Histoire de l’Affaire Dreyfus/T3/8

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Eugène Fasquelle, 1903
(Vol. 3 : La crise : Procès Esterhazy – Procès Zola, pp. 480–531).

CHAPITRE VIII

MORT DE LEMERCIER-PICARD

I. Le verdict du jury et l’opinion, 480. — Triomphe des antisémites, 481. — II. Chambre des députés, interpellation du 24 février, 483. — Discours menaçant de Méline, 485. — III. Les représailles, 490. — Mise en réforme de Picquart, 491. — Grimaux, le lieutenant Chaplin, Leblois, 492. — IV. Nouvelle lettre de Lemercier-Picard à Séverine, 493. — Ses tentatives d’escroquerie et de chantage, 494. — Sa maîtresse le trouve pendu à l’espagnolette d’une fenêtre, 499. — Le bruit se répand qu’il a été assassiné, 503. — Les journaux de l’État-major contestent que le pendu soit Lemercier-Picard, 504. — Bertillon établit que Lemercier, de son vrai nom, s’appelait Leeman, 505. — Polémique de presse, 506. — Procès-verbal d’autopsie, 508. — La mort par inhibition, 510. — V. Esterhazy est invité à provoquer Picquart, 512. — Boisdeffre et Gonse lui désignent ses témoins, 513. — Henry refuse de croiser l’épée avec Picquart, 514. — Il y consent et est blessé en duel, 515. — Picquart décline toute rencontre avec Esterhazy, 516. — Ennuis d’Esterhazy, 517. — VI. La conversion de Bertulus : ses enquêtes, 518. — Mme Monnier dénoncée par Pellieux et Gonse, 520. — L’enquête sur les dépêches Blanche et Speranza, 522. — Du Paty accusé d’être l’auteur des faux télégrammes et d’avoir machiné le roman de la dame voilée, 523. — Du Paty suspecte l’authenticité de la lettre de Panizzardi à Schwarzkoppen, 527. — Manœuvres d’Henry, 528. — Henry excite les officiers de l’État-major et Esterhazy contre Du Paty, 530.

I

Ainsi, l’acte héroïque de Zola avait abouti à une nouvelle défaite, très lourde après tant de déclamations sur le jury, sur les douze citoyens libres qui représentent la France. Donc le peuple, après l’armée, condamnait Dreyfus, et, cette fois, après un grand débat public, en plein jour. De fait, si le peuple eût été consulté directement, il eût condamné d’acclamation.

Il n’y avait pas à distinguer entre Paris et la province. La joie fut générale quand le verdict fut connu.

Les cercles militaires, comme pour une victoire, arborèrent le drapeau.

Les avocats de Grenoble et de Tours votèrent des félicitations à l’armée ; ceux du Mans, à l’unanimité, une adresse à Mercier. Le jury de l’Ardèche, d’autres encore, adressèrent leurs félicitations au jury de la Seine « pour sa fermeté patriotique[1] ».

Les journaux piétinèrent Zola, désolés seulement d’avoir épuisé les outrages, de n’en pouvoir inventer de nouveaux. D’ailleurs, le public ne se lassait point de cette litanie, de cette violence uniforme.

Le grand triomphateur, c’était l’antisémitisme : s’il n’y avait pas de loi pour Dreyfus, c’est qu’il était juif[2]. L’antisémitisme avait commis le crime initial, mené la campagne avec une savante fureur, déchaîné la bête.

Les partis politiques tinrent à honneur d’avoir figuré dans la bataille : les royalistes et les cléricaux, qui comptaient tirer profit de la folie populaire, les républicains, modérés ou radicaux, qui ne voulaient pas en laisser le bénéfice à la Monarchie et à l’Église, et chacun, d’ailleurs, fondé à réclamer sa part. N’ayant rivalisé que de violence, ils se disputaient le mérite des initiatives. Les radicaux se targuèrent d’avoir forcé Méline à marcher, les cléricaux d’avoir mis le feu au ventre des radicaux. Tous avaient suivi Drumont.

Au moyen âge, dans les pays catholiques, un seul crime fut irrémissible : l’hérésie. Le chef-d’œuvre des défenseurs de la chose jugée (trois fois jugée, maintenant), ce fut d’imprimer le caractère d’hérésie à l’opinion que Dreyfus était innocent.

Ce n’était pas une opinion ou une erreur comme une autre, mais déshonorante, une impiété (contre l’armée, contre la patrie). Elle désignait ceux qui la professaient au mépris public, comme jadis, pendant des siècles, la rouelle des Juifs. D’avoir eu raison contre tous, longtemps ils resteront suspects, indignes, impurs.

La férocité resta à la mode. Des journaux regrettèrent de ne pouvoir aviser Dreyfus que tout espoir était perdu, qu’il attendrait, jusqu’à la mort, sur son rocher.

L’âme haute, dédaigneuse, ne souffre pas des haines factices. La seule douleur, mais profonde, c’est quand s’avance la vieille femme, au cœur simple, qui apporte au bûcher de Huss son fagot.

Ces « saintes simplicités » se retrouvent toujours, dans les pires folies et dans les crimes les plus affreux.

Cependant, — et ces fureurs même le montraient, — les vainqueurs se rendaient compte que la condamnation de Zola ne résolvait rien. Méline, notamment, ne se flatta pas que l’hérésie fût morte. Depuis qu’il avait refusé de regarder lui-même au dossier de Dreyfus, comme les promoteurs, puis les adversaires de la Revision (Cavaignac, Goblet) l’y avaient invité, il s’apercevait, à chaque nouvel incident, qu’à fuir les responsabilités honorables, on en assume d’autres et plus pesantes. Le déchaînement des haines religieuses, le cliquetis des épées et des éperons dans le prétoire l’effrayèrent. Surtout, ayant conscience qu’il était sorti du droit, il eût souhaité rentrer dans la justice, dans l’ordre, c’est-à-dire qu’il eût voulu, avec le succès de l’exception, la garantie de la règle ; « mais la nature des choses s’y oppose[3] ».

Le jour où il avait éconduit Scheurer, il s’était imaginé qu’il suivait la voie droite, alors qu’il bifurquait, tournant le dos à son passé. Sa stratégie était la Loi : « Il y a une loi sur la revision ; usez-en. » Mais, en même temps, il avait rendu impossible le recours à la loi. La Revision eût pu sortir du procès d’Esterhazy si l’enquête, l’instruction, avaient été loyales. Elle eût pu sortir du procès de Zola, si les généraux n’avaient pas intimidé les jurés par la menace de conduire leurs enfants à la boucherie, de donner tous ensemble leur démission ; il les avait laissé faire. Il savait enfin que la condamnation de Dreyfus était viciée par la communication secrète, et il s’en taisait. Dès lors, quand sur les ruines de toutes ces lois brisées il parlait de la loi, du respect qui lui est dû, les partisans de la Revision ne voyaient en lui qu’un pharisien.

Il eût voulu, de toutes les forces de sa petite âme naturellement pacifique, honnête, point méchante, apeurée devant une telle crise, calmer cette fièvre pour faire de bonnes élections. Mais il s’obstinait à méconnaître que l’organisme, malade de l’iniquité originelle, resterait empoisonné tant que l’iniquité n’en aurait pas été extirpée. De là, l’étonnant contraste entre l’homme qu’il était et ses actes, ses discours. Il avait érigé la modération en principe. Et la violence de la tempête qu’il avait laissé éclater le jetait dans la violence, dans l’abus brutal de la force, dans la menace, hors de lui-même.

II

C’est ce qui parut, encore une fois, dans l’âpre discours qu’il fit, le 24 février, au lendemain de la condamnation de Zola. On n’a pas oublié que Jaurès, au sortir de l’audience du 17, s’était précipité à la Chambre et, tout bouillant, voulut interpeller sur l’insolence débridée des généraux. Il eût fallu le faire séance tenante ; ce jour-là, dans le frémissement passager de beaucoup de républicains, le sort eût pu tourner. Mais les politiques du parti socialiste s’étaient accrochés aux basques de l’impétueux, le retenant, le conjurant de ne pas ajouter au trouble et à la colère des esprits par un débat parlementaire, de laisser à la justice toute sa liberté, alors qu’il s’agissait précisément de la libérer. Sur quoi, Boisdeffre, le lendemain, avait jeté dans la balance son épée, l’extraordinaire menace de la grève des généraux.

L’interpellation qui, le 17 ou le 18, eût pu être décisive, c’était, le 24, le coup de canon après la bataille. D’autre part, la presse républicaine s’étonnait que de tels défis, de tels actes de pression et d’indiscipline, eussent été commis dans le silence humilié de la tribune[4]. La politique commanda d’avoir l’air de faire quelque chose.

Hubbard, franc-maçon actif, écouté dans les loges, mais sans crédit à la Chambre[5], et Viviani, désigné par les socialistes pour parler en leur nom, s’efforcèrent de contenir le débat dans les limites de la question de principe : la suprématie du pouvoir civil, « quelles que soient ses erreurs et ses fautes », sur le pouvoir militaire[6]. — C’est la doctrine de la Révolution que nul, même à l’extrême-droite, ne se serait risqué à contester, en théorie[7]. — Quelques jours auparavant, dans une discussion sur les troubles d’Alger, le ministre de l’Intérieur s’était joint à Jaurès pour répudier l’antisémitisme[8]. Hubbard rappela ces paroles de Barthou. Sera-t-il permis plus longtemps à des officiers de pousser le cri de massacre qu’ils ont fait retentir sous les voûtes du Palais de Justice : « Mort aux Juifs ! » Cette inscription meurtrière est charbonnée sur tous les murs. — Viviani exposa que les socialistes étaient « profondément divisés » sur la question même de Dreyfus. Lui-même, il flottait entre Jaurès et Millerand, s’appliquait, jeune et ambitieux, ménager de sa popularité, à ne pas prendre parti. Ces réserves, cette prudence, qui se croyait politique, affaiblissaient fort sa thèse. Si Dreyfus est coupable, les généraux sont excusables de perdre patience, de s’indigner contre les protagonistes du traître. Pourtant, vers la fin de son discours, l’éloquent Algérien se retrouva, fit entendre quelques mots de hautaine protestation[9].

Méline, que toute la Chambre appela alors à la tribune, n’eut garde de refuser la parole d’explication que les républicains attendaient pour s’en aller, la conscience en repos, aux élections.

Il convint donc que les généraux « avaient pu être entraînés à aller plus loin qu’il n’aurait voulu », et, notamment, que, dans la déposition de Boisdeffre, « il y avait un mot de trop » ; du moins, « dans d’autres circonstances, il pourrait être amené à le penser et à le dire ». Mais à qui la faute ? Qui a provoqué ces impatiences ? Et il fit le tableau saisissant « de l’âme d’un soldat, d’un général qui, pendant huit jours, est assis sur la sellette, traité avec mépris, considéré comme un suspect, presque comme un coupable ! (Vifs applaudissements). Ce soldat rentre chez lui, humilié, exaspéré, son sang bouillonne dans ses veines ; puis, le jour vient où un chef de parti, un homme dont tous les discours sont des actes, lui lance à la face, devant la France et devant l’étranger, cette épouvantable accusation de préparer par son incapacité les désastres de la patrie, » (Jaurès proteste que Méline travestit ses paroles). Méline : « Et vous vous étonnez que ce général, se retrouvant devant les juges qui ont accueilli l’accusation, n’ait pu retenir un cri… »

Nulle défense plus habile, et, disons-le, nulle n’eût été plus légitime si Méline n’avait pas connu le caractère frauduleux de la fameuse pièce.

Méline, voyant qu’il avait la partie gagnée, que son apologie de Boisdeffre, en guise de désaveu, suffisait aux républicains, s’adressa alors aux passions du dehors. Trois fois, il revint à la charge, avec une véhémence entraînante, pour établir que, seuls, les défenseurs de Dreyfus étaient responsables d’une crise où, « depuis quatre mois, la vie de la nation était suspendue et arrêtée ». Et il désigna, énuméra les coupables : la presse, sans doute payée, il ne le dit pas, mais l’insinua[10] ; elle a reçu déjà une première punition, « celle de ceux qui parlent mal de la France, les applaudissements de l’étranger » ; — les Juifs « qui ont si follement engagé cette campagne » ; l’antisémitisme est leur œuvre ; ils préparent, par les haines qu’ils soulèvent, « un siècle d’intolérance » ; — et « cette élite intellectuelle qui semble prendre plaisir à envenimer les haines sanglantes ».

À ce mot d’intellectuels, droite et centre partirent d’un grand éclat de rire[11].

Enfin, et ce fut la conclusion du discours, il ordonna aux vents de rentrer dans l’outre : « Il faut que cela cesse… » Et il insista durement, résolu, disait-il, à imposer l’apaisement à tous, aux violents de tous les partis, mais menaçant seulement les défenseurs de la justice :

Nous considérons qu’à partir de demain tous ceux qui s’obstineraient à continuer la lutte ne pourraient plus arguer de leur bonne foi ; ce serait sciemment qu’ils troubleraient la paix intérieure du pays, sciemment qu’ils nous exposeraient à des embarras à l’extérieur. Nous leur appliquerons toute la sévérité des lois ; si les armes que nous avons entre les mains ne sont pas suffisantes, nous vous en demanderons d’autres.

