Histoire de la Révolution française (Michelet)/Livre XVII/Chapitre 2

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CHAPITRE II

LES DANTONISTES ESSAYENT DE DÉSARMER LA DICTATURE (10 MARS 1794).


Faux matériel pour perdre Danton. — Danton cherchait à s’effacer. — Popularité des dantonistes. — Dispositions de l’Assemblée à l’indulgence. — Bourdon obtient l’arrestation du premier agent de police. — Robespierre obtient qu’on révoque l’arrestation. — Ses revirements aux Jacobins.


Saint-Just, dans le rapport qui fit arrêter Hébert, avait dit ces mots étranges : « Prenez votre élan vers la gloire. Nous appelons à partager ce moment sublime tous les ennemis secrets des tyrans, tous ceux qui, dans l’Europe et le monde, portent le couteau de Brutus sous leur habit. »

Il y eut de l’étonnement. La punition du Père Duchesne était-elle ce moment sublime ? Et, quoique le mot d’Europe semblât éloigner les choses, n’était-ce pas plus près que Brutus avait à chercher César ? César, ce n’était à coup sûr ni Hébert ni le pauvre apôtre de la République universelle : où donc fallait-il chercher ?

Sans doute, à une autre époque, quand la terre sacrée frémit au premier pas de l’ennemi, quand la France de 1792 parut respirer dans un homme, quand de ses yeux, de ses paroles, partaient les éclairs et les foudres, quelque chose de César avait apparu, et de plus grand que César… car c’était la Révolution.

Du reste, pour épargner la peine de le chercher, on l’écrivit en toutes lettres. Dans le procès d’Hébert, partout où l’on mentionnait le dictateur et le grand juge, partout, à la place du nom de Pache, on mit hardiment le nom de Danton.

Chaque fois, le juge Coffinhal, dur et violent Auvergnat lié à Robespierre d’une fidélité auvergnate, et tout comme son chien Brount, mais attaché jusqu’au crime et prêt à tout faire sans le consulter, prenait les notes d’audience, les dépositions de témoins, les réponses des accusés, ces paroles suprêmes et sacrées de gens si près de mourir ; il bâtonnait cyniquement devant témoins, sans se cacher ; bien plus, il changeait, ajoutait. Et le produit dégoûtant de cette infâme cuisine, il le passait à Nicolas, l’imprimeur du tribunal.

Les robespierristes, sans nul doute, poussaient à la mort de Danton, qui leur apparaissait comme leur propre avènement. Ils étaient généralement le parti de l’ordre, et mêlant bizarrement, la plupart à leur insu, leurs secrets instincts monarchiques à leurs idées républicaines, ils plaçaient l’ordre en l’unité, l’unité en Robespierre. Deux reines des abeilles, c’est trop, disaient-ils pour la ruche ou la République ; la dictature veut l’unité.

J’ai peine à croire cependant que Robespierre eut déjà consenti cette atroce simplification. Il était trop évident que Danton, ami des plaisirs (et désormais du repos), n’avait aucune ambition, ni orgueil, ni vanité même, aucune velléité de concurrence. C’était chose monstrueuse et d’une rage délirante de songer à tuer un homme qui, dans deux circonstances récentes, non seulement contre Chaumette, mais contre les dantonistes Merlin et Bourdon s’était fait le second de Robespierre. Ce qu’il voulait visiblement, c’était de vivre à tout prix. Il habitait presque toujours à deux lieues de Paris, à Sèvres. Dès qu’il pouvait (et au printemps encore dans cette terrible crise), il courait chez lui, à Arcis, où étaient sa mère et ses deux petits enfants. Les gens d’Arcis racontaient qu’à ses voyages, ils le voyaient des heures et des heures immobile à sa fenêtre, rêvant en bonnet de nuit. Les champs, la nature, l’amour, c’étaient tous ses entretiens. Sa jeune femme de seize ans était grosse. L’âme de Danton était là, absente partout ailleurs.

