Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVII/Chapitre 1

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LIVRE XVII



CHAPITRE PREMIER

MOUVEMENT DES CORDELIERS. — ARRESTATION DES HÉBERTISTES. PREMIER COUP SUR LES DANTONISTES (25 FÉVRIER-18 MARS 1794).


Les Cordeliers indignés d’être dépassés. — Poussés à la vengeance par les petites sociétés. — Ils appellent l’insurrection, 4 mars. — Ils restent seuls. — Ils sont arrêtés, 13 mars. — Discours de Saint-Just contre les exagérés et les indulgents. — On enveloppe Clootz dans le procès d’Hébert. — Robespierre félicite l’Assemblée de se décimer. — On arrête Hérault, ChaumcUe. — Danton défend ses ennemis, 18 mars.


Le dernier mot de Saint-Just qu’on a trouvé sur lui le 9 thermidor est celui-ci : « Diviser, non les propriétés, mais les fermages. »

Donc, comme Marat et Robespierre, comme tout ce qu’on peut appeler la révolution classique, Saint-Just défendait la propriété.

En cela, ils apparaissent comme les adversaires de Babeuf et sans doute de Jacques Roux, de Varlet, de Leclerc, de Lyon, et des amis de Chalier.

L’effort de Robespierre, on l’a vu dès juin 1793, fut d’arrêter les Cordeliers sur la pente qui les entraînait de ce côté. Il n’y réussit que par l’alliance de Marat, plus tard par Hébert et le Père Duchesne, jusqu’à ce que le foyer redoutable qui subsistait aux Gravilliers parût éteint dans le sang de Jacques Roux.

Les Cordeliers, maîtrisés par Hébert et par les robespierristes, avaient abandonné ce fanatique, patriote sincère pourtant, nullement convaincu du vol qui le mena à la mort. Ils avaient perdu par là, et pour plaire aux Jacobins, leur influence au centre de Paris, spécialement aux Gravilliers. L’alliance jacobine leur arracha encore l’abandon de Chaumette, qui, par ses prédications religieuses, leur avait conquis cette grande et importante section.

L’étonnant discours de Saint-Just leur fît sentir tout à coup que tant de sacrifices étaient perdus.

Sans adopter les principes de ceux qu’on avait proscrits, il arrivait en pratique, à des résultats analogues. La mesure, infiniment élastique, d’un séquestre qui permettait « d’indemniser tous les malheureux », — l’axiome : « Celui-là seul a droit dans la patrie qui coopère à l’affranchir », c’étaient des moyens suffisants pour atteindre indirectement les résultats des lois agraires.

D’un bond, sans transition, les robespierristes se trouvaient ainsi avoir passé par-dessus les Cordeliers. Après les avoir si longtemps arrêtés ou retardés, ils les rejetaient maintenant à l’arrière-garde, pêle-mêle avec les indulgents, et comme dans les bagages. Ils leur avaient surpris leur drapeau et le portaient en avant.

Les Cordeliers étaient fort abattus. Hébert, après avoir tué Jacques Roux, renié Chaumette, subi le joug de Robespierre, n’allait plus aux Jacobins ; il avait mis prudemment la sourdine au Père Duchesne. Les petites sociétés du centre de Paris, très petites, mais agitées toujours des furies de Jacques Roux, ne permirent pas aux Cordeliers d’avaler l’outrage. Elles firent honte à Hébert, le lâche aboyeur, d’aboyer sans mordre. La diplomatie hébertiste (on a vu celle de Carrier) ne pouvait continuer sans soupçon de trahison.

Paris avait, à ce moment, une saison qui lui est propre, un dur carême à vent aigre, temps froid, sec, pauvre, irritant. Très peu de vivres arrivaient. Des boutiques partout fermées, les marchands ne voulant plus vendre, plutôt que de vendre à perte. La longue queue grelottante avant le jour à la porte des boulangers, queue aux chantiers, queue aux bouchers. C’étaient là certainement les éléments d’un mouvement. Le 4 mars, les Cordeliers voilèrent d’un crêpe noir la Déclaration des droits, déclarant qu’elle resterait telle « jusqu’à ce qu’on vît cesser la disette et punir les ennemis du peuple. » Le 5, l’exaltation croissant, Vincent, Hébert, attaquèrent le Comité de sûreté qui ajournait l’affaire de Fabre ; puis, comme Hébert s’accusait lui-même de ne pas tout dire, Boulanger, un fier-à-bras de l’armée révolutionnaire : « Parle, Père Duchesne, ne crains rien ; tu parleras, et nous frapperons ! » Alors Hébert se lâcha, et contre les Jacobins qui lui refusaient la parole, et contre un homme égaré sans doute (Robespierre) qui, disait faussement Hébert, avait fait rentrer Desmoulins aux Jacobins.