Le crime nouveau, que cet homme doux méditait d’introduire dans la loi, c’était le fait de demander justice pour un innocent. Et il confirmait qu’il y avait une conspiration, un complot international contre la France.

Aux antisémites, aux vengeurs enragés de « l’honneur de l’armée », il se borna à refuser « les représailles excessives et le gigantesque procès qu’ils réclamaient contre le Syndicat[12] ». Ce procès était impossible. Mais il annonça « qu’il prendrait les mesures disciplinaires que commandaient les circonstances ».

Ainsi, du haut de la tribune, il jeta l’os à ronger. Les noms des victimes désignées étaient sur toutes les lèvres.

La Chambre, d’acclamation, sur la motion de Charles Ferry, ordonna l’affichage du discours[13].

Les faits seuls pouvaient y répondre. La question était de savoir si les « intellectuels », si les défenseurs du droit se laisseraient intimider, s’ils s’inclineraient sous les menaces, si la pitié pour l’innocent céderait à la peur. Or, et sans même se consulter, tous étaient résolus à poursuivre la lutte. Ils prouveront le mouvement en marchant. À quoi bon, dans ce tardif débat, sans autre résultat que de grandir la victoire de Méline, annoncer que la bataille continue ? Jaurès se tut : cette foule de candidats exaspérés, cramponnés à leur mandat, qu’était devenue la Chambre, l’aurait-elle seulement laissé parler ? Pour moi, depuis plusieurs semaines, dès que je m’asseyais à mon banc, le vide se faisait. Même dans les couloirs, rares étaient ceux qui ne me fuyaient pas. Et ceux qui ne se dérobaient point, cependant ne me cachaient pas leur gêne, quand je les abordais, et m’auraient su gré de ne plus paraître à la Chambre.

Il n’y eut donc d’autre réplique à Méline que de Cavaignac, obstiné à reprocher à Billot « d’avoir commencé par ouvrir largement les portes aux amis de Dreyfus, en engageant les procès » ; de s’être borné ensuite « à leur opposer la maigre affirmation de la vérité légale », au lieu d’apporter à ce pays, « qui avait besoin de clarté, tout ce qu’il détenait de vérité vraie » ; enfin, de n’avoir pas eu le courage de paraître aux assises et d’y parler, hautement, au nom de l’armée. Ce que Pellieux et Boisdeffre avaient dit au jury, Billot l’aurait dû déclarer lui-même.

Cette vérité vraie, les faux d’Henry, les mensonges de Lebrun-Renaud, Cavaignac y a cru absolument. Les produire au grand jour a été toute sa politique. Nul autre moyen, selon lui, de confondre les ennemis de l’armée. « On fait sept fois le tour des murailles en sonnant les trompettes de Jéricho et l’on espère qu’au septième tour les murailles tomberont… Nous ne voulons pas qu’elles tombent. »

On entendit encore deux radicaux, Chapuis et Chenavaz, rappeler à Méline son engagement « de poursuivre les agents d’une campagne odieuse ». « même ceux de ses amis qui étaient parmi les meneurs ». Puis, par plus de quatre cents voix[14], la Chambre vota l’ordre du jour de confiance.

Restait l’interpellation, ajournée à cette date[15], « sur les relations de Billot avec la famille Dreyfus ».

Ernest Roche donna lecture de l’aveu de Martinie.

Le centre eût voulu que Billot ne répondît pas ; mais Billot préféra se parjurer une fois de plus et, à son ordinaire, sur un ton solennel et bouffon. Il ne parlait plus de lui-même qu’à la troisième personne : « Le ministre de la Guerre, chef de l’armée, manquerait à sa dignité s’il s’abaissait à démentir de nouveau et à réfuter les insinuations infâmes qu’on vient de porter à cette tribune. »

Il ajouta, — ce qui était vrai, — qu’il n’était ni le prisonnier de Scheurer ni le mien ; « qu’il oserait toucher à M. Picquart » ; et, encore, au milieu des applaudissements[16], que « soldat républicain, né dans une famille chrétienne, il n’était ni franc-maçon, ni jésuite, ni juif, ni athée, et marchait droit devant lui[17] ».

Les Jésuites, cette fois, crurent tenir la France. L’ombre du Sacré-Cœur de Montmartre était sur elle.

Un tel orgueil leur vint de cette victoire que ces grands dissimulateurs, les plus profonds des politiques, ne surent pas s’en taire. Le manifeste de la Civiltà catolica[18] est de cette date. Ils y crièrent au monde que la France de Voltaire, de l’Encyclopédie, était morte, qu’une nouvelle Espagne la remplaçait, née, au milieu des clameurs de haine et des cris de mort, sur les ruines de la Révolution, et que ce renouveau du moyen Age. c’était leur œuvre.

III

Les vengeances promises furent exécutées dès le lendemain[19].

On croira difficilement que Billot, qui avait ajourné de statuer sur le cas de Picquart jusqu’après le procès de Zola, ait ignoré les propos de Gonse à Bertulus à son sujet[20]. Et il savait aussi que Picquart, à la barre, était resté soldat, — au vieux sens du mot, celui que Gonse et Billot n’entendaient plus, également respectueux de la discipline et de son serment.

Au dire du juge, il aurait pu, plus d’une fois. « soulever un vrai scandale[21] », faire apparaître tout le crime ; mais il avait su imposer silence à ses colères, même à son amour de la justice ; il n’avait pas commis, dans cette rude épreuve, le moindre manquement à la règle militaire la plus étroite.

Gonse, le 26 février, rendit visite à Bertulus qui lui rappela « sa promesse en faveur de Picquart » et insista vivement, sachant que la décision de Billot était imminente. Le Tartufe galonné l’assura que, « sans perdre une heure, il allait faire tout ce qu’il pourrait[22] ». Or, le matin même. Billot avait fait signer à Félix Faure le décret qui mettait Picquart en réforme « pour fautes graves dans le service »[23].

Le vieux Grimaux, pour le même refus de se laisser « enrégimenter contre la vérité[24] », fut déclaré indigne d’enseigner la chimie, même à des agriculteurs. Il dut descendre de ses deux chaires[25], frappé à la fois par Billot et par Méline.

Billot frappa encore un officier d’artillerie, Chaplin, le fils du peintre, pour avoir adressé une lettre de félicitations à Zola. Des camarades, devant qui il en avait parlé, l’avaient dénoncé[26].

Enfin Barthou releva Leblois de ses fonctions d’adjoint, parce que Drumont avait exigé cette révocation et pour qu’il fût bien entendu que l’hérésie dreyfusienne constituait une cause d’indignité[27]. Le peuple des fonctionnaires, celui, plus nombreux encore, des candidats aux emplois rétribués sur le budget, ne s’y trompèrent pas.

Le conseil de l’Ordre des avocats n’eut garde, quand tout le monde s’aplatissait, de rester debout ; il cita Demange à sa barre pour avoir révélé l’existence de la pièce secrète, et suspendit Leblois pendant six mois pour avoir consulté hors de son cabinet, et « livré à Scheurer les confidences de son client[28] ».

Drumont invita encore le grand chancelier de la Légion d’honneur à rayer Zola des contrôles de l’Ordre ; mais Zola avait refusé de suivre l’avis de Duclaux qui eût voulu que le condamné acceptât l’arrêt, se constituât prisonnier[29]. Bien que la poésie de cette solution scientifique ne lui échappât point, il s’était pourvu en Cassation[30]. Davoust, comme Drumont, fut contraint d’attendre.

C’est ce que Méline appelait « liquider l’Affaire ».

IV

Une autre liquidation s’opéra dans l’ombre, dans un mystère qui n’a pas encore été entièrement pénétré : celle de Lemercier-Picard.

On a vu que ce faussaire ordinaire d’Henry, qui détenait quelques-uns de ses secrets, avait entrepris d’en trafiquer et me les avait offerts, puis à Zola et, en dernier lieu, à Séverine. Il avait manqué au premier rendez-vous qu’elle lui avait fixé, alléguant qu’il avait dû s’absenter de Paris. Elle lui en donna un second, auquel il ne parut pas davantage.

Trois jours après (c’était le lendemain de la condamnation de Zola, Lemercier-Picard écrivit de nouveau à Séverine : « Toujours traqué », il n’a pu réussir à la rejoindre ; il faut cependant qu’il la voie, mais ailleurs qu’au journal ou chez elle ; il lui envoyait, en même temps, une lettre à l’adresse de Rochefort, en la priant de la faire parvenir au destinataire, après en avoir pris copie, et avec l’autorisation de la publier[31].

Cette lettre à Rochefort puait le chantage. L’ancien agent, avec toutes sortes de sous-entendus, y invitait le pamphlétaire à provoquer la revision du procès Dreyfus, « nul n’étant mieux qualifié pour établir la vérité » que l’homme qui avait eu « la haute direction du syndicat Esterhazy » et reçu les subsides du père Bailly. Cependant. Lemercier-Picard pourrait le suppléer dans cette tâche. « Les documents qu’il possède lui donnent une certaine autorité dans la matière[32]. »

Séverine avait eu de bruyants démêlés avec Rochefort. L’ancien agent escomptait la haine de la femme outragée qui, tenant sa vengeance, publierait la lettre.

Comme il signait Durandin, elle n’avait aucun soupçon qu’il fût le même que Lemercier-Picard. Encore une fois, l’entrevue manqua.

En fait, le misérable, à travers ces intrigues croisées, ne cherchait qu’à se procurer de l’argent et, n’ayant jamais vécu que de faux et d’escroqueries, il continuait son commerce. Il sollicitait aussi, pleurant misère, des personnes réputées pour leur bienfaisance, le chanoine Chalandre[33], la baronne de Hirsch[34], le cardinal Richard, archevêque de Paris[35]. Comme il était doué d’une faculté remarquable d’invention, il leur contait d’étonnantes histoires, jamais la même, mais qui intriguaient ou émouvaient. Il signait chacune de ses épîtres d’un autre nom et « changeait d’écriture comme il voulait[36] ». Sa maîtresse s’en émerveillait.

C’était une fille bretonne. — Léontine Le Bonniec,[37] — qu’il avait rencontrée, l’été passé, à Bordeaux et qui s’était attachée à lui, l’avait suivi à Paris. Elle ignora toujours son vrai nom et ses moyens d’existence, mais il était « généreux et gai ». Il « se flattait d’avoir de belles relations et allait souvent à Saint-Vincent de Paul ». — On n’a pas oublié qu’Henry, lui aussi, fréquentait les églises ; il y donnait ses rendez-vous à la Bastian[38].

Après une courte séparation, en février, ils reprirent la vie commune. Elle loua une petite chambre, au rez-de-chaussée d’un hôtel meublé de la rue de Sèvres[39]. « Il avait de l’argent et paraissait content[40]. »

Les crimes qu’il avait connus le protégeaient. Se sachant introuvable, puisque la police avait reçu l’ordre de ne pas le trouver, il ne se cachait pas, allait et venait toute la journée, se faisait adresser ses lettres au bureau restant de la Chambre des députés[41]. Pourtant, il rentrait toujours avant la nuit[42]. Mais Henry n’avait pas moins peur de lui et, parce qu’il le craignait, il le haïssait.

Henry n’avait pas attendu cette aventure pour se convaincre qu’un bandit, qui détient un secret et qui en trafique bribe par bribe, est un gouffre insondable. D’ailleurs, où trouver toujours de nouvelles sommes ? Rochefort n’était pas donnant et fût vite devenu soupçonneux. Pour les fonds secrets de la Guerre, où de larges saignées avaient été pratiquées au profit des journaux, il y prélevait certainement la part de sa police personnelle. Mais tout son commerce avec Lemercier-Picard était resté inconnu des grands chefs. Henry avait des intérêts communs avec Boisdeffre et Gonse ; il avait, aussi, d’autres affaires.

Apparemment, Lemercier-Picard le harcela alors avec l’audace des maîtres-chanteurs qui ont obtenu un premier succès. Quand il s’offrit à Séverine, le lendemain de la fameuse audience où fut divulgué le faux qu’il avait fabriqué, c’est l’évidence qu’il menaça Henry de révéler leur crime, si son complice ne lui payait pas son silence. Et, de jour en jour, il s’enhardissait ; le défi alternait avec le marchandage dans la lettre à Rochefort qu’il avait remise à Séverine. Si Séverine n’eût pas cédé à un scrupule, et si la lettre avait paru, Henry, comme Rochefort, en eût reconnu l’auteur, Lemercier-Picard sous Durandin, et le coup l’atteignait en pleine poitrine.

Henry avait eu d’autres confidents, dont la mendicité comminatoire l’avait inquiété, notamment Lajoux. Mais Lemercier se fût-il laissé enfermer à Sainte-Anne ou embarquer par Gribelin pour l’Amérique[43] ?

Il n’y avait pas beaucoup de cerveaux aussi solides que celui d’Henry ; le miracle, c’est qu’il n’avait pas éclaté déjà, à travers tant de péripéties. Henry avait été l’organisateur de la victoire qui remplissait de joie les « patriotes » ; il eût voulu en jouir, lui aussi ; le spectre de Banquo l’en empêchait. Shakespeare dit de Macbeth qu’il avait « le cœur rempli de scorpions[44] ».

