Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVI/Chapitre 5

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CHAPITRE V

ROBESPIERRE MENACE LES DEUX PARTIS PAR SAINT-JUST (26 FÉVRIER 1794).


Robespierre malade. — Alarmé de l’attitude de la Convention. — Il fait revenir Saint-Just, 26 février. — Robespierre paraît s’éloigner de ses doctrines. — Combien il grandit Saint-Just.


Robespierre tomba malade le 15 février, resta chez lui jusqu’au 13 mars.

Dur moment où il eut sans doute sa suprême tentation.

Tout ce temps, sa seconde âme, Couthon, se dit malade aussi, s’absenta ; il disparut le 15, reparut le 13.

D’autres diront que cette absence était politique (comme la vaine discussion sur le gouvernement anglais), qu’il fallait gagner du temps pour les raisons qu’on a vues. Moi, je crois que la maladie fut réelle, qu’elle fut la fièvre, l’inquiétude, la terrible indécision qui doit précéder de tels actes.

Si Desmoulins n’eût pas été la créature innocente qu’il était, il eût profité du délai. La chose éventée, il eût sur-le-champ imprimé sous terre (les royalistes imprimaient bien). On ne provoque pas un tel homme. Il fallait ou l’adorer ou d’un coup sûr et rapide le clouer vivant sur l’autel.

Une chose paralysa le puissant pamphlétaire, c’est qu’il n’avait pas encore perdu le respect. Au fond même, il aimait encore. S’il eût, dès la première attaque et sans avertissement, touché le texte redoutable qui agit en Thermidor (les dévotes de Robespierre, les momeries du parti, etc.), le coup eût porté si droit que le blessé n’eût pu le rendre.

Celui-ci, on n’en peut douter, était dans cette terreur. Il avait immolé Fabre. À quoi bon avoir mis le drame sous clé, si le pamphlet courait Paris ? Camille était un enfant sans doute, on se plaisait à le redire ; oui, mais meurtrier dans ses jeux ; s’il égratignait d’abord, ne pouvait-il aussi, pour rire, appliquer son pédagogue contre un mur infranchissable, l’écraser et l’aplatir à une consistance si mince que, transparent, diaphane, la joyeuse lumière du soleil le perçât sur chaque point ?

Il ne fallut pas moins qu’une telle anxiété pour finir l’indécision de Robespierre, lui faire mettre les fers au feu. Une chose aussi le décida, l’accueil imprévu que Carrier reçut à la Convention (23 février). Si elle amnistiait un tel homme, il était évident qu’elle était décidée à innocenter tous les représentants en mission, qu’hébertistes et dantonistes sur ce point étaient d’accord, que tous allaient se serrer, ne connaissant plus qu’un ennemi, le dictateur. Robespierre se décida, tira le couteau pour raser les deux partis. Ce couteau était Saint-Just.

Il était à l’armée du Nord, mais averti et tout prêt ; il fondit, le 26, sur la Convention.

Il apportait un discours d’extermination pour qui savait le comprendre.

Ce discours avait deux buts ; il témoigne du pas prodigieux que fit Robespierre, dans son âpre solitude, sous l’épreuve des attaques imminentes et du ridicule possible.

Non seulement il note les indulgents comme traîtres, mais d’un bond il passe par-dessus les exagérés, les note comme indulgents.

« Plus de terreur ! non, justice ! » Mais cette justice de Saint-Just est telle qu’elle accuse l’Assemblée d’indulgence, une Assemblée où siégeaient Carrier et Collot d’Herbois !

« On ne punit point les coupables », dit Saint-Just. L’Assemblée se regardait ; l’autre jour elle s’était vue au pied de la guillotine ; elle trouvait que vraiment le tribunal ne chômait pas. Que voulait donc dire ce mot ? Apparemment, qu’en frappant les petits coupables, on ménageait trop les grands, les représentants du peuple.

Parmi plusieurs belles choses, vives, fortes, profondes, il y en avait d’effrayantes par le vague et l’équivoque.

