Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre VI/Chapitre 6
CHAPITRE VI
MINISTÈRE GIRONDIN, DÉCLARATION DE GUERRE (MARS-AVRIL 1792).
Ministère mixte de Roland et de Dumouriez. — Caractère double de Dumouriez. — Robespierre contre la Gironde. — Lutte de Robespierre et de Brissot. — Domination de Robespierre aux Jacobins. — Sa puissance sur les femmes. — Comment il exploite le serment religieux. — Critique de Robespierre par ses propres amis. — Il est ennemi des philosophes. — La philosophie défendue par Brissot. — Robespierre étranger à l’instinct populaire. — Il ne comprend pas le mouvement national de la guerre. — Grand cœur de la France en 1792. — Comme elle réhabilite les soldats de Châteauvieux, 30 avril 1792. — Haine des princes allemands pour la France. — Dureté bigote de François II. — Il menace la France. — Déclaration de guerre à l’Autriche, 20 avril 1792.
Le choix était difficile. Si Brissot et les chefs de la Gironde se nommaient eux-mêmes, ils quittaient le grand poste, le vrai poste de la puissance, je parle de la tribune et de la direction de l’Assemblée. C’était contre eux, dès ce moment, que la tribune eût agi, eux qu’elle eût battus en brèche. D’autre part, s’ils choisissaient des hommes inférieurs et violents, ils faisaient plaisir à la cour, dont la meilleure chance était de voir la Révolution, ridicule ou furieuse, dégoûter, rebuter la France. Brissot, avec beaucoup de sens, prit, non en haut, ni en bas, mais des hommes jusque-là peu en lumière, des hommes spéciaux surtout : le Genevois Clavières pour les finances, Dumouriez pour les affaires étrangères, pour l’intérieur Roland. Les deux premiers étaient des gens capables, de hardis faiseurs de projets, déjà avancés dans la vie, retardés par l’injustice de l’Ancien-Régime, caractères au reste équivoques, incertains encore, et qui se jugeraient à l’épreuve. Pour Roland, il était jugé ; personne ne connaissait mieux le royaume, qu’il étudiait depuis quarante ans et comme inspecteur officiel et comme observateur philosophe. Il suffisait de le voir un moment au visage pour reconnaître le plus honnête homme de France, austère, chagrin, il est vrai, comme devait être un vieillard, citoyen sous la monarchie, qui toute sa vie avait souffert de l’ajournement de la liberté.
M. et Madame Roland étaient revenus en décembre au petit appartement de la rue Guénégaud, et, dans ce nouveau séjour à Paris, ils prenaient moins de part à la vie publique. Pétion, jusque-là le centre de leurs relations, était maintenant à l’Hôtel de Ville, tout absorbé par sa mairie. Le 21 mars, au soir, Brissot vint les trouver et leur proposer le ministère. Déjà ils avaient été pressentis là-dessus, et, malgré son âge, Roland, actif, ardent encore, avait cru qu’en un tel moment le devoir lui commandait d’accepter.
Le 23, à onze heures du soir, Brissot leur amena le ministre des affaires étrangères, Dumouriez, qui sortait du conseil et venait apprendre à Roland sa nomination. Dumouriez les étonna, en assurant « que le roi était sincèrement disposé à soutenir la constitution ». Ils regardèrent attentivement l’homme qui parlait ainsi.
C’était un homme assez petit, qui avait cinquante-six ans, mais qui paraissait avoir dix ans de moins, leste, dispos et nerveux. Sa tête, fort spirituelle, où brillaient des yeux pleins de feu, révélait sa véritable origine, la Provence, d’où venait sa famille, quoiqu’il fût né en Picardie. Son visage avait les teintes brunes d’un militaire éprouvé, non sans nobles cicatrices. Et, en effet, Dumouriez, hussard à vingt ans, s’était fait sabrer, tailler en pièces, en se défendant à pied contre cinq ou six cavaliers, ne voulant pour rien se rendre. Il n’en avait pas moins langui dans les grades inférieurs ; gentilhomme, il n’était pas de la noblesse de cour, la seule qui fût favorisée. Il se jeta dans les voies obliques, dans la diplomatie spéciale que Louis XV entretenait à l’insu de ses ministres, diplomatie secrète, médiocrement honorable, qui avait certaine teinte d’espionnage. Sous Louis XVI, Dumouriez se releva fort, en se consacrant à un noble et grand projet dont il fut le premier agent : la fondation de Cherbourg.
Personne n’avait plus d’esprit, plus de connaissances dans les genres les plus différents, plus d’habiletés diverses. À quoi les appliquerait-il ? Le sort en devait décider. Dumouriez n’avait nul principe. Si brave et si militaire, il avait pourtant, à un degré singulièrement faible, le sentiment de l’honneur. Il faut l’en croire dans ses Mémoires. Il affirme, sans embarras, sans honte et sans vanterie, simplement et comme étranger à toute notion morale, qu’il présenta au ministre Choiseul deux projets relativement aux Corses, un projet pour les délivrer, un autre pour les asservir. Le dernier fut préféré, et Dumouriez se battit bravement dans ce dernier but. En 1789, de même. « J’avais envoyé, dit-il, un projet excellent pour empêcher qu’on ne prît jamais la Bastille ; mais il arriva trop tard. »
En 1792, porté au ministère par les ennemis du roi, il se trouva tout de suite favorable au roi et secrètement pour lui. Ce n’était pas seulement habitudes monarchiques, indifférence aux principes ; c’était aussi, il faut le dire, générosité. Le roi, la reine, enfermés dans cette prison des Tuileries, étaient en danger, malheureux. Dumouriez, généralement peu touché des idées, l’était beaucoup plus des personnes. Il était humain et sensible à la pitié. Il faut lire dans ses Mémoires la touchante scène où, trouvant la reine d’avance irritée contre lui, il la ramena moins encore par sa fermeté que par son attendrissement.
N’oublions pas toutefois, en lisant ces piquants, ces admirables Mémoires, qu’ils sont quelque peu suspects. Ils ont été écrits par lui lorsque, réfugié en terre étrangère, au milieu des émigrés, parmi ceux qu’il venait de battre, il avait besoin de montrer combien le ministre jacobin avait été respectueux, sensible pour les royales infortunes. Tout cela lui servit fort à ramener l’opinion : celle du public, jamais ; mais celle des gouvernements, qui virent bien tout le parti qu’on pouvait tirer d’un tel homme. Ils le virent trop bien, s’il est vrai que ce fut le vieux Dumouriez, à soixante-dix ans, qui rédigea pour les Anglais les plans de la résistance espagnole, prêta sa vive lumière à leurs généraux et posa la fatale borne où vint se briser l’Empire.
