin les voitures me sont pas en marche, je vous ordonne de faire fusiller le préfet de Versailles. — Voulez-vous me donner cet ordre par écrit ? — C’est inutile : faites toujours. » M. Charras poursuivit sa route : à la barrière de Versailles, où était un poste de gardes nationaux, il demanda deux hommes, qui l’accompagnèrent à la préfecture. Il était une heure du matin : le concierge refusait d’ouvrir ; on le menaça, il eut peur, prit une lampe et introduisit dans la chambre du préfet l’élève de l’École polytechnique. « Où sont les dix mille rations de pain qui devaient partir dans la journée, dit le jeune homme en entrant ? » Réveillé en sursaut et frappé de surprise, le préfet répondit qu’il n’était arrivé à Versailles que de la veille, et qu’il avait fait de son mieux. « Votre place, répliqua le messager avec une brusquerie que justifiaient les circonstances, votre place n’est pas au lit, mais là où se confectionnent les rations », et il exposa l’ordre qu’il avait reçu. Au mot fusiller, le préfet sauta rapidement à bas de son lit, en promettant qu’avant une heure les voitures seraient en marche pour Rambouillet. « J’attendrai pour vérifier le fait, dit l’aide-de-camp d’un ton sévère. » La physionomie de la révolution de juillet est tout entière en de semblables scènes, et rien ne montre mieux quel parti aurait pu tirer des forces nées de l’insurrection un homme capable de les diriger. Il faisait grand jour quand l’aide-de-camp du général Pajol le rejoignit à Coignères. La nuit n’avait amené aucun accident fâcheux. Parmi les hommes de l’expédition, beaucoup, accablés de fatigue, s’étaient laissé tomber dans les champs de blé qui bordaient la route et s’y étaient, endormis.

De tels ennemis étaient à coup sûr peu formidables. Et pourtant, la seule nouvelle de leur voisinage mit tout en rumeur au château de Rambouillet. On y délibérait dans d’inexprimables angoisses. Les uns voulaient qu’on y attendit de pied ferme tous les hasards. Ne pouvait-on espérer de prochains renforts ? Fallait-il jouer sur une panique les destinées de la monarchie ? Une retraite sur la Loire serait toujours possible ; et la Vendée, en désespoir de cause, ne gardait-elle pas à la royauté poursuivie des refuges et des vengeurs ? D’autres conseillaient une prompte fuite. Ils représentaient que l’insurrection gagnait au loin les campagnes ; que les Parisiens étaient peut-être au nombre de 80,000 hommes ; qu’une fois la retraite coupée, il n’y aurait aucun quartier à attendre du vainqueur ; et qu’on ne saurait trop tôt soustraire à la fureur des rebelles le frêle, le dernier rejeton de tant de rois.

Aussi bien, la fidélité commençait à se décourager. On racontait, il est vrai, qu’un soldat s’était brûlé la cervelle pour se punir d’un moment de faiblesse, et que l’artillerie ne comptait qu’un seul déserteur. Mais des émissaires, envoyés de Paris, ne cessaient de souffler la désertion parmi les troupes. La division de grosse cavalerie, commandée par le général Bordesoulle, avait déserté en masse. Déjà quelques officiers parlaient de leur licenciement probable et commençaient à se préoccuper de leur avenir. Ceux, et c’était le plus grand nombre, qui, témoins des malheurs de la famille royale, auraient noblement oublié qu’ils en étaient victimes, remarquaient avec amertume l’absence de plusieurs grands personnages qui n’avaient jamais manqué aux fêtes de la monarchie. Quelques hommes de cour venaient-ils à passer, dans un costume élégant, au milieu de ces militaires aux vêtements souillés, les murmures redoublaient. Et puis, où était le roi ? où était le dauphin ? Quoi ! ces princes qui voulaient qu’on mourut pour eux, ne se montraient pas à cheval, l’épée à la main, et disposés, s’il le fallait, à combattre et à mourir ? Quelle honte y aurait-il, après tout, à abandonner un monarque qui s’abandonnait lui-même ?

A l’effet de ces discours s’ajoutait l’impression produite par la nouvelle, déjà connue, de l’abdication, et par les conjectures que faisaient naître les voyages mystérieux du comte de Girardin. On se demandait s’il n’était pas entre Charles X et le duc d’Orléans l’intermédiaire de quelque correspondance secrète. Tout cela servait à augmenter l’hésitation.

Le général Vincent avait désapprouvé les ordonnances ; mais il jugeait que ceux qui les avaient faites, se devaient au moins de les soutenir avec vigueur. Sachant ce qui se passait, et que les Parisiens étaient en route pour Rambouillet, il se mit en devoir de prendre l’offensive ; mais comme il donnait l’ordre de marcher, le général Bordesoulle vint lui dire, de la part du roi, d’arrêter le mouvement.

Il n’y avait pourtant plus pour la royauté que deux partis à prendre : fuir ou avancer. A dix heures du matin, en effet, le colonel Poque était arrivé aux avant-postes, et on l’avait vu, laissant derrière lui une petite bande d’insurgés qu’il commandait, venir planter un drapeau tricolore dans la grande avenue, à quelques pas d’un peloton de gardes-du-corps. Il s’annonçait comme parlementaire, et il avait envoyé demander une entrevue. Le général Vincent, sous les ordres duquel M. Poque avait été maréchal-des-logis en 1814, se refusa formellement à des pourparlers qu’il croyait dangereux et, après plusieurs refus successifs, il menaça M. Poque de le faire coucher en joue, s’il ne consentait à se retirer. M. Poque n’avait en ce moment auprès de lui qu’un brigadier de cuirassiers qui s’était rangé du côté de l’insurrection, et qui l’avait suivi. Il engage ce brigadier à se retirer : mais celui-ci refuse ; et lui-même il croise les bras avec une froide intrépidité Feu ! crie alors la général Vincent aux Suisses qui bordaient la route. Le cheval du brigadier est tué, et le colonel Poque reçoit une balle à la cheville du pied gauche. On le fit transporter aux communs du château.

En apprenant cette nouvelle, Charles X témoigna la plus vive émotion. Il envoya exprimer ses regrets au colonel par le général Trogoff, et le fit soigner par son propre chirurgien. Madame de Gontaut, de son côté, rendit visite au blessé, et se chargea d’écrire à la mère du colonel Poque, au fond, des Pyrénées, pour la rassurer sur l’état de son fils. Qu’on juge de l’impression que des scènes de cette nature devaient laisser dans l’esprit du soldat !

Telle était la situation morale de la famille royale et des troupes, lorsque les Parisiens s’étaient mis en marche pour Rambouillet. Ce fut à l’issue de son dîner, que Charles X fut instruit de leur approche. Les courtisans disparurent l’un après l’autre, et quelques-uns avec une précipitation si honteuse, qu’ils oublièrent leurs chapeaux à plumes blanches. MM. Maison, de Schonen, Odilon-Barrot, arrivèrent à neuf heures. On les introduisit au château, après leur avoir fait parcourir lentement le parc, afin qu’ils pussent juger par eux-mêmes des forces dont Charles X était encore en état de disposer.

Charles X les reçut avec une brusquerie qui n’était point dans ses habitudes. Sa sérénité ne l’avait point abandonné, tant que l’orage n’avait grondé que sur sa tête et sur celle de son fils. Sa dévotion, je l’ai dit, lui faisait regarder son malheur comme un châtiment que lui infligeait la Providence. Mais quel crime avait commis cet enfant qu’on voulait offrir en holocauste à des rancunes déjà si largement satisfaites ? Les exigences naturelles de la victoire se peignaient dans cet esprit exalté comme des violences impies. Toujours confiant, d’ailleurs, dans les dispositions qu’il supposait au duc d’Orléans, il ne pouvait comprendre dans quel but on troublait ainsi son repos. « Que me voulez-vous, Messieurs, dit-il, en apercevant les commissaires ? Tout est réglé maintenant, et je me suis entendu avec mon lieutenant-général. — Mais, sire, répondit le maréchal Maison, c’est précisément lui qui nous envoie, pour prévenir votre majesté que le peuple de Paris marche sur Rambouillet, et pour la supplier de ne point s’exposer aux suites d’une attaque furieuse. » Charles X se croyant alors trompé, laissa éclater son ressentiment avec violence, et le maréchal Maison, qui s’était présenté le premier, fut si intimidé, qu’il alla se placer derrière M. de Schonen. M. Odilon-Barrot prit la parole avec assurance. Il parla des horreurs de la guerre civile, du danger de braver des passions encore incandescentes. Et comme Charles X insistait sur les droits du duc de Bordeaux, formellement réservés par l’acte d’abdication, l’orateur lui représenta d’une voix caressante que ce n’était pas dans le sang qu’il fallait placer le trône de Henri V. — « Et soixante mille hommes menacent Rambouillet, ajouta le maréchal Maison. » À ces mots, le roi, qui marchait à grands pas, s’arrête, et fait signe au maréchal Maison qu’il désire l’entretenir en particulier. Après quelques moments d’hésitation, le maréchal y consent. Alors, le regardant fixement : « Monsieur, lui dit le roi, je crois à votre loyauté ; je suis prêt à me fier à votre parole : est-il vrai que l’armée parisienne, qui s’avance, soit composée de soixante mille hommes ? — Oui, sire. » Charles X n’hésita plus.

On avait lu aux troupes la lettre du roi à son altesse le duc d’Orléans. Le duc de Luxembourg publia un ordre du jour pour apprendre aux gardes que leur position sous Henri V serait la même que sous Charles X, tant le vieux monarque avait de peine à se persuader qu’il pût avoir un successeur dans le lieutenant-général ! Il le croyait si peu, qu’il chargea M. Alexandre de Girardin d’aller prendre à Paris six cent mille francs sur le trésor, et, comme il lui était revenu qu’on craignait qu’il n’emportât les diamants de la couronne, il repoussa cette supposition avec beaucoup de véhémence et de dignité. Pourquoi, d’ailleurs, aurait-il emporté des diamants qu’il savait faire partie de l’héritage de son petit-fils ?

Le départ ayant été résolu sur l’avis du duc de Raguse lui-même, Charles X se mit en route pour Maintenon, avec sa famille. Des chasseurs de la ligne, des hussards et des lanciers formaient l’avant-garde ; puis, précédées et suivies par les gardes-du-corps, venaient les voitures renfermant : la première le petit-fils, et la seconde l’aïeul ; un enfant et un vieillard : toute la monarchie. Quatre régiments d’infanterie de la garde, les gendarmes des chasses et l’artillerie légère, composaient le corps d’armée. Un régiment de dragons fermait la marche de ce , qui déjà était un convoi funèbre. Sur la route se trouvaient plusieurs châteaux. Nul d’entre leurs possesseurs ne parut pour saluer celui par qui les grands avaient été comblés de bienfaits. Quand vient le malheur, les pauvres seuls se souviennent.

Les commissaires, qui étaient restés à l’hôtel Saint-Martin, à Rambouillet, pour y donner quelques ordres, rejoignirent Charles X au château de Maintenon, où la famille royale reçut une hospitalité touchante. Dans la nuit qu’il fallut passer au château, la duchesse de Gontaut dit à M. de Schonen, avec un sourire triste : « J’ai bien envie de laisser cet enfant sur vos genoux », et elle lui montrait le duc de Bordeaux. « Je ne le prendrais pas, Madame ! répondit-il » Quel mystère cachait donc cette réponse, et que s’était-il passé depuis que le duc d’Orléans avait dit à ce même M. de Schonen : « Cet enfant, c’est votre roi ! »

Les commissaires obtinrent de Charles X qu’il congédiât sa garde, et ne conservât pour escorte jusqu’à Cherbourg, lieu fixé pour son embarquement, que sa maison militaire. Alors fut rédigé cet ordre du jour dont les termes méritent d’être pesés :

« Aussitôt après le départ du roi, tous les régiments d’infanterie de la garde et de la gendarmerie se mettront en marche sur Chartres, où ils recevront tous les vivres qui leur seront nécessaires. MM. les chefs de corps, après avoir rassemblé leurs régiments, leur déclareront que Sa Majesté se voit, avec la plus vive douleur, obligée de se séparer d’eux ; qu’elle les charge de leur témoigner sa satisfaction, et qu’elle conservera toujours le souvenir de leur belle conduite, de leur dévouement à supporter les fatigues et les privations dont elles ont été accablées pendant ces circonstances malheureuses.

Le roi transmet pour la dernière fois ses ordres aux braves troupes de la garde qui l’ont accompagné : c’est de se rendre à Paris, où elles feront leur soumission au lieutenant-général du royaume, qui a pris toutes les mesures pour leur sûreté et leur bien-être à venir. »

Cette dernière phrase était remarquable ; elle semblait prouver qu’entre Charles X et le duc d’Orléans il existait des rapports tels que le premier de ces deux princes avait droit de compter entièrement sur le second. C’est ce que conclurent de l’ordre du jour plusieurs officiers, qui crurent posséder alors le secret des continuels messages de M. Alexandre de Girardin. Ils pensèrent que Charles X ne s’en serait pas reposé avec autant d’abandon sur le lieutenant-général du soin de leur bien-être et de leur avenir, s’il n’avait eu pour cela des raisons sérieuses. Plus tard, leur surprise fut grande lorsqu’ils apprirent que la garde était licenciée.

Ce fut le 4 août, vers dix heures du matin, que la famille royale quitta le château de Maintenon. La duchesse de Noailles parut sur le seuil en pleurant. La Dauphine donnait sa main à baiser aux officiers, et leur disait d’une voix entrecoupée de sanglots : « Mes amis, soyez heureux ! » Les commissaires étaient partis pour Dreux, afin d’y préparer des logements. Pour faire ses derniers adieux aux exilés, la garde se mit en bataille sur la route. Quand Charles X passa, le tambour battit comme pour un roi qui passe, et les drapeaux s’inclinèrent.

Instruit du départ de Charles X, le général Pajol donna l’ordre de la retraite. Cet ordre fut mal accueilli. Des républicains, qui lisaient partie de l’expédition, eurent un moment la pensée de rassembler dans cette foule trois cents hommes parmi les plus braves et les plus résolus. Ils se seraient mis a leur tête, et seraient rentres dans Paris, en criant à la trahison. L’occasion était favorable pour un coup de main : l’ivresse des âmes, l’incertitude des événements, la réunion sur un même point de tout ce que la capitale contenait d’esprits remuants, d’existences inoccupées et amoureuses de l’imprévu, que d’éléments de succès offerts à l’audace ! Mais ce projet n’eut pas de suite. Ceux qui, l’avaient conçu ne purent ni se réunir ni se concerter. Et puis, même parmi les plus défiants, cette opinion s’était accréditée, qu’on descendait une pente sur laquelle les traîtres eux-mêmes seraient irrésistiblement entraînés, et qu’enrayer une semblable révolution était impossible.

Quoi qu’il en soit, un grand nombre de volontaires, irrités de leurs fatigues, devenues stériles, refusèrent d’obéir à l’ordre de retraite, et coururent à Rambouillet, où le général en chef fut forcé de les suivre pour empêcher le désordre. Ils se mirent à parcourir tes rues, ivres de joie, et tirant au hasard des coups de fusil qui célébraient leur facile triomphe. Un des leurs, placé en faction à la Verrerie, tomba frappé par une balle égarée. Mêlé à ces vainqueurs en débandade, M. Degousée, qui avait essayé de les rallier sur la route, fut poussé par le flot jusque dans le château de Rambouillet, où son premier soin fut de s’assurer des diamants de la couronne, dont la valeur s’élevait à 80 millions. Le fourgon qui les renfermait, laissé dans une cour des communs, avait été scellé en présence des commissaires, et le dernier dépositaire de ce trésor, le maire de Rambouillet, en avait remis les clefs au maréchal Maison. En présence des fonctionnaires de la ville et de plusieurs officiers, M. Degousée reçut le fourgon et en donna décharge. Mais craignant qu’on ne brisât les voitures de l’ex-roi, il imagina de les faire servir à ramener les plus turbulents de l’expédition. En un moment, les carrosses dorés aux armes royales furent remplis d’hommes du peuple qui donnaient issue par les portières à la longueur des piques et des baïonnettes.

En attendant, le général Pajol, resté à Coignière, fit prévenir les paysans de l’endroit qu’ils n’avaient qu’à présenter, avec certification du maire, l’état des réquisitions irrégulières frappées sur eux, et qu’ils seraient indemnisés sur-le-champ. Sur cet avis, un grand nombre de villageois accoururent. La caisse de l’expédition pourvut à toutes les exigences. Un amis du général Lafayette, M. Cassan, venait d’être improvisé payeur-général. Les indemnités promises furent payées. Bientôt parut une voiture que surmontait un petit drapeau tricolore sur lequel on avait écrit en lettres noires : Diamants de la couronne. Le signal fut donné alors, et on se remit en route.

C’était un épisode tout nouveau dans la vieille histoire des fragiles grandeurs de ce monde, que le spectacle de cette multitude bruyante et débraillée, s’entassant à plaisir dans les magnifiques voitures du sacre attelées de huit chevaux, et se faisant reconduire avec des guides de soie par les cochers de la cour. Ces heureux ouvriers, que la misère attendait au sein de leur famille, firent dans Paris une pompeuse et triomphale entrée, suivis de tout le service des écuries du château. Cortège héroïque et grotesque, bien propre à faire réfléchir le philosophe, mais que la foule insouciante saluait au passage par des éclats de rire, des refrains joyeux et des bravos !

Le peuple se rendit donc en équipage dans la cour du Palais-Royal. Ce fut là qu’on mit pied à terre et tous criaient, sous les fenêtres du prince : « Tenez ! voilà vos voitures ! » Des sentinelles veillaient à chaque porte du palais, ouvriers au visage noirci, aux bras nus. Les uns avaient des fusils, les autres des piques. La duchesse d’Orléans était fort effrayée de ce spectacle qui rappelait les scènes de la première révolution. Mais le duc s’était armé de courage, et le sourire ne cessa d’animer ses lèvres, Charles X fuyait avec sa famille laissant le trône vacant. Encore quelques vaines formalités à remplir, et le lieutenant-général devenait roi.


CHAPITRE IX.


Le duc d’Orléans ménage soigneusement la chambre. — Ses prédilections. — Intrigues. — Deux partis dans la bourgeoisie. — Les Orléanistes abusent de leur victoire. — Aveuglement de Lafayette. — Complot avorté. — Les droits de le chambre mis en question. — Prudence du lieutenant-général ; bassesse des courtisans. — Projet de M. Bérard. — Les places envahies ; nuée de solliciteurs ; défections. — La révolution s’étend par toute la France. — Détails sur le mouvement révolutionnaire de Lyon. — Séance du 6 août. — Cris tumultueux. — Constitution refaite en quelques heures. — Entrevue de MM. Arago et Chateaubriand ; discours de ce dernier à la chambre des pairs. — Rôle subalterne de la Pairie. — Séance du 9 août. — Détresse des ouvriers. — On ne fait rien pour l’adoucir. — Protection accordée aux hommes de Bourse.


Le parti légitimiste était consterné. Le parti républicain venait de perdre une occasion dernière d’agiter les esprits. Le duc d’Orléans n’avait donc plus à redouter d’autre influence que celle de M. de Lafayette. On décida que l’emploi de commandant général des gardes nationales du royaume serait donné plus tard à ce vieillard redouté. C’était lui livrer la dictature, s’il eût été capable de la porter. Mais on le connaissait. En lui confiant un pouvoir qui, entre ses mains, ne devait être qu’une autorité d’étalage, on flattait sa vanité dans une juste mesure, on associait sa popularité aux premiers actes du gouvernement ; et, d’un autre côté, en embarrassant sa vie de mille détails sans importance, on trouvait moyen de l’écarter des grandes affaires, et on le confinait dans la politique, peu sérieuse, des proclamations et des ordres du jour.