Cependant, Henry avait contre Lemercier-Picard, un terrible auxiliaire : la misère. Il n’avait qu’à la laisser opérer. Et il était homme, malgré ses angoisses, à raisonner l’opération : ne plus répondre au malheureux, ni à ses prières, ni à ses menaces ; se montrer sans peur ni pitié ; l’acculer au désespoir.

Dans ces premiers jours de mars, Lemercier-Picard échoua dans les suprêmes tentatives d’escroquerie qu’il avait amorcée. L’envoyé de la baronne de Hirsch, qui vint le voir le 1er mars, s’était muni à son intention de quelques louis ; mais il ne les lui donna pas, mis en défiance par cet homme rose et gras, qui se prétendait traqué à la fois par les antisémites et les anarchistes et forcé, pour échapper à la mort, de chercher asile en Angleterre. Il promit seulement de lui remettre ses frais de passage, le jour de son départ et à la gare.

Le lendemain, Lemercier alla au ministère de la Guerre. Précédemment, sous le nom de Roberty-Durrieu, il s’était adressé à l’intendant général Raison pour demander la liquidation d’une prétendue pension de retraite. L’intendant ne le reçut pas, lui répondit seulement, par écrit, qu’il comptait arriver bientôt à une solution favorable et qu’en tous cas, il tenterait une démarche pour lui faire verser une avance : « Revenez me voir lundi prochain[45]. »

Enfin, le 3 mars, Lemercier se rendit dans la matinée à la mairie du VIIe arrondissement où il avait déjà soutiré un subside. Il portait, comme à son habitude, le ruban de la médaille militaire et raconta une autre histoire, qu’il avait été ruiné en Amérique, qu’il avait femme et enfants, que sa femme était enceinte et qu’il avait vendu sa pipe pour avoir de quoi manger. L’employé lui donna rendez-vous pour le lendemain[46].

Il était sorti, ce jour-là, de meilleure heure que d’ordinaire, avant sa maîtresse qui avait quelque travail en ville. Bien qu’il ne lui eût pas donné d’argent « depuis trois ou quatre jours », il n’avait nullement l’air préoccupé et « elle ne supposait pas qu’il fût sans ressources[47] ». Il revint à l’hôtel après sa démarche à la mairie, ressortit, rentra au bout d’une heure. L’hôtelière lui trouva « l’air très gai » qu’elle lui avait toujours vu[48].

Ainsi, il n’avait nulle peur de se montrer, même au ministère de la Guerre, mais quelles pensées roulait-il sous son air de santé et sa jovialité apparente ?

Vers trois heures, sa maîtresse rentra à son tour, trouva la porte close, sut qu’il n’était pas ressorti, le crut endormi et repartit en course. Quand elle revint, vers six heures du soir, et quand, de nouveau, elle frappa en vain, elle fut prise d’inquiétude et pria le patron de l’hôtel de faire chercher un serrurier. Et, tout de suite, dès que la porte s’ouvrit, elle aperçut son amant pendu, comme jadis le prince de Condé[49], à l’espagnolette de la fenêtre, « presque debout, les genoux légèrement pliés, les pieds traînant à terre, une ficelle autour du cou[50] ». C’était « un petit bout de corde que le précédent locataire avait laissée dans le tiroir de la table de nuit[51] ».

La Bretonne déclara que « son amant ne lui avait jamais dit ou laissé entendre qu’il fût las de la vie[52] ».

La porte, quand le serrurier l’ouvrit, était fermée à double tour, la clef à l’intérieur. La chambre (très petite, sans cheminée) était de plain pied avec la cour ; une seule porte, celle qu’il avait fallu forcer, sur la cour ; à côté, une seule fenêtre, celle où l’homme était suspendu.

On alla quérir le commissaire qui, après avoir constaté la mort, fit dépendre la cadavre et le porta sur le lit. Il trouva, dans l’une de ses poches, quatre-vingt-cinq centimes et, dans une autre, un petit portefeuille avec une carte de visite, la note du général Raison et la lettre signée H, relative à la prétendue convocation chez Bertulus[53].

La logeuse affirma qu’elle n’avait vu personne entrer chez son locataire ; sans doute, un visiteur eût pu tromper sa surveillance ; mais sa chambre était voisine de celle du prétendu Roberty et elle n’y avait entendu aucune rumeur suspecte[54].

« Lorsque les talons d’un pendu touchent le sol ou une paroi », ils exécutent, dans les affres de l’agonie, « comme un rappel de tambour[55] ». Au moment de la première application du régime cellulaire à Mazas, quand les suicides des détenus s’y multiplièrent, « ce battement révélateur était bien connu des gardiens[56] ». Les médecins légistes recommandent de se renseigner, auprès des voisins d’un individu qui a été trouvé pendu ou étranglé, « s’ils n’ont pas entendu un bruit insolite sur le parquet[57] ». On négligea de poser cette question à la logeuse. Elle n’était point bavarde et cette affaire l’ennuyait. Le surlendemain, comme son mari voulut parler avec des journalistes, elle lui imposa silence[58].

L’hôtel, dans cette saison, était assez fréquenté, et mal, des ouvriers sans travail, des rôdeurs, d’équivoques couples de passage. L’étroit couloir, très sombre, qui va de la rue à la petite cour, cette cour boueuse sur laquelle donnent les chambres, ces murs humides comme les parois d’un puits, le décor n’était que banal et triste : ce n’était pas celui des coupe-gorge de mélodrame, l’auberge des Adrets ou la maison Bancal.

Le médecin du quartier ne vit le mort que le lendemain[59], « décroché », et, dès lors, trop tard pour rechercher le siège exact de ces lividités cadavériques qui n’apparaissent, chez les pendus, que sur les membres inférieurs et qui sont un signe certain du genre d’asphyxie auquel ils ont succombé[60]. Il était trop tard aussi pour rechercher si la couleur de la face correspondait ou non à la position du lien[61]. Le médecin ne découvrit aucune trace de blessure ou de coup. « En examinant attentivement, il aperçut sur le cou la trace d’un sillon bleuâtre de trois millimètres de diamètre, passant en avant et au-dessus des cartilages du larynx, se dirigeant un peu obliquement en arrière vers la nuque ; ce sillon, qui semblait incrusté dans la peau, répondait exactement à l’imposition d’une corde et en présentait tous les caractères[62] ».

Le corps fut transporté à la Morgue.

Le bruit courut bientôt que le pendu de la rue de Sèvres n’était autre que Lemercier-Picard et, tout de suite, une clameur s’éleva, dans ce fiévreux Paris qui, depuis six mois, vivait en plein mélodrame, qu’il avait été assassiné, — étranglé.

Séverine, la première, porta la terrible accusation[63], dès que le cadavre eût été identifié avec Lemercier-Picard[64] et qu’elle eût reconnu, sur un spécimen d’écriture, que c’était Durandin.

Les journaux de l’État-major contestèrent tant qu’ils purent, avec une singulière violence, que ce fût le fameux faussaire. C’était, selon eux, un ancien officier mis en réforme ; pour le vrai Lemercier, il se promenait en Belgique[65]. Quel intérêt avaient ils à répandre ces mensonges ? Qui les leur avait dictés ?

Ils insinuèrent, d’autre part, sans s’arrêter à la contradiction, que le Syndicat n’était pas étranger à l’événement. Rochefort démentit que la lettre, trouvée dans le portefeuille, fût de lui. Guénée était l’ordinaire intermédiaire entre l’Écho de Paris et Henry ; le Journal affirma que la lettre était signée de mes initiales. Quand il fut avéré qu’elle l’était seulement d’un H[66], on n’en parla plus. Enfin, les imaginations s’échauffèrent sur le visiteur inconnu, « l’homme noir », qui avait causé, un matin, (l’hôtelière disait le jour même du drame) avec le prétendu Roberty[67]. Peut-être cette femme brouillait-elle les dates ; peut-être Lemercier avait-il, ce jour-là, avant de sortir, reçu une autre visite.

Le procureur de la République (Atthalin) et Bertulus eussent voulu pénétrer au mystère de l’affaire de la rue de Sèvres. Leur curiosité fut d’autant plus excitée qu’ils avaient été tardivement avertis du décès et se heurtaient à d’étranges résistances. Jamais ni Gonse, ni Henry, ni Ravary, n’avaient voulu, précédemment, fournir aucune indication sur l’insaisissable individu[68]. La même puissance anonyme qui leur avait soustrait Lemercier vivant s’appliqua à les déposséder de son cadavre.

Comme sur un mot d’ordre, la presse « patriotique » les accusa de vouloir étouffer la lumière[69].

On savait que l’homme ne s’appelait pas Lemercier-Picard ; j’ai raconté dans quelles circonstances je lui avais donné ce double nom : qui était-il ? On s’adressa à Bertillon qui, très aisément, avec ses fiches anthropométriques, établit[70] que le mort s’appelait Leeman, de famille juive, originaire de la Lorraine annexée, qu’il avait fait le métier de boucher[71] avant de devenir escroc, qu’il était divorcé, avait abandonné ses enfants et, frappé de nombreuses condamnations, ne les avait pas subies[72]. Et, encore une fois, les journaux de l’État-major[73] s’inscrivirent en faux contre l’évidence et contestèrent que le pendu fût Leeman (comme il était Lemercier-Picard), bien que le beau-frère et les parents du mort l’eussent formellement reconnu à la Morgue, ainsi que les tenanciers de l’hôtel de la rue de Sèvres[74].

Visiblement, les défenseurs patentés de l’honneur de l’armée cherchaient à épaissir les ténèbres autour de cet homme et de ce drame ténébreux.

On ne voit pas l’intérêt que de braves gens auraient eu à reconnaître un parent dans le cadavre d’un misérable qui leur aurait été étranger ; au contraire, il importait beaucoup à Henry de mettre en doute que le mort fût à la fois Lemercier-Picard et Leeman. Il n’avait pas, en effet, d’autres moyens d’échapper à ces redoutables questions : Comment cet extraordinaire contumax qui devait à la justice, au moment de sa mort, quatre ans et demi de prison, avait-il été épargné par toutes les polices de Paris et de province ? Qui donc le protégeait ?

Ces questions ne s’en posèrent pas moins, et d’autres encore. On se demanda pourquoi les journaux de l’État-major s’obstinaient à égarer l’opinion sur des fausses pistes et à contester que l’ancien agent d’Henry eût fait partie de la police militaire[75]. On fit observer que tous ceux qui avaient vu le cadavre avaient constaté la sérénité du visage, que l’homme paraissait dormir[76], « les traits reposés[77] », alors que les pendus, dont la figure s’est déformée « en d’épouvantables grimaces[78] », retrouvent, sans doute, dans la mort, leur physionomie habituelle, « hébétude et calme[79] », mais ont, d’ordinaire, la face gonflée et turgide, et, souvent, les yeux exorbités, injectés de sang[80]. On disait, mais à tort, qu’il est impossible de se pendre à genoux[81]. On expliquait que l’escroc, bien que réduit à la misère, mais ayant diverses opérations en train, n’avait point sujet d’en finir encore avec la vie ; l’on répondait à l’objection de la porte fermée à double tour, que l’assassin avait pu la fermer du dehors, avec une fausse clef, et à l’objection (plus forte) de la lettre trouvée dans le carnet du défunt, que le meurtrier n’avait pas eu le temps de fouiller sa victime. On s’étonnait enfin que la maîtresse de Lemercier-Picard eût subitement disparu[82] et, surtout, que le procès-verbal de la tardive autopsie — postérieur de dix jours à la mort[83] — fût tenu secret.

La probité scientifique des docteurs Brouardel et Socquet défiait le soupçon ; d’autre part, en raison même de cette probité, leur rapport eût prêté à discussion. S’il y était, en effet, affirmé que le « tissu cellulaire sous-cutané ni les muscles peauciers ne présentaient aucune trace de suffusion ou d’épanchements sanguins[84] », par contre, le sillon de la corde, bien que « parcheminé », était « étroit » (ce sillon dont l’examen est capital pour le médecin légiste[85] » et que le médecin du quartier, n’avait aperçu qu’après un examen attentif). Les médecins légistes relevaient la fameuse ecchymose rétro-pharyngienne[86], qui est l’un des symptômes classiques de la pendaison pendant la vie[87] ; mais « il n’y avait pas de déchirure des artères carotides », ni « de fracture du cartilage thyroïde ou de l’os hyoïde ». En résumé, et parce que les marques de la strangulation faisaient défaut[88], — les diverses parties du corps n’offrant « aucune trace de violences appréciable » et la face ni le cou « aucune trace de coups d’ongles et d’érosions[89] », — les deux médecins conclurent au suicide par pendaison[90].

Un autre soupçon était venu à Bertulus : peut-être Lemercier-Picard avait-il été empoisonné avant d’être pendu ; le juge prescrivit de procéder à l’analyse chimique des viscères[91] ; mais cette analyse (près d’un mois après la mort) ne révéla « aucun fait permettant de supposer que Leeman eût subi un empoisonnement[92] ».