Revenons au petit salon de la rue Guénégaud, à la première entrevue de Dumouriez et des Roland. Madame n’eut aucune prévention favorable ; elle lui trouva l’œil faux. Cet œil, ombragé d’épais sourcils noirs qui déjà blanchissaient un peu, était héroïque et devenait doux ; mais le politique immoral, le sceptique, le cynique, n’y perçaient que trop. Dumouriez avait toujours aimé les femmes, longtemps de cœur, avec une persévérance rare et romanesque. À son âge, il aimait encore, sans beaucoup de choix, il est vrai, une femme d’esprit surtout, fort aristocrate, la sœur du fameux Rivarol. Au premier coup d’œil sur le vieux mari et sur Madame Roland, il eut l’idée audacieuse qu’il pourrait à la royaliste adjoindre la républicaine. Sa légèreté déplut, certains mots spécialement où perçait le mauvais ton de la société qu’il fréquentait. Madame Roland fut grave et polie, le tint toujours à distance. Il sentit qu’elle le jugeait et ne l’en aima pas mieux.
Le véritable Dumouriez, courtisan et démagogue, recherchant le roi, le peuple, apparut dès le lendemain. Il fit entendre au roi qu’il fallait, à tout prix, gagner, flatter les Jacobins. Il y alla de ce pas, mit le bonnet rouge, ne marchanda pas ; sachant à quels robustes amours-propres il avait affaire, il n’hésita pas à se mettre comme en tutelle en leurs mains, leur demanda leurs conseils, les pria de ne pas l’épargner, de bien lui dire ses vérités. Accueilli par une réponse arrogante de Robespierre, qui parla avec dédain des « hochets ministériels », et dit qu’il attendrait que le ministre eût suffisamment prouvé, etc., Dumouriez, sans se déconcerter, courut à lui, avec une effusion admirablement jouée, et se jeta dans ses bras. Toute la salle fut émue, et les tribunes pleuraient.
L’homme de France qui fut le plus cruellement blessé du ministère girondin ne fut pas le roi : ce fut Robespierre. On va voir à quel degré d’envenimement il parvint dans ces deux mois, se retournant dans son fiel, se répandant en vagues et ténébreuses dénonciations, sans jamais les appuyer d’un seul fait, d’une seule preuve.
Il était blessé à l’âme, et pour la seconde fois. La première, on s’en souvient, seul dans la Constituante, objet de risée d’abord, puis de haine, enfin de terreur, il s’était cru, par son triomphe populaire, non seulement le vainqueur, mais l’héritier de l’Assemblée. Il partageait l’opinion de la cour, de tout le public, qui supposait que tous les talents étaient dans la Constituante, que la Législative serait faible et pâle. Et voilà que cette France inépuisable venait de lancer une légion d’hommes ardents et énergiques, dont plusieurs égalaient, tout au moins, leurs devanciers ; génération éminemment jeune, toute fraîche d’impression, tout entière de passion. De sorte qu’au moment où Robespierre croyait avoir gravi le faîte, un mont nouveau, pour ainsi dire, se trouvait dressé devant lui. Il ne se découragea pas et recommença l’escalade avec une force de persévérance que personne n’eût eue peut-être. Malheureusement cette passion, qui faisait sa force, creusa aussi dans son cœur des abîmes de haine inconnus.
Il n’était que trop facile d’attaquer les Girondins. Nul parti plus léger en paroles, nul dans les actes, plus inquiet, plus remuant, plus prompt à se compromettre. Aucun d’eux n’avait de génie, à moins qu’on n’applique ce mot aux facultés oratoires, vraiment sublimes, de Vergniaud. L’homme actif du parti, Brissot, était un personnage fort aisément attaquable. Sans parler des précédents assez tristes de sa vie d’homme de lettres, comme politique, il fatiguait le public et l’opinion de l’excès de son activité. Brissot allait, Brissot venait, Brissot écrivait, parlait, faisait donner toutes les places ; toujours et dans tout, Brissot. Il n’était pas incapable des grandes choses, mais il se mêlait aussi volontiers d’une infinité de petites. Désintéressé pour lui-même, il était insatiable pour son parti, avait l’ardeur et l’intrigue d’un capucin pour son couvent. Brissoter devint un proverbe. Il allait tout droit devant lui, la tête basse, coudes serrés, dans son vieil habit, dévot à sa coterie, à son idée, prêt à lui sacrifier tout. Et, avec cela, léger pourtant, s’évaporant en choses imprudentes ; aimant peu, ne haïssant point, n’ayant rien de ce fiel amer qui caractérise les vrais moines, les inquisiteurs de l’époque ; je parle des Jacobins, du grand Jacobin Robespierre.
Celui-ci devait absorber Brissot dans un temps donné.
Toutefois, au premier moment, Brissot et les Girondins n’ayant encore rien fait, l’attaque n’avait pas prise. Nul fait. Au défaut, Robespierre trouva un roman, et, sous forme plus ou moins voilée, l’exposa, le développa, en nourrit les Jacobins pendant plusieurs mois. Le roman n’est rien autre chose qu’une profonde, mystérieuse alliance entre La Fayette et la Gironde. Les Mémoires de La Fayette nous ont appris suffisamment que cette entente n’avait jamais existé que dans l’esprit de Robespierre. Loin de là, on voit que La Fayette, indulgent pour tous les partis, et qui, en général, ne haïssait guère, haït pourtant les Girondins. Dans ce livre, partout si froid, il ne s’émeut qu’à leur nom ; il parle de tous, de Roland, de Brissot, avec une antipathie profonde, sous forme aristocratique. En face de la Gironde, il redevient un grand seigneur méprisant, un véritable marquis.
Le plus curieux, c’est que, pour rendre le roman plus grave, pour faire peur et noircir les ombres, Robespierre fait un La Fayette purement de fantaisie ; forte et dangereuse tête sur laquelle la cour « a de grands desseins ». Il se garde bien de voir que La Fayette est fini ; qu’à Paris, dans la bourgeoisie, dans la garde nationale, où les fayettistes étaient restés plus nombreux que partout en France, il n’a pu, aux élections, réunir que trois mille voix contre les sept mille de son adversaire.
Brissot lui répondit avec un vigoureux bon sens et comme eût répondu l’histoire : « Quoi ! La Fayette, un Cromwell ? Vous ne connaissez donc point ni votre siècle ni la France ? Cromwell avait du caractère, et La Fayette n’en a pas… En eût-il, la race des Brutus est-elle finie ? La nation serait-elle assez lâche pour laisser la vie à l’usurpateur ?… Cromwell lui-même, s’il revenait, que pourrait-il faire ici ? Il allait à la puissance par deux avenues terribles qui n’existent plus : l’ignorance et le fanatisme. »
Sans contester ce qu’il y eut de beau et de noble dans La Fayette, il suffit de regarder un moment le front fuyant, la tête mince de l’honnête général, cette face un peu moutonnière, pour sentir tout ce qu’il y avait de ridicule à placer dans ce personnage un Bonaparte ou un Cromwell.