Pour ce qui est de la chambre des députés, le duc d’Orléans la savait disposée à devancer jusqu’à ses moindres désirs, et déjà il y avait eu autour de lui émulation de flatterie. Mais il sentait la nécessité d’ennoblir et de légitimer lut-même par un respect apparent le seul pouvoir dont sa royauté naissante attendît et voulut accepter la consécration. Pour que le peuple ne fît aucune difficulté de s’incliner devant la volonté d’une chambre qui n’avait plus de mandat, le prince traitait l’assemblée avec une déférence démonstrative. Il semblait s’humilier sous la toute-puissance de ses décisions. Lorsque, suivant l’usage de la monarchie, on lui vint présenter la liste des cinq candidats à la présidence de la chambre, il choisit sur cette liste celui qui avait obtenu le plus de voix, M. Casimir Périer ; et, pourtant, il répétait volontiers que nul ne méritait plus que M. Laffitte les premiers hommages de la reconnaissance publique. Il alla plus loin, et s’expliqua très nettement sur le droit que devait avoir désormais la chambre de nommer son président sans l’intervention du monarque. Ainsi, le duc d’Orléans relevait comme pouvoir politique l’assemblée dont les membres, pris un à un, s’asservissaient à l’envi au mouvement ascendant de sa fortune.

Du reste, les préférences du prince commençaient à se déclarer. Il avait peu de goût pour MM. Guizot et de Broglie, dont il redoutait l’esprit altier et dont les manières sèches lui déplaisaient. Mais entre lui et ces deux hommes il y avait une parenté de doctrines qui faisait taire des répugnances purement personnelles. Le duc avait pour M. Laffitte un penchant beaucoup plus prononcé. Il aimait son caractère facile ; il prêtait à ses longues et spirituelles histoires une oreille complaisante ; et, très-verbeux lm-même, il recherchait dans M. Laffitte un auditeur toujours bienveillant. Il espérait, d’ailleurs, en faire un instrument aveugle de ses desseins. Malheureusement, M. Laffitte avait des droits à la reconnaissance de la cour, chose que les princes ne pardonnent pas. Sa popularité était trop grande pour un rôle de familier ; et, sous ce rapport, le général Sebastiani convenait mieux au prince.

Au point où en étaient les affaires, le ministère le plus important était celui des relations extérieures, car déjà le duc d’Orléans n’avait plus d’autre souci que celui de fléchir l’Europe. M. Bignon avait été chargé, comme on l’a vu, des affaires étrangères. Le général Sébastiani, qui convoitait secrètement son héritage, insinua que les souverains étrangers entreraient difficilement en rapport avec l’historien de la diplomatie impériale ; toutefois, n’osant se produire trop tôt, il fit donner le portefeuille des affaires étrangères au maréchal Jourdan, à qui son grand âge et ses blessures ne permettaient pas de le conserver long-temps. M. Bignon fut relégué provisoirement au ministère de l’instruction publique. M. Girod de l’Ain, de son côté, obtint de remplacer M. Bavoux à la préfecture de police.

Au milieu de ces intrigues, l’austère Dupont (de l’Eure) se trouvait déplacé et mal à l’aise. Séduit par la bonhomie du prince, il le croyait impatient du joug de ses nouveaux courtisans ; il n’en luttait pas moins péniblement contre le dégoût que le pouvoir lui inspirait. Et puis, les chefs de ce qu’on appela plus tard l’école doctrinaire dominaient déjà sourdement dans le conseil. Il fut aisé de le reconnaître au fameux erratum du Moniteur, où à ces mots « Une charte sera désormais une vérité », étaient substitués ceux-ci : « La charte sera désormais une vérité. »

Au fond, parmi les chefs de la bourgeoisie victorieuse, les dissidences étaient plus vives dans leur manifestation que sérieuses par leur objet. Le maintien de l’ordre social fondé sur la concurrence la liberté de l’industrie, celle du commerce, et, dans de certaines limites, celle de la presse, l’empire de la banque, la consécration des inégalités de fortune, la concentration de la puissance politique dans la classe moyenne plus ou moins sévèrement circonscrite, voilà ce qu’ils voulaient tous d’une commune ardeur.

Seulement, les uns, tels que MM. Dupont (de l’Eure) Laffitte, Bérard, Benjamin Constant, Eusèbe Salverte, Demarçay, auraient désiré qu’on se laissât aller plus volontiers sur la pente des idées libérales ; que le pouvoir monarchique fût plus limité ; que le cens électoral lut réduit ; que la liberté individuelle fût plus respectée, et la puissance de la presse abandonnée avec moins de défiance à son élasticité naturelle ; en un mot, ils demandaient l’affaiblissement du pouvoir au profit de l’opinion, et semblaient considérer le respect de tout ce qui est individuel comme la meilleure des garanties sociales.

Les autres, tels que MM. de Broglie et Guizot, croyaient à la nécessite de modérer sans cesse, en le surveillant, le mouvement des esprits ; ils se défiaient de l’opinion, ne songeaient qu’a fortifier le principe d’autorité en augmentant les prérogatives de la couronne, et regardaient une trop grande liberté laissée au génie individuel comme une cause de trouble et une source de dangers pour la société tout entière.

Les premiers, par instinct, voulaient la domination de la bourgeoisie plus complète ; les seconds, par calcul, la voulaient plus durable.

De là, dans les premiers, une répugnance très marquée pour tout ce qui tenait aux principes que la Restauration avait cherché à faire prévaloir ; et, dans les seconds, une tendance manifeste à emprunter à la Restauration certaines formes conservatrices.

Ces deux partis se dessinèrent dès le lendemain de la révolution. MM. de Broglie et Guizot, qui en cela répondaient à la pensée intime du duc d’Orléans, affectaient de croire que la révolution s’était faite uniquement pour obtenir l’exécution stricte de la charte. Mais leurs adversaires eurent le dessus, et M. Bérard se mit à réviser la constitution.

L’Hôtel-de-Ville appartenait définitivement aux Orléanistes. Le succès avait enflé leur audace, et leur violence, depuis le 31, ne connaissait plus de bornes. Tous ceux qui soient élevé la voix contre le duc d’Orléans étaient dénoncés comme ennemis du bien public. Le général Dubourg, surtout, était accusé avec une véhémence calculée. Le colonel Rumigny, aide-de-camp du lieutenant-général, faisait passer M. Dubourg pour un ancien émigré, un agent de Charles X, un traître. Après la scène du 31 à l’Hôtel-de-Ville, le général Dubourg avait compris que sa place n’était plus là : il s’était retiré. Il voulut reparaître deux jours après ; des mesures étaient prises pour le repousser. A peine eut-il atteint la première marche du second escalier, qu’il se vit assailli par des furieux, et courut risque d’être assassiné.

M. de Lafayette lui-même était près de céder au courant et avait perdu contenance. Il avait fait écrire sur les drapeaux de la garde nationale ces trois mots : liberté, égalité, ordre public. M. Girod (de l’Ain) le vint trouver de part du duc d’Orléans, et le supplia de faire effacer ce mot égalité, qui rappelait de si lamentables souvenirs. M. de Lafayette hésitait, mais M. Girod (de l’Ain) s’écria : « C’est un fils qui vous en prie au nom de la mémoire de son père. » D’autres drapeaux furent commandés.

Les républicains, cependant, n’avaient pas perdu toute espérance. Ils savaient de quelles haines jalouses la bourgeoisie poursuivait la pairie héréditaire. Faire décréter sur la place publique l’abolition de ta chambre des pairs était une tentative hardie, mais réalisable. Or, cela fait, que resterait-il du régime politique de la Restauration ? quelques députés incertains de la légitimité de leur mandat, au milieu des débris d’une royauté vaincue, maudite, foulée aux pieds. Les républicains résolurent donc de faire de l’abolition de la pairie une question de coup de main. Considéré dans ses effets immédiats, leur projet avait quelque chose de puéril et même de ridicule. On devait, de divers points de Paris, se réunir sur la place de l’Hôtel-de-Ville, partir de là pour le palais du Luxembourg en poussant des cris propres à exciter le peuple, envahir le palais, jeter les banquettes par les fenêtres, et sceller les portes. Quelque peu sérieuse que fût en elle-même une démonstration de ce genre, elle pouvait avoir d’immenses résultats dans un moment où le peuple bivouaquait encore sur quelques places, dans un moment où la force publique n’était pas encore en action, et où nul pouvoir ne fonctionnait régulièrement. Mais ce qui donnait à cette démonstration une importance véritable, c’est qu’elle s’appuyait sur l’adhésion, formellement promise, d’un grand personnage que les républicains voulaient compromettre sans retour, et pousser au pouvoir à travers l’émeute. Or, voici ce qui arriva. Dans la nuit du 4 au 5 août, M. Charles Test reçut la visite de M. Marchais, qui lui apportait une lettre par laquelle le général Lafayette les mandait l’un et l’autre à l’Hôtel-de-Ville. Ils s’y rendent sans retard, et sont admis dans l’appartement du général. Le jour commençait à poindre, mais la clarté d’une lampe mourante vacillait encore dans la salle. Sur un lit recouvert de basin blanc, Lafayette était étendu les mains croisées sur sa poitrine et profondément endormis. MM. Charles Teste et Marchais s’assirent en silence au chevet du vieillard, et respectèrent longt-temps son sommeil. Mais Charles Teste avait trouvé singuliers les termes de la lettre de Lafayette, et il était impatient d’une explication. Il lui posa légèrement la main sur le front et le réveilla. — « Ah ! vous voici, Messieurs, dit Lafayette en ouvrant les yeux ; je vous mandais pour vous dire que le projet convenu est impossible. — Impossible ! s’écria avec emportement Charles Teste, nature loyale, mais ardente et soupçonneuse. — Que voulez-vous ? reprit Lafayette, on est venu me conjurer de ne pas livrer Paris aux hasards d’une révolution nouvelle. Je l’ai promis, et sur l’honneur. — Mais c’est sur l’honneur aussi que vous nous avez promis de ne pas laisser la révolution se perdre dans une intrigue, répliqua Charles Teste, surpris et désespéré. » Il n’insista pas, et bientôt les républicains apprirent qu’ils ne devaient plus compter sur Lafayette.

Ainsi s’étendait peu à peu et se fortifiait, en se dégageant de tous les obstacles, une puissance qui n’avait pourtant pas ses racines au cœur même de la révolution. Néanmoins, quelques ménagements étaient imposés par la situation des esprits aux plus âpres ambitions. Le mot royal, qui pendant les trois jours avait été effacé partout, n’avait encore reparu nulle part. Les avocats à la cour royale ne s’intitulaient qu’avocats à la cour d’appel. Parmi ceux qui auraient voulu voir couronner le duc d’Orléans, les uns se réjouissaient à l’idée qu’il allait devenir roi en étendant la main sur la couronne ; d’autres, moins initiés à la connaissance du passé, craignaient qu’il ne fut arrêté par d’intimes scrupules.

Du reste, les droits de la chambre des députés étaient chaudement discutés dans les journaux, dans les salons, et jusque dans la rue. Un jeune avocat, qui à un cœur généreux joignait un esprit droit et mûri par l’étude, M. Camille Roussel, écrivait dans une brochure qui fit sensation : « La charte de Louis XVIII n’existe plus, Charles X l’a déchirée. Les cartouches de ses soldats et les nôtres en ont dispersé les lambeaux. La nation française est rentrée dans le plein exercice de sa souveraineté. Elle seule peut et doit délibérer sur la forme et la nature de son gouvernement. Mais trente millions d’hommes ne peuvent délibérer que par des mandataires : quels seront ces mandataires ? Les chambres actuelles ne sauraient exercer le pouvoir législatif en vertu de la charte, parce que cette charte n’existe plus ; que, d’ailleurs, elle exige le concours du roi, et que nous n’avons plus de roi. » La brochure se terminait en ces termes : « Les chambres peuvent s’occuper immédiatement de tracer le mode suivant lequel la nation sera consultée sur le choix de ses mandataires : ce doit être là le principal, on peut même dire l’unique objet de leurs délibérations. Sur toute autre matière, leurs décisions, quelque sages qu’elles puissent être, ne sauraient avoir qu’un caractère provisoire… Il serait à désirer que la réponse au discours du lieutenant-général contînt une déclaration positive à cet égard : cette assurance calmerait beaucoup d’inquiétudes, et apaiserait des mécontentements prêts à éclater. »

Cet écrit posait nettement la question, et révélait l’état des esprits dans toute la portion saine de la bourgeoisie.

Le lieutenant-général ne s’y trompait pas : aussi apportait-il dans toute sa conduite une prudence consommée. Toutes ses paroles respiraient un libéralisme intelligent. S’il parlait de la liste civile, c’était pour se plaindre de tout ce que le chiffre jusqu’alors assigné avait d’écrasant pour le peuple. M. Laffitte était dans un enchantement inexprimable. M. Dupont (de l’Eure) lui-même sentait ses défiances se dissiper insensiblement. Il voyait bien que la révolution allait à la dérive ; mais le poids de son chagrin retombait tout entier sur les doctrinaires, ses collègues ; et, le 4 août, M. Berard lui avait entendu dire : « Nous sommes envahis pas une faction aristocatico-doctrinaire, qui emploie tous ses efforts à faire avorter les germes de liberté semés par la Révolution. Je n’ai d’espoir que dans la loyauté du duc d’Orléans, qui me paraît animé des meilleures intentions, mais qui n’a pas toujours le degré de lumières que l’on pourrait désirer. »

le lieutenant-général, en effet, ne se montrait ni impatient, ni avide de domination. Il semblait attendre qu’on vint à lui, soit qu’il voulût faire bien sentir à la bourgeoisie, dont le triomphe était lié à son élévation, combien sa personne lui était nécessaire, soit qu’il ne fût pas fâché de se présenter à sa famille et à l’Europe comme une victime du bien public.

De leur côté, les courtisans ne paraissaient pas craindre de perdre sa faveur, en faisant violence à son patriotisme. La responsabilité de toutes les mesures jugées utiles, ils l’assumaient avec une sorte d’intrépidité bruyante, et mettaient beaucoup de soin à compromettre leur popularité pour mieux ménager celle du prince, bien convaincus d’ailleurs que ce dévouement resterait pas sans récompense, quoiqu’il eût cessé d’être périeux.

Leur zèle, à cet égard, allait si loin que dès le 5 août, le droit avait été accordé aux ducs de Chartres et de Nemours d’assister aux séances de chambre des pairs. Cette distinction, créée, en faveur d’un jeune homme et d’un enfant dut paraître et parut extraordinaire le lendemain d’une révolution faite contre les privilèges de naissance. Mais, comme le lieutenant-général n’avait jamais fait mystère de son dédain pour ces enfantillages monarchiques ; comme son langage et ses manières avaient été jusque-là d’un honnête plébéïen ; comme enfin il était en France le premier prince qui eût mis ses enfants au collège, les esprits peu clairvoyants purent croire que c’était contre son gré qu’avait lieu l’admission des ducs de Chartres et de Nemours à la chambre de pairs.

Sa conduite, du reste, éloignait toute défiance. Jamais prince n’était allé au-devant de la popularité avec plus de bonhomie, plus d’abandon. Combien d’hommes du peuple, en ce temps-là, purent se vanter d’avoir pressé de leurs mains calleuses la main du prince, vivement offerte aux passants ! Ne l’avait-on pas vu, dans la rue Saint-Honoré, porter à ses lèvres un verre présenté par un ouvrier ? Le peuple, qui n’aime pas qu’on descende pour lui plaire, était faiblement touché peut-être de ces démonstrations ; mais elles fournissaient un texte inépuisable d’éloges à ceux qui avaient besoin d’éblouir les esprits par le prestige des nouveautés.

Aussi l’admiration pour le duc ne trouvait-elle, dans le cercle de son entourage, ni septique, ni contradicteur. Si on lui attribuait quelques légers défauts, c’était pour y chercher un motif de plus de joie et d’espérance ; si on parlait de ses habitudes un peu parcimonieuses, c’était pour montrer quelle économie allait s’introduire dans l’administration de l’État. Les actes mêmes qui auraient pu effaroucher les âmes soupçonneuses tournaient à sa gloire. On le plaignait hautement des sacrifices que lui imposaient des ministres qui ne le valaient pas ; de sorte que l’éclat de son libéralisme était rehaussé par les fautes apparentes de ses courtisans.

Pendant ce temps, M. Berard se préparait à présenter à la chambre une proposition dans laquelle on remarquait ce passage :

« Le rétablissement de la garde nationale, avec l’intervention des gardes nationaux dans le choix des officiers ; l’intervention des citoyens dans la formation des administrations départementales et municipales ; la responsabilité des ministres et des agents secondaires de l’administration ; l’état des militaires légalement fixé ; la réélection des députés promus à des fonctions publiques, nous sont déjà assurés.

L’opinion réclame, en outre, non plus une vaine tolérance de tous les cultes, mais leur égalité la plus complète devant la loi ; l’expulsion des troupes étrangères de l’armée nationale ; l’initiative des lois également attribuée aux trois pouvoirs ; la suppression du double vote électoral ; l’âge et le cens convenablement réduits ; enfin, la reconstitution totale de la pairie, dont les bases ont été successivement viciées par des ministres prévaricateurs.

Nous sommes les élus du peuple, Messieurs ; il nous a confié la défense de ses intérêts et l’expression de ses besoins. Ses premiers besoins, ses plus chers intérêts sont la liberté et le repos. Il a conquis sa liberté sur la tyrannie ; c’est à nous d’assurer son repos, et nous ne le pouvons qu’en lui donnant un gouvernement stable et juste. »

A ces conditions, M. Bérard proposait à ses collègues de proclamer le duc d’Orléans roi des Français, et de le proclamer immédiatement. La proposition de M. Bérard fut portée au conseil par M. Dupont (de l’Eure) : elle ne parut pas suffisamment monarchique à la partie doctrinaire du cabinet. Des regards plus pénétrants que ceux de MM. Guizot et de Broglie, y découvrirent un défaut plus grave. Elle contenait un exposé de principes dont elle ne fixait pas l’application, et qui devaient être ultérieurement discutés. N’y avait-il pas là un danger sérieux pour une monarchie qui, au fond, ne voulait pas trop différer des autres monarchies ? Laisser dans le vague le pacte constitutionnel, c’était ouvrir carrière à des controverses sans fin, et introduire l’esprit révolutionnaire dans les commencements d’un règne. Ne valait-il pas mieux profiter de l’étourdissement public pour clore la révolution, et gagner à la coure, en même temps que la couronne, tout ce qui pouvait servir à la consolider et à l’abriter ? Voilà ce que le duc d’Orléans comprit, et il confia à MM. Guizot et de Broglie le sein de substituer un pacte définitif à une proposition indécise. Du reste, comme on se défiait de M. Bérard à cause de l’attitude énergique qu’il avait prise dans la révolution, et qu’on doutait de son obéissance, on l’écarta deux fois de suite du conseil, où cependant on lui avait promis de l’appeler, pour qu’il pût discuter son travail. Déjà l’on n’acceptait plus que des dévouements sans réserve.

Aussi bien, les flatteurs accouraient en foule autour du trône nouveau. Chacun de vanter ses services de la veille, en y ajoutant la promesse des services du lendemain. Il y eut pendant quelques jours, dans toutes les avenues du pouvoir, une fièvre d’avidité, un débordement de vanteries et de bassesses dont il serait difficile de donner une idée. Seuls, les hommes qui avaient payé de leur personne dans la révélation montraient une dignité modeste. Douze ou quinze croix ayant été offertes à l’École polytechnique, les élèves, réunis dans un amphythéâtre, délibérèrent sur ce qu’il y avait à répondre à cette offre, et décidèrent à l’unanimité que les croix seraient refusées. Ils arrêtèrent aussi que ceux d’entr’eux qui auraient des habits bourgeois dépouilleraient l’uniforme, afin qu’on ne les confondît pas avec les traîneurs de sabre et les gens de parade.