« On savait vaguement, autrefois, que des individus mouraient instantanément après avoir reçu un coup dans certaines régions du corps, bien que le coup eût été léger et qu’il fût impossible de trouver ni une lésion cutanée, ni même une ecchymose[93] », — ce qui était le cas de Lemercier-Picard, — et la science contemporaine a découvert la cause de ce phénomène[94]. Les petits ganglions nerveux du cœur, qui en entretiennent les mouvements, sont reliés au bulbe rachidien, sorte de renflement dans le crâne, à l’extrémité supérieure de la moelle spinale, par le nerf pneumogastrique qui gouverne aussi les mouvements respiratoires et dont le noyau constitue ce que Flourens a appelé le nœud vital. On comprend, dès lors, que « le bulbe, sous l’influence d’une irritation périphérique, puisse arrêter par l’intermédiaire de ce long cordon conducteur, qui est un nerf d’arrêt et non un nerf d’excitation, les mouvements du cœur[95] », et qu’un léger coup de poing sur le larynx ou du pied dans la région du bas-ventre suffise à donner instantanément la mort[96]. C’est la mort par inhibition, « qui survient sans agonie ni convulsions, dans le plus grand silence », mais dont la preuve échappe à l’autopsie. En effet, quand le scalpel ouvre tardivement le corps, le sang qui était resté rouge au moment de la mort, « a perdu déjà sa rutilance et est devenu noir, et les poumons ne sont pas congestionnés[97] ».

Mais cette hypothèse d’un coup subitement porté à la gorge ou dans le ventre du misérable, au cours d’une discussion, avec ou sans intention de tuer[98], Brouardel et Socquet ne l’avaient pas abordée dans leur rapport, parce qu’il n’existe aucun moyen scientifique de reconnaître ce genre de meurtre. Ainsi, l’ensemble des faits de la cause ouvrait le champ à toutes les suppositions ; quelques-uns seulement des symptômes de la pendaison avaient été officiellement constatés ; on n’avait découvert aucun de ceux d’un crime, empoisonnement ou strangulation ; et le corps d’un homme mort par inhibition est le seul cadavre qui soit absolument muet.

Il n’est pas certain que la brutalité des vengeances de Billot eût suffi à remuer l’opinion : elles n’avaient ému, outre le reste du monde, que de rares esprits généreux qui s’indignèrent de voir chasser Picquart d’une armée où triomphait Esterhazy, et les corps savants[99] qui offrirent bravement le témoignage de leur admiration au vieux Grimaux. Mais le mystère de la rue de Sèvres avait réveillé toute l’Affaire.

V

D’autres incidents tinrent le public en haleine.

D’abord des duels : Clemenceau contre Drumont pour un article de la Libre Parole ; ils tirèrent trois fois l’un sur l’autre sans s’atteindre[100] ; et Picquart avec Henry.

Picquart, aux arrêts de forteresse pendant le procès Zola, avait vainement sollicité l’autorisation de provoquer Henry, à la suite de l’injure qu’il avait reçue ; dès qu’il fut mis en liberté, il lui envoya ses témoins, Ranc et Gast.

Henry, bien qu’il fût brave, avait réglé, en prévision de l’incident, une étonnante comédie.

On a vu qu’Esterhazy avait manifesté précédemment l’intention de me provoquer en duel, ou Clemenceau ; il la réitéra, au lendemain de la condamnation de Zola, sur quoi Boisdeffre lui fit dire par Pellieux que celui qu’il devait provoquer, c’était Picquart, ce que Gonse confirma à Tézenas et ce dont Henry avisa son ami en ces termes : « Tous les cabots de la boîte attendent que vous vous battiez avec Picquart. » Esterhazy, n’y ayant pas objecté, demanda à l’un de ses amis, le même qui l’avait embrassé en plein Palais de justice, de lui servir de témoin ; Feuillant réclama comme second témoin un officier supérieur, et Esterhazy se rendit chez Du Paty qui « était au lit, très souffrant[101] », ou qui s’y était mis, trouvant l’aventure fâcheuse. Boisdeffre décida qu’il ne fallait pas mêler l’État-Major à l’affaire et qu’Esterhazy devait prendre ses témoins, l’un dans l’armée active, l’autre, comme « représentant l’armée nationale[102] », dans la territoriale. Il se chargeait d’ailleurs de les désigner lui-même : le commandant de Sainte-Marie du Nozet[103], qui avait été juge suppléant au procès d’Esterhazy, et le lieutenant Bergougnan[104]. Gonse, en personne, invita Sainte-Marie à assister le traître, pendant qu’Henry, « très agité » courait chez Esterhazy qu’il ne trouva pas et à qui il laissa une note où il lui indiquait la marche à suivre[105]. Ils se rendirent ensuite, le lendemain matin, chez Gonse[106].

En conséquence, lorsque les témoins de Picquart se présentèrent chez Henry, celui-ci déclina la rencontre et leur remit une note qui avait été concertée avec les chefs : « Tant que la lumière n’aura pas été faite sur l’origine du petit bleu, et que l’instruction n’aura pas élucidé certains faits qualifiés de faux et connus de Picquart », Henry refuse « d’engager ses amis dans cette affaire ». — Cela se passait dans la matinée du jour où Lemercier fut trouvé pendu[107]. — Ranc et Gast prirent simplement acte de cette reculade et en rendirent compte à Picquart.

Esterhazy, selon le plan qui avait été arrêté, entra alors en scène. Au lieu d’envoyer à Picquart ses témoins, qui étaient tout prêts, mais qui n’étaient pas dans le secret, il les dépêcha à Henry pour lui faire part de sa prétention de se rencontrer le premier avec celui qu’il appelait « son insulteur[108] ». Henry leur ayant communiqué la déclaration qu’il avait faite dans la matinée à Ranc, les deux officiers décidèrent aussitôt que « la double disqualification de M. Picquart ne permettait pas à Esterhazy de se battre avec lui ». Ils restaient d’ailleurs prêts « à l’accompagner sur le terrain », si Picquart se lavait des accusations portées contre lui. Ils « profitaient de l’occasion pour témoigner à leur client toute leur profonde sympathie[109] ».

Ainsi Picquart était jugé indigne de croiser l’épée, non seulement avec Henry, mais avec Esterhazy.

Il est à croire que les auteurs de cette énorme pantalonnade en attendaient un gros succès ; mais les sifflets du public les détrompèrent et ils ne s’obstinèrent pas[110]. Le soir même, Henry pria les lieutenants-colonels Parès et Boissonnet de se mettre en rapport avec les amis de Picquart, bien que « son opinion n’eût pas varié sur le fond[111] ». Il prévint, en même temps, Esterhazy qui, dès le lendemain, fit porter son cartel à Picquart, en réclamant son droit de priorité[112]. Il y renonça, toutefois, dans le courant de la journée, à la demande des témoins d’Henry, et il en fit aviser Picquart[113].

Le lendemain, à la deuxième reprise d’un vif combat à l’épée, Henry fut touché au bras[114].

Picquart avait remis à Gast, avant ce duel, une courte note ; il affirmait à nouveau que Dreyfus était innocent et que les pièces du dossier secret étaient puériles, qu’elles n’auraient pas supporté un quart d’heure d’examen contradictoire.

La blessure d’Henry était si légère qu’il n’eut pas à s’aliter. Il reçut la visite d’un grand nombre d’officiers, Boisdeffre en tête[115].

Picquart avait, jusqu’alors, laissé sans réponse les diverses communications des témoins d’Esterhazy. D’autant plus à l’aise qu’il venait de se battre avec Henry, il leur écrivit, sans commentaire, qu’il refusait de se rencontrer avec leur client. Il déclina même, et sans autre explication, l’arbitrage d’un jury d’honneur où l’académicien Mézières[116], Déroulède et Féry d’Esclands[117] avaient accepté d’être arbitres pour Esterhazy[118] et que le général Dufaure du Bessol[119] avait consenti à présider. Sainte-Marie et Bergougnan, qui estimaient que leur ami « avait fait beaucoup d’honneur à Picquart », en le provoquant, déclarèrent que les refus successifs de celui-ci constituaient « une nouvelle injure à l’armée dont il avait cessé de faire partie[120] ». Et l’espion vomit quelques grossièretés : Picquart était « un lâche » ; « il avait, décidément, en tout, des mœurs étranges, et il ne relevait plus que de la cravache[121] ». Depuis qu’Esterhazy fréquentait chez Oscar Wilde, les gens de la Libre Parole colportaient contre Picquart des bruits infâmes.

Ayant échoué à faire consolider par Picquart son innocence officielle, Esterhazy annonça qu’il allait intenter à ses diffamateurs de formidables procès en dommages-intérêts ; il ne demanderait pas moins de 600.000 francs aux journaux anglais[122], 500.000 francs à Mathieu, 200.000 francs à Zola, 200.000 au Figaro. Mais il se contenta de fanfaronner, sous prétexte que Billot lui avait fait défense de provoquer de nouveaux scandales et que tel était aussi l’avis de son avocat[123]. Il était, en effet, dans ses principes, « d’obéir constamment à ses chefs en toutes choses. Cependant, si de nouvelles diffamations étaient dirigées contre lui, il saisirait les tribunaux. Il consentait à rester, en attendant, un demi-traître.

Aussi bien, ce lessivage insuffisant n’était, comme on peut croire, que le moindre de ses soucis ; ce qui le préoccupait bien plus, c’était que sa gloire lui avait fermé toutes les caisses. Quelques billets de mille francs qu’il avait extorqués à de Rodays, quelques prêts amicaux que lui consentirent Arthur Meyer et Rochefort furent vite épuisés[124]. Sa femme, écœurée, n’en pouvant plus, avait définitivement rompu avec lui[125] ; il vivait chez sa maîtresse[126], presque en souteneur, lui sachant d’autres amants[127], et, dépenaillé maintenant, sans rien de son élégance d’autrefois, l’œil hagard et terne du noctambule épuisé. Surtout, Christian et sa mère, avisés enfin que leur illustre parent était criblé de dettes et réduit aux expédients[128], réclamaient, avec une insistance gênante, les fonds engagés dans l’affaire Rothschild. Il essaya, avec son effronterie ordinaire, de reculer l’échéance, l’aveu de sa filouterie, et débita cent mensonges contradictoires : il fallait prévenir, trois mois d’avance, pour opérer un retrait : il avait fait en vain des démarches chez Rothschild qui, d’ailleurs, ne se sauverait pas avec la caisse ; ou il refusait d’aller chez les banquiers juifs après la conduite de leurs coreligionnaires à son égard ; et il était absorbé par ses procès, ses duels et « sa candidature à la députation[129] ». Mais Christian n’avait plus confiance et voulait son argent. Ainsi l’avenir ne s’éclairait pas, malgré tant d’éclatantes victoires, et il en sentait d’autant plus la précarité que son professeur d’énergie n’était pas plus rassuré que lui. Henry, en effet, bien qu’au comble de la prospérité et débarrassé de ses principaux ennemis, ne parvenait pas à croire que les vaincus n’auraient plus leur revanche. Lui aussi, il avait tué le sommeil.

VI

Deux hommes l’inquiétaient surtout : Bertulus et Du Paty.

Tout bon observateur qu’il fut, Henry s’était trompé sur Bertulus ; parce que l’homme n’était pas pédant, il l’avait cru sans scrupules ; en conséquence, il avait rabattu vers son cabinet toutes les affaires connexes à la grande affaire ; on les réglerait en famille.

Par malheur, le juge était sagace, avisé, trop intelligent pour consentir à des complaisances où il se serait d’abord déshonoré, puis perdu, quand l’évidence éclaterait. Dès sa première enquête, il découvrit jusqu’où la passion et la haine peuvent entraîner des soldats. Gonse lui avait affirmé, et avait trouvé des témoins[130] pour attester que les frères de Dreyfus avaient tenté de corrompre Sandherr ; Lauth, Junck, juraient qu’ils le savaient de lui-même. Or, Sandherr avait écrit de sa propre main le récit de son entrevue avec Mathieu et Léon Dreyfus[131] ; et ce récit, que Gonse connaissait, qu’il remit à Bertulus, démentait si formellement toutes ces inventions posthumes que rien n’en restait, sauf l’effrayante certitude d’une détestable et stupide manœuvre[132], L’affaire Lemercier-Picard, que la mort subite du faussaire l’obligea à terminer également par un non-lieu[133], accrut ses soupçons. Dans l’affaire de Mme de Boulancy, qu’il confronta à plusieurs reprises avec Esterhazy, il avait arraché un demi-aveu au misérable[134], et c’était un troisième non-lieu qu’il allait rendre, équivalant, en droit, à la reconnaissance de l’authenticité des fameuses lettres[135]. Enfin, il s’était particulièrement attaché à l’affaire des faux télégrammes Blanche et Speranza, et il voulait la pousser jusqu’au bout.

Il était d’autant plus résolu qu’un piège abominable lui avait été tendu et qu’il faillit y tomber.

Il avait reçu un jour, vers la fin du procès de Zola, une communication singulière du général de Pellieux. Le général lui faisait dire par un de ses officiers qu’il savait enfin qui était la dame voilée, qu’il avait donné sa parole de ne pas la nommer, et qu’il pouvait seulement indiquer l’adresse approximative : « Telle rue, dans les numéros élevés[136]. » — Il avait, d’ailleurs, livré le nom à Esterhazy[137], qui le connaissait déjà par Henry[138].