L’imagination maladive, la crédulité de la peur était le propre caractère de l’infiniment défiante société jacobine. Robespierre, jouant sur cette corde, était sûr de bien jouer. Il suffisait de montrer toujours de loin, dans le brouillard, je ne sais quoi d’un vague effrayant. Lisez tous ses discours d’avril et de mai. Il va soulever « le voile qui couvre d’affreux complots ». Il démasquera les traîtres, non pas aujourd’hui encore, c’est trop tôt, mais prochainement. Il a dans la main des secrets terribles qu’il pourrait bien révéler… Le jour viendra où il dévoilera un système de conspiration… Toute l’assistance, impatiente, est suspendue à ses lèvres, se croyant toujours au moment de voir le pâle et mystérieux orateur éclater enfin, et, d’un jour vengeur, illuminer les ténèbres où les traîtres s’enveloppent.
De temps à autre, des enfants perdus lancent quelque dénonciation, un morceau pour faire attendre, que happe la foule béante. C’est Simon (du Rhin) qui dénonce les feuillants de son pays. C’est l’ex-capucin Chabot, obscène, ignoblement farceur, qui amuse le public des plans de Mme Canon (il raille ainsi, à sa manière, la trop belliqueuse Madame de Staël). Chabot déclare hardiment que Narbonne sera protecteur ; Fauchet y travaille. Et c’est encore Chabot, qui, sans s’inquiéter de se contredire, veut que le même Fauchet appelle à la dictature précisément les Girondins qui viennent de chasser Narbonne et de s’y substituer.
Nous entrons dans une ère nouvelle, où la calomnie va marcher avec une force, une audace, j’allais dire une grandeur, dont nulle époque n’a montré l’équivalent. Elle triomphe, elle est chez elle ; elle marche, comme vertu civique. Jamais des faits, jamais des preuves ; les dires vagues d’un ennemi, c’est toujours assez pour satisfaire des imaginations haineuses qui ont besoin de haïr encore plus. Le tort de ceux qu’on attaque, c’est de poursuivre incessamment ces fantômes qui reculent. Dans l’ardente poursuite des ombres, ils leur prêtent du corps, pour ainsi parler, les font passer pour réelles. C’est ainsi que les Girondins, impatients, inquiets dans leur provocante insistance, occupaient sans cesse le public de Robespierre et du secret de Robespierre qu’il ne voulait pas lâcher, le sommaient de s’expliquer, allaient ainsi le grandissant, le désignant de plus en plus pour chef à toutes les haines, à toutes les jalousies, à tous les mécontentements. Ils lui reprochent de devenir l’idole du peuple et, par cet imprudent aveu, augmentent l’idolâtrie. Lui, il ne donne aucune prise, ne faisant rien en réalité et ne disant rien au fond. Il va toujours reculant, et, reculant, il grandit. Par exemple, quand Guadet, avec un mélange de haine et de respect, dit qu’un tel homme, par amour pour la liberté, devrait s’imposer l’ostracisme, il lui donna une belle prise : « Ah ! que l’égalité soit affermie, que les intrigants disparaissent, moi-même je fuirai la tribune… Heureux de la félicité de mes concitoyens, je passerai des jours paisibles dans les délices d’une sainte et douce intimité… » Et ailleurs : « Si l’on m’impose le silence, je quitterai cette société, pour m’enfermer dans la retraite. » Voix glapissantes de femmes : « Nous vous suivrons ! nous vous suivrons ! » — Et les mêmes voix aux adversaires : « Scélérats ! coquins ! »
Robespierre était né prêtre ; les femmes l’aimaient comme tel. Ses banalités morales, qui tenaient fort du sermon, leur allaient parfaitement ; elles se croyaient à l’église. Elles aiment les apparences austères, soit que, si souvent victimes de la légèreté des hommes, elles se serrent volontiers près de ceux qui les rassurent ; soit que, sans s’en rendre compte, elles supposent instinctivement que l’homme austère, en général, est celui qui gardera le mieux son cœur pour une personne aimée.
Pour elles, le cœur est tout. C’est à tort qu’on croit, dans le monde, qu’elles ont besoin d’être amusées. La rhétorique sentimentale de Robespierre avait beau être ennuyeuse, il lui suffisait de dire : « Les charmes de la vertu, les douces leçons de l’amour maternel, une sainte et douce intimité, la sensibilité de mon cœur », et autres phrases pareilles, les femmes étaient touchées. Ajoutez que, parmi ces généralités monotones, il y avait toujours une partie individuelle, plus sentimentale encore, sur lui-même ordinairement et sur ses mérites, sur les travaux de sa pénible carrière, sur ses souffrances personnelles ; tout cela, à chaque discours, et si régulièrement qu’on attendait ce passage et tenait les mouchoirs prêts. Puis, l’émotion commencée, arrivait le morceau connu, sauf telle ou telle variante, sur les dangers qu’il courait, la haine de ses ennemis, les larmes dont on arroserait un jour la cendre des martyrs de la liberté… Mais, arrivé là, c’était trop, le cœur débondait, elles ne se contenaient plus et s’échappaient en sanglots.
Robespierre s’aidait fort en cela de sa pâle et triste mine, qui plaidait pour lui d’avance près des cœurs sensibles. Avec ses lambeaux de l’Émile ou du Contrat social, il avait l’air à la tribune d’un triste bâtard de Rousseau, conçu dans un mauvais jour. Ses yeux clignotants, mobiles, parcouraient sans cesse toute l’étendue de la salle, plongeaient aux points mal éclairés, fréquemment se relevaient vers les tribunes des femmes. À cet effet, il manœuvrait avec sérieux, dextérité, deux paires de lunettes, l’une pour voir de près ou lire, l’autre pour distinguer au loin, comme pour chercher quelque personne. Chacune se disait : « C’est moi. »
Il y avait une difficulté ; c’est que, sur tel point capital, Robespierre ne pouvait gagner les femmes, sans risquer de choquer les hommes. Les hommes étaient philosophes, les femmes étaient religieuses. Il s’agissait pour lui de trouver, dans ce qu’un moderne a très justement appelé « la finesse aiguë de sa tactique », la mesure exacte et précise où il pourrait, sans encombre, mêler au jargon politique le jargon religieux.
Aussi longtemps qu’il avait pu (jusqu’en mai 1791), nous l’avons vu, il avait habilement ménagé les prêtres et parfois parlé pour eux. Aujourd’hui, les prêtres s’étant portés pour ennemis de la Révolution, il ne s’agissait plus de s’appuyer d’eux ; il s’agissait, pour l’orateur jacobin, d’en prendre la position, de se faire prêtre lui-même. Cela était hasardeux et ne pouvait se faire que sous l’habit philosophique, avec les formules de Rousseau, en suivant de près, copiant, adaptant à la circonstance l’évangile philosophique de l’époque, le Vicaire savoyard, que l’ennemi n’attaquerait pas sans péril, et derrière lequel, après tout, Robespierre était toujours à même de trouver sa sûreté. Si la chose réussissait, c’était un vrai coup de maître ; enlever les femmes et les dévotes, pour qui avait les Jacobins, c’était concentrer deux forces jusque-là peu conciliantes ; c’était, au moyen des premières, aller jusqu’au lieu où la Révolution pénétrait si peu encore, au sein des familles, au foyer.