A mesure qu’on s’éloignait de la révolution, Paris devenait un immense foyer d’intrigues. Les places étaient courues avec une ardeur dont rien n’arrêtait le cynisme. Les voitures publiques versaient à Paris, chaque jour et à chaque heure du jour, une foule de solliciteurs venus du fond des provinces pour se partager les premières faveurs. C’était partout une cohue hideuse. Toutes l’écume de la société flottait à sa surface. Parmi ceux qui, sous la Restauration, avaient occupé les emplois, beaucoup crurent pouvoir sans honte les défendre contre les candidats arrivés par le coche. De tous côtés, les défections se négocièrent en présence des pétitions qui affluaient de tous côtés. On entendit alors nombre de royalistes crier anathème à M. de Polignac, et dénoncer violemment, pour se ménager la ressource d’une trahison, ce qu’ils appelaient la folie des ordonnances. Elles avaient paru moins folles à ces royalistes indignés, le jour où on les publia. Un fait très-remarquable, et que fit connaître le dépouillement de la correspondance au ministère de l’intérieur, c’est que presque tous les préfets s’étaient prononcés pour les ordonnances. Un seul avait déclaré qu’il ne les mettrait pas à exécution : c’était M. de Lascours, préfet des Ardennes, qu’il donna sa démission sur-le-champ. M. Alban de Villeneuve, préfet du Nord, s’était soumis aux ordonnances, tout en témoignant son regret de voir la royauté engagée dans une telle voie. MM. Sers, préfet du Puy-de-Dôme, Rogniat, préfet de la Moselle, Lezay-Marnésia, préfet de Loir-et-Cher, n’avaient pas dissimulé les dangers qui pouvaient naître de la suspension de la charte. Préfet depuis la création des préfectures, M. de Jessaint n’avait fait aucune observation. Les ministres de Charles X, on le voit, n’avaient pas eu tout-à-fait tort de compter sur l’appui des fonctionnaires publics et des membres influents du parti de la cour. Mais aux yeux de quiconque ne s’était attaché aux anciens ministres que par intérêt, leur défaite fut leur premier crime !

La révolution qui venait de s’accomplir était l’œuvre de la France entière. Paris n’en avait été, à tout prendre, que le théâtre. Aussi s’était-elle propagée avec une extrême rapidité dans tous les départements. Partout le drapeau tricolore fut salué avec amour. L’explosion fut électrique et unanime. « On se bat à Paris », criait-on sur tous les points de la France, le jour où les communications de la capitale avec les provinces se trouvèrent coupées. C’était la conséquence naturelle de cette forte centralisation que l’Empire avait établie et dont la Restauration avait recueilli l’héritage.

Nous n’entrerons pas dans le détail des innombrables soulèvements partiels qui ne furent que le contre-coup de l’insurrection de Paris. Tous ces épisodes d’une grande épopée se ressemblent : ils présentent la même physionomie, ils renferment les mêmes enseignements. Seule, l’insurrection lyonnaise arrêtera quelques instants nos regards, parce que nous aurons plus tard à montrer la révolution de 1830 se prolongeant dans l’histoire de Lyon, ville infortunée que devait deux fois ébranler et ensanglanter la guerre civile.

De toutes les cités de France, aucune n’était, peut-être, mieux préparée que Lyon à résister énergiquement aux ordonnances. En 1816 et 1817, elle avait été le foyer de conspirations orléanistes et bonapartistes. Les âmes y avaient gardé, en traits de feu, le souvenir des cruautés de la cour prévôtale, alors que la guillotine fonctionnait aux cris de vive Henri IV. De 1820 à 1825, la charbonnerie avait poussé à Lyon des racines profondes. La classe commerçante y était libérale ; et des instincts démocratiques, mêlés de bonapartisme, y dominaient dans la classe ouvrière accrue d’un grand nombre de vieux soldats, que le licenciement de l’armée de la Loire avait rendus aux travaux de l’industrie. L’ovation décernée en 1829 à Lafayette, revenant d’Amérique, prouvait de quelle indignation le ministère Polignac avait pénétré cette ville persévérante et brave. Sa résistance aux ordonnances pouvait donc être prévue à coup sûr. Et en effet, elle n’attendit pas, pour se soulever, la nouvelle de la victoire des Parisiens.

Ce fut le 29 que les journaux apportèrent à Lyon les ordonnances. Quelques heures après, tous les travaux étaient suspendus comme par enchantement ; les citoyens encombraient les places et les rues : des groupes désarmés, mais menaçants, faisaient en quelque sorte le siège des autorités civiles et militaires, sans qu’un régiment de cavalerie, chargé de les refouler, pût parvenir à les dissiper d’une manière définitive. Une assemblée nombreuse se réunit aux Broteaux, sous l’influence de quelques anciens membres de vente. Mais là, comme à Paris, les premiers chefs se montrèrent au-dessous de leur rôle et des circonstances. Se couvrant, dans leur révolte, de la protection des formes légales, ils invoquaient la charte, protestaient de leur respect pour les Bourbons trompés, parlaient d’une pétition collective, et de s’entendre avec l’autorité pour le rétablissement de la garde nationale urbaine sur les anciens cadres. Dans ce but, une commission fut nommée ou, plutôt, se nomme elle-même. Les principaux membres de cette commission étaient MM. Mornand, Duplan, aujourd’hui conseiller à la cour de cassation, et Prunelle, qui, plus tard, devait être maire de Lyon.

Ces choses se passaient le 30. mais le parti de la résistance comptait beaucoup d’hommes énergiques qu’irritaient l’attitude incertaine et molle de la commission. Ils convinrent donc de se rassembler en armes, le lendemain 31 juillet, sur le quai de Retz, à quelques pas de l’Hôtel-de-Ville, et de se nommer des chefs sur le terrain. A six heures, les premiers hommes armés parurent, aux applaudissements de la multitude.

Le nouvelle d’une bataille livrée dans les rues de Paris circulait déjà confusément au milieu des groupes. Les diligences n’étaient point arrivées la veille. Le préfet et le général gardaient sur les communications que leur pouvait apporter le télégraphe, le plus morne silence. A huit heure, M. Morin, rédacteur en chef du journal libéral de Lyon, accourut au quai de Retz. Il avait refusé de se soumettre ; ses presses avaient été saisies, et il venait demander secours aux insurgés. Quelques hommes armés furent mis à sa disposition, et il fit paraître sa feuille, qui contenait une protestation vigoureuse contre les ordonnances. Cependant, le nombre des citoyens prêts à combattre grossissait à chaque instant. Par malheur, les armes étaient rares. Des marchands regrattiers vendirent à des prix fabuleux des fusils rouillés, de vieux sabres sans fourreau. Le commandement des insurgés fut déféré au capitaine Zindel, homme de résolution et ardent patriote. D’autres officiers furent élus par acclamation. La foule, épaisse et menaçante, se tenait évidemment aux ordres de l’insurrection.

MM. Debrosses et Paultre dt Lamotte, le premier préfet, le second commandant de la division militaire, étaient dans une situation dont chaque minute augmentait les périls. Les nouvelles de Paris étaient sombres ; la fidélité des troupes, douteuse ; et on savait que plusieurs bourgeois influents étaient liés d’opinion et d’amitié avec des officiers du 10e et du 47e de ligne qui, joints à un régiment de chasseurs et à quelque artillerie, composaient la garnison.

Dans ces circonstances critiques, M. Debrosses déploya un courage qui contrastait singulièrement avec la frayeur dont les royalistes lyonnais semblaient saisis. Une proclamation qui sommait les insurgés de se dissoudre, sous peine d’être passés par les armes, fut affichée sur les murs de Lyon. Par une faiblesse étrange, la commission, élue la veille, appuya cette démarche audacieuse, promettant d’intervenir auprès du pouvoir pour obtenir une organisation régulière de la garde nationale.

Ces deux proclamations furent accueillies avec un égal dédain ; et un membre de la commission, M. Thomas Tissot, étant venu engager les pelotons stationnés sur le quai de Retz à se dissiper, il fut repousse avec colère.

Les autorités s’étaient concentrées à l’Hôtel-de-Ville avec la garnison. L’arsenal et la préfecture étaient soigneusement gardés. Des ordres, dont quelques-uns furent interceptés, pressaient vivement les garnisons de Clermont, du Puy, de Montbrison et de Vienne, d’arriver sur Lyon à marches forcées. Un coup de fusil partit : on crut la lutte commencée. Alors, le lieutenant de M. Zindel, M. Prévost, se présente seul sur le perron de l’Hôtel-de-Ville, pénètre dans les appartements, et somme les autorités de confier à un nombre égal de gardes nationaux et de soldats le poste de l’Hôtel-de-Ville. On refuse, on exige des concessions. Prévost tire aussitôt sa montre, et la déposant sur la table du conseil : « Vous n’avez, dit-il, que cinq minutes pour accepter ce que je vous propose. Si, ce temps expiré, je ne suis pas de retour auprès de mes camarades, ils ont ordre d’attaquer. »

Il disait vrai : les préparatifs de l’attaque se faisaient partout ; le régiment de chasseurs, qui se portait sur l’Hôtel-de-Ville, ne pouvait percer les rangs serrés du peuple ; déjà les pavés étaient arrachés, déjà les voitures servaient de barricades ; la ligne avait chargé ses armes. Le traité que Prévost proposait fut repoussé par le préfet mais le général et les conseillers municipaux l’acceptèrent. Les gardes nationaux furent en conséquence introduits à l’Hôtel-de-Ville, où on laissa un poste de soldats. Les bataillons regagnèrent leurs casernes, pendant que la foule criait vive la Charte ! à bas les Bourbons ! acclamations auxquelles d’anciens soldats mêlèrent le cri accoutumé de vive l’Empereur ! L’arsenal fut rendu, les télégraphes furent occupés, la garde nationale s’organisa dans tous les quartiers. La cocarde tricolore fut portée en face des soldats portant encore la cocarde blanche. C’était une victoire complète ; celle de Paris ne fut connue que le lendemain.

Il y avait cela de remarquable dans la résistance lyonnaise que, bien qu’elle n’eût pas été déterminée par les événements de Paris, elle fut impétueuse, irrésistible ; et on triompha ici sans coup férir, par le seul effet de l’attitude imposante du peuple. La résistance ne fut ni moins prompte, ni moins vive dans un grand nombre de villes. Il y eut un combat à Nantes ; Rouen et le Havre envoyèrent des auxiliaires aux insurgés parisiens. A Arras, le rédacteur en chef du Propagateur, M. Frédéric Degeorge, publia courageusement son journal le 27 malgré l’opposition du commissaire de police, et tint l’autorité en échec pendant trois jours. Au reste, une partie du 1er régiment du génie en garnison à Arras était disposée à se ranger du côté du peuple, pour lequel se déclaraient déjà hautement le capitaine Cavaignac, ainsi que les lieutenants Lebleu et Odier. L’ardeur de quelques soldats était même si grande que, dans la nuit du 30 au 31, une cinquantaine d’entre eux sortirent de la ville, et marchèrent sur Paris, sous la conduite d’un fourrier.

Le 6 août, M. Guizot remit à M. Bérard un papier écrit de la main de M. de Broglie, et qui contenait un projet de modification à la charte beaucoup plus restreint que celui que M. Bérard avait conçu. L’acte d’abdication de Charles X y était présenté comme un des motifs déterminants d’appeler le duc d’Orléans au trône, ce qui était donner à la dynastie nouvelle le baptême de la légitimité ; l’abaissement du cens électoral et du cens d’éligibilité n’y était point admis ; enfin, les garanties le mieux précisées dans le projet de M. Bérard s’effaçaient, dans celui des deux ministres, sous le vague des expressions. M. Bérard, sans s’arrêter à des modifications aussi insuffisantes, résolut de ne présenter que son propre travail à la chambre.

La séance du 6 août s’ouvrit sous la présidence de M. Laffitte, qui remplaçait au fauteuil M. Casimir Périer. M. Dérard n’eut pas plutôt lu sa proposition que des applaudissements retentirent. Ceux-mêmes qui n’approuvaient pas son projet y voyaient le bénéfice d’un danger couru par un autre. Mais M. Demarçay s’était levé pour protester contre des modifications dont il niait la portée. Sur l’observation de M. Villemain, la chambre nomma une commission chargée d’examiner le projet. Tout-à-coup on annonce que des groupes menaçants encombrent les avenues du Palais-Bourbon. M. Keratry demande une séance de nuit, à cause de la gravité des circonstances. Et, en effet, on entendait les cris tumultueux du dehors : « A bas l’hérédité ! la chambre nous trahit ! » Les députés sont en proie à une vive anxiété. Ils sortent, ils rentrent tour à tour, profondément émus : la plupart entourent Lafayette, Benjamin Constant, Labbey de Pompière, en appelant à leur popularité, dont ils implorent à mains jointes la protection. M. Girod (de L’Ain) sort, et rencontrant sur les marches du péristyle M. Lhéritier (de l’Ain) : « Vous connaissez Montebello, lui dit-il ? — Oui. — C’était un brave. Eh bien, sa fille est mon gendre. » Car tel était le trouble de tous ces législateurs ! Ils promettent que le peuple sera consulté. On fait circuler dans les tribunes une protestation contre ce qu’on appelle des fauteurs de désordres, et on obtint contre les républicains qui s’agitent au dehors la signature de quelques jeunes gens abusés. Benjamin Constat, Labbey de Pompières, se présentent successivement sous le péristyle du palais. Lafayette paraît à son tour. À sa vue le tumulte s’apaise, mais les plus ardents continuaient à crier : « A bas l’hérédité ! » et M. de Lafayette de dire d’une voix suppliante : « Mes amis, mes bons amis, nous veillons sur vos intérêts. Nous reconnaissons que nous sommes ici sans mandat. Mais retirez-vous, vous en conjure. » C’était la seconde fois que M. de Lafayette livrait la révolution à la royauté.

La chambre attendait avec impatience le rapport de la commission. Tous ces députés sentaient qu’ils ne représentaient pas la nation, que leur mandat était expiré, qu’il n’y avait pas de raison pour que leur autorité survécût à la ruine de toutes les institutions dont elle dépendait. Il fallait donc empêcher à tout prix le peuple de se reconnaître ; il fallait profiter de l’étourdissement général, devancer les objections, prévenir à force de promptitude et de hardiesse toutes les résistances. La couronne une fois posée sur la tête du duc d’Orléans, la situation une fois fixée, qu’importeraient de tardives protestions ? Le nouveau régime aurait en sa faveur, à défaut de la consécration du droit, celle du fait, et on savait bien qu’un peuple n’essaie pas tous les jours d’une révolution.

Aussi la chambre accueillit-elle avec un empressement extrême la communication officielle qui lui fut faite par M. Guizot, de l’acte d’abdication. Quelques députés, et M. Mauguin entr’autres, se récrièrent, à la vérité, sur la nullité d’un pareil acte, disant que la déchéance de Charles X avait été prononcée par la victoire, et que c’était non pas en vertu d’une abdication, mais en vertu de la volonté populaire, que le duc d’Orléans devait devenir roi. Vains efforts ! Le peuple faisait peur. Le dépôt aux archives fut ordonné.

A neuf heures et demie du soir, M. Dupin, qui n’avait eu que deux heures pour rédiger son rapport, vint en faire la lecture. Il était tard. Les députés étaient accablés de fatigue. Mais on voulait commencer la discussion immédiatement. MM. Benjamin Constant et Salverte s’élevèrent avec tant de force contre le scandale d’une telle précipitation, que la chambre, par pudeur, ajourna la discussion au lendemain.

Le lendemain, dès huit heures, on vit arriver les députés au Palais-Bourbon. Les journalistes étaient absents, les tribunes désertes. Cela tenait à ce que la veille on avait fixé à dix heures le commencement de la séance. Or, pendant la nuit, les meneurs de la bourgeoisie avaient fait distribuer aux députés une convocation extraordinaire qui avançait l’ouverture de la séance, tant on redoutait les regards du public !

La délibération allait commencer. M. Demarçay se lève avec indignation que signifie cette souveraineté furtive que la chambre s’arroge ? Qu’est-ce que ce roi qu’on prétend faire en cachette ? L’usurpation paraissait, surtout, flagrante à M. de Cormenin, dont l’inexorable logique devait, plus tard, porter des coups terribles à la dynastie nouvelle. Enfin la discussion est ouverte sur le rapport de M. Dupin, relatif à la proposition Bérard. MM. de Conny et Hyde de Neuville expriment de courageux regrets sur la famille déchue, sur cette race de rois si souvent et si rudement frappée. Le dernier produit une impression profonde sur l’assemblée, lorsque, parlant d’une aussi terrible catastrophe et des insensés qui l’ont amenée, il ajoute : « Je ne trahirai point le malheur de ceux que j’ai servis depuis mon enfance. Je ne puis rien contre un torrent, mais du moins j’adresse des vœux au ciel pour le bonheur et les libertés de la patrie ! » MM. Benjamin Constant et de Laborde répondent avec mesure à ces deux discours, tout en repoussant d’une manière énergique le principe de la légitimité. M. Berryer reconnaît à la chambre le droit de modifier la constitution, mais non celui de changer la dynastie. « L’intérêt premier, répond M. Villemain, est à la fois que le trône soit occupé et que les libertés publiques soient garanties. » M. Villemain, le 30, avait déclaré solennellement qu’il ne se croyait pas le droit de disposer de la suprême puissance. Mais la force, qui se déplace, conserve toujours des adorateurs !

La première partie de la proposition Bérard, modifiée par la commission fut adoptée en cet termes, qui expliquent parfaitement la politique du duc d’Orléans et de la bourgeoisie dans cette première période de leur commune domination :

« La chambre des députés prenant en considération l’impérieuse nécessité qui résulte des événements des 26, 27, 28 et 29 juillet, et de la situation générale où la France s’est trouvée placée à la suite de la violation de la charte constitutionnelle ; considérant en outre que, par suite de cette violation et de la résistance héroïque des citoyens de Paris, le roi Charles X, S. A. R. Louis-Antoine, dauphin, et tous les membres de la branche aînée de la maison royale sortent en ce moment du territoire français, déclare que le trône est vacant en fait et en droit, et qu’il est indispensable besoin d’y pourvoir. »

Cette rédaction était fort bien calculée. L’élévation du duc d’Orléans y était présentée comme le résultat forcé d’événements auxquels il avait bien pu lui-même ne prendre aucune part. Charles X n’était pas chassé du royaume, il en sortait ; et le duc d’Orléans ne montait sur le trône que parce que le trône se trouvait vacant. Ainsi, tout ce que les cabinets étrangers auraient pu voir de révolutionnaire dans la prise de possession du duc d’Orléans, s’effaçait naturellement à leurs yeux. Ce prince n’était plus un usurpateur, c’était le continuateur inévitable des traditions d’ordre et de paix garanties par la forme monarchique. Le duc d’Orléans avait voulu faire croire à l’Europe qu’il respectait dans Charles X en membre de la famille des rois inviolables, lorsqu’il envoyait à Rambouillet des commissaires chargés de le protéger contre des passions par lui-même excitées. Rien n’était plus propre à remplir les vues du prince que la déclaration qu’on vient de lire. Elle fut adoptée presque sans opposition.

Il ne restait plus qu’à stipuler les conditions de l’établissement nouveau, pour masquer l’usurpation vis-à-vis du peuple comme on venait de le faire vis-à-vis de l’Europe. Le second paragraphe de la proposition supprimait le préambule de la charte. M. Persil s’écrie, à cette occasion, que c’est dans le peuple seul qu’est la souveraineté ; qu’il faut proclamer ce principe, qu’il faut l’écrire, afin que nul à l’avenir ne se puisse dire roi par la grâce d’en haut. Et il propose que, sous le titre de souveraineté, on insère dans la charte ces deux articles de la constitution de 1791 :

« La souveraineté appartient à la nation ; elle est inaliénable et imprescriptible. — La nation ne peut exercer ses droits que par délégation. »

Cette proposition n’a pas de suite.