Bertulus, qui croyait encore à la légende, n’hésita pas à envoyer un policier aux renseignements et, très vite, il apprit le nom de l’inconnue : c’était cette parente de Picquart qui avait eu le père Du Lac pour directeur, et que celui-ci accusait d’avoir été, par dépit, la protectrice mystérieuse d’Esterhazy.

Quelques jours après, Gonse, à son tour, arriva chez Bertulus, comme par hasard, pour savoir où il en était de son enquête ; car, pour lui, « il avait, comme Pellieux, donné sa parole de ne pas nommer la dame ». Le juge lui ayant dit la première et la dernière lettre du nom, Gonse, interprétant à sa façon la parole qu’il prétendait avoir donnée, dit qu’ils étaient bien d’accord, que c’était elle[139].

Ainsi, ni Boisdeffre, ni Gonse, ni Pellieux n’auraient dénoncé la pénitente du père Du Lac ; c’était le magistrat civil qui l’avait trouvée !

Nulle machination où n’apparaît, dans une lumière plus crue, la manière ordinaire des Jésuites, et tout y était merveilleusement combiné, agencé et prévu, sauf l’élément que les coquins ne font jamais entrer en ligne de compte : l’honnêteté révoltée et courageuse. En effet, dans l’intervalle entre la visite de Ducassé et celle de Gonse, la victime de cette vilenie était venue elle-même chez Bertulus[140] et, bravement, avait foncé sur ses calomniateurs. Elle ne raconta, d’abord, que ses dissentiments avec son mari au sujet de Picquart et la surveillance outrageante dont la police l’obsédait. Puis, dans un second entretien et dans une lettre, elle dit tout : pourquoi elle soupçonnait le père Du Lac d’avoir violé le secret de la confession et comment, avec des parcelles dénaturées de vérité, la calomnie avait été édifiée contre Picquart et contre elle[141].

Il eût fallu être dénué de tout sens critique ou aveuglé par la passion pour ne pas discerner, sous tant de manœuvres, le crime originel qu’elles voulaient couvrir. Peu à peu, toute la terrible vérité apparut à Bertulus et, maintenant, il en était ébloui : il n’avait plus de doute que Dreyfus fût innocent ; et l’ambition lui vint d’être un de ceux qui contribueraient à l’œuvre de justice. Les promoteurs de la Revision, qui ont combattu en rase campagne, ont échoué ; peut-être lui sera-t-il donné de réussir, rien qu’en suivant l’étroit souterrain où il a été engagé par Henry lui-même.

Il était, de sa nature, avisé et circonspect ; désormais, il le sera d’autant plus que la tâche à accomplir est plus rude, et qu’il ne se dissimule pas qu’à la moindre imprudence, il sera brisé. Il continuera donc à faire bon visage aux gens de l’État-Major et les payera de bonnes paroles[142], cordial avec Gonse, familier avec Henry qui, cherchant de son côté à le tromper, lui disait le plus grand bien de Picquart, « entêté, mais honnête homme, incapable d’une mauvaise action[143] » ; ainsi, tout en se garant, il poursuivra la revanche de la justice. C’est la vieille politique d’Harmodius et de Lorenzaccio.

Il était inévitable que, dans la partie qu’il se décidait à jouer, Bertulus se rapprochât de Picquart, l’auteur de la plainte et son principal témoin. Déjà, avant que le juge trouvât son chemin de Damas, Picquart avait gagné sa confiance par la précision de ses dires et par la fermeté de son attitude[144]. Maintenant que ses propres découvertes confirmaient celles de l’ancien chef du service des renseignements, il était d’autant plus disposé à lui faire créance et à le suivre dans ses déductions. L’ayant entendu pendant plusieurs longues audiences[145], il avait été convaincu par lui et n’éprouvait de doute qu’au sujet de Souffrain, suspecté à la fois par Pellieux et par Picquart, bien qu’il fût entièrement étranger à l’affaire[146]. Certain, à présent, que les fausses dépêches, comme le document libérateur, étaient une manœuvre des ennemis de Picquart, le juge se laissa également persuader qu’elles étaient l’œuvre de Du Paty. Sacrifié par ses anciens chefs, Picquart s’était enfin résolu « à ne plus garder aucune mesure et il avait répondu à sa mise en réforme par une dénonciation plus formelle » contre Esterhazy et celui qu’il croyait son principal auxiliaire[147]. Mais ni Bertulus ni lui n’avaient l’ombre d’un soupçon contre Henry[148].

L’accusation portée par Picquart contre Du Paty l’avait été déjà par la comtesse de Comminges[149], qui l’avait pris en haine depuis plusieurs années ; elle était, en outre, meurtrie d’avoir été mise en cause dans cette retentissante affaire et menacée par Pellieux d’une perquisition[150]. Leur commun soupçon découlait principalement, comme on sait, et avec une logique apparente, de cette histoire, révélée par Leblois[151], où l’extravagant personnage aurait évoqué autrefois, et dans les mêmes lieux, une première dame voilée[152]. Aussi bien était-ce l’opinion presque générale. Le dossier de police, où cette aventure était relatée, avait été communiqué au ministre de l’Intérieur qui l’avait porté à Félix Faure ; celui-ci le repoussa avec humeur, dit que cela regardait Billot ; Barthou avisa alors le ministre de la Guerre, ainsi que Méline et Milliard[153]. Ils trouvèrent cette récidive d’autant plus vraisemblable que l’homme était plus antipathique et qu’il s’était rendu lui-même très ridicule. S’il faut jeter du lest, que ce soit ce sot. Les revisionnistes, à la suite de Leblois, de Picquart et de Zola, ne doutaient pas que « l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire » eût été l’ordonnateur de tant de manifestations saugrenues et criminelles. Il était devenu leur bête noire, le bouc émissaire. Des milliers de caricatures le représentèrent dans l’accoutrement grotesque d’une femme dont la jupe relevée montre des bottes éperonnées. Son nom, dans le monde entier passionné pour le martyr de l’île du Diable, était maudit et honni.

Cela, semble-t-il, faisait à merveille les affaires d’Henry qui avait tendu ce piège à l’opinion. Et il entretenait à la fois les deux versions inconciliables que la dame voilée était la cousine de Picquart et qu’elle avait été imaginée, dans un accès de zèle, par Du Paty. Mais, en même temps, il redoutait que Bertulus, emporté par le plaisir de la chasse, s’attaquât à la légende et que Du Paty se lassât d’être seul à porter le poids de tout.

Du Paty, s’il n’avait pas été Du Paty, eût été à plaindre. Il avait été le premier bourreau d’un innocent ; il subissait la loi du talion. Il avait frappé Dreyfus avec le mensonge ; il croulait sous le mensonge d’Henry.

Il n’avait nul moyen de détruire la fable de la dame voilée et il n’avait pas été mis en face de l’accusation d’avoir fabriqué les faux télégrammes. Quand Boisdeffre et Gonse l’envoyèrent chez Bertulus, le juge, qui avait demandé à le voir[154], ne le reçut pas à titre de témoin, mais chez lui, à son domicile particulier. Ils parlèrent d’abord de sujets artistiques et littéraires ». Bertulus lui dit ensuite qu’un témoin (Picquart) avait trouvé de l’analogie entre son écriture et celle des dépêches[155] ; Du Paty proposa d’écrire sous les yeux du magistrat ; et, comme Bertulus préférait qu’il lui adressât une lettre par la poste, il la lui envoya le soir même[156]. Ce fut tout ; le juge, qui suivait son plan, ne lui demanda pas d’autre explication, ne le convoqua pas d’un grand mois à son cabinet[157] ; il avait dit à Gonse qu’« ami de l’armée, il voulait circonscrire cette affaire[158] ». Quelqu’un, — sans doute Henry, revenu de son erreur, — avait engagé Gonse « à se méfier de Bertulus » ; mais le général dédaigna ce sage avis[159].

Presque seul, dès le début de la crise. Du Paty avait parlé de Picquart avec sympathie, et cela non seulement à Bertulus, mais à ses chefs[160]. Maintenant, il avait le cœur gros de haine contre lui et ses amis, qui l’accusaient d’avoir fabriqué des faux et qui avaient divulgué les tristesses de son passé[161].

Embourbé dans une telle honte, rien ne le soutenait, à défaut de sa conscience, que sa confiance introublée dans les chefs ; ils savaient, l’y ayant poussé, qu’il était venu au secours d’Esterhazy et ils avaient approuvé sa conduite. Récemment, pour lui fermer plus sûrement la bouche, Boisdeffre lui avait dit : « Moi vivant, vous ne serez jamais sacrifié[162].

D’autre part, des lueurs s’étaient faites dans ce bizarre cerveau. Les perpétuelles menaces d’Esterhazy, l’incompressible violence de ses propos l’avaient édifié sur son compte : un maître-chanteur et un gredin[163]. Il lui battait froid, avait allégué une indisposition pour ne pas se compromettre davantage en l’assistant contre Picquart[164]. Henry, aussi, ne lui paraissait plus de tout repos ; il connaissait ses « obscures » relations avec Esterhazy[165], s’en étonnait, l’avait surpris en flagrant délit de mensonge lors du retour du document libérateur[166], flairait des embûches. Surtout, il mettait en doute l’authenticité de la lettre que Gonse lui avait montrée comme la preuve certaine du crime de Dreyfus et que Pellieux avait produite au procès de Zola. Il tenait que la pièce « avait été glissée au service des renseignements » par quelque imposteur, que « c’était un piège ». Et il allait le répétant, perspicace et téméraire, à Henry lui-même[167].

Henry, dès lors, fut repris des mêmes craintes qui l’avaient agité quand Picquart découvrit Esterhazy : le faux était la pierre angulaire de son édifice ; que la pierre soit descellée, ébranlée, et tout s’écroule.

La belle idée qu’avait eue Pellieux de divulguer cette pièce faite pour l’ombre ! Autre fatalité, et qui l’eût pu prévoir ? Le pendu de la rue de Sèvres à peine enterré, voici Du Paty, le plus crédule des hommes, qui suspecte un document authentiqué par Boisdeffre !

La première fois que Du Paty parla ainsi devant Henry, celui-ci n’a put tenir. Le lendemain ou le surlendemain, comme Marguerite Pays, chez qui il était en visite, lui dit qu’on n’avait commis qu’une seule faute — les fameuses dépêches,[168] — Henry joua d’abord la comédie de n’y rien comprendre[169] ; il courut ensuite raconter cette histoire à Gonse et à un autre officier supérieur qui brouillonnait, depuis quelque temps, autour de l’affaire, le général Roget[170]. Gonse et Roget avaient cru jusque-là que les dépêches venaient des amis de Picquart. Gonse, surtout, s’émut et manda par télégramme Du Paty qui se trouvait à Angoulême. Du Paty n’eut nul soupçon d’où venait le coup et certifia, dans une note signée, qu’il était absolument étranger à ces affaires[171] la maîtresse d’Esterhazy était une drôlesse qui parlait au hasard.

Il était écrit qu’Henry se reposerait seulement dans la mort. Et, d’un nouveau coup de collier, il se remit à l’œuvre, recommençant contre Du Paty le même travail de taupe qui lui avait réussi contre Picquart. L’un après l’autre, il entreprit d’exciter les subalternes contre l’imbécile aristocrate, le seul auteur des maladresses qui avaient failli tout compromettre et qu’exploitaient les ennemis de l’armée. L’orage qu’il sentait sur sa tête, peu à peu, il le détournait contre lui[172]. Et, comme Du Paty, par sa morgue et sa suffisance, et comblé de faveurs, avait provoqué depuis longtemps des jalousies furieuses et une sourde haine chez ces soldats qui n’étaient préoccupés que d’avancement, ils accueillirent avec empressement les propos d’Henry. Ils exécraient ceux que, d’un affreux vocable, ils appelaient les « dreyfusards » ; Du Paty était la principale victime de ces gens, plus encore qu’Esterhazy ; à ce titre, il eût dû leur être sacré. Mais l’homme, surtout le civilisé, est lâche : il ne tient pas à se compromettre, ne tend pas volontiers la main aux calomniés, à ceux que poursuit l’animadversion publique. On s’écartait de Du Paty.

Il continuait, bouffi de vanité et d’orgueil, à se roidir ; pourtant, sous son insolence apprêtée, sa misère intime crevait et quelques-uns s’en apitoyèrent. « Il a l’air d’un crucifié », disait le commandant Cuignet[173]. Mais Cuignet, s’il le plaignait, ne l’en suspectait pas moins, soufflé par Henry. Et, de même, le jeune et brillant général Gauderique Roget, lui aussi grand ami d’Henry[174], pourfendeur de juifs, beau parleur méridional, Gaudissart en épaulettes. Il dit un jour à Du Paty, en riant : « C’est vous qui êtes la femme voilée ! » regretta ensuite, devant ses protestations indignées, de lui avoir fait de la peine[175], mais conclut finalement qu’il ne s’était pas trompé.