Voici donc ce que Robespierre hasarda aux Jacobins. Dans une adresse sentimentale, nuancée de mysticisme philosophique, il dit entre autres choses : « Qu’il avait été permis à l’homme le plus ferme de désespérer du salut public, lorsque la Providence, qui veille sur nous beaucoup mieux que notre propre sagesse, en frappant Léopold, a déconcerté les projets de nos ennemis. »
Cette forme et autres semblables, peu attaquables en elles-mêmes, mesurées, timides, recevaient beaucoup de clarté de la conduite générale de Robespierre ; elles annonçaient assez que, du pharisaïsme moral, il passerait, au besoin, à l’hypocrisie religieuse. Les indiscrétions de Camille Desmoulins, son enfant perdu, aidaient à comprendre. On le vit, bien peu après, lui voltairien, lui sceptique, approuver les processions dans les rues, reprocher au magistrat de les empêcher, faisant entendre, avec une ironie machiavélique, qu’il fallait amuser le peuple : « Mon cher Manuel, disait Desmoulins, les rois sont mûrs, il est vrai ; le bon Dieu ne l’est pas encore. »
La pensée, mieux voilée, de Robespierre était néanmoins transparente. L’intention politique n’était pas méconnaissable dans ces paroles religieuses. Ce grand nom de la Providence, exploité ainsi, faisait mal. Ce miel de religion dans une bouche si amère, c’était chose intolérable.
Combien plus pour les hommes d’alors, nourris de la philosophie du siècle, plus que jamais en lutte avec les prêtres, et qui malheureusement ne voyaient que les prêtres dans la religion ! Le Girondin Guadet, mêlant un éloge à l’attaque, dit qu’il s’étonnait de voir « qu’un homme qui avait, avec tant de courage, travaillé à tirer le peuple de l’esclavage du despotisme, concourût à le ramener sous l’esclavage de la superstition ».
L’étourdi donna à Robespierre la prise qu’il attendait. Ce fut un heureux appel qui tira de sa mémoire un de ces morceaux, parfois excellents, habilement travaillés, qui tenaient longtemps la lampe allumée passé minuit, aux mansardes de Duplay. Tout n’était pas habileté, il faut l’avouer aussi ; il y avait, dans cette éloquente réponse, quelque chose d’un sentiment vrai. Nul doute que Robespierre, à son époque de solitude et de souffrance, n’ait pu être refoulé vers Dieu, qu’il n’ait relu volontiers les consolantes pages du Vicaire savoyard. Seulement ici, il répondit à ce que Guadet ne disait pas. Il répondit sur l’existence de Dieu en général, dont on n’avait pas parlé, et non sur ce que Guadet appelait superstitieux : la croyance à une intervention spéciale de Dieu dans telles affaires particulières, la croyance à l’action personnelle de Dieu, hors du cours des lois du monde, la foi aux coups d’État de Dieu, laquelle ruine toute prévoyance, et toute philosophie, et toute vraie religion, — celle-ci nous enseignant qu’il est de la majesté divine de vouloir obéir régulièrement aux lois qu’elle a faites elle-même.
Robespierre, sans bien répondre et se jetant à côté, n’en fut pas moins très habile, vraiment éloquent. Il eut un touchant retour sur l’époque où il s’était vu seul au milieu d’une assemblée hostile et sur le secours qu’il avait tiré du sentiment religieux.
Puis, portant à la Gironde, aux prétentions philosophiques de ses adversaires, un coup très adroit, les élevant pour les abattre, attestant le patriotisme et la gloire du jeune Guadet (encore inconnu), il ajouta : « Sans doute tous ceux qui étaient au-dessus du peuple renonceraient volontiers pour cet avantage à toute idée de la divinité ; mais ce n’est pas faire injure au peuple ni aux sociétés auxquelles on envoie cette adresse que de leur parler de la protection de Dieu, qui, selon mon sentiment, sert si heureusement la Révolution. » Ainsi il faisait habilement appel à l’envie ; avec toutes les ressources de son talent académique, il travaillait à se faire peuple, et, mettant perfidement ses ennemis au-dessus du peuple, il leur brisait sur la tête le niveau de l’égalité.
Cette hypocrisie visible, cette dénonciation sans preuve, cette personnalité assommante, cet intarissable moi qui se retrouvait partout dans ses paroles de plomb, étaient bien capables de refroidir, à la longue, les plus chauds amis de Robespierre. Ce n’était pas seulement l’effet laborieux de cette mâchoire pesante, qui mâchait et remâchait éternellement la même chose ; c’était aussi je ne sais quoi de discordant et de faux, qui, malgré le soin, le poli, tout l’effort académique, de temps à autre grinçait. Il n’y avait qu’un petit noyau, une toute petite église, des Jacobins les plus bornés, qui ne voulût voir ni entendre. Les autres haussaient les épaules. Il faut lire, dans un des journaux les plus favorables à Robespierre, les Révolutions de Paris, la respectueuse mais sévère critique qu’on n’hésite pas de lui adresser… « Quoi ! lui dit le journaliste entre autres choses judicieuses, vous nous dites que vous tenez dans les mains le fil d’une grande conspiration, il ne s’agit de rien moins que d’une guerre civile, et vous parlez toujours de vous, des petites provocations de vos ennemis ! Les patriotes qui vous estiment, qui vous aimeraient, si votre orgueil n’opposait une barrière entre eux et vous, ne peuvent s’empêcher de dire : « Quel dommage qu’il n’ait pas cette bonhomie antique, compagne ordinaire du génie et des vertus ? » (No 147, avril, 1792.)
Le journaliste touche ici un point juste, vrai, profond. Et ce trait n’est pas tellement particulier au caractère de Robespierre qu’il ne s’applique aussi à bien d’autres personnages de l’époque, en des degrés différents. Avec moins de génie que plusieurs autres, moins de cœur et de bonté, Robespierre représente la suite, la continuité de la Révolution, la persévérance passionnée des Jacobins. S’il a été la plus forte personnification de la société jacobine, c’est moins encore par l’éclat du talent que comme moyenne complète, équilibrée, des qualités et défauts communs à la société, communs même à une grande partie des hommes politiques d’alors qui ne furent pas Jacobins.
Le fond, pour le formuler nettement, avec quelque dureté, et en se réservant d’en rabattre plus ou moins selon les individus, c’est qu’il leur manquait deux choses : par en haut, la science et la philosophie ; par en bas, l’instinct populaire. La philosophie qu’ils attestaient sans cesse, le peuple dont ils parlaient toujours, leur étaient fort étrangers. Ils vivaient dans une certaine moyenne, au-dessous de la première, au-dessus de l’autre. Cette moyenne était l’éloquence et la rhétorique, la stratégie révolutionnaire, la tactique des assemblées. Rien n’éloigne davantage de la haute vie de lumière qui est dans la philosophie, de la féconde et chaleureuse vie qui est dans l’instinct du peuple.