Dans ce crescendo de gens échauffés, comme on parlait de créer un journal, le grand spectre noir, Carrier se lève, et d’une voix creuse : « Un journal ! dans un tel moment !… Ce qu’il faut, c’est l’insurrection ! »

Parole très imprudente, qui fut appuyée d’Hébert.

Le moment n’était pas venu. Une seule section peut-être se serait levée, celle qui se leva en Thermidor contre Robespierre, celle qui pleurait Jacques Roux, celle qui avait été remuée à fond par les prédications de Chaumette et de Léonard Bourdon, le ventre profond, agité, du Paris industriel, la section des Gravilliers (Filles-Dieu, Saint-Denis, Saint-Martin).

Il eût fallu avoir Chaumette. Mais eux-mêmes l’avaient tué. Ils n’allèrent à lui qu’à la fin, quand leur affaire eut avorté. Ils en furent reçus froidement ; la Commune ne fit rien pour eux.

Au Comité du salut public, Collot d’Herbois, quoique lié avec eux, ne pouvait les soutenir. Son intérêt n’était pas d’attaquer les dantonistes. Au contraire, d’unir étroitement contre Robespierre, hébertistes et dantonistes, les représentants de toute nuance qui revenaient de mission. Leur ami, Collot, le 6 mars, fut parfaitement d’accord avec leur ennemi Tallien pour blâmer l’insurrection.

Nulle autorité n’appuyant celle-ci, restait la force brutale, l’armée révolutionnaire. Cette armée était-elle encore ? Le Comité de salut public l’avait divisée, dispersée. Le Comité de sûreté en avait débauché les meilleurs hommes. À Lyon, elle était en guerre avec la ligne, jalouse de sa haute paye. À Paris, on avait lancé contre elle le faubourg Saint-Marceau, qui vint dire à la Commune que, dans une seule compagnie, il y avait vingt voleurs. Son fameux général Ronsin était seul sur le pavé de Paris ; s’il eût voulu tirer l’épée, il n’eût tiré que la sienne.

Il n’en promenait pas moins ses épaulettes au Palais-Royal, disant partout que la Convention était usée, Robespierre usé, qu’il faudrait bien faire un matin un gouvernement, que l’armée révolutionnaire serait portée à cent mille hommes, qu’on nommerait un grand juge qui pourrait être le maire Pache ; sous cet automate, Ronsin aurait été dictateur militaire.

Ce beau projet se colportait, se disait à tout venant, spécialement aux prisons. Ronsin y allait voir les siens ; on concluait de ces visites qu’il voulait organiser un massacre des prisons. Ce bruit, habilement semé, ne contribua pas peu à tuer le mouvement. Le peuple se mit lui-même à arracher les affiches des Cordeliers. Ils s’empressèrent alors de se rétracter et d’enlever leur crêpe. Cela ne servit à rien. Ils furent tous arrêtés le 13 au soir.

Personne ne s’y attendait. Ils avaient été si faibles et si ridicules que l’opinion leur faisait grâce. Mais la prise qu’ils donnaient était trop belle pour qu’on les lâchât. Ils avaient tenté la Mort.

Le manifeste que Saint-Just lut contre eux, une heure avant l’arrestation, indiquait sans trop de mystère un plan d’extermination impartiale des exagérés et des indulgents. On commençait par les premiers, mais la pièce était peut-être plus violente contre les autres ; les exagérés se contentaient d’affamer Paris ; les indulgents faisaient plus, ils corrompaient la République.

Les accusations sinistres, les mots sanglants de famine qui circulaient dans les groupes à la porte des boulangers, Saint-Just n’hésite pas à les ramasser pour les jeter à la tête de l’ennemi. « On fait des repas à cent écus par tête. On mange la vie du peuple. Tel patriote, avec une feuille, gagne trente mille livres de rentes… Et ailleurs, on vit de châtaignes », etc.

Tout arme lui semble bonne, même un mot de lois agraires : « Donnez des terres à tous les malheureux ! »

On dirait un mauvais rêve, écrit dans une nuit d’orage, parmi les allants et venants, sur la table du Comité. Le décret est un vrai chaos, où les affaires spéciales de police (comme l’arrivage des denrées à Paris) marchent de front avec les mesures les plus générales de la politique. Les délits moraux s’y confondent avec les crimes d’État, par exemple la corruption des citoyens et la subversion de l’opinion publique avec la subversion des pouvoirs publics.