On répond à M. Persil que sa pensée se trouve exprimée dans le second paragraphe de la commission, ainsi conçu :

« La chambre des députés déclare que, selon le vœu et dans l’intérêt du peuple français, le préambule de la charte est supprimé comme blessant la dignité de la nation, en paraissant octroyer aux Français des droits qui leur appartiennent essentiellement. »

Ce paragraphe est voté ; mais les hommes habiles du parti se réservaient d’en faire disparaître l’hommage rendu à la souveraineté du peuple, ce qui eut lieu réellement lors de l’impression de la charte nouvelle. Supercherie grossière, que dans le conflit des hommes et la confusion des choses, personne alors ne remarqua !

L’assemblée passe à la révision de quelques articles de la charte, qu’elle examine à la hâte. La suppression de l’article 6, qui déclarait la religion catholique religion de l’État, soulève cependant une vive contestation. Les uns veulent, avec la commission, que la religion catholique soit déclarée la religion de la majorité des Français. Cette constatation, que Benjamin Constant trouve puérile et oiseuse, est demandée ardemment par M. Charles Dupin, qui y voit un acte de haute politique, et invoque en faveur de son opinion le fanatisme, si facile à alarmer, des populations du midi. M. Viennet s’élève contre le préjugé qui flétrit les Israélites : il voudrait que les ministres de tous les cultes fussent rétribués par l’État. Des balancements de la chambre sort enfin l’article suivant :

« Les ministres de la religion catholique, apostolique et romaine, professée par la majorité des Français, et ceux des autres cultes chrétiens, reçoivent des traitements du trésor public. »

Cette rédaction indécise ne devait satisfaire ni les catholiques, ni les protestants, ni les Français des autres cultes : les premiers, parce que leur religion n’était plus celle de l’État ; les seconds, parce que la loi constatait injurieusement leur minorité ; les autres, parce que la loi, ne désignant que les cultes chrétiens, paraissait n’accorder qu’à ceux-ci le bénéfice d’un patronage public. Étrange compromis entre le principe de l’unité morale et la libre manifestation de toutes les croyances, le pontificat du souverain et la loi athée !

La chambre déclare ensuite la censure à jamais abolie, étendant de la sorte sur l’avenir son omnipotence.

Quelques instants sont consacrés à l’examen de l’article 14. On le supprime. Vain obstacle opposé à l’audace qui possède la force !

A mesure que la chambre avance dans ce travail de révision hâtive, elle semble oublier les récents combats. Ses souvenirs se raniment pourtant lorsque le colonel Jacqueminot propose d’exclure les troupes étrangères, du service de l’État. Mais la peur du progrès, aussi décisive que celle des Suisses, lui fait rejeter tout ce qui tend à l’affaiblissement des priviléges. C’est ainsi qu’elle n’admet d’éligibles qu’à trente ans, et d’électeurs qu’à vingt-cinq. Toutefois, elle déclare nulles les nominations et créations de pairs faites sous le règne de Charles X, mais en réservant l’examen de la grave question de l’hérédité. Le même sentiment d’hésitation lui fait repousser, avant tout développement, la proposition de M. Duris-Dufresne, qui soumet la magistrature à une institution nouvelle. Cette mesure, reproduite sous une autre forme par M. de Brigode, est enfin discutée. Mais en vain MM. de Brigode et Salverte invoquent-ils à l’appui du projet l’exemple de Napoléon et de Louis XVIII en vain rappellent-ils que, depuis quelques années, les nominations de magistrats n’ont eu pour but que d’asservir la justice à la politique ; en vain M. Mauguin s’écrie-t-il qu’il faut réorganiser toutes choses ; que la révolution, partie du sommet, doit descendre jusqu’à la base, sous peine de nouvelles et plus terribles commotions ; enrayée par M. Villemain, rappelée par M. Dupin aîné aux idées de conservation, et saisie d’un soudain respect pour les positions de la veille, la chambre conserve à la magistrature son existence et son inamovibilité.

Cependant le temps s’écoule, l’heure est avancée : il faut, dans la journée même, proclamer un roi. On décide qu’il sera pourvu plus tard, et par des lois séparées, aux objets qui suivent : — application du jury aux délits politiques ; — responsabilité des ministres ; — réélection des députés fonctionnaires ; — vote annuel du contingent de l’armée ; — garde nationale ; — état des officiers de terre et de mer ; — institutions départementales et municipales ; — instructions publique et liberté d’enseignement ; — fixation des conditions électorales et d’éligibilité.

Au moment où la chambre va conférer la couronne, M. Fleury (de l’Orne) demande que les collèges électoraux soient convoqués, et donnent un mandat spécial pour l’élection d’un roi. Allons donc ! s’écrie avec humeur Casimir Périer, et M. Laffitte s’empresse de lire le dernier paragraphe qui invite Louis-Philippe d’Orléans, duc d’Orléans, à prendre le titre de roi des Français, moyennant l’acceptation de la charte modifiée.

Ce paragraphe est adopté à une grande majorité. Trente membres de la droite s’abstiennent. M. de Corcelles veut qu’on soumette, du moins, l’élection du duc d’Orléans à l’acceptation du peuple : tous gardant le silence.


La chambre est sur le point de procéder au scrutin secret sur l’ensemble de la proposition, lorsque le vénérable Labbey de Pompière demande que les votans écrivent leur noms sur un registre. M. Bérard appuie la motion, mais beaucoup n’ont pas le courage d’un public aveu. Le don de la couronne de France est voté comme un simple article du règlement.

Seul de tous députés de l’opposition, M. de Cormenin s’abstint de voter. Suivant lui, consulter le peuple était indispensable, puisqu’on adoptait le principe de la souveraineté du peuple. Il s’était donc rendu à la chambre comme spectateur, non comme législateur. Déjà, dans la séance du 30, il avait repoussé, par un noble scrupule, le titre de commissaire des travaux public, que lui apportait un message de l’Hôtel-de-Ville. Plus tard, il avait refusé son concours à la nomination d’un lieutenant-général. Maintenant, tandis que tous ses collègues, les uns par aveuglement, les autres par calcul, s’abandonnaient au flot des circonstances, immobile sur son banc, l’inflexible logicien protestait une fois encore contre une usurpation sans exemple.

Quelques jours après, il publia sa démission en ces termes : « Je n’ai pas reçu du peuple un mandat constituant, et je n’ai pas encore sa ratification. Placé entre ces deux extrémités, je suis absolument sans pouvoir pour faire un roi, une charte, un serment. Je prie la chambre d’agréer ma démission. Puisse ma patrie être toujours glorieuse et libre ! » Les carlistes poussèrent un cri de joie ; et, pour atténuer l’effet de cette démission, quelques orléanistes répandirent le bruit que M de Cormenin était un carliste déguisé. Mais la calomnie devait passer : la protestation resta.

Voici quel fut le résultat du scrutin d’où sortit une royauté :

Nombre des votants : 252
Boules blanches, 219
Boules noires, 33

L’appel nominal n’était pas terminé que M. Dupin se présentait, montrant un ruban tricolore à sa boutonnière et l’on votait par acclamation que la France reprendrait ses couleurs.

Peu d’instants après, les habitants de la rue Saint-Honoré regardaient passer avec surprise quelques bourgeois qui se dirigeaient, quatre à quatre, vers le Palais-Royal. Ces bourgeois allaient apprendre au duc d’Orléans qu’il était roi.

Le lieutenant-général reçut les députés, entouré de sa famille, et M. Laffitte ayant lu la déclaration, le prince répondit d’un ton modeste et pénétré :

« Je reçois avec une profonde émotion la déclaration que vous me présentez. Je la regarde comme l’expression de la volonté nationale, et elle me paraît conforme aux principes politiques que j’ai professés toute ma vie.

Rempli de souvenirs qui m’ont toujours fait désirer de n’être jamais appelé au trône, exempt d’ambition, et habitué à la vie paisible que je menais dans ma famille, je ne puis vous cacher tous les sentiments qui agitent mon cœur dans cette grande conjoncture ; mais il en est un qui les domine tous, c’est l’amour de mon pays. Je sens ce qu’il me prescrit et je le ferai. »

En disant ces mots, il se jeta dans les bras de M. Laffitte, et parut avec lui et M. de Lafayette sur le balcon, pour saluer la foule, qui applaudit toujours aux spectacles inusités.

Au moment où ils sortaient du Palais-Royal, MM. de Lafayette et Benjamin Constant rencontrèrent un combattant de la veille, M. Pagnerre. « Ah ! qu’avez-vous fait, s’écria-t-il, en les voyant ? » Mais Benjamin Constant s’approcha du jeune homme, et, l’embrassant, « Ne craignez rien, lui dit-il, nous avons pris des garanties. »

Ainsi, en moins de sept heures, 219 députés qui, dans les temps ordinaires, n’auraient formé qu’une majorité de deux voix, avaient modifié la constitution, prononcé la déchéance d’une dynastie, érigé une dynastie nouvelle. Et ces députés avaient été élus sous l’empire d’une charte qu’ils refaisaient à leur gré, sous le règne d’un homme dont ils proscrivaient la famille. Et tout cela venait de s’accomplir en vertu du principe de la souveraineté du peuple.

On s’était si avidement emparé du prétexte de la nécessité présente et de la raison d’état, qu’on n’avait songé à la chambre des pairs que pour lui faire une sorte de communication qui ressemblait plus à un acte volontaire de convenance qu’à une formalité indispensable. Et sans s’inquiéter de son adhésion, sans l’attendre, la chambre des députés, ainsi qu’on l’a vu, était allé porter sa déclaration au Palais-Royal, comme un pacte définitif, comme l’arrêt d’une volonté sans contrôle. La pairie ne s’étant formée que de toutes les défections éclatantes dont trente ans de secousses politiques avaient fourni l’occasion et donné au monde le scandale, on l’avait jugée toute prête pour une nouvelle servitude.

Mais il y avait alors, parmi les pairs, un homme dont on connaissait, au Palais-Royal, la loyauté chevaleresque et l’âme fidèle. Le bruit avait couru que M. de Chateaubriand préparait un discours accusateur et terrible qu’il allait y donner, envers tous, l’exemple du courage, protester une dernière fois pour la monarchie vaincue, dénoncer enfin les amis qui l’avaient égarée et les parents qui l’avaient trahie.

Cette nouvelle était parvenue au Palais-Royal, où elle avait jeté là plus grande inquiétude. Il fallait à tout prix conjurer un pareil danger. Mme Adélaïde fit savoir à M. François Arago que le duc d’Orléans désirait avoir avec lui un entretien secret. M. Arago ne put parvenir jusqu’au prince, soit par l’effet de circonstances fortuites, soit que le duc d’Orléans craignit de se compromettre personnellement dans une négociation aussi délicate. Mme Adélaïde leva la difficulté. Elle vit M. Arago et lui déclara qu’en lui saurait un gré infini d’aller trouver M. de Chateaubriand pour le supplier de renoncer à son discours. À cette condition, M. de Chateaubriand était assure d’avoir sa place dans lie ministère. M. Arago se rendit chez l’illustre poète. Il lui exposa que la France venait d’être remuée dans ses profondeurs ; qu’il importait de ne la point livrer aux hasards des réactions trop promptes ; que le duc d’Orléans, devenu roi, pouvait beaucoup pour les libertés publiques, et qu’il était digne d’un homme tel que le vicomte de Chateaubriand de ne pas se faire, au début d’un règne, l’orateur des agitations. Il finit en disant qu’un meilleur moyen s’offrait à lui de servir utilement son pays, et qu’on n’hésiterait pas à lui donner un portefeuille, celui de l’instruction publique, par exemple. Chateaubriand secoua tristement la tête. Il répondit que de tout ce qu’il venait d’entendre, ce qui touchait le plus son cœur, c’était l’intérêt de la France si profondément troublée ; qu’il n’attendait rien et ne voulait rien accepter d’un régime élevé sur la ruine de ses espérances ; mais que, puisque son discours pouvait jeter dans son pays des semences de haine, il en adoucirait les formes. Cette négociation singulière avait lieu la veille du 7 août.

Le lendemain, la chambre des pairs s’étant rassemblée à neuf heures et demie du soir, le président lut la déclaration de la chambre des députés, après quoi le vicomte de Chateaubriand se leva et s’exprima en ces termes au milieu du plus profond silence :

« Messieurs, la déclaration apportée à cette chambre est beaucoup moins compliquée pour moi que pour ceux de MM. les pairs qui professent une opinion différente de la mienne. Un fait, dans cette déclaration, domine, à mes yeux, tous les autres, ou plutôt les détruit. Si nous étions dans un ordre de choses régulier, j’examinerais sans doute avec soin les changements qu’on prétend opérer dans la charte. Plusieurs de ces changements ont été par moi-même proposés. Je m’étonne seulement qu’on ait pu entretenir la chambre de cette mesure réactionnaire, touchant les pairs de la création de Charles X. Je ne suis pas suspect de faiblesse pour les fournées, et vous savez que j’en ai combattu même la menace, mais nous rendre les juges de nos collègues, mais rayer du tableau des pairs qui l’on voudra, toutes les fois qu’on sera le plus fort, cela ressemble trop à la proscription. Veut-on détruire la pairie ? Soit. Mieux vaut perdre la vie que la demander. »

Après ces paroles qui faisaient honte à l’assemblée de sa patience dans l’abaissement, l’orateur cherche quelle forme de gouvernement est désormais applicable à la France. La république ne lui paraît pas possible ; mais la monarchie l’est-elle aux conditions qu’on lui fait ? « La monarchie, s’écrie-t-il, sera débordée et emportée par le torrent des lois démocratiques, ou le monarque par le mouvement des factions. »

Avant de passer à la solution la meilleure, selon lui, du problème formidable posé devant la France, M. de Chateaubriand rend hommage à l’héroïsme du peuple de Paris.

« Jamais, dit-il, défense ne fut plus juste, plus héroïque que celle du peuple de Paris. Il ne s’est point soulevé contre la loi, mais pour la loi ; tant qu’on a respecté le pacte social, le peuple est demeuré paisible. Mais lorsqu’après avoir menti jusqu’à la dernière heure, on a tout à coup sonné la servitude ; quand la conspiration de la bêtise et de l’hypocrisie a soudainement éclaté ; quand une terreur de château organisée par des eunuques, a cru pouvoir remplacer la terreur de la république et le joug de fer de l’Empire, alors ce peuple s’est armé de son intelligence, et de son courage. Il s’est trouvé que ces boutiquiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu’il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n’aurait pas autant mûri un peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France. »

L’orateur parle ensuite du duc de Bordeaux. N’aurait-on pu respecter en lui ce principe de légitimité si nécessaire à l’existence des monarchies ? Le duc d’Orléans aurait servi de tuteur à l’enfant royal. Il l’aurait conduit, en qualité de régent, jusqu’à l’époque de sa majorité et une pareille combinaison, en maintenant l’inviolabilité du dogme monarchique, aurait, peut-être, épargné à la France de périlleux ébranlements.

Faisant sur lui-même un retour amer : « Inutile Cassandre, s’écrie-t-il, j’ai assez fatigué le trône et la pairie de mes avertissements dédaignés. Il ne me reste qu’à m’asseoir sur les débris d’un naufrage que j’ai tant de fois prédit. Je reconnais au malheur toutes les sortes de puissances, excepté celle de me délier de mes serments de fidélité. Je dois aussi rendre ma vie uniforme. Après tout ce que j’ai fait, dit et écrit pour les Bourbons, je serais le dernier des misérables si je les reniais au moment où, pour la troisième et dernière fois, ils s’acheminent vers l’exil. »

Enfin, après avoir foudroyé la lâcheté de tous ces ardents royalistes qui, par leurs exploits projetés, ont fait chasser les descendants de Henri IV à coups de fourches, et qu’il montre accroupis maintenant sous la cocarde tricolore : « Quelles que soient, dit-il, en terminant, les destinées qui attendent M. le lieutenant-général, je ne serai jamais son ennemi s’il fait le bonheur de ma patrie. Je ne demande à conserver que la liberté de ma conscience et le droit d’aller mourir partout où je trouverai indépendance et repos. »

Ces plaintes éloquentes tombaient sur des cœurs glacés. La pairie ne discuta que la mesure qui tendait à la décimer. Mais l’atteinte portée à sa dignité par l’autre chambre la trouvait tellement insensible, que, sur la question de savoir si elle serait aussi outrageusement mutilée, elle déclara s’en rapporter à la haute prudence du prince. Elle ajoutait elle-même à son humiliation par cette éclatante flatterie. Une députation fut nommée pour aller porter au Palais-Royal les félicitations de ce premier corps de l’État. Elle s’avança vers le prince, respectueuse et calme sous l’injure. Le prince fit à ces grands seigneurs une réponse banale. La pairie était déjà morte en France.

Il ne restait plus qu’à donner à la transmission de la couronne la sanction des formes et ce genre de légitimité que l’imbécillité publique attache au prestige d’un cérémonial imposant. Tout fut donc préparé le lundi, 9 août, pour une séance royale. On éleva, au Palais-Bourbon, un trône ombragé de drapeaux tricolores et surmonté d’un dais en velours cramoisi. Devant le trône trois pliants étaient disposés pour le lieutenant-général et ses deux fils aînés. Une table recouverte de velours, où se trouvaient l’écritoire et la plume devant servir à la signature du contrat, séparait du trône le pliant destiné au prince, emblème de l’intervalle qu’il avait à franchir pour atteindre à la royauté. Le duc d’Orléans fit son entrée au son de la Marseillaise et au bruit du canon des Invalides. Quand il eût pris place, il se couvrit, et invita les membres des deux chambres à s’asseoir, changeant ainsi, dans un objet frivole, ce qui touche le plus les hommes, le cérémonial d’usage. Car ses prédécesseurs ne s’adressaient qu’à la chambre des pairs, et faisaient dire à la chambre des députés par l’organe du chancelier : « Messieurs, le roi vous permet de vous asseoir. » Le prince invita M. Casimir Périer, président de la chambre des députés, à lire la déclaration du 7 août. M. Périer fit cette lecture d’une voix ferme, insistant sur plusieurs passages, sur celui-ci, par exemple : le trône est vacant en fait et droit. Au dernier article, Casimir Périer ayant dit : « Appelle au trône S. A. R. Philippe d’Orléans, duc d’Orléans », le lieutenant-général, qui suivait la lecture avec la plus sévère attention, reprit vivement : « Louis-Philippe. » Le baron Pasquier ayant lu, à son tour, l’acte d’adhésion de la pairie, les deux actes furent remis au lieutenant-général, qui les transmit à M. Dupont (de l’Eure), remplissant les fonctions de garde-des-sceaux. Le lieutenant-général lut son acceptation en ces termes :

« Messieurs les pairs, Messieurs les députés, j’ai lu avec une grande attention la déclaration de la chambre des députés et l’acte d’adhésion de la chambre des pairs. J’en ai pesé et médité toutes les expressions.