Le grand fleuve du dix-huitième siècle, coulant à pleins bords par Voltaire et Diderot, par Montesquieu et Buffon, s’arrête en quelque sorte, se fixe en plusieurs de ses résultats, se cristallise en Rousseau. Cette fixité de Rousseau est un secours et un obstacle. Ses disciples ne reçoivent plus la matière fluide et féconde ; ils la prennent de lui, en cristaux, si j’ose dire, sous formes arrêtées, inflexibles, rebelles aux modifications. Hors ces formes, au-dessus, au-dessous, ils ne connaissent rien et ne peuvent rien.
Un signe qui les condamne, c’est, en admettant le dernier résultat du dix-huitième siècle, d’en rejeter la grande tradition qui amena ce résultat, de ne pas voir, entre autres choses, que Voltaire n’est point opposé à Rousseau, mais son correspondant symétrique, naturel et nécessaire, que, sans ces deux voix qui alternent et se répondent, il n’y eût pas eu de chœur. Pauvres musiciens, ignorants de l’harmonie, qui croient accorder la lyre en ne gardant qu’une corde. L’unité de ton, la monotonie au sens propre, cette chose anti-littéraire, anti-philosophique, propre à stériliser l’esprit, fut pourtant, il faut l’avouer, pour Robespierre, un très bon moyen politique. Il toucha toujours même corde, frappa à la même place. Ayant affaire à un public ému d’avance, avide, infatigable et que rien ne rebutait, sa monotonie le rendit très fort. Il en usa, en toutes choses, non dans la parole seulement, mais dans la vie, la démarche, le costume, de sorte qu’en cet homme identique, en cet invariable habit, en cette coiffure toujours la même, en ce gilet proverbial, on lut toujours les mêmes idées, on trouva la même formule, ou plutôt que la personne tout entière apparut comme une formule qui parlait et qui marchait.
Ce fut un moment solennel, digne de l’attention des penseurs, celui où, par la voix de Brissot, la philosophie du dix-huitième siècle demanda compte à cette formule masquée sous un homme, à ce faux Rousseau, du vivant esprit qui avait fait, et ce siècle, et cette Révolution, et Rousseau avec ses imitateurs. Le dernier des philosophes était Condorcet ; son nom fut l’occasion, la prise par où Brissot saisit Robespierre, l’attaqua, le secoua. Reprenons d’un peu plus haut et voyons avec quel à-propos Condorcet fut amené dans ce discours très habile, de manière à tomber d’aplomb sur le maigre Jacobin du poids du grand siècle, du poids de la science et de la tradition, du poids de l’humanité.
Après s’être moqué du danger d’un La Fayette protecteur à la Cromwell : « Je mourrai, dit Brissot, en combattant les protecteurs et les tribuns. Les tribuns sont les plus dangereux. Ce sont des hommes qui flattent le peuple pour le subjuguer, qui rendent la vertu suspecte, parce qu’elle ne veut pas s’avilir. Rappelez-vous ce qu’étaient Aristide et Phocion ; ils n’assiégeaient pas toujours la tribune, mais ils étaient à leur poste. Ils ne dédaignaient aucun emploi (Robespierre refusait celui d’accusateur public) quand il était donné par le peuple. Ils parlaient peu, faisaient beaucoup ; ils ne flattaient pas le peuple, ils l’aimaient. Ils dénonçaient, mais avec preuves. Ils étaient justes et philosophes. Phocion n’en fut pas moins victime d’un flatteur du peuple… Ah ! ce trait me rappelle l’horrible calomnie élevée contre M. de Condorcet. C’est au moment où ce respectable patriote, luttant contre la maladie, se livre à des travaux immenses, où il termine le plan d’instruction publique, apprend aux puissances étrangères à respecter le peuple libre, s’épuise en calculs infinis pour régler les finances de l’Empire, c’est alors que vous calomniez ce grand homme ! Qui êtes-vous pour avoir ce droit ? Qu’avez-vous fait ? Où sont vos travaux ? Où sont vos écrits ? Pouvez-vous citer, comme lui, trente ans d’assauts livrés, avec nos illustres philosophes, au trône, à la superstition ? Ah ! si leur brûlant génie ne leur eût révélé le mystère de la liberté qui fit leur grandeur, croyez-vous que la tribune retentirait aujourd’hui de vos discours sur la liberté ? Ce sont vos maîtres, et vous les calomniez pendant qu’ils servent le peuple ! Le monument le plus ferme de votre Révolution, c’est la philosophie. Voyez celles qui ont manqué, elles n’étaient pas fondées sur la philosophie. Le patriote est philosophe. On l’accuse d’être froid, même d’être ennemi du peuple, parce qu’il travaille pour lui en silence… Prenez-garde, vous suivez vous-même les impulsions de la cour. Que veut-elle ? Faire rétrograder les lumières du peuple. Que veulent les philosophes ? Que le peuple s’éclaire, qu’il se passe également de protecteurs et de tribuns. »
À cette foudroyante attaque, Guadet en ajouta une, plus directe encore, sommant Robespierre de dévoiler donc enfin ce plan de guerre civile, de conspiration dont il ne cessait de parler. Robespierre, visiblement blessé à l’endroit vulnérable, la dénonciation sans preuve, allait s’enchevêtrer dans un tissu de rapprochements qui ne pouvaient rien prouver que sa faiblesse et sa défaite. Bazire lui rendit le service de l’empêcher de parler ; il vint à point au secours, l’engagea à conserver sa réponse pour les journaux. La Gironde insistant, exigeant qu’il s’expliquât, il s’en tira par la triste reculade ; il dit que, pour le moment, il ne voulait que dévoiler les manœuvres qui tendaient à faire de la société des Jacobins un instrument d’intrigues et d’ambition : « Et c’est ce que j’appelle un plan de guerre civile. » Les amis de Robespierre, attérés de voir qu’il ne trouvait pas autre chose, s’en allèrent en masse, afin que, la société n’étant plus en nombre, il fallût lever la séance. Un homme de Robespierre, Simon, pour couvrir la retraite, se mit à crier encore quelques mots sur les troubles de l’Alsace, en jetant la faute sur les Girondins, lançant ainsi, dans la fuite, deux ou trois bons coups de dents à cette meute acharnée.
Brissot accusait très justement Robespierre d’hostilité à la philosophie. Robespierre lui-même, bien mieux encore, s’accusa et se convainquit d’ignorer l’instinct du peuple. Il était tout bellétriste (pardonnez ce mot allemand), tout culture et tout art, à cent lieues de la nature, de l’instinct, de l’inspiration. La bonhomie, comme le dit très bien le journaliste cité plus haut, je ne sais quoi de naïf et de profond qui fait comprendre les masses, lui manquaient totalement.
Les piques données à tout le peuple, l’égalité dans l’armement, le bonnet de laine rouge du paysan de France adopté pour tous, comme égalité de costume, ces deux choses, éminemment révolutionnaires, si avidement saisies par le peuple, furent repoussées de Robespierre, peu goûtées des Jacobins. Puis, par la force des choses, il leur fallut reculer devant l’unanimité du peuple.
Même opposition sur la grande question de la déclaration de guerre. On peut dire qu’en cette affaire (mars-avril 1792), Robespierre allait d’un côté et toute la France de l’autre. — De quel côté le bon sens ? Le temps a jugé, la lumière s’est faite, — c’est la France qui eut raison.