« La société doit s’épurer. Qui l’empêche de s’épurer veut la corrompre, qui la corrompt veut la détruire. » Glissantes interprétations. L’Inquisition ne raisonna jamais autrement. Si on les eût appliquées, on n’eût point trouvé d’innocent. Tous sortis de la monarchie, tous plus ou moins corrompus, par cela seul tous étaient traîtres, avec cette étrange doctrine. Saint-Just était-il innocent, lui qui, deux ans auparavant, venait de réimprimer son imitation de la Pucelle ?

La Convention ne fut pas moins surprise des traits lancés par Saint-Just contre le mouvement de Chaumette, mouvement avoué d’elle-même (16 novembre). Il ne devina pas lui-même l’effet immense de ses paroles, la joie de la contre-révolution.

La conclusion est hardie, décisive : « Le besoin asservit* le peuple, la Révolution n’est pas encore entrée dans l’état civil. Celui qui s’est montré l’ennemi de son pays n’y peut être propriétaire. Indemnisons les malheureux avec le bien des ennemis de la Révolution. »

Il substitue ainsi aux principes des biens nationaux vendus par l’État le simple don, l’indemnité gratuite[1].

« Les comités révolutionnaires feront connaître au Comité de sûreté générale la conduite de tous les détenus depuis mai 1789. »

Le sens de cet article fut très clairement indiqué par Couthon et autres, qui demandèrent que le bien des suspects fût confisqué, comme celui des émigrés ; autrement dit, que ceux qu’on soupçonnait seulement fussent assimilés aux coupables convaincus.

Ce discours avait une portée immense ; il déconcertait l’opinion. Il montrait Robespierre sur un terrain nouveau, étranger à ses doctrines, peu éloigné des lois agraires. Mais ceux mêmes qui les voulaient auraient trouvé qu’il y passait par une très mauvaise porte, remettant en réalité le gouvernement de la chose, non pas au pouvoir central qui ferait espérer quelque impartialité, mais à la tyrannie locale, puisque la confiscation ne serait prononcée en réalité que sur les notes transmises par ces petits comités de sections, villes ou villages.

Ces agents ne pouvaient-ils être infidèles, ennemis de la République ? On s’en aperçut en avril, où l’on vit que les comités de villages se composaient justement des agents des émigrés, de leurs procureurs, de leurs intendants. On les supprima d’un coup. Il n’y eut plus de comités que dans les villes de districts.

L’avantage du décret pour Robespierre, c’était d’annuler logiquement et les dantonistes et les hébertistes, d’ôter à ceux-ci l’avant-garde et de marcher devant eux.

Pour obtenir ce résultat, Robespierre avait payé cher et s’était préparé peut-être des embarras d’avenir. Il avait dressé bien haut le piédestal de Saint-Just. Cette hautaine raideur n’était plus celle du Jacobin seulement, mais du militaire. Saint-Just répondait bien mieux que son maître à l’idéal du temps nouveau qui venait. Il avait trouvé tout d’abord ce que n’eut jamais Robespierre, une faculté puissante sur le grand bétail humain : la parole du tyran.

Tout cela eût éclaté sans le 9 thermidor. Robespierre le regardait et disait parfois tristement : « Il y a en lui du Charles IX. »

Un mot du 24 février parut fort sinistre à tous : « La République, dit Saint-Just à la Convention, ce n’est point un sénat, c’est la vertu. » Dès lors, pourquoi un sénat ? Cette morale inattendue fit passer aux yeux éblouis je ne sais quelle lueur lointaine du 18 brumaire.

  1. Entre le premier système qui a favorisé l’usure et le second qui favorise la paresse et le sommeil, il y avait pourtant un milieu, l’affermage des biens nationaux à un prix très bas, qui mettrait l’homme laborieux en état d’acquérir peu à peu des parcelles. Soulager les malheureux par l’aumône gratuite d’une confiscation, c’est une solution éphémère et pauvre.