Peine de mort pour qui résiste au gouvernement, c’est-à-dire aux comités. Puis, pour rassurer la Convention : Peine de mort pour qui usurpe son pouvoir. Les Comités nomment six commissions pour juger tous les détenus.

Les dantonistes étaient pâles du coup frappé sur les hébertistes. Legendre donna carrière à sa peur sous forme d’enthousiasme. Il demanda que le sublime discours lu pieusement tous les décadis au temple de la Raison, fût envoyé aux quarante-quatre mille municipalités, aux armées, aux sociétés.

On le relut le soir aux Jacobins devant Robespierre et Couthon qui reparurent ce jour (13 mars), comme pour le sanctionner de leur présence, en avouer le contenu. Ils revenaient faibles encore, languissants. « Mes forces défaillent », dit Robespierre le 15 encore, et il se renfonça dans sa chambre de malade.

Il était trop facile d’accabler Hébert et Ronsin. Mais on ne pouvait dire leurs crimes réels sans stigmatiser indirectement l’indulgence de Robespierre pour les déportements des hébertistes à Lyon et dans la Vendée, spécialement pour le certificat d’innocence qu’il venait de leur donner (27 janvier). On attaqua Hébert, comme on avait fait pour Jacques Roux, par une accusation de vol. On lui reprocha d’avoir calomnié… Danton ! qu’on fît mourir huit jours après.

Chose non moins étonnante ! « Hébert, Ronsin, Vincent, Momoro, étaient royalistes ! C’était pour servir le royalisme qu’ils simulaient l’exagération ! »

Rien de plus calomnieux. Coupables sous tant de rapports, ils n’en étaient pas moins républicains. Même ce misérable Hébert, en montant sur la charrette, disait à Ronsin : « Ce qui me tue, c’est que la République va périr ! — Non, dit l’autre, elle est immortelle ! »

Grande époque ! où même les pires avaient cependant la foi.

Pour les faire croire royalistes, on imagina de mêler au procès une Vendéenne. Pais, comme l’affaire s’appelait conspiration de l’étranger, on y mit des étrangers : le banquier Kock, ami d’Hébert, le Belge Proly, qui, bâtard d’un prince autrichien, pouvait entrer comme appoint dans toute conspiration.

Mais l’horreur, l’horreur éternelle, fut d’y mettre encore, sans cause, ni raison, ni prétexte, Anacharsis Clootz, le pauvre Allemand.

Clootz contre qui, il est vrai, on trouva ce grief si grave qu’il avait invité à déjeuner un membre du Département pour savoir de lui si telle femme était portée sur la liste des émigrés.

Ayant frappé ce coup à gauche, le 16, on frappa à droite. On força Amar à donner enfin son rapport sur Chabot et Fabre, qu’on avait cousu à Chabot. Amar se cachait chez lui. On l’en arracha. Il dut parler ou périr.

Tout ce qu’Amar fit pour Fabre, qu’on le forçait d’accuser, ce fut de le montrer comme un filou, non comme un criminel d’État, de sorte que la chose n’allant qu’aux tribunaux ordinaires, Fabre pouvait, par le bague, éviter la guillotine.

Robespierre ne le permit pas ; il remit la chose au point d’un crime d’État. Et, s’adressant à la Convention : « La corruption de quelques individus fait glorieusement ressortir la vertu de cette auguste assemblée… Peuple ! où a-t-on vu encore celui qui est investi du pouvoir tourner contre lui-même le glaive de la loi ? Où a-t-on vu un sénat puissant chercher les traîtres dans son sein ? Qui a donné ce spectacle ? Tous, citoyens, et vous seuls ! »

Encouragement délicat, pour décider l’Assemblée à trouver bon qu’on la saignât, qu’on lui coupât bras et jambes.

Parlait-il sérieusement ? Quoi qu’il en soit, de telles paroles sont justement ce qui l’a fait le plus mortellement haïr. Le 5 février déjà, il avait lancé celle-ci, qui parut horriblement équivoque : « La terreur est le ressort du gouvernement despotique. Est-ce que votre gouvernement ressemble donc au despotisme ?


Nouvelle saignée le 17 mars. Saint-Just demande la vie d’Hérault de Séchelles et de Simon.

On se rappelle cette pièce énigmatique que Robespierre jeune avait apportée de Toulon et que gardait Robespierre. À cette époque, voulant, par Hérault, entraîner les dantonistes et, en général, les représentants revenus de mission, il terrorisa Billaud, Collot, tout le Comité. Il exhuma cette pièce : « Il y a un traître ici… Voyez entre vous. »

— Billaud détourna le péril : « C’est Hérault sans doute, dit-il, Hérault, l’ami de Proly. »

Il n’y avait point de meilleur patriote qu’Hérault, ni d’homme plus innocent. Son crime fut sa légèreté, ses liaisons faciles avec tout le monde, ses agréments personnels ; il était suivi, pas à pas, par une belle royaliste qui l’aimait éperdument. Simon et lui avaient voulu sauver un homme soupçonné d’émigration.