Le 26 mars 1792, l’avis suivant fut donné aux Jacobins :
« En dépouillant les registres des départements, on trouve inscrits déjà plus de SIX CENT MILLE citoyens pour marcher à l’ennemi. »
À Paris, dans le Jura et ailleurs, les femmes déclaraient que les hommes pouvaient partir ; qu’elles s’armeraient de piques, qu’elles suffiraient bien au service intérieur. Elles avaient si vivement senti pour leur famille et leurs enfants le bienfait de la Révolution qu’au prix des plus grands sacrifices elles brûlaient de la défendre.
Il y eut, dès ce moment, et dans toute cette année sacrée de 1792, des scènes véritablement admirables et héroïques dans le Sein de chaque famille. Un frère partant, tous les autres, en bas âge, voulaient partir et juraient qu’ils étaient hommes[1]. La jeune fille ordonnait à son amant de s’armer, fixait les noces à la victoire. La jeune femme, tout en larmes et les bras chargés de petits enfants, menait son époux elle-même et lui disait : « Va, ne regarde pas si je pleure, sauve-nous, sauve la France, la liberté, l’avenir et les enfants de tes enfants. »
Guerre sublime ! guerre pacifique, pour fonder la paix éternelle ! guerre pleine de foi et d’amour, inspirée de cette pensée, si attendrissante et si vraie alors : que le monde en ce moment avait même cœur et voulait la même chose ; qu’il s’agissait d’écarter, le fer à la main, les barrières de la tyrannie qui nous séparent barbarement ; que ces barrières abaissées, il n’y avait plus d’ennemis, que ceux qu’on croyait les nôtres allaient se jeter dans nos bras !
La beauté de ce moment, c’est que l’âme de la France y fut tout assise en la foi, qu’elle tourna le dos au raisonnement, aux petits calculs, qu’elle laissa les raisonneurs, Robespierre, La Fayette et autres, se traîner, à plat ventre, dans la logique et la prose, s’enquérir inquiètement du possible et du raisonnable.
Oui, la guerre était absurde, dans les seules données qu’on avait alors. Pour la faire il fallait une foi immense, croire à la force contagieuse du principe proclamé par la France, à la victoire infaillible de l’équité ; — croire aussi que, dans l’immensité d’un mouvement où la nation tout entière se précipitait, tous les obstacles intérieurs, les petites malveillances, les essais de trahison, se trouvaient neutralisés, et qu’il n’y avait pas de cœur d’homme, tant dur et perfide fût-il, qui ne se changeât devant ce spectacle unique de la rencontre des peuples, courant l’un à l’autre en frères et pleurant dans l’émotion du premier embrassement.
Oh ! le grand cœur de la France, en 1792 ! quand reviendra-t-il jamais ? Quelle tendresse pour le monde, quel bonheur de le délivrer ! quelle ardeur de sacrifice ! et comme tous les biens de la terre pesaient peu en ce moment !
Ce bon cœur éclata de la manière la plus touchante dans la délivrance des Vaudois du régiment de Châteauvieux, que décréta l’Assemblée. C’était une tache infamante pour l’honneur de la nation qu’elle se constituât geôlier et bourreau pour la tyrannie des Suisses, qu’elle se chargeât de tenir aux galères quarante infortunés Français, d’un pays français de cœur et de langue sous le bâton allemand. On se rappelle ce jugement féroce des officiers suisses, à Nancy, qui battirent à mort, rouèrent ou pendirent des soldats qui, s’étant réfugiés en quelque sorte au foyer de la France, réclamaient, comme leur droit, l’exécution des lois de l’Assemblée ; quarante, par grâce singulière, ne furent pas mis à la potence ; on les envoya à Brest ramer pour le roi. Cette rigueur ne suffit pas. Sur des prétextes futiles, pour avoir chanté Ça ira ! ou bu le 14 juillet, les magnifiques seigneurs enlevaient leurs sujets vaudois et les jetaient dans les caves de l’affreux château de Chillon, au-dessous du niveau du lac, avec les rats et les serpents.
Le 30 septembre 1791, sur l’amphithéâtre solennel qui domine le lac et Lausanne, qui regarde la Savoie et toute la chaîne des Alpes, un tribunal fut dressé, où siégèrent, bouffis d’insolence, les députés de l’Ours de Berne. Là, parmi les insultes et les risées des soldats, les magistrats humiliés du pays de Vaud, de Lausanne, Vevey, Clarens, vinrent faire amende honorable et reçurent, tête basse, les menaces et les affronts. Et pourquoi cette fureur ? Il faut le dire, la vraie raison, c’est que ces Vaudois sont la France. C’était une petite France, impuissante et désarmée, que l’insolence allemande faisait paraître à ses genoux.
Et elle n’avait pas tort, peut-être, d’être irritée. Qui plus que la France vaudoise a contribué à la Révolution ? N’est-ce pas de cette population énergique et simple, de ces lieux sublimes, que partit l’inspiration de Rousseau, ce puissant élan de cœur qui a emporté le monde ? Ah ! ces lieux sont coupables à jamais devant les ennemis de la liberté !
Quand l’Assemblée brisa les fers des soldats de Châteauvieux, il y eut, indépendamment du vif esprit de parti, un élan singulier de générosité, de délicatesse, dans toute la nation, pour réparer, par l’accueil le plus touchant, ce grand tort national. Les gardes nationaux de Brest firent tout exprès, à pied, le voyage de Paris pour accompagner les victimes ; en leur ôtant la casaque de galériens, ils leur donnèrent leurs propres habits, en sorte que, sur la route, ils avaient l’air tous ensemble d’être également des Bretons. On allait au-devant d’eux, des villes et villages ; les hommes leur donnaient des poignées de main, les femmes les bénissaient, les enfants touchaient leurs habits. Partout on leur demandait pardon, au nom de la France.
Ce fait national est sacré. Il doit rester indépendant de la violente polémique qui éclata à ce sujet, de la fureur éloquente des Feuillants, des philippiques d’André Chénier, Roucher et Dupont (de Nemours), — d’autre part, des déclamations de Collot pour les soldats de Châteauvieux, de l’empressement de Tallien et autres intrigants à s’emparer de l’événement, à tourner le bon cœur du peuple au profit de l’esprit de parti.
Les Feuillants envisageaient le triomphe populaire des soldats de Châteauvieux comme une insulte aux gardes nationaux tués en combattant contre eux dans la triste affaire de Nancy. Il n’y avait pas d’opposition entre les uns et les autres. Ils avaient tous combattu pour l’ordre ou la liberté. Le régiment de Châteauvieux, pillé par des officiers qui ne daignaient rendre compte, avait invoqué les lois de la France ; il avait raison. Les gardes nationaux, sommés légalement, par les municipalités, d’aller, de combattre, allèrent, combattirent ; ils avaient raison. Il fallait pleurer les uns et les autres ; on le reconnut noblement à la fête qu’on donna aux soldats délivrés ; on y porta deux cercueils.