Par surcroît de précaution, Henry excita Esterhazy contre Du Paty. Il y avait des jours où Esterhazy se divertissait à faire peur à Henry lui-même ; récemment encore, il avait repris Pellieux au sujet de la lettre de Panizzardi, contestant l’argument « qu’il n’y avait que l’ambassade d’Italie qui eût un papier comme cela[176] ». Il était homme, dans un accès de colère, à raconter à Du Paty la véridique histoire du document libérateur ou celle des télégrammes. Henry, en conséquence, prit les devants, confia à Esterhazy que le marquis tenait sur son compte de fâcheux propos. Du Paty, ayant revu peu après Esterhazy, eut l’impression « qu’Henry le lançait contre lui[177] ».

Henry n’avait pas beaucoup de tours dans son sac, mais ils étaient bons. De plus, il savait y apporter des variantes. Il avait diffamé Picquart à la fois auprès des chefs et des subalternes ; ayant perfectionné son jeu, il ne noircit Du Paty, à la réflexion, qu’auprès des camarades. Le coup qu’il avait tenté auprès de Gonse ayant raté, il avait adopté une autre tactique plus savante. Pendant qu’il créait, en bas, une atmosphère de méfiance[178], il vantait en haut les belles qualités de Du Paty, son intelligence si affinée, son impassibilité de soldat loyal sous les outrages, et il préparait le moment où, fatigué d’une trop dure besogne, aspirant à se retremper dans la vie active des régiments et des camps, il proposerait de passer à cet officier d’élite, sa succession au service des renseignements, avec la garde et la responsabilité de ses faux.