J’accepte, sans restriction ni réserve, les clauses et engagements que renferme cette déclaration, et le titre de roi des Français qu’elle me confère, et je suis prêt à en jurer l’observation. »

Le duc se lève alors, ôte son gant, se découvre, et prononce la formule de serment, que lui remet Dupont (de l’Eure) :

« En présence de Dieu, je jure d’observer fidèlement la charte constitutionnelle, avec les modifications exprimées dans la déclaration ; de ne gouverner que par les lois et selon les lois ; de faire rendre bonne et exacte justice à chacun selon son droit, et d’agir en toute chose dans la seule vue de l’Intérêt, du bonheur et de la gloire du peuple français. »

Au milieu des cris de Vive le roi ! qui accueillent ces paroles, Louis-Philippe signe les trois originaux de la charte et de son serment, qui doivent être déposés aux archives du royaume et dans celles des deux chambres. En ce moment, les quatre maréchaux déploient les attributs de la royauté : le sceptre, la couronne, l’épée et la main de justice. On enlève le pliant sur lequel le prince s’est assis, et le nouveau roi monte alors sur le trône, se couvre, et fait signe qu’il va parler :

« Je viens, dit-il, de consacrer un grand acte. Je sens profondément toute l’étendue des devoirs qu’il m’impose. J’ai la conscience que je les remplirai. C’est avec pleine conviction que j’ai accepté le pacte d’alliance qui m’était proposé.

J’aurais vivement désiré ne jamais occuper le trône auquel le vœu national vient de m’appeler ; mais la France, attaquée dans ses libertés, voyait l’ordre public en péril ; la violation de la charte avait tout ébranlé ; il fallait rétablir l’action des lois, et c’est aux chambres qu’il appartenait d’y pourvoir. Vous l’avez, fait, Messieurs : les sages modifications que nous venons de faire à la charte garantissent la sécurité de l’avenir, et la France, je l’espère, sera heureuse au dedans, respectée au dehors, et la paix de l’Europe de plus en plus assurée. »

Le duc d’Orléans était roi. Il fut appelé Louis-Philippe Ier. On n’avait voulu donner à ce continuateur incertain des trente-cinq Capets ni le nom de Philippe V, qui était un engagement pris avec le passé, ni le nom de Philippe Ier qui semblait ouvrir au peuple un avenir nouveau. Au titre de roi de France fut substitué celui de roi des Français, ces innovations dans les mots paraissant propres à donner le change à la multitude.

Cependant, un effroyable malaise commençait à s’introduire parmi les classes ouvrières. Ces hommes qui avaient crié Vive la Charte, et qui, pendant trois jours, s’étaient si vaillamment battus pour elle, s’étonnaient du surcroît de douleurs que leur apportait le triomphe. En créant le 31 juillet une garde nationale mobile, et en arrêtant que le soldat recevrait une solde de trente sous par jour, la commission municipale et Lafayette n’avaient pu avoir en vue qu’une mesure provisoire, qui d’ailleurs resta sans effet.

Grâce à des combinaisons habiles, à des promesses décevantes, à quelques distributions d’argent faites à propos, on avait obtenu sans peine du peuple qu’il se laissât disperser et désarmer. On afficha ensuite une proclamation qui commençait par ces mots : « Braves ouvriers, rentrez dans vos ateliers. » Les malheureux y rentrèrent, et n’y trouvèrent plus d’ouvrage.

Par une conséquence trop facile à prévoir, les capitaux se cachaient ; toutes les relations industrielles se trouvaient interrompues : chaque coup de fusil tiré pendant les trois jours avait préparé une faillite. La banque de France, quoique instituée pour parer aux grandes crises, mesurait ses escomptes sur ses craintes avec une prudence cruelle, et la sentinelle accoutumée veillait pour la protection de ces caves toutes remplies d’or, dans une ville toute remplie de pauvres.

Chaque jour ajoutait à la détresse du peuple, attestée par des faits innombrables. De toutes les imprimeries de la capitale, la plus considérable employait, quand, la révolution éclata, environ deux cents ouvriers, qui gagnaient régulièrement par jour de quatre à six francs. Après la révolution, les ateliers furent fermés pendant huit ou dix jours, au bout desquels on y rappela dix ou douze ouvriers et six mois après, on n’y en comptait encore que vingt-cinq ; et ils gagnaient, ceux-là, non plus quatre, cinq ou six francs, mais vingt-cinq ou trente sous par jour. L’imprimerie, pourtant, semblait devoir moins souffrir que les autres professions des résultats de la crise. Qu’on juge par là de l’immensité des désastres ! Dans le quartier des Gravilliers, une maison, située rue Chapon, n° 28, et louée à deux cents ouvriers de professions diverses, rapportait au moment de la révolution dix-sept mille francs. Le revenu tomba subitement à dix mille, et il n’est aujourd’hui encore, après plus de dix ans, que de quatorze mille francs.

Pour adoucir ces maux, voici quels moyens furent mis en usage. On chantait sur les théâtres une Marseillaise nouvelle, composée par M. Casimir Delavigne. On célébrait dans un langage pompeux les héros morts pour la liberté. Le journal du duc d’Orléans, le National, s’était écrié : « Vous avez été toujours les plus braves et les plus héroïques des hommes. Honneur à vous braves Parisiens ! » Et non moins enthousiastes que les journalistes, les magistrats de la cité renchérissaient sur ces éloges. « Qui peut se flatter, disait dans une proclamation aux habitants de Paris, M. Alexandre de Laborde, de mériter le rang de premier magistrat d’une population dont la conduite héroïque vient de sauver la liberté et la civilisation ? » En effet, le pain manquait dans beaucoup de familles, et plus d’une mère en pleurs fut aperçue cherchant, sur les froides dalles de la Morgue, un cadavre aimé. Toutefois, comme des souscriptions s’ouvraient de toutes parts en faveur des victimes de juillet (c’est ainsi qu’on appelait les morts ou les blesses), ceux qui avaient péri furent, en cela du moins, utiles à leurs femmes et à leurs enfants. Beaucoup de ceux qui avaient survécu furent moins heureux.

Pendant ce temps, on s’occupait au château de réviser la charte, c’est-à-dire, de rétablir la garde nationale, dont il devait être facile d’exclure le peuple, en faisant d’un uniforme coûteux une condition nécessaire d’admission ; d’affranchir plus complètement la presse qui, jusque là, n’avait guère étudié les intérêts du peuple ; d’étendre à un plus grand nombre de citoyens le pouvoir de faire des lois ; d’accorder aux législateurs de la bourgeoisie le droit d’initiative ; de reprendre, enfin, par l’égalité des cultes et la défaite de la noblesse, les traditions de 89.

Mais répartir plus équitablement les impôts, alléger les charges qui écrasent le pauvre, abolir ces contributions indirectes de la Restauration, nées des droits réunis de l’Empire, aviser aux moyens de porter remède à la mobilité homicide des salaires, fonder des ateliers pour les combattants de la veille, devenus le lendemain des ouvriers sans travail…, rien de tout cela ne parut digne d’être mis en discussion ; rien de tout cela n’exista, même sous forme de promesse.

En revanche, on étendit sur les joueurs de bourse une sollicitude remarquable. Les ordonnances de Charles X étaient venues subitement favoriser les spéculateurs à la baisse. Or, quelques-uns d’entr’eux, comme on l’a vu, avaient été mis dans le secret des ordonnances et avaient joué à coup-sûr. Les spéculateurs à la hausse se prévalurent de cette circonstance pour demander que la liquidation des primes n’eût lieu que le 9 août. Les banquiers qui avaient joué à la hausse, et qui étaient en état d’agir sur la bourse avec des millions, comptaient profiter du délai accordé, pour raffermir les cours par des achats convenablement calculés. Mais l’accorder, ce délai, c’était consacrer une injustice. Car, en premier lieu, on rendait tous les joueurs à la baisse victimes d’une perfidie que tous n’avaient pas commise ; et, ensuite, on méconnaissait arbitrairement, au profit des uns, au détriment des autres, le caractère essentiellement aléatoire des opérations de bourse. N’importe. Les joueurs à la hausse étaient du côté des vainqueurs : l’arrêté qu’ils désiraient fut pris par le commissaire au département des finances, et l’opulence compromise en des marchés honteux, en des spéculations illicites, obtint une protection qu’attendirent en vain des ouvriers réduits au désespoir, et offrant leur travail pour un peu de pain.

Pour cette charte qu’on révisait, le sang des pauvres avait coulé à flots, et le gouvernement n’ignorait point la grandeur du sacrifice, lorsque le 5 août, il faisait publier par le Moniteur, journal officiel, l’article suivant :

« Les renseignements qui ont été donnés dans divers journaux sur le nombre des blessés et des morts étaient inexacts ; nous croyons devoir donner les suivants, transmis hier, 4 août, à l’Académie royale de médecine, par les divers chirurgiens ou médecins des hôpitaux : Hôtel-Dieu. Il y est entré près de cinq cents blessés, appartenant pour la plus grande partie aux citoyens, puisqu’on ne comptait que vingt-cinq militaires sur ces cinq cents blessés. Il en est mort trente-huit le premier jour, douze le deuxième et huit le troisième.

Hôpital de la Charité. Il y est entré environ cent blessés, dont quarante sont morts. On espère sauver un grand nombre des autres.

Hôpital Beaujon. On avait annoncé qu’il existait six cents blessés dans cet hôpital. Il n’y en a été porté que quatre-vingts. Huit ou dix ont été amputés. On comptait hier de quinze à seize morts.

Hôpital du Gros-Caillou. On a reçu deux cents blessés. Un grand nombre d’amputations ont été faites. Il n’est mort aucun malade. Ce fait, qui semblait extraordinaire à l’Académie, a été confirmé par les assertions de MM. Larrey et Ladibert.

Hôpital du Val-de-Grâce. On n’y a reçu que vingt blessés environ. Des enquêtes faites portent le nombre des morts et des blessés, pendant les fumées des 27 et 28, de 1,600 à 1,700. il est probable que le nombre est plus considérable, mais on n’a pu avoir de renseignements sur les blessés reçus dans les ambulances ou qui se sont fait reconduire chez eux. Il n’est question ici que des hôpitaux. »

Voilà pour les morts : j’ai dit quelle part avait été faite aux vivants.

Les difficultés étaient grandes, sans doute. Après une révolution comme celle qui venait de s’accomplir, quelque rapide qu’eût été la victoire, on ne pouvait se flatter de faire revivre le crédit par ordonnance, de calmer les terreurs du commerce par des articles de journaux, et de ranimer par des proclamations la confiance éteinte. Mais la Convention avait montré, sans même parler ici de ses provocations à l’Europe et de ses fureurs immortelles, quels prodiges peuvent sortir d’un enthousiasme véritable. Si ceux qui s’emparèrent du mouvement des affaires en 1830, avaient fait, pour retirer le peuple de la route des abîmes, des efforts persévérants et courageux, leurs efforts, eussent-ils été stériles, suffiraient pour les absoudre aux yeux de l’histoire. Mais rien ne fut tenté : au-dessous de la charte révisée et du couronnement d’un roi, il n’y eût plus que le règne d’un fatalisme brutal.

On se prépara, toutefois, à prêter trente millions au commerce. Mais il n’était pas loisible au gouvernement de distribuer au hasard le revenu public. On prêta donc sur gages à ceux qui possédaient ; par conséquent, on prêta à des banquiers connus, à des manufacturiers opulents. La crise n’en pesa pas moins de tout son poids sur les plus pauvres.

L’histoire ne présente rien de comparable à l’impuissance dont l’administration fit preuve dans les premiers jours qui suivirent la révolution, impuissance pour le bien, non pour le mal.

Quelques citoyens avaient eu l’idée de fonder à Saint-Denis un grand établissement d’imprimerie, avec l’aide et sous le patronage de l’État, Ils en firent la proposition au ministère de l’intérieur ; ils auraient réimprimé spécialement les œuvres révolutionnaires, les écrits de Rousseau, de Voltaire, des encyclopédistes, et leurs ateliers auraient servi d’asile à beaucoup d’ouvriers voués au vagabondage et à la misère. Cette proposition fut repoussée, par le motif que de pareils livres n’auraient point d’écoulement, puisqu’ils étaient des armes dont les libéaux n’avaient plus besoin après la bataille. Réponse profonde et qui vaut la peine qu’on la médite !

Au reste, il y avait un moyen plus sûr d’employer beaucoup d’ouvriers sans travail : les arsenaux ne contenaient que neuf cent mille fusils, et il en fallait trois millions pour armer la garde nationale dans tout le royaume. Des sollicitations journalières venaient stimuler le zèle du ministère de l’intérieur ; il recourut à son tour au ministère de la guerre. Eh bien ! cinq cent mille fusils seulement furent livrés. En vain la fabrication de ceux qui manquaient fut-elle réclamée vivement et à plusieurs reprises ; en vain fut-il demandé, au nom de tous les ouvriers en fer et en bois, qu’un grand atelier de fabrication fut ouvert à Paris ; en vain des propositions satisfaisantes furent-elles transmises aux bureaux de la guerre, de diverses parties du royaume, et notamment de Saint-Étienne, toutes ces tentatives se brisèrent contre une inertie invincible : elles n’eurent pour résultat que d’éveiller l’esprit de spéculation. On verra, dans la suite de cette histoire, à quelle date remonte cet achat de fusils fait plus tard en Angleterre, et qui devait produire tant de scandale.

Cependant, on fit exécuter quelques travaux au Champ-de-Mars, mesure qui, sans prouver la sollicitude du pouvoir pour les pauvres, servait, du moins, à masquer son indifférence.

Malheur à ceux qui se jettent au hasard dans les révolutions et qui courent au combat en poussant des cris inconnus !


CHAPITRE X.


Fuite de Charles X et de sa famille ; départ.


Pendant qu’on disposait à Paris du trône de ses ancêtres, Charles X s’agenouillait dans la cathédrale d’Argentan. La nouvelle de l’avènement de Louis-Philippe avait déjà circulé dans cette ville. Quand la famille proscrite en sortit, les habitants se pressèrent sur son passage pour surprendre le secret de ses émotions. À côté de la duchesse de Berri, qui effaçait par son étourderie la majesté de son malheur, on remarquait la fille si souvent éprouvée de Louis XVI : son visage était livide ; ses yeux, qui avaient tant pleuré, avaient perdu leur regard. Une aussi terrible catastrophe avait rouvert dans son cœur toutes les anciennes blessures. Souvent on la vit, durant ce lugubre voyage, descendre de voiture et s’arrêter au bord du chemin, comme pour ne pas quitter trop tôt ce royaume trois fois fatal à sa famille. Les commissaires la craignaient à cause de la brusquerie de ses mouvements et de l’amertume profonde de son langage ; mais ils étaient frappés de respect par l’immensité d’une douleur qui datait de la tour du Temple. Le dauphin ne souffrait pas, faute de penser.

Charles X avait une attitude calme. Indiffèrent pour lui-même, il ne s’occupait que des gens de sa suite : égoïste en cela pourtant, car les rois ont cet orgueil de s’aimer dans leurs serviteurs. Du reste, sa conduite était pleine de contradictions apparentes. L’aspect de la dauphine en pleurs, de ses courtisans éperdus, de deux enfants qui s’amusaient, avec l’ignorance de leur âge, de ces nouveautés introduites dans leur existence, tout cela le trouvait, sinon impassible, du moins résigné ; mais il suffisait, pour lui causer une irritation puérile, de la vue d’un lambeau tricolore, ou d’un léger manquement à l’étiquette. Dans la petite ville de l’Aigle, il avait fallu faire fabriquer une table carrée, selon les usages de cour, pour le dîner de ce monarque à qui échappait un empire. Il montrait ainsi, réunis en sa personne, cet excès de grandeur et cet excès de petitesse que donne la pratique de la royauté ; et, portant avec courage l’ensemble de son infortune, il n’en pouvait patiemment tolérer les détails. Il aurait voulu qu’on lui fît du moins une misère pompeuse.

A Maintenon, il avait consenti sans trop d’efforts au licenciement de son armée. A Dreux, il s’était vu enlever sans se plaindre l’artillerie de la garde, dont on n’avait conservé que deux pièces de canon. Il avait cédé enfin, tant qu’il ne s’était agi que de perdre la réalité de la puissance ; mais, quand on voulut lui en disputer les dehors, il sentit renaître en lui tout l’orgueil de son sang ; résigné à l’exil, pourvu qu’il eût l’air d’emporter avec lui l’éclat de sa race et les lambeaux de la monarchie.

Il se plaignait surtout de l’impatience des commissaires, et il trouvait injuste qu’on l’empêchât de voyager avec lenteur ; car, après tout, il y avait dans ce voyage le regret de la patrie perdue et des tombes paternelles abandonnées. Peut-être aussi conservait-il au fond du cœur quelque confuse espérance : la Vendée n’était pas loin de la route.

Mais on lui créa bientôt d’autres sujets de souci.

Le 10 août, un nouveau commissaire arrivait à Falaise. C’était M. de La Pommeraye, député du Calvados. En apprenant que M. de La Pommeraye avait pour mission de hâter la marche du cortége et de lui faire prendre la route de Caen, Charles X fut extrêmement troublé. N’était-ce pas assez qu’un prince de sa famille lui eût enlevé sa couronne ? Pourquoi enviait-en ainsi à un vieillard cette unique et amère douceur de s’attarder un peu sur une terre où il était né, et qui sans doute ne renfermait pas ses dépouilles mortelles ? Il résolut de résister cette fois. Une petite auberge s’élevait sur la route, à quelque distance de Falaise. Ce fut le lieu que le roi choisit pour sa première entrevue avec M. de La Pommeraye. Il accueillit l’envoyé du Palais-Royal avec une politesse froide, et se montra inébranlable dans ses résolutions. Il fallut prendre, selon sa volonté, la route de Condé-sur-Noireau. Mais, quant à la lenteur du voyage, la résistance de Charles X avait été prévue, et tout était préparé pour la dompter.

Dès le 10 août, le général Gérard, ministre de la guerre, avait écrit au commandant de Cherbourg qu’il eût à organiser une colonne mobile pour se porter au-devant de l’escorte et, s’il en était besoin, agir avec vigueur. Les hommes du Palais-Royal étaient pressés d’arriver au dénouement de ce grand drame. Le ministre de la guerre donnait donc au général Hulot les pouvoirs les plus étendus, il plaçait sous son autorité le préfet maritime de Cherbourg. Mais le général Hulot, qui n’ignorait pas dans quel but on l’avait envoyé à Cherbourg, n’avait pas attendu, pour agir, la dépêche du ministre de la guerre, et lorsqu’elle lui parvint, les mesures qu’elle prescrivait étaient déjà en pleine exécution. Envoyé, de Cherbourg, au-devant du cortège, le colonel Trobriant avait rapporté à son général que les commissaires étaient sans autorité sur l’escorte et que tout y dépendait de la volonté du duc de Raguse. D’un autre côté, les commissaires écrivaient au général Hulot : « Nous avons appris avec plaisir que vous faisiez avec des troupes et de l’artillerie un mouvement vers nous. Vous ne vous reploierez avec vos troupes sur Cherbourg que lorsque nous nous serons concertés. » Excité par le rapport du colonel Trobriant, par l’invitation des commissaires, par les rumeurs alarmantes qu’on répandait à dessein de toutes parts, le général Hulot n’hésita plus. Il ne faisait que devancer les ordres du ministre.

Pendant que des mesures étaient prises pour soulever la population, le cortège approchait de Saint-Lô. Le second Stuart traversant l’île de Whigt, après la perte d’une couronne et à la veille du supplice, une jeune fille lui vint offrit une fleur. Ce genre de consolation ne manqua pas au frère de Louis XVI. Au Val-de-Vire, des femmes, des vieillards, des enfants sortis de la maison de Chénédollé, accoururent sur le chemin, tenant des branches de lys qu’ils donnèrent aux fugitifs. Famille d’un poète, saluant celle d’un roi, sur la route de l’exil !

On arriva ainsi à St-Lô. Là, Charles X apprit qu’une foule menaçante et armée, commandée par le général Hulot, l’attendait à Carentan. Les gardes nationaux soulevés n’étaient guère qu’au nombre de 400 et n’avaient que deux canons hors d’état de servir. Mais, comme on n’avait d’autre but que d’effrayer les fugitifs, on exagéra le péril. Charles X crut la vie de son petit-fils menacée, et, fatigué de cette lutte dans la douleur, il s’abandonna tout entier.