L’imprudente fureur des Feuillants fut vraiment coupable. Il ne tint pas à Chénier, à Dupont qu’on ne s’égorgeât dans Paris. D’avance ils remplirent les journaux des prophéties les plus sinistres ; ils dirent, répétèrent, expliquèrent aux gardes nationaux de Paris, qui n’y songeaient pas, que c’étaient eux qu’on insultait. Le directoire de Paris, les La Rochefoucauld, Talleyrand et autres, montra une peur ridicule, malveillante, de cette fête populaire. Pétion comprit bien mieux qu’on n’empêche point ces grands mouvements, qu’il faut les laisser aller, s’y associer plutôt pour les régulariser. Seulement il défendit d’une manière absolue qu’on portât des armes, prohibant également et les piques et les fusils.
Le 30 avril 1792, les soldats de Châteauvieux, arrivés de Brest à Paris, avec leurs braves amis les Bretons, et un grand concours du peuple ravi de les voir, se présentent aux portes de l’Assemblée, demandent à la remercier et lui présenter leurs hommages. Vive discussion au dedans. Les Feuillants, imprudemment, veulent encore se mettre au-devant du mouvement populaire. On réclame au nom de la discipline violée, au nom de la politique et des ménagements dus aux gouvernements de la Suisse avec lesquels on doit vouloir rester en bonne intelligence. Le jeune député Gouvion, frère d’un garde national tué à Nancy, déclare qu’on ne peut le forcer à accueillir, à voir en face les meurtriers de son frère. Il sort. L’Assemblée, après deux épreuves douteuses, décide qu’ils seront admis. Leur défenseur officieux, Collot, exprime leur reconnaissance. Les tribunes les applaudissent. Une foule de gardes nationaux sans armes, des Parisiens, des Bretons, des Suisses, puis une foule mêlée, hommes et femmes, portant des drapeaux, défilent joyeusement. Gonchon, le Cicéron ordinaire du faubourg Saint-Antoine, dit, en son nom, qu’on y fabrique dix mille piques pour la défense de l’Assemblée et des lois. « Nous en dirions davantage ; mais déjà nous avons tant crié : « Vive la constitution ! vive l’Assemblée nationale ! » que nous en sommes enroués !… » On applaudit et l’on rit.
La fête qui suivit bientôt fut intitulée du beau nom : Fête de la liberté. Au souffle de guerre qui la vivifiait, on sentait qu’il s’agissait, cette fois, du triomphe anticipé des libertés du monde, et qu’ici la Suisse française, fêtée en ces pauvres soldats, était l’heureuse avant-garde de la délivrance universelle. La statue de la Liberté était traînée sur un char terminé en proue de galère. Les chaînes brisées des victimes étaient portées, chose touchante, par nos femmes et par nos filles. Ces vierges, en blanches robes, touchaient, sans hésitation, le fer rouillé des galères, purifié par leur main. Au Gros-Caillou, au Champ de Mars, les rondes commencèrent, égayées de chants civiques. Ces danses joyeuses participaient de l’ardeur des fêtes antiques, où l’esclave pour la première fois s’enivrait de la liberté. Les frères embrassaient les frères, et, selon l’humeur française, la fraternité pour les sœurs était encore bien plus tendre.
Nul surveillant, nul désordre, point d’armes et nul excès ; une allégresse, une paix, une effusion extraordinaires. Chacun, dans sa délivrance, sentait déjà celle du monde ; tous les cœurs s’ouvraient à l’espoir que c’était le commencement du salut des nations.
Et c’était justement de même que les rois, de leur côté, envisageaient cette guerre. On peut en juger par l’ordre que donna le roi de Prusse de désarmer les paysans de ses provinces du Rhin. Il ne voyait dans ses sujets que les secrets alliés, les amis de la France, les hôtes de nos soldats, impatients de recevoir les apôtres de la liberté.
Le général probable de la coalition, Gustave III, était mort, assassiné par les siens (17 mars 1792). On ne manqua pas d’imputer sa mort aux partisans enthousiastes que la Révolution avait en Suède. Lui-même, en ses derniers moments, il avait toujours devant les yeux cette France qu’il allait combattre, et peut-être ne l’eût-il combattue que pour être loué d’elle, tant il dépendait de l’opinion du public français et des journaux de Paris ! Tout près de la mort, il disait : « Je voudrais bien savoir ce que va en dire Brissot. »
L’émigration avait gagné à la mort de Léopold, à l’avènement de François II, fanatique ennemi de la Révolution. Notre ambassadeur à Vienne, Noailles, était à peu près prisonnier dans son palais. Celui que nous envoyâmes à Berlin, Ségur, fut un objet de risée ; on fit courir le bruit qu’il était venu pour gagner de manière ou d’autre, par amour ou par argent, les maîtresses du roi de Prusse. Dans une audience publique, le roi lui tourna le dos et, s’adressant à l’envoyé de Coblentz, lui demanda comment se portait le comte d’Artois.
Nulle figure ne caractérise mieux peut-être la contre-révolution que le nouvel empereur, François II, dont le long règne commence. Borné, faible et violent, mal mêlé de deux natures, allemand né à Florence, faux Italien, faux allemand, c’était l’honnête homme des prêtres, un dévot machiavélique, dont l’âme, dure et bigote, n’en était pas moins facile au crime politique. C’est le François qui accepta des mains de son ennemi Venise, son alliée ; le François qui, par sa fille, commença la ruine de son gendre ; puis, une fois en Russie, l’attaqua par derrière, consomma sa ruine. Voyez-le dans les nombreux tableaux de Versailles où il est représenté. Est-il sûr que ce soit un homme ? Il va raide et sur des ressorts, comme la statue du Commandeur ou le spectre de Banquo. Pour moi, ce qui me fait peur, c’est que ce masque est frais et rose, dans sa fixité effrayante. Un tel être, visiblement, n’aura jamais de remords, il fait le crime en conscience. Le bigotisme impitoyable est lisiblement écrit sur cette face pétrifiée. Ce n’est pas un homme, ce n’est pas un masque, c’est un mur de pierre du Spielberg. Moins fixe et muet le cachot où, pour briser le cœur des héros de l’Italie, il les forçait, par la faim, de tricoter comme des femmes. Et cela « dans l’intérêt de leur amélioration, pour le remède de leur âme ». C’est la réponse invariable qu’il donnait à la sœur d’un des captifs, qui, tous les ans, faisant en vain le long voyage de Vienne, venait pleurer à ses pieds.
Voilà l’ennemi de la France. En avril, il charge Hohenlohe, son général, de s’entendre avec celui de l’armée de Prusse, le duc de Brunswick. Par son ordre, son ministre, le comte de Cobentzel, associé au vieux Kaunitz, écrit une note courte, sèche et dure, où, sans calculer ni la situation ni la mesure du possible, il dénonce à la France l’ultimatum de l’Autriche : 1o satisfaire les princes allemands possessionnés dans le royaume, autrement dit reconnaître la suzeraineté impériale au milieu de nos départements, subir l’Empire en France même ; 2o rendre Avignon, le grand passage du Rhône, de sorte que la Provence soit de nouveau démembrée comme autrefois ; 3o rétablir la monarchie sur le pied du 23 juin 1789 et de la déclaration de Louis XVI, ainsi rétablir, comme ordres, la Noblesse et le Clergé.