  1. Temps des 20 et 26 février 1898. — Les avocats de Lyon avaient fait leur manifestation le 22, sans attendre la fin du procès.
  2. C’est ce qu’explique très bien Clemenceau (Aurore du 25 février 1898).
  3. Benjamin Constant, Traité de l’arbitraire, 88.
  4. V. p. 466.
  5. La demande d’interpellation fut signée seulement par Hubbard ; elle était ainsi conçue : « Je demande à interpeller le ministre de la Guerre sur l’attitude qu’il a laissé prendre à deux officiers généraux devant la justice civile. »
  6. Discours de Viviani.
  7. Cunéo d’Ornano : « Napoléon Ier l’a dit avant vous ! »
  8. Séance du 19 février 1898.
  9. « Les hauts officiers sont les serviteurs, non les maîtres de la maison. Si on n’apportait pas ici au moins une parole d’explication, une parole de regret, il pourrait y avoir encore un ministre de la Guerre, un État-Major, une armée, mais il n’y aurait plus, sous ce décor éclatant, qu’une république terrorisée par le sabre des généraux. »
  10. « A-t-on vu les journaux qui mènent si bruyamment la campagne aujourd’hui pour Dreyfus s’enflammer autrefois pour le capitaine Romani ? — Jourdan (de la Lozère) : Il n’y avait pas d’argent ! »
  11. « Voilà ce que malheureusement ne voit pas cette élite intellectuelle (Rires et applaudissements au centre et à droite et sur divers bancs à gauche) et qui se bouche les yeux et les oreilles. »
  12. Il ne prononça pas le mot de « Syndicat », mais un ancien ami de Boulanger, le docteur Paulin Méry, le dit pour lui : « C’est l’amnistie du Syndicat, tout simplement ! » — Ces poursuites étaient réclamées par le Petit Journal. Le Provost de Launay annonça qu’il réclamerait du Sénat une enquête sur les dépenses du « Syndicat ». Les journaux revisionnistes l’y excitèrent. Il n’en fit rien.
  13. « Jamais le président du Conseil n’a soulevé d’acclamations plus enthousiastes ni plus unanimes. » (Temps du 26 février 1898.)
  14. Par 421 voix contre 40, celles des socialistes, adversaires ou partisans de la Revision. Presque tous les radicaux, avec Cavaignac, votèrent pour le gouvernement. Bourgeois s’abstint, ainsi que Lockroy.
  15. Voir p. 388.
  16. Applaudissements vifs et répétés au centre, à droite et sur plusieurs bancs à gauche.
  17. L’ordre du jour pur et simple fut voté par 428 voix contre 54. Celui d’Ernest Roche, qui était signé également de Cluseret, Castelin, Clovis Hugues, etc., était ainsi conçu : « La Chambre invite le Gouvernement à réprimer avec énergie l’odieuse campagne entreprise par un syndicat cosmopolite, subventionné par l’argent étranger, pour réhabiliter le traître Dreyfus condamné à l’unanimité par le témoignage de vingt-sept officiers français et qui a avoué son crime. »
  18. Voir p. 23.
  19. La note officielle était ainsi conçue ; « À la suite des débats du procès Zola, le ministre de la Guerre a pris les mesures disciplinaires annoncées, à la tribune, par le président du Conseil… »
  20. Cass. I, 221, Bertulus. — Voir p. 374.
  21. « J’avoue que mon effort n’a jamais été très pénible, car, chaque fois, j’ai trouvé le colonel Picquart aussi froid, aussi déterminé à demeurer militaire qu’il était possible de le désirer. Il aurait pu, lors de certains incidents du procès Zola, soulever un vrai scandale, il ne l’a jamais fait ; et, quand je l’en félicitai ensuite, il me répondit que, tant qu’il aurait l’honneur de porter l’épaulette, il sacrifierait tout. » (Cass., I, 222, Bertulus.)
  22. Cass., I, 222, Bertulus : « Il était 2 ou 3 heures de l’après midi. Or, le matin, au conseil des ministres, etc. « Gonse convient qu’il vit Bertulus ce jour-là, mais affirme que le juge s’est mépris sur le sens de ses paroles. Cass., I, 571.)
  23. Décret du 26 février 1898. — La pension de réforme de Picquart fut liquidée à 2.175 francs.
  24. Clemenceau, dans l’Aurore du 27 février. — « Pour avoir déposé en faveur des accusés dans un procès en diffamation contre l’armée. » (Éclair du 28).
  25. École polytechnique et Institut agronomique. — Poirrier, sénateur de la Seine, fit en vain une démarche en sa faveur auprès de Félix Faure.
  26. Le lieutenant Piolenc et le lieutenant de Bary.
  27. Risler, maire du VIIe arrondissement, donna sa démission ; il ne la retira qu’à l’instante demande de Barthou.
  28. Délibération du 22 mars, signée : Edmond Ployer, bâtonnier ; Reboul, secrétaire. — L’avocat Courot fut également suspendu pour avoir crié, au procès Zola : « Vive l’armée, oui ! mais enlevez certains chefs ! » — « L’un des plus solides lieutenants de M. Bourgeois (Berteaux, député de Seine-et-Oise) s’est éloquemment plaint que « le conseil de l’Ordre ait eu assez peu de patriotisme pour acquitter Me Demange, le défenseur du traître. » (Clemenceau, Aurore du 14 mai 1898.)
  29. Mémoires de Scheurer.
  30. Il signa son pourvoi le 26 février 1898.
  31. Séverine, Vers la Lumière, 294. — La lettre est signée Durandin. Il prie Séverine de lui répondre aux initiales A. D. B., 1885, poste restante, Chambre des députés.
  32. Séverine, 298 à 300. — Il raille encore Rochefort de n’avoir pas osé interjeter appel contre le jugement auquel je l’avais fait condamner. « Dans la troisième période de ce procès mémorable, tous ceux qui, pour des raisons de lucre, ont pris position contre la vérité, devront s’effacer devant elle ». Cette vérité éclatera et Rochefort y aidera, « dût-il, après, solliciter le pardon de Léon XIII ». — Rochefort, avant que cette lettre ne fût publiée, avait écrit, le 10 mars 1898, dans l’Intransigeant : « Toutes les assertions de cet inconnu étaient rigoureusement exactes. »
  33. Écho de Paris du 6 mars 1898. — Il écrivit au chanoine, le 24 février, sous le nom de Martin, et lui demanda de répondre à la même adresse qu’il avait donnée à Séverine. Il lui avait précédemment (21 février) rendu visite sous le prétexte de l’avertir que si Zola était acquitté, les anarchistes, dont il avait surpris les desseins, feraient sauter l’archevêché. Dans sa lettre, il se disait « trop connu pour solliciter un emploi honorable ». Il priait, le chanoine de lui donner rendez-vous dans une église.
  34. Il écrivit à Mme de Hirsch qu’il était une victime des troubles antisémites de Nancy et que, sans travail, ne pouvant plus en trouver en France, il avait décidé d’en chercher en Angleterre. Il la suppliait de lui payer ses frais de voyage. « Pour échapper à ses ennemis », il avait quitté son nom de Hirsch et pris celui de Roberty-Durrieu.
  35. Rapport du commissaire Bernard. (Instr. Bertulus, 22 mars 189.)
  36. Instr. Bertulus, 5 mars 1898, Léontine Le Bonniec.
  37. Et non Le Robuec, comme dirent les journaux.
  38. Voir t. II, 229.
  39. Au n° 141, hôtel de la Manche. Il s’y inscrivit sous le nom de Lucien Roberty.
  40. Instr. Bertulus, 5 mars 1898, Léontine Le Bonniec.
  41. Voir p. 494.
  42. Instr. Bertulus, 5 mars 1898, Léontine Le Bonniec.
  43. Voir t. II, 578.
  44. Acte III, scène II.
  45. On trouva, dans le portefeuille de Lemercier-Picard, après sa mort, ces deux notes écrites sur papier à en-tête du ministère de la Guerre, salle d’attente : « Demande. Paris, le 2 mars. M. Roberty-Durrieu prie M. le sous-intendant général Raison de bien vouloir lui communiquer le résultat des démarches qu’il a entreprises relativement à l’encaissement des arrérages de sa pension. — Réponse. L’intendant général Raison a fait toutes les démarches possibles, mais il se heurte toujours au résultat de l’enquête dont le ministère des Affaires étrangères est chargé. On m’affirme cependant que le rapport fourni par le consulat de New-York ne peut tarder à arriver. Dans tous les cas, je vais tenter une dernière démarche pour vous faire obtenir une partie par anticipation. Revenez me voir lundi prochain. Signé : R. » — Ce qui n’empêchera pas Roget de dire à Rennes (II, 539) que l’intendant Raison n’avait jamais vu Lemercier-Picard. — Ces notes, écrites sur un même morceau de papier, furent versées à l’instruction, ainsi que la fiche suivante : « Extraits des sommiers judiciaires. Roberty-Durrieu. Inconnu. »
  46. Récit du secrétaire de la mairie, Beaumont. — Écho de Paris du 9 mars 1898 : « Saisi de pitié, le secrétaire lui promit d’intervenir en sa faveur une seconde fois… Rentré chez lui vers une heure, il se pendit aussitôt. »
  47. Instr. Bertulus, 5 mars, Léontine Le Bonniec. — Même déposition, le 3, devant le commissaire de police Didier-Guillaud : « Il ne m’a pas paru triste et rien dans ses allures ne m’a fait supposer qu’il avait l’intention de se suicider. » Il lui avait dit qu’il allait à la mairie du VIIe.
  48. Enquête du commissaire de police : « En rentrant, dépose la dame Nolot, il avait l’air très gai et j’étais bien loin de penser qu’il allait se suicider… Depuis le 26 février, il m’a toujours paru très gai. » — Instr. Bertulus : « Il est rentré vers midi et demie. Il ma parlé au carreau. Il ne paraissait pas préoccupé. »
  49. Rochefort, dans l’Intransigeant du 7 mars. — « L’obsession, écrit Séverine, s’imposait à tous. »
  50. Récit, à Racot, rédacteur à l’Aurore : » Aussitôt la poile ouverte, j’eus le pressentiment d’un malheur. Je tournai les yeux vers la fenêtre. Lucien était là, presque debout…, etc. » (8 mars 1898.) Au commissaire de police, elle dit seulement : « Nous trouvâmes mon ami pendu à la crémone de la fenêtre et ne donnant plus signe de vie. » (3 mars.) De même, à l’instruction Bertulus, le 5. — Mêmes dépositions de la femme Nolot et de son mari.
  51. Récit de Léontine Le Bonniec à un rédacteur de la Libre Parole (8 mars).
  52. Écho de Paris du 9. Elle dit cependant au rédacteur de l’Écho « qu’elle ne croyait pas à un assassinat » et à un rédacteur de la Libre Parole : « On n’a pas pu le suicider. » — Au commissaire de police et à Bertulus, elle dit seulement que « rien dans ses allures n’avait pu lui laisser supposer qu’il avait l’intention de se suicider ».
  53. Voir p. 334, — Rapport du commissaire Didier-Guillaud, sept heures du soir : « Nous avons trouvé pendu à la crémone de la fenêtre un individu, âgé d’environ trente-cinq ans, correctement vêtu, portant à la boutonnière le ruban de la médaille militaire. Les membres sont rigides et la mort paraît remonter à quatre ou cinq heures environ. Les bras pendent naturellement le long du corps, les jambes touchent le sol et sont légèrement ployées. Le défunt a le dos contre la fenêtre et la corde qui a servi à suspendre le corps est de force moyenne, servant à l’emballage des petits paquets. Cette corde en double est passée à deux reprises autour du cou et se termine par un nœud coulant. » — Instr. Bertulus, 5 mars 1898, Nolot : « Roberty était pendu à l’espagnolette de la fenêtre, à 1 m.50 environ au-dessus du sol. La tête était contre un des carreaux ; ses pieds touchaient à terre, ses genoux repliés. »
  54. Enquête du commissaire de police : Instr. Bertulus, femme Nolot. — Quand Lemercier-Picard fut identifié avec Leeman, son beau-frère déclara « qu’il n’avait pas supposé qu’il restât à ce triste individu assez de courage pour se suicider. Cela ne signifie nullement que je croie à un assassinat. » (Temps du 11 mars.)
  55. Brouardel, Cours de médecine légale, la pendaison et la strangulation, 47.
  56. Ibid., et rapport du docteur Jacquemin, médecin de Mazas.
  57. Ibid., 48.
  58. Écho de Paris du 6 mars 1898 : « Une voix s’élève, courroucée, hargneuse : « Ce n’est pas la peine d’en dire plus ; nous en sommes débarrassés. »
  59. 4 mars.
  60. Brouardel, La Pendaison, 9 : « Bonnat a peint son Christ sur un cadavre crucifié ; aussi les lividités cadavériques existent-elles sur les membres inférieurs, comme chez les pendus. »
  61. La mort, en cas de pendaison, provient soit d’anémie, dans le cas où le plein de l’anse de la corde est placé en avant du cou et le nœud, en arrière, dans le milieu de la nuque ; soit de congestion cérébrale, dans le cas où le plein de l’anse se trouve placé latéralement au cou. Le pendu est pâle, blanc, dans le premier cas : dans le second, il est congestionné, bleu. Si l’on a constaté chez un pendu blanc l’existence d’un nœud latéral, on aura des doutes sur le suicide et l’on poursuivra l’hypothèse d’un crime. (Brouardel, 41, 42, 86.)
  62. « Le sieur Roberty s’est donc volontairement donné la mort et il s’est servi pour cela d’une corde qu’il avait fixée à l’espagnolette de la fenêtre de sa chambre. La mort remonte à environ quinze à dix-huit heures et est le résultat d’un suicide par pendaison. » (Rapport du docteur Lelarge, du 4 mars 1898.)
  63. « L’homme de la rue de Sèvres ne s’est pas pendu ; il a été assassiné… Un homme est menacé, il meurt subitement, tragiquement, mystérieusement : qu’en concluez-vous ? » Fronde du 7 mars.)
  64. Par Émile Berr, le 6 mars : par le colonel Sever et Daniel Cloutier, le 9. — Voir p. 506, note 1. — C’était Cloutier (Charles Roger), rédacteur à l’Intransigeant, qui l’avait mené chez Rochefort, à la villa Saïd, le 20 ou le 21 décembre 1897. (Instr. Bertulus, 29 janvier 1898, Rochefort ; 1er février, Cloutier). — Le cadavre fut également reconnu par Valliez, garçon à l’hôtel de Bruxelles où Lemercier, sous le nom de Vergnes, avait habité en novembre.
  65. Écho de Paris des 6, 8 et 9 mars 1898 : » Nous pouvons affirmer une fois de plus… etc. » L’Écho dit que cet ancien officier s’appelait M.....y. De même, l’Éclair, la Libre Parole, etc.
  66. Voir p. 334, note 3.
  67. C’est ce que la femme Nolot raconta aux journalistes. Elle décrivit le visiteur « comme un homme d’une trentaine d’années, vêtu correctement, la barbe noire ainsi que les cheveux. Bien qu’elle n’eût pas entendu un mot de la conversation, elle avait cru, à son attitude, qu’il avait parlé avec brutalité. » (Temps du 8 mars.) Le Matin du 10 indique, exactement, l’objet de cette visite matinale. À l’instruction, la femme Nolot et le garçon d’hôtel, Courson, mentionnèrent la visite, mais sans aucun commentaire. Le visiteur (Veil) eût voulu se nommer ; Mme de Hirsch s’y opposa. L’excellente femme, âgée et déjà malade, ne voulut pas être mêlée à cette histoire.
  68. Cass., I. 220, 221, Bertulus.
  69. Matin des 6 et 7 mars 1898 ; Écho de Paris des 9. 10, 11.
  70. Rapport du 7 mars.
  71. Le cadavre portait la trace de diverses cicatrices à la main gauche, « blessures professionnelles que l’ancien boucher s’était faites au moyen du couperet dont il se servait et qu’il tenait de la main droite ». Ces cicatrices, ainsi que d’autres marques particulières, étaient mentionnées sur les fiches anthropométriques.
  72. Le casier judiciaire, communiqué à la presse, énumère dix condamnations, les cinq premières de 1887 à 1892, pour faillite, escroquerie et vol, à Nancy, Nogent-sur-Seine, Dieppe, Marseille et Paris ; puis, en 1894, pour vol, escroquerie et abus de confiance : six mois de prison, à Douai, le 11 juin ; six mois à Paris, le 14 septembre ; deux ans à Paris, le 8 octobre ; six mois à Provins, le 5 décembre ; enfin, un an, à Rouen, le 7 mars 1895, soit, en neuf mois, de juin 1894 à mars 1895, quatre ans et demi de prison.
  73. Écho de Paris des 9, 10 et 11 mars, Éclair, Petit Journal, etc. — De même, Séverine et Clemenceau, mais pour faire pièce à Bertillon.
  74. Bertulus, après avoir interrogé Séverine, Léontine Le Bonniec, Émile Berr, le colonel Sever, Cloutier, le beau-frère et le cousin de Maurice Leeman, soumit à ces deux derniers des lettres de l’écriture de Lemercier-Picard ; ils déclarèrent aussitôt que c’était l’écriture de leur parent. Il se rendit ensuite à la Morgue avec eux et ils reconnurent formellement Leeman, en présence de Cloutier qui reconnut Émile Durand, et de Sever, qui reconnut Lemercier-Picard. (Confrontations et dépositions du 9 mars.) Cloutier raconta cette confrontation dans l’Intransigeant du lendemain ; il ajouta que les derniers logeurs du pendu, loin de contester l’identification, comme cela avait été raconté, l’avaient confirmée. Cependant, il doutait encore que ce fût Lemercier-Picard, parce que « l’Écho de Paris, qui a toujours paru bien renseigné sur les dessous de l’affaire Dreyfus, le nie énergiquement ». — Leeman fut également reconnu par un employé de commerce, Jean Picard, qui avait été son camarade de collège. Il l’avait soupçonné de lui avoir pris ses papiers ; il convint que son voleur était un autre. (12 mars 1898.)
  75. Voir p. 334, le démenti de Billot. — De même, Gonse (Cass., I, 571) et Roget (I. 639 et Rennes, I, 283 ; II. 539).
  76. Émile Berr, dans le Figaro du 7 mars 1898.
  77. Cloutier, dans l’Intransigeant du 11.
  78. Brouardel, La Pendaison, 47.
  79. Legrand du Saule, Traité de médecine légal, 537.
  80. Brouardel, 87, 88.