Les commissaires qui avaient écrit au général Hulot pour presser son arrivée, lui écrivirent alors, par l’intermédiaire du général Maison, pour presser son départ. Pour mieux calmer un mouvement qui n’était plus nécessaire, M. de la Pommeraye prit les devants, et ses exhortations déterminèrent à une prompte retraite la plupart des gardes nationaux rassemblés à Carentan. Le général Hulot partit lui-même de cette ville de grand matin, il ne restait plus de ce soulèvement artificiel qu’une agitation peu dangereuse. Le but se trouvait atteint : aucune violence n’avait été commise, ce qui eût indigné l’Europe, et, cependant, on avait assez effrayé Charles X pour le forcer à une fuite précipitée. Dès ce moment, en effet, il se hâta vers son exil éternel.

Tout réussissait à ce duc d’Orléans.

Le voyage de Cherbourg fut triste et solennel jusqu’au bout. Les deux princesses marchaient à pied les jours de gai soleil. Leur mise était fort négligée, parce que les gens de leur service n’avaient pu emporter ni linge ni vêtements. L’aspect des populations traversées par le cortège avait quelque chose de grave et de recueilli. Quelques officiers parurent sur la route, s’inclinant devant ces grandeurs humiliées. Près de Carentan, deux se présentèrent. « Messieurs, leur dit le roi, gardez ces bons sentiments pour cet enfant qui seul peut vous sauver tous. » Et il montrait à la portière d’une voiture qui suivait, une petite tête blonde. Mais le temps approchait où Dieu ne laisserait plus peser le destin des empires sur des têtes fragiles.

Le 14 août, à deux heures, Charles X entrait à Valognes. Il écrivit de là au roi d’Angleterre pour lui demander un asile. On lui devait bien l’hospitalité que Louis XIV avait accordée à Jacques II.

À Valognes, les officiers des gardes-du-corps allèrent, avec les douze plus anciens gardes de chaque compagnie, remettre au roi leurs étendards. Ce fut une cérémonie pleine de larmes et d’enseignements. Le roi toucha la soie des drapeaux et dit : « j’espère que mon fils vous les rendra. » Avant de quitter Valognes, il parut avec sa famille sur le perron de l’hôtel ou il était descendu. Il portait un simple frac bleu, avec des boutons de métal, sans plaque ni rubans. Il voulut parler à la foule qui remplissait la cour : les paroles expirèrent sur ses lèvres. On se sépara en silence.

Du haut de la côte qui conduit à Cherbourg, les exilés aperçurent la mer. La colonne fit une halte. Tout-à-coup un mouvement singulier éclate dans les rangs. Des cavaliers qui avaient devancé l’escorte, reviennent au galop, apportant des nouvelles sinistres. En effet, une grande foule, composée en partie des hommes du port et de quelques centaines de pionniers rendus libres, accourait au-devant du cortège avec un bruit semblable à celui des flots. Bientôt la tête de la colonne se trouva face-à-face avec cette multitude grondante. Le prince de Croï montait un cheval blanc ; des plumes s’agitaient sur son chapeau de général qu’ornait la cocarde royaliste un large ruban bleu se détachait sur les broderies de son habit, et sa figure n’était pas sans quelque ressemblance avec celle du roi. C’est Charles X, crièrent des hommes du peuple trompés et ils s’élancèrent vers le prince en poussant des cris. D’autres entraient en même temps dans la colonne, heurtant les chevaux, et fixant leurs regards avec menace sur le pâle visage des cavaliers. En proie à d’inexprimables angoisses, les officiers des gardes ne songeaient qu’à éviter une lutte, et écartaient les assaillants avec une inquiétude presque suppliante. Charles X et son fils étaient descendus de voiture précipitamment, et ils s’avançaient à cheval, enveloppés de soldats fidèles mais émus.

On gagna Cherbourg. Le cri de la révolution retentissait dans les rues à de rares intervalles ; mais des drapeaux tricolores flottaient à presque toutes les fenêtres, et une foule immense, venue des campagnes voisines, se précipitait vers le port. A l’entrée de la ville, les officiers du 64e baissèrent leurs épées devant les exilés qui passaient. Deux vaisseaux avaient été préparés pour recevoir le roi, sa famille, et les personnes de leur suite. C’étaient le Great-Britain et le Charles-Carrol, sous le commandement du capitaine Dumont d’Urville. Ces vaisseaux avaient une origine républicaine, ils étaient américains, et ils appartenaient à des Bonaparte. Les peuples aiment à remarquer ces contrastes, qui sont la poésie de l’histoire.

Le port de Cherbourg est séparé de la ville par une vaste grille circulaire. La porte en fut confiée à quelques grenadiers, et le dernier peloton des gardes ne l’eût pas plus tôt franchie, qu’elle se referma brusquement sur la foule. Ce fut alors un étrange et douloureux spectacle. Derrière les gardes, rangés en bataille sur la jetée, des milliers de têtes se collaient à la grille, animées par la curiosité, la compassion ou la colère. Devant, c’était la mer, la mer, avec l’idée toujours présente des abîmes et le souvenir des naufrages !

Les voitures étant arrivées à un petit pont recouvert d’une étoffe bleue, toute la famille royale mit pied à terre. M. de Larochejacquelein soutenait la dauphine éperdue. Appuyée sur le bras de M. de Charette, la duchesse de Berri montrait plus d’indignation que d’abattement, et son attitude trahissait l’ardeur de son sang napolitain. Charles X était toujours calme : il veillait sur son cœur.

M. de Damas, qui craignait pour le duc de Bordeaux, le prit dans ses bras, et le porta sur le navire en l’entourant avec une inquiétude visible. Mais l’enfant ne voulait point partir, et on eût quelque peine à vaincre sa répugnance. Comme toutes ces infortunes se ressemblent ! En 1814, à Rambouillet, et après que Joseph l’eût résolue, cette fuite qui livrait l’Empire, on raconte que le petit roi de Rome, à l’heure du départ, se mit soudainement à pleurer. Pour l’apaiser, sa gouvernante l’accablait de caresses et lui promettait des jouets nouveaux ; mais il continuait de pleurer et se roulait par terre en poussant des cris aigüs. Pauvre enfant ! cette fuite lui valait la perte d’une couronne d’abord, puis, après quelques années d’une adolescence flétrie, une mort mystérieuse au-delà du Rhin.

Avant de s’embarquer, Charles X remit à M. Odilon Barrot, qui lui en avait exprimé le désir, un écrit dans lequel il certifiait les égards dont il avait été l’objet de la part des commissaires. La dauphine, de son côté, donna comme témoignage de gratitude à M. Odilon Barrot une feuille de papier portant ces deux mots : Marie-Thérèse.

Le roi recommanda ensuite à la générosité des vainqueurs les pensionnaires de la liste civile. Les gardes s’attendaient tous à recevoir les adieux de la famille royale : cette espérance était vaine. Les officiers furent admis à baiser la main des princes et des princesses ; mais les soldats ne furent point passés en revue. Car tel est l’orgueil des maîtres de la terre, alors même que la main de Dieu les frappe et les humilie ! Le bienfait leur est facile, parce qu’il atteste leur supériorité ; mais la reconnaissance leur pèse, en leur rappelant qu’ils ont besoin des autres hommes.

Des sanglots, cependant, retentissaient le long du rivage. Un jeune homme, nommé Bonnechose, s’élança sur le pont, courut au monarque, et, tombant à ses genoux qu’il tenait étroitement embrassés, il versait des larmes amères et s’écriait : « 0 mon roi ! ô mon roi ! je ne veux pas vous abandonner. » La grâce qu’il demandait ne lui fut pas accordée ; et, quelque temps après, il se fit tuer dans la Vendée pour la cause de ceux dont il n’avait pu partager l’exil.

Enfin, il fallut partir. Debout sur le pont, le vieux roi dit adieu à la France. Et, remorqué par un bateau à vapeur, le Great-Britain déploya ses voiles, tandis que les gardes remontaient en silence la côte de Cherbourg. Quelques spectateurs, attardés sur la rive, suivaient de l’œil la fuite de ce navire sur les flots, lorsqu’ils le virent se retourner tout à coup et reprendre avec vitesse la route du port. Était-ce l’effet de quelque ordre violent donné par Charles X à l’équipage ? On l’aurait pu craindre ; mais tout avait été soigneusement prévu : un brick, commandé par le capitaine Thibault, avait reçu l’ordre d’escorter le Great-Britain, et de le couler bas pour peu que Charles X eût essayé d’agir en maître. Cette prévoyance inexorable ne fut pas justifiée par l’événement. Le vaisseau ne revenait que pour chercher des provisions de bouche, oubliées dans ce désastre de plusieurs générations de rois.

Quand tout fut prêt pour le départ, le cri du commandement retentit de nouveau. C’était vers l’Angleterre que les Bourbons allaient voguer, en repassant peut-être par le sillon qu’avait jadis creusé dans l’océan le navire des Stuarts vaincus. Le ciel n’annonçait pas la tempête : le vent souffla dans les voiles, et le vaisseau disparut sur la mer.

fin du tome premier.


DOCUMENTS HISTORIQUES.


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Rapport de M. de Chantelanze. — Ordonnance du 25 juillet. — Protestation des journalistes.


RAPPORT AU ROI.


Sire

Vos ministres seraient peu dignes de la confiance dont Votre Majesté les honore, s’ils tardaient plus long-temps à placer sous vos yeux un aperçu de notre situation intérieure, et à signaler à votre haute sagesse les dangers de la presse périodique.

À aucune époque, depuis quinze années, cette situation ne s’était présentée sous un aspect plus grave et plus affligeant. Malgré une prospérité matérielle dont nos annales n’avaient jamais offert d’exempte, des signes de désorganisation et des symptômes d’anarchie se manifestent sur presque tous les points du royaume.

Les causes successives qui ont concouru à affaiblir les ressorts du gouvernement monarchique, tendent aujourd’hui à en altérer et à en changer la nature : déchue de sa forte normale, l’autorité, soit dans la capitale, soit dans les provinces, ne lutte plus qu’avec désavantage contre les factions ; des doctrines pernicieuses et subversives, hautement professées, se répandent et se propagent dans toutes les classes de la population ; des inquiétudes trop généralement accréditées agitent les esprits et tourmentent la société. De toutes parts on demande au présent des gages de sécurité pour l’avenir.

Une malveillance active, ardente, infatigable, travaille à ruiner tous les fondements de l’ordre et à ravir à la France le bonheur dont elle jouit sous le sceptre de ses Rois. Habile à exploiter tous les mécontentements et à soulever toutes les haines, elle fomente, parmi les peuples, un esprit de défiance et d’hostilité envers le pouvoir, et cherche à semer partout des germes de troubles et de guerre civile.

Et déjà, Sire, des événements récents ont prouvé que les passions politiques, contenues jusqu’ici dans les sommités de la société, commencent à en pénétrer les profondeurs et à émouvoir les masses populaires. Ils ont prouvé aussi que ces masses ne s’ébranleraient pas toujours sans danger pour ceux-là même qui s’efforcent de les arracher au repos.

Une multitude de faits recueillis dans le cours des opérations électorales, confirment ces données, et nous offriraient le présage trop certain de nouvelles commotions, s’il n’était au pouvoir de Votre Majesté d’en détourner le malheur.

Partout aussi, si l’on observe avec attention, existe un besoin d’ordre, de force et de permanence, et les agitations qui y semblent le plus contraires n’en sont en réalité que l’expression et le témoignage.

Il faut bien le reconnaître : ces agitations, qui ne peuvent s’accroître sans de grands périls, sont presque exclusivement produites et excitées par la liberté de la presse. Une loi sur les élections, non moins féconde en désordres, a sans doute concouru à les entretenir ; mais ce serait nier l’évidence que de ne pas voir dans les journaux le principal foyer d’une corruption dont les progrès sont chaque jour plus sensibles, et la première source des calamités qui menacent le royaume.

L’expérience, Sire, parle plus hautement que les théories. Des hommes éclairés sans doute, et dont la bonne foi d’ailleurs n’est pas suspecte, entraînés par l’exemple mal compris d’un peuple voisin, ont pu croire que les avantages de la presse périodique en balanceraient les inconvénients, et que ses excès se neutraliseraient par des excès contraires. Il n’en a pas été ainsi, l’épreuve est décisive, et la question est maintenant jugée dans la conscience publique.

À toutes les époques, en effet, la presse périodique a été, et il est dans sa nature de n’être qu’un instrument de désordre et de sédition.

Que de preuves nombreuses et irrécusables à apporter à l’appui de cette vérité ! C’est par l’action violente et non interrompue de la presse que s’expliquent les variations trop subites, trop fréquentes de notre politique intérieure. Elle n’a pas permis qu’il s’établit en France un système régulier et stable de gouvernement, ni qu’on s’occupât avec quelque suite d’introduire dans toutes les branches de l’administration publique les améliorations dont elles sont susceptibles. Tous les ministères depuis 1814, quoique formés sous des influences diverses et soumis à des directions opposées, ont été en butte aux mêmes traits, aux mêmes attaques et au même déchaînement de passions. Les sacrifices de tout genre, les concessions du pouvoir, les alliances de parti, rien n’a pu les soustraire à cette commune destinée.

Ce rapprochement seul, si fertile en réflexions, suffirait pour assigner à la presse son véritable, son invariable caractère. Elle s’applique, par des efforts soutenus, persévérants, répétés chaque jour, à relâcher tous les liens d’obéissance et de subordination, à user les ressorts de l’autorité publique, à la rabaisser, à l’avilir dans l’opinion des peuples et à lui créer partout des embarras et des résistances.

Son art consiste, non pas à substituer à une trop facile soumission d’esprit une sage liberté d’examen, mais à réduire en problème les vérités les plus positives non pas à provoquer sur les questions politiques une controverse franche et utile, mais à les présenter sous un faux jour et à les résoudre par des sophismes.

La presse a jeté ainsi le désordre dans les intelligences les plus droites, ébranlé les convictions les plus fermes, et produit, au milieu de la société, une confusion de principes qui se prête aux tentatives les plus funestes. C’est par l’anarchie dans les doctrines qu’elle prélude à l’anarchie dans l’État.

Il est digne de remarque, Sire, que la presse périodique n’a pas même rempli sa plus essentielle condition : celle de la publicité. Ce qui est étrange, mais ce qui est vrai à dire, c’est qu’il n’y a pas de publicité en France, en prenant ce mot dans sa juste et rigoureuse acception. Dans l’état des choses, les faits, quand ils ne sont pas entièrement supposés, ne parviennent à la connaissance de plusieurs millions de lecteurs que tronqués, défigurés, mutilés de la manière la plus odieuse. Un épais nuage, élevé par les journaux, dérobe la vérité et intercepte en quelque sorte la lumière entre le Gouvernement et les peuples. Les Rois vos prédécesseurs, Sire, ont toujours aimé à se communiquer à leurs sujets : c’est une satisfaction dont la presse n’a pas voulu que Votre Majesté pût jouir.

Une licence qui a franchi toutes les bornes n’a respecté, en effet, même dans les occasions les plus solennelles, ni les volontés expresses du Roi, ni les paroles descendues du haut du trône. Les unes ont été méconnues et dénaturées, les autres ont été l’objet de perfides commentaires ou d’amères dérisions. C’est ainsi que le dernier acte de la puissance royale, la proclamation, a été discréditée dans le public avant même d’être connue des électeurs.

Ce n’est pas tout. La presse ne tend pas moins qu’à subjuguer la souveraineté et à envahir les pouvoirs de l’État. Organe prétendu de l’opinion publique, elle aspire à diriger les débats des deux chambres, et il est incontestable qu’elle y apporte le poids d’une influence non moins fâcheuse que décisive. Cette domination a pris, surtout depuis deux ou trois ans, dans la chambre des députés un caractère manifeste d’oppression et de tyrannie. On a vu, dans cette intervalle de temps, les journaux poursuivre de leurs insultes et de leurs outrages les membres dont le vote leur paraissait incertain ou suspect. Trop souvent, Sire, la liberté des délibérations dans cette chambre a succombé sous les coups redoublés de la presse.

On ne peut qualifier en termes moins sévères la conduite des journaux de l’opposition dans des circonstances plus récentes. Après avoir eux-mêmes provoqué une adresse attentatoire aux prérogatives du trône, ils n’ont pas craint d’ériger en principe la réélection des 221 députés dont elle est l’ouvrage. Et cependant Votre Majesté avait repoussé cette adresse comme offensante ; elle avait porté un blâme public sur le refus de concours qui y était exprimé ; elle avait annoncé sa résolution immuable de défendre les droits de sa couronne si ouvertement compromis. Les feuilles périodiques n’en ont tenu compte elles ont pris, au contraire, à tâche de renouveler, de perpétuer et d’aggraver l’offense. Votre Majesté décidera si cette attaque téméraire doit rester plus long-temps impunie.

Mais de tous les excès de la presse, le plus grave peut-être nous reste à signaler. Dès les premiers temps de cette expédition dont la gloire jette un éclat si pur et si durable sur la noble couronne de France, la presse en a critiqué avec une violence inouïe les causes, les moyens, les préparatifs, les chances de succès. Insensible à l’honneur national, il n’a pas dépendu d’elle que notre pavillon ne restât flétri des insultes d’un barbare. Indifférent aux grands intérêts de l’humanité, il n’a pas dépendu d’elle que l’Europe ne restât asservie à un esclavage cruel et à des tributs honteux.

Ce n’était point assez : par une trahison que nos lois auraient pu atteindre, la presse s’est attachée à publier tous les secrets de l’armement, à porter à la connaissance de l’étranger l’état de nos forces, le dénombrement de nos troupes, celui de nos vaisseaux, l’indication des points de station, les moyens à employer pour dompter l’inconstance des vents, et pour aborder la côte. Tout, jusqu’au lieu du débarquement, a été divulgué comme pour ménager à l’ennemi une défense plus assurée. Et, chose sans exemple chez un peuple civilisé, la presse, par de fausses alarmes sur les périls à courir, n’a pas craint de jeter le découragement dans l’armée ; et signalant à sa haine le chef même de l’entreprise, elle a pour ainsi dire excité les soldats à lever contre lui l’étendard de la révolte ou à déserter leurs drapeaux ! Voilà ce qu’ont osé faire les organes d’un parti qui se prétend national !

Ce qu’il ose faire chaque jour, dans l’intérieur du royaume, ne va pas moins qu’à disperser les éléments de la paix publique, à dissoudre les liens de la société, et, qu’on ne s’y méprenne point, faire trembler le sol sous nos pas. Ne craignons pas de révéler ici toute l’étendue de nos maux pour pouvoir mieux apprécier toute l’étendue de nos ressources. Une diffamation systématique, organisée en grand, et dirigée avec une persévérance sans égale, va atteindre, ou de près ou de loin, jusqu’au plus humble des agents du pouvoir. Nul de vos sujets, Sire, n’est à l’abri d’un outrage, s’il reçoit de son souverain la moindre marque de confiance ou de satisfaction. Un vaste réseau, étendu sur la France, enveloppe tous les fonctionnaires publics ; constitués en état permanent de prévention, ils semblent en quelque sorte retranchés de la société civile ; on n’épargne que ceux dont la fidélité chancelle ; on ne loue que ceux dont la fidélité succombe ; les autres sont notés par la faction pour être plus tard sans doute immolés aux vengeances populaires.

La presse périodique n’a pas mis moins d’ardeur à poursuivre de ses traits envenimés la religion et le prêtre. Elle veut, elle voudra toujours déraciner, dans le cœur des peuples, jusqu’au dernier germe des sentiments religieux. Sire, ne doutez pas qu’elle n’y parvienne, en attaquant les fondements de la foi, en altérant les sources de la morale publique, et en prodiguant à pleines mains la dérision et le mépris aux ministres des autels.