« En vérité, dit Dumouriez, quand le cabinet de Vienne aurait dormi trente-trois mois, depuis la séance de juin 1789, sans avoir encore appris la prise de la Bastille ni tout ce qui a suivi, il n’aurait pas fait des propositions plus étranges, plus incohérentes avec la marche invincible qu’avait prise la Révolution. »
Et cette note n’était pas seulement celle de l’inepte et bigote Autriche ; elle exprimait en même temps la pensée du gouvernement qui se croyait à l’avant-garde du progrès de l’Allemagne, du gouvernement philosophe et libéral qui avait encouragé la résistance turque et la révolution polonaise, en même temps qu’il écrasait les libertés de la Hollande. Au fond, âpre, avide, inquiet, sans souci d’aucun principe, ce gouvernement prussien, s’exagérant beaucoup sa force, se croyait en mesure de pêcher partout en eau trouble et portait à l’étourdie ses mains crochues de tous côtés.
Les troupes de la coalition s’approchent peu à peu de la France. Au centre, les Prussiens qui s’échelonnent dans la Westphalie, vers le Rhin. Aux deux ailes, les Autrichiens ; d’une part, ils vont augmentant leurs troupes des Pays-Bas ; de l’autre, ils se font appeler par l’évêque de Bâle, traversent le canton et vont mettre garnison dans le pays de Porentruy, occupant ainsi déjà une des portes de la France et pouvant, dès qu’ils voudront, envahir la Franche-Comté.
Le 20 avril 1792, le roi et le ministre entrent dans l’Assemblée nationale. Dumouriez, dans un long et lumineux rapport, démontre la nécessité où la France est de se regarder comme en état de guerre avec l’Autriche.
Le roi déclare « qu’il adopte cette détermination, conforme au vœu de l’Assemblée et de plusieurs citoyens de divers départements ». Il propose formellement la guerre.
Le même jour, à cinq heures, dans la séance du soir, la discussion est prise immédiatement. L’unanimité, sur cette grande question, était presque acquise d’avance. Ce fut un Feuillant, Pastoret, qui, le premier, voyant monter ce flot invincible, s’y associa habilement et proposa le décret de déclaration de guerre. Un autre Feuillant, Becquey, essaya d’arrêter l’élan en inquiétant l’Assemblée par le tableau de l’Europe, lui montrant l’Europe peu sûre, l’Espagne menaçant par derrière, la sédition au dedans, l’armée indisciplinée, les finances en mauvais ordre. Ce dernier mot donna à Cambon l’heureuse occasion d’un mot qui éloigna toute crainte : « Nos finances, Monsieur, vous ne les connaissez pas ; nous avons de l’argent plus qu’il n’en faut. » Et déjà il avait dit, le 24 février : « La France a plus de numéraire effectif en caisse qu’aucune puissance de l’Europe. » En réalité sur les quinze cents millions de biens nationaux, vendus jusqu’au 1er octobre 1791, le Trésor avait reçu déjà près de cinq cents millions. De novembre 1791 en avril 1792, la vente, quoique un peu ralentie, avait été de trois cent soixante millions, et il en restait à vendre pour une somme équivalente.
Guadet ajouta, au mot de Cambon, que nulle puissance en ce monde ne pouvait présenter une masse comparable à nos quatre millions de gardes nationaux armés ; que nulle n’aurait pu, d’un mot, en lever déjà cent mille, ainsi que nous l’avions fait. Les registres d’inscriptions des départements donnaient, en mars, l’étonnant résultat de six cent mille volontaires qui demandaient à partir.
C’était la voix de France, on ne pouvait la méconnaître. En vain le Feuillant Becquey insista, fit observer que, dans le fait, on allait déclarer la guerre non à l’Autriche, mais au monde, jeter le gant à tous les rois. En vain le Jacobin Bazire, organe en ceci du pur parti jacobin, s’étonna de voir une démarche si grave décidée si légèrement. Il essaya de reprendre le texte ordinaire de Robespierre, le danger de la trahison. À peine fut-il applaudi de deux ou trois membres et d’autant des gens des tribunes. Personne ne l’écoutait. L’enthousiasme entraînait tout. Il éclata à ce mot du député Mailhe : « Si votre humanité souffre à décréter en ce moment la mort de plusieurs milliers d’hommes, songez aussi qu’en même temps vous décrétez la liberté du monde. »
Aubert-Dubayet, une figure éminemment noble et militaire, se leva, prit la parole, saisit vivement l’Assemblée : « Quoi ! l’étranger a l’audace de prétendre nous donner un gouvernement ! Votons la guerre. Dussions-nous tous périr, le dernier de nous prononcerait le décret… Ne craignez rien. Dès que vous aurez décrété la guerre, tous seront bien obligés de se décider, les partis rentreront dans le néant. Les feux de la discorde s’éteindront aux feux du canon et devant les baïonnettes. »
« Oui, votons, dit le vaillant Merlin (de Thionville), votons la guerre aux rois et la paix aux nations. »
L’Assemblée se leva tout entière ; il n’y eut que sept membres qui restèrent assis. Parmi un tonnerre d’applaudissements, elle vota la guerre à l’Autriche.
Condorcet lut une belle et humaine déclaration de principes que la France faisait au monde. Elle ne voulait nulle conquête, elle n’attaquait la liberté d’aucun peuple. Ce mot passa dans le décret.
Orateur généralement froid, Condorcet, animé ici par la grandeur des circonstances, eut un mouvement très beau au sujet du reproche de faction que les rois faisaient à la France : « Et qu’est-ce donc qu’une faction qu’on accuse d’avoir conspiré pour la liberté universelle ?… C’est l’humanité tout entière qu’ils appellent une faction. »
Vergniaud proposait encore une grande réunion fraternelle, à l’instar des fédérations de 1790, où tous jureraient de mourir ensemble sous les ruines de l’Empire plutôt que de sacrifier la moindre des conquêtes de la liberté. Ainsi la France, attendant la mort ou la victoire, serait venue une dernière fois, tout entière, se serrer la main. « Moments augustes ! dit-il, quel est le cœur glacé qui n’y palpite, l’âme froide qui, par l’acclamation de la joie de tout un peuple, ne s’élève jusqu’au ciel, qui ne se sente grandir par l’enthousiasme au-dessus de l’humanité ? » — Cette belle et religieuse proposition ne fut point votée. Elle n’allait pas à l’impatience guerrière de l’Assemblée, qui brûlait d’aller en avant.
- ↑ On peut citer mille exemples. J’en donnerai un seul, celui des trois frères Levavasseur, de Rouen.
Les deux plus jeunes partirent, parce que l’aîné partait… Ils sont devenus tous trois généraux… Le plus jeune de ces hommes héroïques a survécu.