  81. « Il s’est pendu à genoux. » (Écho du 6 mars.) — La suspension dite incomplète n’implique pas crime. Au début de l’application du régime cellulaire, des prisonniers se pendirent dans leurs cellules, qui agenouillés, qui accroupis ou même assis ou couchés. Ils furent photographiés (collection Tardieu). Brouardel reproduit ces photographies (66 et suiv.). — La question de la pendaison incomplète fut discutée avec passion au moment de la mort du prince de Condé ; Gendrin, notamment, rejeta l’hypothèse du suicide (Mémoire médico-légal., 1831). Brouardel « n’hésite pas », au contraire, à rejeter l’hypothèse d’un crime (61, 62). « Aujourd’hui, il est parfaitement démontré qu’il n’existe pas une seule position du corps dans laquelle la mort volontaire par pendaison ne soit possible. » (Legrand du Saule, 528.)
  82. Elle reçut, datée du 5 mars 1898, c’est-à-dire du jour même où le suicide fut raconté par les journaux, une lettre anonyme dont l’auteur lui offrait « secours et protection ». Elle la remit à Bertulus.
  83. Du 15 mars 1898.
  84. Enq. Bertulus, Rapport du 5 avril, cote n° 122. Legrand du Saule, 533 : « Il est très rare de trouver des suffusions sanguines… Certains auteurs en nient l’existence. » — De même Brouardel, 97.
  85. Brouardel, 91.
  86. « Sur la face antérieure de la colonne vertébrale, dans le tissu cellulaire, se trouvent trois petites effusions sanguine, dont deux situées à gauche de la ligne médiane, et mesurant, la supérieure : 0, 012 mm. de diamètre, l’inférieure : 0,005. La troisième, située à droite, au même niveau que la supérieure gauche, est presque punctiforme. »
  87. Brouardel, 103 : « L’ecchymose rétro-pharyngienne, la déchirure de la membrane interne de la carotide, l’épanchement sous-périosté de la fracture de l’os hyoïde, la concordance de la coloration de la face avec la position du lien, constituent un faisceau de signes suffisants pour arrêter votre attention. » — De même, Legrand du Saule, 534. — « Amussat, dès 1828, a décrit la déchirure de la carotide comme un des signes de la pendaison. » (Brouardel, 98.) L’école allemande la considère comme une règle : « Vous aurez beau suspendre un cadavre, jamais vous ne produirez une ecchymose rétropharyngienne. » (97.)
  88. Traces de violences extérieures : dans la strangulation par un lien : existence du sillon, ecchymoses autour du cou ; érosions sur la peau du cou et du visage ; dans la strangulation à la main : lésions multiples et spéciales, suffusions sanguines, noyaux apoplectiques dans les poumons, etc. (Brouardel, 199, 210, 215 ; Legrand du Saule, 539.)
  89. Rapport.
  90. Voir Appendice I.
  91. « En vue d’une analyse chimique, nous avons placé les viscères dans des bocaux scellés et cachetés. » (Rapport.)
  92. Rapport du docteur Ogier, chef du laboratoire de toxicologie.
  93. Brouardel, La Pendaison, 7.
  94. Les caractères de la mort par inhibition furent déterminées par Brown-Séquard, qui en établit la théorie dans plusieurs communications à l’Académie des Sciences (1886, 1887, 1888.)
  95. Brouardel, 7 et suiv.
  96. Les régions du corps qui possèdent, d’après Brown-Séquard, la propriété de produire cet effet sont le nerf laryngé supérieur, certaines branches du trijumeau, les nerfs cutanés de la région sus et sous-hyoïdienne, de la région épigastrique, des testicules et de l’utérus.
  97. Brouardel, 8, 15.
  98. Henry passa presque toute cette journée du 3 mars 1898 en pourparlers au sujet de son duel avec Picquart (Voir p. 514). On a supposé qu’un de ses agents, Guénée ou l’adjudant Locrimier, serait allé trouver Lemercier, qu’une discussion se serait engagée entre eux, etc. Mais il n’en existe aucune preuve. Ni Guénée, mort assez subitement avant le procès de Rennes, ni Locrimier, qui se pendit vers la même époque, n’ont été interrogés sur leurs relations avec l’homme de la rue de Sèvres. Esterhazy dit que « Lemercier-Picard passa de vie à trépas, malgré lui ; le faux s’agrémente parfois d’assassinat. » (Dép. à Londres. Éd. de Bruxelles, 91) — Trois savants, des revisionnistes militants, à qui j’ai communiqué le procès-verbal de Brouardel, concluent nettement au suicide de Lemercier-Picard. L’un d’eux, en me transmettant son opinion motivée, m’écrivit : « Tant pis pour le drame ! »
  99. Charles Richet, président de la Société de Biologie, adressa à Grimaux une chaleureuse allocution (26 février 1898) ; tous les membres de la société se levèrent pour faire honneur au vieux savant et signèrent ensuite, à l’unanimité moins cinq abstentions, une adresse de sympathie. — Il fut également l’objet de manifestations individuelles, à l’Académie des Sciences.
  100. 26 février 1898.
  101. Cass., II, 247, Esterhazy.
  102. Cass., II, 176 (Cons. d’enq. Esterhazy, Bergougnan : « J’ai été invité à remplir le rôle de témoin pour que l’armée nationale fût représentée. » — Gonse (Rennes, II, 163) revendique cette décision qu’Esterhazy attribue à Boisdeffre.
  103. Chef de bataillon au 131e régiment d’infanterie, officier de la Légion d’honneur.
  104. Commandant le 21e régiment territorial d’infanterie, officier de la Légion d’honneur.
  105. Cette note fut saisie par Bertulus (Cass., II, 237 ; cote 24 du scellé 4) : « Très urgent, 5 h. 45 du soir. Voici ce qui est décidé : officier supérieur de la réserve et de l’armée territoriale, représentant l’armée nationale ; un officier supérieur de l’active. Assurez-vous immédiatement du concours de Bergougnan et venez ensuite me trouver chez moi. Nous irons ensemble chez le général Gonse, qui nous donnera le nom de l’officier supérieur de l’active. C’est également l’avis de M. le comte Feuillant que je viens de voir chez lui où je croyais vous trouver. Tout à vous, J. Henry. »
  106. Cass., I, 588, Esterhazy. — Ce récit d’Esterhazy ne fut l’objet d’aucun démenti. D’après Esterhazy, Sainte-Marie lui raconta ce propos de Gonse : « Je vous demande de servir de témoin à Esterhazy, mais n’en parlez pas. » Gonse avoue (Rennes, II, 163) la visite que lui firent Esterhazy et Henry ; il prétend avoir borné son intervention à une démarche auprès du colonel Parès, premier témoin d’Henry ; il l’aurait invité à chercher le second témoin d’Esterhazy. Boisdeffre, dans ses diverses dépositions, passe l’incident sous silence. Roget (Cass, I, 99) raconte qu’Esterhazy vint chez Henry (après le duel de celui-ci avec Picquart), pour le prier de lui chercher un témoin, ce qui est contredit par tous les faits. Les visites d’Henry à Esterhazy sont certifiées encore par la concierge, femme Gérard (Cass., I, 792), et par Marguerite Pays (I, 801).
  107. 3 mars 1898.
  108. Cass., I, 209, Picquart : « Il y eut une entente évidente entre Esterhazy et Henry pour que le premier se substituât au second. »
  109. Lettre à Esterhazy du 3 mars, 2 heures soir. — Il convient de remarquer le soin avec lequel les témoins d’Esterhazy datent leurs lettres, destinées à la publicité.
  110. Roget dit qu’il blâma Henry d’avoir cédé son droit de priorité à Esterhazy (Cass., I, 99).
  111. Lettre aux colonels Parès et Boissonnet.
  112. Lettre de Bergougnan et Sainte-Marie à Picquart, datée « Paris, le 4 mars, 9 heures du matin. » Les témoins d’Esterhazy précisent, dans leur lettre, « qu’ils ont appris la nouvelle attitude d’Henry par les journaux du matin », c’est-à-dire vers 8 heures. Et, dès 9 heures, Esterhazy aurait eu le temps de les quérir, de les réunir, de les envoyer chez Picquart !
  113. Lettre des lieutenants-colonels Boissonnet et Parès (1 heure après-midi) aux témoins d’Esterhazy ; réponse de ceux-ci (4 heures) ; lettre de Bergougnan et de Sainte-Marie à Picquart, datée simplement du 4 mars.
  114. « À la deuxième reprise, le lieutenant colonel Henry a été atteint d’une blessure pénétrante dans la région du nerf cubital, ce qui a entraîné un engourdissement des deux derniers doigts de la main droite. » (Procès-verbal du 5 mars.) — Dans le procès-verbal qui réglait la rencontre, il avait été stipulé que la note, qu’Henry avait remise à Ranc, devait être, du fait même du duel, « considérée comme nulle et non-avenue ».
  115. Temps du 6 mars 1898.
  116. Député, président de la commission de l’armée.
  117. Conseiller-maître à la Cour des Comptes, depuis duc du pape.
  118. Les trois autres arbitres eussent été au choix de Picquart.
  119. Grand’croix de la Légion d’honneur.
  120. Lettre du 11 mars 1898 à Esterhazy.
  121. Lettre à Sainte-Marie et Bergougnan.
  122. Lettre du 15 mars 1898 à Christian.
  123. Cass., II, 180, (Cons. d’enq. Esterhazy), Boisandré.
  124. Cass., II, 183, Esterhazy : « Des amis de Me Tézenas m’ont remis 18.000 francs, dont 4.000 francs fournis par le Gaulois pour ma défense. »
  125. « J’ai été mis à la porte de chez moi, un jour, après déjeuner, comme un domestique. Non pas comme un domestique : ils ont leurs huit jours. » (Lettre d’Esterhazy à Mme Grenier.)
  126. Cass., II, 181. (Cons. d’enq.), Esterhazy.
  127. Cass., I, 789, femme Gérard, concierge.
  128. Christian Esterhazy, Mémoire, 76 ; Cass., II, 251, Esterhazy.
  129. Lettres des 9, 15, 21 mars, 1er avril 1898.
  130. Cass., II. 283, Marthe Bligny, veuve Sandherr ; 284, 285, 304, Stackler, Thesmas, Pénot. — Voir p. 163.
  131. Cass., II, 280, note du colonel Sandherr.
  132. Arrêt de non-lieu du 15 mars 1898.
  133. Le non-lieu fut rendu le 3 avril : « Attendu que l’origine du faux est restée inconnue. »
  134. Esterhazy, pour intimider Mme de Boulancy, lui fit adresser, ainsi qu’à son avocat Lagasse, des lettres anonymes de menaces, que Christian se chargea d’expédier. (Cass., II, 232, 251, Christian ; Mémoire, 71.) — Cass., II. 249. Esterhazy : « Je reconnais avoir adressé à Christian le projet de lettre anonyme qu’il a ensuite adressé à un candidat à la députation, Me Lagasse. »
  135. L’ordonnance fut rendue le 22 mai 1898.
  136. La communication fut faite à Bertulus par l’officier d’ordonnance de Pellieux, le commandant Ducassé.
  137. Cass., II, 278, Esterhazy : « Je n’ai connu son nom que parce qu’il m’a été dit pour la première fois par le général de Pellieux qui pensait que ce pouvait être la dame voilée. »
  138. Voir t. II, 573.
  139. Cela est avoué par Gonse (Cass., I, 570).
  140. 25 février 1898. — Cass., 269, Bertulus : « Mme Monnier était venue spontanément protester avec une rare énergie contre le rôle odieux qu’on voulait lui faire jouer. »
  141. Cass., I, 235, Bertulus : « À l’appui de son raisonnement, elle disait encore que, deux fois, par deux lettres, au cours du procès Zola, le père Du Lac l’avait mandée auprès de lui et qu’elle avait refusé de s’y rendre, ne voulant pas lui dire en face le soupçon qu’elle avait contre lui. ». — Voir t. II, 574.
  142. Cass., II, 25. Gonse. — Voir p. 526.
  143. Ibid., I, 231, Bertulus.
  144. Ibid., I, 221, Bertulus.
  145. Ibid., II, 207 à 220 (15, 16, 19 et 28 février 1898).
  146. Esterhazy et Henry avaient fait croire à Pellieux (Enq., 26 novembre 1897) que Souffrain était « l’agent des juifs » : Picquart le croyait l’agent d’Esterhazy. — Cass., I, 204 : II. 214, 215, Picquart. La plainte écrite de Picquart était formelle : « Le télégramme signé Speranza peut être attribué avec certitude à l’ex-agent de police Souffrain ; des renseignements adressés par la Sûreté générale au général de Pellieux en font foi. » (II, 262.) Et encore : « La lettre Speranza doit être, comme le télégramme, de la main de Souffrain. » (II, 219.) — Cass., II, 263, Bertulus : « Dès le 22 janvier, une série d’expertises en écriture commença, tant sur l’écriture de Souffrain que sur d’autres, mais aucune ne donna de résultats sérieux. Aucune charge, d’ailleurs, n’a pu être relevée contre Souffrain. » Cependant, l’expert Couderc avait attribué le télégramme à Souffrain, mais « avec des réserves » (I, 237). — Roget, parlant d’après Pellieux et Henry, continua à suspecter Souffrain. (Cass., I, 103.) — À Rennes. Bertulus raconta qu’il avait confronté Souffrain avec la jeune fille du télégraphe qui avait cru le reconnaître et que « la confrontation aboutit à une non-reconnaissance ». (I, 365 ; Enquête, 22 mars 1898.) — Voir p. 162, note 2.
  147. Cass., 1, 222, Bertulus : II. 220, Picquart : « Aujourd’hui que je n’ai plus aucune mesure à garder, j’estime qu’il est de mon devoir de vous apporter tout ce que je puis savoir, sans dévoiler le secret professionnel, de nature à éclairer la justice sur les agissements frauduleux dont je suis victime. » (28 février 1898.)
  148. La psychologie d’Henry échappa toujours à Picquart ; le 1er juillet 1902, il écrivait encore : « Je ne puis pas m’expliquer le crime du lieutenant-colonel Henry autrement que par le dévouement à la personne de ses chefs et par le désir de conserver per fas et nefas des droits à leur bienveillance. » (Grande Revue. XXIII, 9.)
  149. Enq. Bertulus, 21 janvier, comtesse de Comminges (II, 263).
  150. Cass., II, 216, Picquart ; 263, Comminges.
  151. Procès Zola, I, 103, Leblois.
  152. Cass., I, 213, Picquart : « Lorsque j’ai vu que les rendez-vous se donnaient près du pont Alexandre III, je n’ai plus eu aucun doute. » — C’est, exactement, le raisonnement de Cuignet, écho des propos qu’il a entendu tenir à Henry. (Cass., I, 342 et suiv.)
  153. Cass., I, 337, Barthou.
  154. Cass., II, 25, Gonse : « Bertulus vint me trouver pour me demander de lui envoyer le colonel Du Paty de Clam, afin qu’il pût causer avec lui avant de l’entendre dans son cabinet d’instruction. » — Gonse place cet incident au mois de janvier ; Du Paty précise qu’il alla en février chez Bertulus, « sur l’invitation de M. le général de Boisdeffre, transmise par M. le commandant Hirschauer » (II, 37) ; ce fut le 28 février. (Enq. Bertulus ; Arrêt de la chambre des mises en accusation.)
  155. Cass., II. 117, Picquart : « Certaines lettres paraissent vouloir imiter l’écriture de Mlle de Comminges ; certaines boucles des o et des a se rapprochent des o et des a de M. Du Paty de Clam. Il y a là, ce me semble, lieu à expertise. » — II, 220 : « Je vous remets trois écrits de M. le lieutenant-colonel Du Paty de Clam. L’écriture de ces trois écrits offre une telle ressemblance avec le télégramme signé Blanche… »
  156. Cass., I, 449 : II, 37, Du Paty. — Bertulus (I, 222) dit seulement qu’il entendit Du Paty, mais ne précise pas que ce fut à son domicile particulier : il m’a, d’autre part, confirmé le fait. — Gonse dit que Du Paty lui reprocha de lavoir envoyé chez Bertulus. « en dehors de son cabinet ». (Cass., II, 25.)
  157. Ibid., II, 268. Bertulus.
  158. Ibid., II, 25 Gonse.
  159. Ibid., I, 571, Gonse.
  160. Ibid., I, 213, Picquart : I, 231, Bertulus. — Roget et Cuignet, parlant d’après Henry, disent que Picquart et Du Paty étaient des ennemis mortels. (Cass., I, 103. 346, etc.)
  161. Procès Zola, I, 102, Leblois.
  162. Cass., (Chambres réunies), II, 35, Du Paty.
  163. Instr. Tavernier, 21 juillet 1899, Du Paty.
  164. Voir t. II, 688.
  165. Instr. Tavernier, 13 juillet, Du Paty.
  166. Ibid., 21 juillet, Du Paty.
  167. Cass., I, 444, 454 ; II, 34, 196 ; Rennes, III, 505 ; Instr. Tavernier, 17 juin, Du Paty. — Il précise qu’il dit ses doutes à Henry, le 25 février 1898. Précédemment, il avait fait part de son scepticisme à Gonse. (Rennes, III, 505, Du Paty ; Enq. Renouard et Instr. Tavernier, Gonse).
  168. Cass., II, 231, Christian Esterhazy, (Enq. Bertulus).
  169. « Mlle Pays, avec l’intelligence qui la caractérise, comprit qu’elle avait « gaffé » et, très habilement, embrouilla si bien les choses qu’Henry finit par n’y plus rien comprendre. » (Cass., II, 231, Christian.)
  170. Cass., I, 625, Roget : « Je suis le premier auquel Henry avait rendu compte, immédiatement après cette entrevue. » — Esterhazy, à l’enquête Bertulus, dément l’anecdote (II, 246) ; dans sa déposition à Londres, il la confirme. (26 février 1901.) Henry, à l’enquête, la confirme le 18 juillet 1898 et la dément le 26.
  171. Cass., I, 567, Gonse : I. 626, Roget. — Ce démenti de Du Paty est du 5 mars 1898, soit sept jours après la conversation où il avait dit à Henry que la pièce était apocryphe.
  172. Instr. Tavernier, 3 juillet 1899, Valdant ; de même, Junck, Cuignet, Gribelin, Lauth. Après lecture, par Tavernier, de ces dépositions, Du Paty déclare : « Je constate, par la multiplicité des témoignages concordants, que j’avais deviné juste (Cass., I, 445 ; II, 34 ; Instr. Tavernier, 17 juin) en attribuant à Henry la campagne de dénigrement, même auprès d’officiers que je connaissais à peine, campagne qui avait pour objectif de faire dévier sur moi l’orage qui planait sur lui. »
  173. Cass., II, 27. Cuignet.
  174. Il avoua à Rennes (I, 223) qu’il tenait d’Henry les renseignements qui le déterminèrent à suspecter Du Paty.
  175. Cass., II, 25, Cuignet.
  176. Dép. à Londres, 26 février 1900.
  177. Cass., I, 445, Du Paty (avril 1898).
  178. Ibid. : « Chaque fois que j’insistais sur les soupçons que j’avais sur cette pièce, de nouvelles et inexplicables difficultés surgissaient autour de moi. »