Nulle force, il faut l’avouer, n’est capable de résister à un dissolvant aussi énergique que la presse. À toutes les époques où elle s’est dégagée de ses entraves, elle a fait irruption, invasion dans l’État. On ne peut qu’être singulièrement frappa de la similitude de ses effets depuis quinze ans, malgré la diversité des circonstances, et malgré le changement des hommes qui ont occupé la scène politique. Sa destinée est, en un mot, de recommencer la révolution, dont elle proclame hautement les principes. Placée et replacée à plusieurs intervalles sous le joug de la censure, elle n’a autant de fois ressaisi la liberté que pour reprendre son ouvrage interrompu. Afin de le continuer avec plus de succès, elle a trouvé un actif auxiliaire dans la presse départementale qui, mettant aux prises les jalousies et les haines locales, semant l’effroi dans l’âme des hommes timides, harcelant l’autorité par d’interminables tracasseries, a exercé une influence presque décisive sur les élections.

Ces derniers effets, Sire, sont passagers ; mais des effets plus durables se font remarquer dans les mœurs et dans le caractère de la nation. Une polémique ardente, mensongère et passionnée, école de scandale et de licence, y produit des changements graves et des altérations profondes ; elle donne une fausse direction aux esprits, les remplit de préventions et de préjugés, les détourne des études sérieuses, nuit ainsi au progrès des arts et des sciences, excite parmi nous une fermentation toujours croissante, entretient, jusque dans le sein des familles, de funestes dissensions, et pourrait, par degrés, nous ramener à la barbarie.

Contre tant de maux, enfantés par la presse périodique, la loi et la justice sont également réduites à confesser leur impuissance.

Il serait superflu de rechercher les causes qui ont atténué la répression, et en ont fait insensiblement une arme inutile dans la main du pouvoir. Il nous suffit d’interroger l’expérience, et de constater l’état présent des choses.

Les mœurs judiciaires se prêtent difficilement à une répression efficace. Cette vérité d’observation avait depuis long-temps frappé de bons esprits ; elle a acquis nouvellement un caractère plus marqué d’évidence. Pour satisfaire aux besoins qui l’ont fait instituer, la répression aurait dû être prompte et forte elle est restée lente, faible, et à peu près nulle. Lorsqu’elle intervient, le dommage est commis ; loin de le réparer, la punition y ajoute le scandale du débat.

La poursuite juridique se lasse, la presse séditieuse ne se lasse jamais. L’une s’arrête, parce qu’il y a trop à sévir ; l’autre multiplie ses forces, en multipliant ses délits.

Dans des circonstances diverses, la poursuite a eu ses périodes d’activité ou de relâchement. Mais zèle ou tiédeur de la part du ministère public, qu’importe à la presse ? Elle cherche dans le redoublement de ses excès la garantie de leur impunité.

L’insuffisance ou plutôt l’inutilité des précautions établies dans les lois en vigueur, est démontrée par les faits. Ce qui est également démontré par les faits, c’est que ta sûreté publique est compromise par la licence de la presse. Il est temps, il est plus que temps d’en arrêter les ravages.

Entendez, Sire, ce cri prolongé d’indignation et d’effroi qui part de tous les points de votre royaume. Les hommes paisibles, les gens de bien, les amis de l’ordre, élèvent vers Votre Majesté des mains suppliantes. Tous lui demandent de les préserver du retour des calamités dont leurs pères ou eux-mêmes eurent tant à gémir. Ces alarmes sont trop réelles pour n’être pas écoutées, ces vœux sont trop légitimes pour n’être pas accueillis.

Il n’est qu’un seul moyen d’y satisfaire, c’est de rentrer dans la Charte. Si les termes de l’article 8 sont ambigus, son esprit est manifeste. Il est certain que la Charte n’a pas concédé la liberté des journaux et des écrits périodiques. Le droit de publier ses opinions personnelles n’implique sûrement pas le droit de publier, par voie d’entreprise, les opinions d’autrui. L’un est l’usage d’une faculté que la loi a pu laisser libre ou soumettre à des restrictions, l’autre est une spéculation d’industrie qui, comme les autres et plus que tes autres, suppose la surveillance de l’autorité publique.

Les intentions de la Charte, à ce sujet, sont exactement expliquées dans la loi du 21 octobre 1814 qui en est en quelque sorte l’appendice ; on peut d’autant moins en douter que cette loi fut présentée aux chambres le 5 juillet, c’est-à-dire un mois après la promulgation de la Charte. En 1819, à l’époque même où un système contraire prévalut dans les chambres, il y fut hautement proclamé que la presse périodique n’était point régie par la disposition de l’article 8. Cette vérité est d’ailleurs attestée par les lois même qui ont imposé aux journaux la condition d’un cautionnement.

Maintenant, Sire, il ne reste plus qu’à se demander comment doit s’opérer ce retour à la Charte, et à la loi du 21 octobre 1814. La gravité des conjonctures présentes a résolu cette question.

Il ne faut pas s’abuser. Nous ne sommes plus dans les conditions ordinaires du gouvernement représentatif. Les principes sur lesquels il a été établis, n’ont pu demeurer intacts, au milieu des vicissitudes politiques. Une démocratie turbulente, qui a pénétré jusque dans nos lois, tend à se substituer au pouvoir légitime. Elle dispose de la majorité des élections par le moyen de ces journaux et le concours d’affiliations nombreuses. Elle a paralysé, autant qu’il dépendait d’elle, l’exercice régulier de la plus essentielle prérogative de la couronne, celle de dissoudre la chambre élective. Par cela même, la constitution de l’État est ébranlée : Votre Majesté seule conserve la force de la rasseoir et de la raffermir sur ses basses.

Le droit, comme le devoir, d’en assurer le maintien, est l’attribut inséparable de la souveraineté. Nul gouvernement sur la terre ne resterait debout, s’il n’avait le droit de pourvoir à sa sûreté. Ce pouvoir est préexistant aux lois, parce qu’il est dans la nature des choses. Ce sont là. Sire, des maximes qui ont pour elles et la sanction du temps, et l’aveu de tous les publicistes de l’Europe.

Mais ces maximes ont une autre sanction plus positive encore, celle de la Charte elle-même. L’article 14 a investi Votre Majesté d’un pouvoir suffisant, non sans doute pour changer nos institutions, mais pour les consolider et les rendre plus immuables.

D’impérieuses nécessités ne permettent plus de différer l’exercice de ce pouvoir suprême. Le moment est venu de recourir à des mesures qui rentrent dans l’esprit de la Charte, mais qui sont en dehors de l’ordre légal dont toutes les ressources ont été inutilement épuisées.

Ces mesures, Sire, vos ministres, qui doivent en assurer le succès, n’hésitent pas à vous les proposer, convaincus qu’ils sont que force restera à justice.

Nous sommes avec le plus profond,

Sire,
De Votre Majesté,
Les très-humbles et très-fidèles sujets,
Le président du conseil des ministres,
Prince de Polignac.
Le garde-des-sceaux ministre secrétaire-d’état de justice,
Chantelauze.
Le ministre secrétaire-d’état de la marine et des colonies,
Baron d’Haussez.
Le ministre secrétaire-d’état de l’intérieur,
Comte de Peyronnet.
Le ministre secrétaire-d’état des finances,
Montbel.
Le ministre secrétaire-d’état des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique,
Comte de Guernon-Ranville.
Le ministre secrétaire d’état des travaux publics,
Baron de Capelle.


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ORDONNANCES DU ROI.


CHARLES, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre,

À tous ceux qui ces présentes verront, salut.

Sur le rapport de notre conseil des ministres,

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Art. 1er. La liberté de la presse périodique est suspendue.

Art. 2. Les dispositions des articles 1er, 2 et 9 du titre 1er de la loi du 21 octobre 1814 sont remises en vigueur

En conséquence, nul journal et écrit périodique ou semi-périodique, établi ou à établir, sans distinction des matières qui y seront traitées, ne pourra paraître, soit à Paris, soit dans les départements, qu’en vertu de l’autorisation qu’en auront obtenue de nous séparément les auteurs et l’imprimeur.

Cette autorisation devra être renouvelée tous les trois mois.

Elle pourra être révoquée.

Art. 3. L’autorisation pourra être provisoirement accordée et provisoirement retirée par les préfets aux journaux et ouvrages périodiques ou semi-périodiques publiés ou à publier dans les départements.

Art. 4. Les journaux et écrits, publiés en contravention à l’article 2, seront immédiatement saisis.

Les presses et caractères qui auront servi à leur impression seront placés dans un dépôt public et sous scellés, ou mis hors de service.

Art. 5. Nul écrit au-dessous de vingt feuilles d’impression ne pourra paraître qu’avec l’autorisation de notre ministre secrétaire-d’état de l’intérieur, à Paris, et des préfets dans les départements.

Tout écrit de plus de vingt feuilles d’impression qui ne constituera pas un même corps d’ouvrage sera également soumis à la nécessité de l’autorisation.

Les écrits publiés sans autorisation seront immédiatement saisis.

Les presses et caractères qui auront servi à leur impression seront placés dans un dépôt public et sous scellés, ou mis hors de service.

Art. 6. Les mémoires sur procès et les mémoires des sociétés savantes ou littéraires sont soumis à l’autorisation préalable, s’ils traitent en tout ou en partie de matières politiques, cas auquel les mesures prescrites par l’art. 5 leur seront applicables.

Art. 7 Toute disposition contraire aux présentes restera sans effet.

Art. 8. L’exécution de la présente ordonnance aura lieu en conformité de l’art. 4 de l’ordonnance du 27 novembre 1816 et de ce qui est prescrit par celle du 18 janvier 1817.

Art. 9. Nos ministres secrétaires-d’état sont chargés de l’exécution des présentes.

Donné à notre château de Saint-Cloud, le 25 juillet de l’an de grâce 1830, et de notre règne le sixième.

Par le Roi : CHARLES.
Le président du conseil des ministres, Prince de Polignac.
Le garde-des-sceaux ministre secrétaire-d’état de justice, Chantelauze.
Le min. secrét.-d’état de la marine et des colonies, Baron d’Haussez.
Le ministre secrétaire-d’état des finances, Montbel.
Le ministre secrétaire-d’état des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique, Comte de Guernon-Ranville.
Le ministre secrétaire d’état des travaux publics, Baron de Capelle.


CHARLES, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre,

À tous ceux qui ces présentes verront, salut.

Vu l’article 50 de la Charte constitutionnelle,

Étant informé des manœuvres qui ont été pratiquées sur plusieurs points de notre royaume, pour tromper et égarer les électeurs pendant les dernières opérations des colléges électoraux,

Notre conseil entendu,

Nous avons ordonné et ordonnons :

Art. 1er. La chambre des députés des départements est dissoute.

Art. 2. Notre ministre secrétaire-d’état de l’intérieur est chargé de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné à Saint-Cloud, le 25e jour du mois de juillet de l’an de grâce 1830, et de notre règne le sixième.

Par le Roi : CHARLES.
Le ministre secrétaire-d’état de l’intérieur, Comte de Peyronnet.


CHARLES, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre,

À tous ceux qui ces présentes verront, salut.

Ayant résolu de prévenir le retour des manœuvres qui ont exercé une influence pernicieuse sur les dernières opérations des colléges électoraux.

Voulant en conséquence réformer les principes de la Charte constitutionnelle, les règles d’élections dont l’expérience a fait sentir les inconvénients.

Nous avons reconnu la nécessité d’user du droit qui nous appartient, de pourvoir, par des actes émanés de nous, à la sûreté de l’État et à la répression de toute entreprise attentative à la dignité de notre couronne.

À ces causes,

Notre conseil entendu,

Nous avons ordonné et ordonnons :

Art. 1er . Conformément aux articles 15, 30 et 36 de la Charte constitutionnelle, la chambre des députés ne se composera que de députés de département.

Art. 2. Le cens électoral et le cens d’éligibilité se composeront exclusivement des sommes pour lesquelles l’électeur et l’éligible seront inscrits personnellement, en qualité de propriétaire ou d’usufruitier, au rôle de l’imposition foncière et de l’imposition personnelle et mobilière.

Art. 3. Chaque département aura le nombre de députés qui lui est attribué par l’article 36 de la Charte constitutionnelle.

Art. 4. Les députés seront élus et la chambre sera renouvelée dans la forme et pour le temps fixés par l’article 37 de la Charte constitutionnelle.

Art. 5. Les colléges électoraux se diviseront en colléges d’arrondissement et colléges de département.

Sont toutefois exceptés les colléges électoraux des départements auxquels il n’est attribué qu’un seul député.

Art. 6. Les colléges électoraux de département se composeront de tous les électeurs dont le domicile politique sera établi dans l’arrondissement.

Les colléges électoraux d’arrondissement se composeront du quart le plus imposé des électeurs du département.

Art. 7. La circonscription actuelle des collèges électoraux d’arrondissement est maintenue.

Art. 8. Chaque collége électoral d’arrondissement élira un nombre de candidats égal au nombre des députés de département.

Art. 9. Le collége d’arrondissement se divisera en autant de sections qu’il devra nommer de candidats.

Cette division s’opérera proportionnellement au nombre des sections et au nombre total des électeurs du collége, en ayant égard, autant qu’il sera possible, aux convenances des localités et du voisinage.

Art. 10. Les sections du collège électoral d’arrondissement pourront être assemblées dans des lieux différents.

Art. 11. Chaque section du collége électoral d’arrondissement élira un candidat et procédera séparément.

Art. 12. Les présidents des sections du collége électoral d’arrondissement seront nommés par les préfets, parmi les électeurs de l’arrondissement.

Art. 13. Le collége de département élira les députés.

La moitié des députés du département devra être choisie dans la liste générale des candidats proposés par les colléges d’arrondissement.

Néanmoins si le nombre des députés du département est impair, le partage se fera sans réduction du droit réservé au collége du département.

Art. 14. Dans le cas où par l’effet d’omissions, de nominations nulles ou de doubles nominations, la liste des candidats proposés par les colléges d’arrondissement serait incomplète ; si cette liste est réduite au dessous de la moitié du nombre exigé, le collége de département pourra élire un député de plus hors de la liste si la liste est réduite au-dessous du quart, le collége de département pourra élire hors de la liste, la totalité des députés du département.

Art. 15. Les préfets, les sous-préfets et tes officiers-généraux commandant les divisions militaires et les départements ne pourront être élus dans les départements où ils exercent leurs fonctions.

Art. 16. La liste des électeurs sera arrêtée par le préfet en conseil de préfecture. Elle sera affichée cinq jours avant la réunion des colléges.

Art. 17. Les réclamations sur la faculté de voter auxquelles il n’aura pas été fait droit par les préfets seront jugées par la chambre des députés en même temps qu’elle statuera sur la validité des opérations des colléges.

Art. 18. Dans les colléges électoraux de département les deux électeurs les plus âgés et les deux électeurs le plus imposés rempliront les fonctions de scrutateurs.

La même disposition sera observée dans les sections de colléges d’arrondissement, composées de plus de cinquante électeurs.

Dans les autres sections de collége, les fonctions de scrutateur seront remplies par le plus âgé et par le plus imposé des électeurs.

Le secrétaire sera nommé dans le collége des sections de collége par le président et les scrutateurs.

Art. 19. Nul ne sera admis dans le collége ou section de collége s’il n’est inscrit sur la liste des électeurs qui en doivent faire partie. Cette liste sera remise au président, et restera affichée dans le lieu des séances du collége pendant la durée de ses opérations.

Art. 20. Toute discussion et toute délibération quelconques seront interdites dans le sein des colléges électoraux.

Art. 21. La police du collége appartient au président. Aucune force armée ne pourra, sans sa demande, être placée auprès du lieu des séances. Les commandants militaires seront tenus d’obtempérer à ses réquisitions.

Art. 22. Les nominations seront faites dans les collèges et sections de collége, à la majorité absolue des votes exprimés.

Néanmoins, si les nominations ne sont pas terminées après deux tours de scrutin, le bureau arrêtera la liste des personnes qui auront obtenu le plus de suffrages au deuxième tour. Elle contiendra un nombre de noms double de celui des nominations qui resteront à faire. Au troisième tour, les suffrages ne pourront être donnés qu’aux personnes inscrites sur cette liste, et la nomination sera faite à la majorité relative.

Art. 23. Les électeurs voteront par bulletins de liste. Chaque bulletin contiendra autant de noms qu’il y aura de nominations à faire.

Art. 24. Les électeurs écriront leur vote sur le bureau, ou l’y feront écrire par l’un des scrutateurs.

Art. 25. Le nom, la qualification et le domicile de chaque électeur qui déposera son bulletin, seront inscrits par le secrétaire sur une liste destinée à constater le nombre des votants.

Art. 26. Chaque scrutin restera ouvert pendant six heures et sera dépouillé séance tenante.

Art. 27. Il sera dressé un procès-verbal pour chaque séance. Ce procès-verbal sera signé par tous les membres du bureau.

Art. 28. Conformément à l’article 46 de la Charte constitutionnelle, aucun amendement ne pourra être fait à une loi, dans la chambre, s’il n’a été proposé ou consenti par nous, et s’il n’a été renvoyé et discuté dans les bureaux.

Art. 29. Toutes dispositions contraires à la présente ordonnance resteront sans effet.

Art. 30. Nos ministres secrétaires-d’état sont chargés de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné à Saint-Cloud, le 25e jour du mois de juillet de l’an de grâce 1830, et de notre règne le sixième.

Par le Roi : CHARLES.
Le président du conseil des ministres, Prince de Polignac.
Le garde-des-sceaux ministre secrétaire-d’état de justice, Chantelauze.
Le mininstre de la marine et des colonies, Baron d’Haussez.
Le ministre de l’intérieur, Comte de Peyronnet.
Le ministre des finances, Montbel.
Le ministre secrétaire-d’état des affaires ecclésiastiques et de l’instruction publique, Comte de Guernon-Ranville.
Le ministre des travaux publics, Baron de Capelle.


CHARLES, par la grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre,

À tous ceux qui ces présentes verront, salut.

Vu l’ordonnance royale en date de ce jour, relative à l’organisation des colléges électoraux ;

Sur le rapport de notre ministre secrétaire-d’état au département de l’intérieur,

Nous avons ordonné et ordonnons ce qui suit :

Art. 1er. Les colléges électoraux se réuniront, savoir, les colléges électoraux d’arrondissement, le 6 septembre prochain, et les colléges électoraux de département, le 18 du même mois.

Art. 2. La chambre des pairs et la chambre des députés des départements sont convoquées pour le 28 du même mois de septembre prochain.

Art. 3. Notre ministre secrétaire-d’état de l’intérieur est chargé de l’exécution de la présente ordonnance.

Donné au château de Saint-Cloud, le 25e jour du mois de juillet de l’an de grâce 1830, et de notre règne le sixième.

Par le Roi : CHARLES.
Le ministre secrétaire-d’état de l’intérieur, Comte de Peyronnet.


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PROTESTATION DES JOURNALISTES.


(27 Juillet 1830.)


On a souvent annoncé, depuis six mois, que les lois seraient violées, qu’un coup d’état serait frappé ; le bon sens public se refusait à le croire. Le ministère repoussait cette supposition comme une calomnie. Cependant le Moniteur a publié enfin ces mémorables ordonnances, qui sont la plus éclatante violation des lois. Le régime légal est donc interrompu celui de la force est commencé.

Dans la situation où nous sommes placés, l’obéissance cesse d’être un devoir. Les citoyens appelés les premiers à obéir sont les écrivains des journaux ils doivent donner les premiers l’exemple de la résistance à l’autorité qui s’est dépouillée du caractère de la lot. Les raisons sur lesquelles ils s’appuient sont telles, qu’il suffit de tes énoncer.

