Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le Grand/Édition Garnier/1/Chapitre 15

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Histoire de l’empire de Russie sous Pierre le GrandGarniertome 16 (p. 489-493).
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CHAPITRE XV.

TANDIS QUE PIERRE SE SOUTIENT DANS SES CONQUÊTES ET POLICE SES ÉTATS, SON ENNEMI CHARLES XII GAGNE DES BATAILLES, DOMINE DANS LA POLOGNE ET DANS LA SAXE. AUGUSTE, MALGRÉ UNE VICTOIRE DES RUSSES, REÇOIT LA LOI DE CHARLES XII. IL RENONCE À LA COURONNE ; IL LIVRE PATKUL, AMBASSADEUR DU CZAR ; MEURTRE DE PATKUL CONDAMNÉ À LA ROUE.

Pierre à peine était à Moscou qu’il apprit que Charles XII, partout victorieux, s’avançait du côté de Grodno pour combattre son armée ; le roi Auguste avait été obligé de fuir de Grodno, et se retirait en hâte vers la Saxe avec quatre régiments de dragons russes ; il affaiblissait ainsi l’armée de son protecteur et la décourageait par sa retraite ; le czar trouva tous les chemins de Grodno occupés par les Suédois, et son armée dispersée.

Tandis qu’il rassemblait ses quartiers avec une peine extrême en Lithuanie, le célèbre Schulenbourg, qui était la dernière ressource d’Auguste, et qui s’acquit depuis tant de gloire par la défense de Corfou contre les Turcs[1], avançait du côté de la grande Pologne avec environ douze mille Saxons et six mille Russes tirés des troupes que le czar avait confiées à ce malheureux prince. Schulenbourg avait une juste espérance de soutenir la fortune d’Auguste : il voyait Charles XII occupé alors du côté de la Lithuanie ; il n’y avait qu’environ dix mille Suédois sous le général Rehnsköld qui pussent arrêter sa marche ; il s’avançait donc avec confiance jusqu’aux frontières de la Silésie, qui est le passage de la Saxe dans la haute Pologne. Quand il fut près du bourg de Frauenstadt, sur les frontières de Pologne, il trouva le maréchal Rehnsköld qui venait lui livrer bataille.

Quelque effort que je fasse pour ne pas répéter ce que j’ai déjà dit dans l’Histoire de Charles XII, je dois redire ici qu’il y avait dans l’armée saxonne un régiment français qui, ayant été fait prisonnier tout entier à la fameuse bataille d’Hochstedt, avait été forcé de servir dans les troupes saxonnes. Mes Mémoires disent qu’on lui avait confié la garde de l’artillerie ; ils ajoutent que ces Français, frappés de la gloire de Charles XII et mécontents du service de Saxe, posèrent les armes dès qu’ils virent les ennemis[2], et demandèrent d’être reçus parmi les Suédois, qu’ils servirent depuis en effet jusqu’à la fin de la guerre[3]. Ce fut là le commencement et le signal d’une déroute entière. Il ne se sauva pas trois bataillons russes, et encore tous les soldats qui échappèrent étaient blessés ; tout le reste fut tué sans qu’on fît quartier à personne. Le chapelain Nordberg prétend que le mot des Suédois, dans cette bataille, était au nom de Dieu, et que celui des Russes était massacrez tout ; mais ce furent les Suédois qui massacrèrent tout au nom de Dieu. Le czar même assure dans un de ses manifestes[4] que beaucoup de prisonniers, Russes, Cosaques, Calmoucks, furent tués trois jours après la bataille. Les troupes irrégulières des deux armées avaient accoutumé les généraux à ces cruautés : il ne s’en commit jamais de plus grandes dans les temps barbares. Le roi Stanislas m’a fait l’honneur de me dire que dans un de ces combats qu’on livrait si souvent en Pologne, un officier russe, qui avait été son ami, vint, après la défaite d’un corps qu’il commandait, se mettre sous sa protection, et que le général suédois Stenbock le tua, d’un coup de pistolet, entre ses bras.

Voilà quatre batailles perdues par les Russes contre les Suédois, sans compter les autres victoires de Charles XII en Pologne. Les troupes du czar, qui étaient dans Grodno, couraient risque d’essuyer une plus grande disgrâce, et d’être enveloppées de tous côtés ; il sut heureusement les rassembler, et même les augmenter ; il fallait à la fois pourvoir à la sûreté de cette armée et à celle de ses conquêtes dans l’Ingrie. Il fit marcher son armée sous le prince Menzikoff vers l’orient, et de là au midi, jusqu’à Kiovie.

Tandis qu’elle marchait[5], il se rend à Schlusselbourg, à Narva, à sa colonie de Pétersbourg, met tout en sûreté ; et des bords de la mer Baltique il court à ceux du Borysthène, pour rentrer par la Kiovie dans la Pologne, s’appliquant toujours à rendre inutiles les victoires de Charles XII, qu’il n’avait pu empêcher, préparant même déjà une conquête nouvelle : c’était celle de Vibourg, capitale de la Carélie, sur le golfe de Finlande. Il alla l’assiéger[6] ; mais cette fois elle résista à ses armes : les secours vinrent à propos, et il leva le siége. Son rival, Charles XII, ne faisait réellement aucune conquête en gagnant des batailles : il poursuivait alors le roi Auguste en Saxe, toujours plus occupé d’humilier ce prince et de l’accabler du poids de sa puissance et de sa gloire que du soin de reprendre l’Ingrie sur un ennemi vaincu qui la lui avait enlevée.