Hérault, l’un des rédacteurs de cette constitution tant vantée, Hérault, président de la fête du 10 août, et comme consacré lui-même et par la coupe et par l’urne qu’il y tint au nom du peuple ! Hérault, qui, avec Camille, fut au plus profond du cœur de Danton !… Le coup était frappé bien près. Qui allait suivre ? Quelle serait la première victime ? Les dantonistes frémissants apprirent le 18 au matin qu’au contraire on frappait les rangs opposés ; on venait d’enlever Chaumette.

Coup imprévu, que rien ne commandait que cet à-propos de bascule.

Mort dès longtemps était Chaumette, mort son conseil général. Il semblait du reste accepter parfaitement sa nullité. Il ne décidait plus rien, renvoyait aux comités gouvernants les moindres affaires douteuses.

Quelque peu important qu’il fût devenu, l’arrestation du pauvre apôtre de la Raison n’en fut pas moins pour le monde prêtre et le monde royaliste une délicieuse surprise. Les prisonniers du Luxembourg où on l’envoya nageaient dans les roses. Mesquin d’apparence, petit, faible, avec ses cheveux noirs, plats, il provoqua chez eux une hilarité universelle, Ils le criblèrent de mots piquants, d’une verve si intarissable, que Chaumette n’osait descendre et restait seul dans son coin.

Les dantonistes ne riaient point ; ils voyaient bien que, si l’on frappait parmi leurs adversaires un homme si inoffensif, ce n’était pas pour les épargner. Les uns (Legendre, Tallien, Dufourny) se ruèrent dans la flatterie, dans les outrages aux vaincus ; ils écrasèrent aux Jacobins les Cordeliers qui venaient tête basse, s’excuser et demander quelque appui dans leur péril.

Danton, de toute autre nature, défendit ses ennemis. Le 18, à la Convention, quand la Commune humiliée vint tardivement, tristement, exprimer sa joie pour le coup qui la brisait, le vieil Alsacien Ruhl, alors président, brave homme, mais toujours en colère, la tança de ce qu’elle venait si tard féliciter l’Assemblée. Danton se leva alors : « La réponse du président est digne de la majesté du peuple. Mais il y règne une justice sévère qui pourrait être mal interprétée. La presque totalité de la Commune est pure et révolutionnaire. Elle a si bien mérité de la liberté qu’il faudrait tout souffrir plutôt que de lui faire boire le calice d’amertume. Épargnons-lui la douleur de croire qu’elle a été censurée avec aigreur. »

Ces paroles généreuses défendaient et les présents et l’absent, le pauvre Chaumette. Ruhl voulut quitter le fauteuil pour répliquer, mais Danton : « Si ma parole a trahi ma pensée, pardonne-moi. Je te pardonnerais moi-même en pareille erreur. Vois en moi un frère qui a exprimé librement son opinion. » Ruhl, à ces mots, se jeta dans les bras de son collègue.

Noble élan et courageux ; il y avait déjà du péril à se déclarer ami de Danton. La Convention applaudit, couvrant de sa sympathie, de son enthousiasme et de ses larmes l’embrassement des deux amis qui devait être le dernier.


CHAPITRE II

LES DANTONISTES ESSAYENT DE DÉSARMER LA DICTATURE (10 MARS 1794).


Faux matériel pour perdre Danton. — Danton cherchait à s’effacer. — Popularité des dantonistes. — Dispositions de l’Assemblée à l’indulgence. — Bourdon obtient l’arrestation du premier agent de police. — Robespierre obtient qu’on révoque l’arrestation. — Ses revirements aux Jacobins.


Saint-Just, dans le rapport qui fit arrêter Hébert, avait dit ces mots étranges : « Prenez votre élan vers la gloire. Nous appelons à partager ce moment sublime tous les ennemis secrets des tyrans, tous ceux qui, dans l’Europe et le monde, portent le couteau de Brutus sous leur habit. »

Il y eut de l’étonnement. La punition du Père Duchesne était-elle ce moment sublime ? Et, quoique le mot d’Europe semblât éloigner les choses, n’était-ce pas plus près que Brutus avait à chercher César ? César, ce n’était à coup sûr ni Hébert ni le pauvre apôtre de la République universelle : où donc fallait-il chercher ?

Sans doute, à une autre époque, quand la terre sacrée frémit au premier pas de l’ennemi, quand la