Les matières que règlent les ordonnances publiées aujourd’hui sont de celles sur lesquelles l’autorité royale ne peut, d’après la Charte, prononcer toute seule. La Charte, article 8, dit que les Français, en matière de presse, seront tenus de se conformer aux lois ; elle ne dit pas aux ordonnances. La Charte, article 35, dit que l’organisation des colléges électoraux sera réglée par les lois ; elle ne dit pas par les ordonnances.

La couronne avait elle-même jusqu’ici reconnu ces articles ; elle n’avait point songé à s’armer contre eux, soit d’un prétendu pouvoir constituant, soit du pouvoir faussement attribué à l’article 14.

Toutes les fois, en effet, que des circonstances, prétendues graves, lui ont paru exiger une modification soit au régime de la presse, soit au régime électoral, elle a eu recours aux deux Chambres. Lorsqu’il a fallu modifier la Charte pour établir la septennatité et le renouvellement intégral, elle a eu recours non à elle-même, comme auteur de cette Charte, mais aux chambres. La Royauté a donc reconnu, pratiqué elle-même, ces articles 8 et 35, et ne s’est arrogé à leur égard, ni une autorité constituante, ni une autorité dictatoriale qui n’existent nulle part.

Les tribunaux, qui ont droit d’interprétation, ont solennellement reconnu ces mêmes principes. La cour royale de Paris et plusieurs autres ont condamné les publicateurs de l’Association Bretonne, comme auteurs d’outrages envers le gouvernement. Elle a considéré comme un outrage la supposition que le gouvernement pût employer l’autorité des ordonnances, là où l’autorité de la loi peut seule être admise. Ainsi le texte formel de la Charte, la pratique suivie jusqu’ici par la couronne, les décisions des tribunaux, établissent qu’en matière de presse et d’organisation électorale, les lois, c’est-à-dire le Roi et les chambres, peuvent seules statuer.

Aujourd’hui donc, le gouvernement a violé la légalité. Nous sommes dispensés d’obéir ; nous essaierons de publier nos feuilles sans demander l’autorisation qui nous est imposée : nous ferons nos efforts pour qu’aujourd’hui, au moins, elles puissent arriver à toute la France.

Voilà ce que notre devoir de citoyen nous impose, et nous le remplissons.

Nous n’avons pas à tracer ces devoirs à la chambre illégalement dissoute mais nous pouvons la supplier, au nom de la France, de s’appuyer sur son droit évident et de résister autant qu’il sera en elle à la violation des lois. Ce droit est aussi certain que celui sur lequel nous nous appuyons. La Charte dit, article 50, que le Roi peut dissoudre la chambre des députés, mais il faut pour cela qu’elle ait été réunie, constituée en chambre ; qu’elle ait soutenu enfin un système capable de provoquer sa dissolution. Mais, avant la réunion, la constitution de la chambre, il n’y a que des élections faites. Or, nulle part la Charte ne dit que le Roi peut casser les élections. Les ordonnances publiées aujourd’hui ne font que casser des élections, elles sont donc illégales, car elles font une chose que la Charte n’autorise pas. Les députés élus, convoqués pour le 3 août, sont donc bien et dûment élus et convoqués. Leur droit est le même aujourd’hui qu’hier. La France les supplie de ne pas l’oublier. Tout ce qu’ils pourront pour faire prévaloir ce droit, ils le doivent.

Le gouvernement a perdu aujourd’hui le caractère de légalité qui commande l’obéissance. Nous lui résistons pour ce qui nous concerne ; c’est à la France à juger jusqu’où doit s’étendre sa propre résistance.

Ont signé les gérants et rédacteurs des journaux actuellement présents à Paris :

MM. Gauja, gérant du National.
Thiers, Mignet, Carrel, Chambolte, Peysse, Albert Stapher, Dubochet, Rolle, rédacteurs du National.
Leroux, gérant du Globe.
De Guizard, rédacteur du Globe.
Sarrans jeune, gérant du Courrier des Électeurs.
B. Dejean, rédacteur du Globe.
Guyet, Mousette, rédacteurs du Courrier.
Auguste Fabre, rédacteur en chef de la Tribune des Départements.
Année, rédacteur du Constitutionnel.
Cauchois-Lemaire, rédacteur du Constitutionnel.
Senty, rédacteur du Temps.
Haussman, rédacteur du Temps.
Avenel, rédacteur du Courrier Français.

Dussard, rédacteur du Temps.
Levasseur, rédacteur de la Révolution.
Évariste Dumoulin.
Alexis de Jussieu, rédacteur du Courrier Français.
Châtelain, gérant du Courrier Français.
Plagnol, rédacteur en chef de la Révolution.
Fazy, rédacteur de la Révolution.
Busoni, Barbaroux, rédacteurs du Temps.
Chalas, rédacteur du Temps.
A. Billard, rédacteur du Temps.
Ader, rédacteur de la Tribune des Départements.
F. Larreguy, rédacteur du Journal du Commerce.
J.-F. Dupont, avocat, rédacteur du Courrier Français.
Ch. de Rémusat, rédacteur du Globe.
V. de Lapelouze l’un des gérants du Courrier Français.
Bohain et Roqueplan, rédacteurs du Figaro.
Coste, gérant du Temps.
J.-J. Baude, rédacteur du Temps.
Bert, gérant du Journal du Commerce.
Léon Pillet, gérant du Journal de Paris.
Vaillant, gérant du Sylphe.


FIN DES DOCUMENTS HISTORIQUES DU TOME PREMIER.
  1. Par bourgeoisie j’entends l’ensemble des citoyens qui, possédant des instruments de travail ou un capital, travaillent avec des ressources qui leur sont propres, et ne dépendent d’autrui que dans une certaine mesure. Le peuple est l’ensemble des citoyens qui, ne possédant pas de capital, dépendent d’autrui complétement, et en ce qui touche aux premières nécessités de la vie.
  2. Manuscrit de mil huit cent quatorze, page 110, par le baron Fain.
  3. Les renseignements que nous consignons ici sont tirés d’une note qui nous a été communiquée, et qui est écrite de la main même d’un des officiers supérieurs chargés en 1814 de la défense de Paris. Cet officier supérieur est aujourd’hui pair de France.
  4. Le récit qu’on va lire s’appuie sur des renseignements fournis par le maréchal Macdonald, et mis à ma disposition par M. Arago.
  5. Il existe une lettre du général Bordesoulle, dans laquelle il déclare que, de concert avec tous les généraux présents à Essonne, un seul excepté, le général Lucotte, il a fait exécuter le mouvement sur Versailles, contrairement aux ordres du duc de Raguse.
  6. Voir le manuscrit de 1814, par le baron Pain.
  7. Nous pouvons garantir l’authenticité de ces curieux détails.
  8. Histoire de la Restauration, par un homme d’État, 3e vol., p. 64 et 65.
  9. Voici dans quels termes M. Villemain, qui a été ministre depuis 1830, félicitait l’empereur Alexandre de sa victoire de 1814, et cela en pleine académie, le 21 avril 1814 :

    « Quand tous les cœurs sont préoccupes de cette auguste présence, j’ai besoin de demander grâce pour la distraction que je vais donner. Quel contraste d’un si faible intérêt littéraire et d’un semblable auditoire ! Les princes du nord qui vinrent autrefois assister à ces mêmes séances, prévoyaient-ils qu’un jour leurs descendants y seraient amenés par la guerre. Voilà les révolutions des empires. Mais sur les âmes généreuses, le pouvoir des arts ne change pas. Devant l’image des arts, les monarques armés s’arrêtent comme les monarques voyageurs. Ils la respectent dans nos monuments, dans le génie de nos écrivains, et dans la vaste renommée de nos savants. L’éloquence, ou plutôt l’histoire, célébrera cette urbanité littéraire, en même-temps qu’elle doit raconter cette guerre sans ambition, cette ligue inviolable et désintéressée, ce royal sacrifice des sentiments les plus chers immolés au repos des nations et à une sorte de patriotisme européen. Le vaillant héritier de Frédéric nous à prouvé que les chances des armes ne font pas tomber du trône un véritable roi ; qu’il se relève toujours noblement, soutenu sur les bras de son peuple, et demeure invincible par ce qu’il est aimé. La magnanimité d’Alexandre reproduit à nos yeux une de ces âmes antiques passionnées pour la gloire. Sa puissance et sa jeunesse garantissent la longue paix de l’Europe. Son héroïsme, épuré par les lumières de la civilisation moderne, semble digne d’en perpétuer l’empire, digne de renouveler, d’embellir encore l’image du monarque philosophe, présentée par Marc-Aurèle, de montrer enfin sur le trône la sagesse armée d’un pouvoir aussi grand que les vœux qu’elle forme pour le bonheur dut monde. »

  10. Histoire de la Restauration, par un homme d’état, tome III p. 404.
  11. Au moment même où j’écris ces lignes, aujourd’hui 7 mars 1841, les journaux annoncent la détermination que le fils du maréchal Ney vient de prendre de siéger dans cette assemblée qui vota, presqu’à l’unanimité, la mort de son père. Dans la lettre explicative des motifs de cette résolution, je lis :

    « Le fils du marquis de Strafford ne siégea à la chambre des lords qu’après avoir obtenu la révocation de l’arrêt qui avait condamné injustement son père sous le règne de Charles Ier.

    Moins heureux que lui ou moins bien servi par les circonstances et l’état de nos lois, je n’ai pu complétement réussir dans l’accomplissèment d’un devoir religieux que j’ai poursuivi n’anmoins sans relâche et par tous les moyens en mon pouvoir depuis 1831.

    Mes efforts auprès des différents ministères qui se sont succédé pendant cet espace de temps ont toujours échoué devant des fins de non-recevoir tirées soit des lacunes de notre Code en matière de révision, soit aussi des inconvénients que présenterait pour la sûreté publique l’évocation de certains souvenirs que les passions ne manqueraient pas de saisir…

    Que vous dirai-je ? je combats ainsi sans succès depuis dix ans ! »

    Voilà ce que réservait à la mémoire du maréchal Ney le gouvernement de la bourgeoisie !

  12. Le projet de loi sur les cris séditieux.
  13. Voir dans Paris révolutionnaire l’intéressant récit de M. Trélat.
  14. Dans la Conversation qu’il eût avec l’ambassadeur anglais, M. d’Haussez, irrité du ton tranchant que prenait lord Stuart, laissa échapper ces mots : « Si vous désirez une réponse diplomatique, M. le président du conseil vous la fera. Pour moi, je vous dirai, sauf le langage officiel, que nous nous f…… de vous. »
  15. « Charles X, Voyant son trône et la charte menacés, a voulu défendre l’un et l’autre. On ne saurait nier aujourd’hui que l’un et l’autre ne fussent en danger, puisque la charte et le trône ont été renversé à la fois. »
    (Note manuscrite de M. de Polignac.)
  16. Nous avons sous les yeux un recueil de lettres écrites de la main de M. de Polignac et relatives aux événements de 1830. Nous publions ces notes au fur et à mesure, alors même que nous serions fondés à croire inexactes les assertions qu’elles contiennent. Car il s’agit ici pour nous d’un devoir de loyauté. Voici une de ces notes :

    « Les ambassadeurs ne firent aucune représentation. Je ne les laissais pas s’immiscer dans les affaires intérieures de la France. »

  17. Tous les ministres furent unanimes sur la nécessité des ordonnances et sur le droit de les rendre. M. de Rainville, seul, désirait qu’on en ajournât l’exécution de quelques semaines. Ce n’était qu’une question de temps.
    (Note manuscrite de M. de Polignac.)
  18. Sous la Restauration, les élèves de l’École polytechnique étaient sans armes, à l’exception des sergents, qui portaient l’épée.
  19. « Je n’ai jamais reçu cette lettre je l’eusse renvoyée à son auteur. Au moment du danger, on n’accepte la démission de personne. »
    (Note manuscrite de M. de Polignac.)
  20. Déposition de M. Galle dans le procès des ministres ; tome II, p-128.
  21. « Ce ne furent ni les sommations du duc de Raguse, ni celles de M. de Sémonville qui donnèrent lieu, comme on l’a supposé, au départ des ministres pour Saint-Cloud. Et cela, par une raison toute simple, c’est qu’ils n’en firent aucune, n’ayant aucune qualité pour leur en adresser. Le départ des ministres fut occasionné par une lettre de Charles X, qui leur faisait connaitre son intention de réunir son conseil le lendemain matin. Ma voiture m’attendait dans la cour des Tuileries long-temps avant l’arrivée de M. de Sémonville.

    La déposition de M. de Sémonville à la chambre des pairs n’est qu’une scène à effet, composée dans le silence du cabinet. Je déclare ignorer la majeure partie des choses rapportées par lui et où il me fait agir comme acteur ; mais chacun a sa manie : celle de M. de Sémonville est de mettre toujours quelque drapeau en scène. »

    (Note manuscrite de M. de Polignac.)
  22. Cette lettre, publiée dans le Mémorial de l’Hôtel-de-Ville, est encore entre les mains de M. Hippotyte Bonnetier.
  23. M. de Lafayette commettait ici une erreur. Au reste, le manuscrit à cet endroit porte une rature.
  24. Les propositions que M. le duc de Mortemart est venu faire à la chambre des pairs en faveur du duc de Bordeaux vont ramener l’attention sur une question qui pourra être enfin examinée et discutée librement. Nous nous bornerons à publier aujourd’hui la première pièce insérée dans les journaux anglais du temps ; elle n’a jamais paru en France, sa publication est tout-à-fait opportune ; elle complète les rapprochements qu’on a faits jusqu’ici entre la famille des Stuart et celle des Capet.

    Voici la teneur de ce document intitulé : Protestation du duc d’Orléans, et rendu public à Londres en novembre 1820.

    « S. A. R. déclare par les présentes qu’il proteste formellement contre le procès-verbal daté du 29 septembre dernier, lequel acte prétend établir que l’enfant nommé Charles-Ferdinand-Dieudonné est fils légitime de S. A. R. Madame duchesse de Berri.

    Le duc d’Orléans produira en temps et lieu les témoin qui peuvent faire connaître l’origine de l’enfant et de sa mère il produira toutes les pièces nécessaires pour rendre manifeste que la duchesse de Berri n’a jamais été enceinte depuis la mort infortunée de son époux et il signalera les auteurs de la machination dont cette très-faible princesse a été l’instrument.

    En attendant qu’il arrive un moment favorable pour dévoiler toute cette intrigue, le duc d’Orléans ne peut s’empêcher d’appeler l’attention sur la scène fantastique qui, d’après le susdit procès-verbal, a été jouée au pavillon Marsan.

    Le Journal de Paris, que tout le monde sait être un journal confidentiel, annonça le 20 août dernier le prochain accouchement dans les termes suivants :

    Des personnes qui ont l’honneur d’approcher la princesse, nous assurent que l’accouchement de S. A. R. n’aura lieu que du 20 au 28 septembre.

    Lorsque le 28 septembre arriva, que se passa-t-il dans les appartements de la duchesse ?

    Dans la nuit 28 au 29, à deux heures du matin, toute ta maison était couchée et les lumières éteintes ; à deux heures et demie la princesse appela ; mais la dame de Vathaire, sa première femme de chambre, était endormie ; la dame Lemoine, sa garde, était absente, et le sieur Deneux, l’accoucheur, était déshabillé.

    Alors la scène changea : la dame Bourgeois alluma une chandelle, et toutes les personnes qui arrivèrent dans la chambre de la duchesse virent un enfant qui n’était pas encore détache du sein de la mère.

    Mais comment cet enfant était-il placé ?

    Le médecin Baron déclare qu’il vit l’enfant placé sur sa mère et non encore détaché d’elle.

    Le chirurgien Bougon déclare que l’enfant était placé sur ta mère et encore attache par le cordon ombilical.

    Ces deux praticiens savent combien il est important de ne pas expliquer plus particulièrement comment l’enfant était placé sur sa mère.

    Madame la duchesse de Reggio fait la déclaration suivante :

    « Je fus informée sur le champ que S. A. R. ressentait les douleurs de l’enfantement ; j’accourus auprès d’elle à l’instant même, et en entrant dans la chambre je vis l’enfant sur le lit et non encore détaché de sa mère. »

    Ainsi l’enfant était sur le lit, la duchesse sur le lit, et le cordon ombilical introduit sous la couverture.

    Remarquez ce qu’observa le sieur Deneux, accoucheur, qui à deux heures et demie fut averti que la duchesse ressentait les douleurs de l’enfantement, qui accourut sur le champ auprès d’elle sans prendre le temps de s’habiller entièrement, qui la trouva dans son lit et entendit l’enfant crier ;

    Remarquez ce que dit madame de Goulard qui, à deux heures et demie, fut informée que la duchesse ressentait les douleurs de l’enfantement, qui vont sur le champ, et entendit l’enfant crier ;

    Remarquez ce que vit le sieur Franque, garde-du-corps de Monsieur, qui était en faction à la porte de S. A. R., et qui fut la première personne informée de l’évènement par une dame qui le pria d’entrer ;

    Remarquez ce que vit M. Lainé, garde national qui était en faction à la porte du pavillon Marsan, qui fut invité par une dame à monter, monta, fut introduit dans la chambre de la princesse où il n’y avait que le sieur Deneux et une autre personne, et qui, au moment où il entra, observa que la pendule marquait deux heures trente-cinq minutes ;

    Remarquez ce que vit le médecin Baron, qui arriva à deux heures trente-cinq minutes, et le chirurgien Bougon qui arriva quelques instants après.

    Remarquez ce que vit le maréchal Suchet qui était logé par ordre du roi au pavillon de Flore, et qui, au premier avis que S. A. R. ressentait les douleurs de l’enfantement, se rendit en toute hâte à son appartement, mais n’arriva qu’à deux heures quarante-cinq minutes, et qui fut appelé pour assister à la section du cordon ombilical quelques minutes après.

    Remarquez ce qui doit avoir été vu par le maréchal de Coigny, qui était logé aux Tuileries par ordre du roi, qui fut appelé lorsque S. A. R. était délivrée, qui se rendit en hâte à son appartement, mais qui n’arriva qu’un moment après que la section du cordon avait eu lieu.

    Remarquez enfin ce qui fut vu par toutes les personnes qui furent introduites après deux heures et demie jusqu’au moment de la section du cordon ombilical, qui eut lieu quelques minutes après deux heures trois quarts. Mais où étaient donc les parents de la princesse pendant cette scène qui dura au moins vingt minutes ? Pourquoi durant un si long espace de temps affectèrent ils de l’abandonner aux mains de personnes étrangères, de sentinelles et de militaires de tous les rangs ? Cet abandon affecté n’est-il pas précisément la preuve la plus complète d’une fraude grossière et manifeste ? N’est-il pas évident qu’après avoir arrangé la pièce, ils se retirèrent à deux heures et demie, et que, placés dans un appartement voisin, ils attendirent le moment d’entrer en scène et de jouer les rôles qu’ils s’étaient assignés.

    Et en effet, vit-on jamais, lorsqu’une femme de quelque classe ce soit était sir le point d’accoucher, que pendant la nuit les lumières fussent éteintes, que les femmes placées auprès d’elle fussent endormies, que celle qui était plus spécialement chargée de la soigner s’éloignât, que son accoucheur fut deshabillé, et que sa famille habitant sous le même toit, demeurât plus de vingt minutes sans donner signe de vie.

    S. A. R. le duc d’Orléans est convaincu que la nation française et tous les souverains de l’Europe sentiront toutes les conséquences dangereuses d’une fraude si audacieuse et si contraire aux principes de la monarchie héréditaire et légitime.

    Déjà la France et l’Europe ont été victimes de l’usurpation de Bonaparte. Certainement une nouvelle usurpation de la part d’un prétendu Henri V ramènerait les mêmes malheures sur la France et sur l’Europe.

    Fait à Paris, le 30 septembre 1820. »

    (Courrier Français du 2 août 1830).