Il répandait la terreur dans la haute Pologne, en Silésie, en Saxe. Toute la famille du roi Auguste, sa mère, sa femme, son fils, les principales familles du pays, se retiraient dans le cœur de l’empire. Auguste implorait la paix ; il aimait mieux se mettre à la discrétion de son vainqueur que dans les bras de son protecteur. Il négociait un traité qui lui ôtait la couronne de Pologne, et qui le couvrait de confusion : ce traité était secret ; il fallait le cacher aux généraux du czar, avec lesquels il était alors comme réfugié en Pologne, pendant que Charles XII donnait des lois dans Leipsick et régnait dans tout son électorat. Déjà était signé[7] par ses plénipotentiaires le fatal traité par lequel il renonçait à la couronne de Pologne, promettait de ne prendre jamais le titre de roi de ce pays, reconnaissait Stanislas, renonçait à l’alliance du czar son bienfaiteur, et, pour comble d’humiliation, s’engageait à remettre à Charles XII l’ambassadeur du czar, Jean Réginold Patkul, général des troupes russes, qui combattait pour sa défense. Il avait fait, quelque temps auparavant, arrêter Patkul contre le droit des gens, sur de faux soupçons ; et contre ce même droit des gens il le livrait à son ennemi. Il valait mieux mourir les armes à la main que de conclure un tel traité : non-seulement il perdait sa couronne et sa gloire, mais il risquait même sa liberté, puisqu’il était alors entre les mains du prince Menzikoff, en Posnanie, et que le peu de Saxons qu’il avait avec lui recevaient alors leur solde de l’argent des Russes[8].

Le prince Menzikoff avait en tête, dans ces quartiers, une armée suédoise renforcée des Polonais du parti du nouveau roi Stanislas, commandée par le général Meyerfelt[9] ; et ignorant qu’Auguste traitait avec ses ennemis, il lui proposa de les attaquer. Auguste n’osa refuser : la bataille se donna auprès de Calish[10], dans le palatinat même du roi Stanislas : ce fut la première bataille rangée que les Russes gagnèrent contre les Suédois ; le prince Menzikoff en eut la gloire : on tua aux ennemis quatre mille hommes, on leur en prit deux mille cinq cent quatrevingt-dix-huit.

Il est difficile de comprendre comment Auguste put, après cette victoire, ratifier un traité qui lui en ôtait tout le fruit ; mais Charles était en Saxe, et y était tout-puissant ; son nom imprimait tellement la terreur, on comptait si peu sur des succès soutenus de la part des Russes, le parti polonais contre le roi Auguste était si fort, et enfin Auguste était si mal conseillé, qu’il signa ce traité funeste. Il ne s’en tint pas là ; il écrivit à son envoyé Fingsten une lettre plus triste que le traité même, par laquelle il demandait pardon de sa victoire, « protestant que la bataille s’était donnée malgré lui ; que les Russes et les Polonais de son parti l’y avaient obligé ; qu’il avait fait, dans ce dessein, des mouvements pour abandonner Menzikoff ; que Meyerfelt aurait pu le battre s’il avait profité de l’occasion ; qu’il rendrait tous les prisonniers suédois, ou qu’il romprait avec les Russes ; et qu’enfin il donnerait au roi de Suède toutes les satisfactions convenables pour avoir osé battre ses troupes ».

Tout cela est unique, inconcevable, et pourtant de la plus exacte vérité. Quand on songe qu’avec cette faiblesse Auguste était un des plus braves princes de l’Europe, on voit bien que c’est le courage d’esprit qui fait perdre ou conserver les États, qui les élève ou qui les abaisse.

Deux traits achevèrent de combler l’infortune du roi de Pologne, électeur de Saxe, et l’abus que Charles XII faisait de son bonheur : le premier fut une lettre de félicitation que Charles força Auguste d’écrire au nouveau roi Stanislas[11]. Le second fut horrible : ce même Auguste fut contraint de lui livrer Patkul, cet ambassadeur, ce général du czar. L’Europe sait assez que ce ministre fut depuis roué vif à Casimir[12], au mois de septembre 1707. Le chapelain Nordberg avoue que tous les ordres pour cette exécution furent écrits de la propre main de Charles.

Il n’est point de jurisconsulte en Europe, il n’est pas même d’esclave qui ne sente toute l’horreur de cette injustice barbare. Le premier crime de cet infortuné était d’avoir représenté respectueusement les droits de sa patrie, à la tête de six gentilshommes livoniens, députés de tout l’État : condamné pour avoir rempli le premier des devoirs, celui de servir son pays selon les lois, cette sentence inique l’avait mis dans le plein droit naturel qu’ont tous les hommes de se choisir une patrie. Devenu ambassadeur d’un des plus grands monarques du monde, sa personne était sacrée. Le droit du plus fort viola en lui le droit de la nature et celui des nations. Autrefois l’éclat de la gloire couvrait de telles cruautés, aujourd’hui elles la ternissent.


  1. Voyez, dans la Correspondance, la lettre à Schulenbourg, du 15 sept. 1740.
  2. 6 février. (Note de Voltaire.)
  3. Voyez la note de la page 214.
  4. Manifeste du czar en Ukraine, 1709. (Note de Voltaire.)
  5. Août. (Note de Voltaire.)
  6. Octobre. (Id.)
  7. 14 septembre. (Note de Voltaire.)
  8. Voltaire traite ici Auguste comme il le mérite. Dans l’Histoire de Charles XII, il avait dû le ménager pour qu’on tolérât son livre. (G. A.)
  9. Voltaire nommait ici Maderfeld le général que, dans son Histoire de Charles XII, livre III, voyez dans ce volume, page 217, il avait appelé Meyerfeld, et dont le véritable nom est Meyerfelt. (B.)
  10. 19 octobre. (Note de Voltaire.)
  11. Cette lettre est rapportée dans l’Histoire de Charles XII ; voyez dans ce volume, page 219.
  12. Voyez page 220.