Quels étaient donc les crimes de Danton, aux yeux des robespierristes ? Nul doute qu’il ne les eût choqués, lorsque, bien avant Desmoulins, il avait lancé hardiment cette parole : « Qu’un jour la République, hors de péril, pourrait être un Henri IV, faire grâce à ses ennemis. » N’était-ce pas de ce mot qu’étaient nés le Vieux Cordelier, le Comité de la clémence, les propositions imprudentes qui menaçaient de briser le nerf de la Révolution ? L’Assemblée se lançait depuis dans une voie d’attendrissement qui étonnait, alarmait. Elle paraissait surtout vouloir ôter le monopole de la bienfaisance aux robespierristes. Un jour qu’ils demandaient cinq cent mille francs de secours pour les indigents : « Non, dit Cambon, dix millions. » Et ils furent votés. — Quatre cent mille francs de secours aux pensionnaires de la liste civile, — secours à une religieuse, sœur de Mirabeau, — secours à la veuve Biron, — secours aux familles girondines de Lebrun, Duperret, Biroteau, etc.

L’affranchissement des noirs et les scènes d’ivresse et d’enthousiasme qui en résultèrent attendrissaient encore les cœurs. Mais le fait qui montra le plus le changement profond qu’avait subi l’Assemblée, c’est que, le 26 décembre, le jour même où Robespierre réclamait l’accélération des jugements révolutionnaires, la Convention en déplora la cruelle précipitation. Un marchand de vins avait été par erreur condamné à mort, comme accapareur ; Terreur reconnue au moment de l’exécution. La Convention, avertie, vota sur-le-champ un sursis. Nombre de ses membres se levèrent, coururent au Palais de Justice, à la place de la Révolution et sur le chemin, pour arrêter la charrette, bénis, applaudis du peuple, qui naturellement donna aux indulgents l’honneur de cet élan d’humanité et de justice.

Une autre occasion populaire fut saisie le 13 mars par Danton. Quand Saint-Just fit charger les comités révolutionnaires de rendre compte de tout ce que les suspects avaient fait depuis 1789 : « Oui, dit Danton, et aussi de ce qu’ont fait les membres de ces Comités. » Ces membres étaient tous Jacobins. Cet amendement appelait les Jacobins qui faisaient rendre compte aux autres, à rendre aussi compte eux-mêmes. La Convention le renvoya timidement au Comité de salut public. Danton, effrayé de s’être avancé à la légère, recula le lendemain et parla comme Saint-Just.

Mais les dantonistes étaient plus audacieux que Danton. Une chose leur donna cœur. Le mot prononcé le 18 par Danton en faveur de la Commune fut reproduit le soir même aux Jacobins par Collot d’Herbois. Il fit révoquer une adresse que la société avait signée de confiance, adresse robespierriste. Danton et Collot parlant dans le même sens, n’était-ce pas un signe décisif que la grande alliance était consommée ?

C’est ce qu’on crut et qu’on fit croire à un homme d’exécution, le fougueux Bourdon (de l’Oise). Ce sanglier était celui qu’on lançait dans l’occasion (19 mars 1794[1]).

Ramassant toutes ses forces, hérissant sa barbe rousse, moitié courage et moitié peur, Bourdon fit la proposition hardie et désespérée de faire arrêter Héron.

Héron, l’agent public du Comité de sûreté, l’agent secret de Robespierre. Le Comité eut sacrifié cet agent robespierriste. Qui donc y tenait ? Robespierre. C’était sur lui seul que le coup tombait ; c’était lui qu’il dévoilait. Il était poussé à cette impasse : ou il abandonnait Héron, et il était désarmé : ou il défendait Héron, et avouait que son pouvoir n’était pas seulement d’éloquence, mais de police et de gendarmerie. Ce triste mystère d’État était dévoilé.

Le pur et chaste Robespierre n’avait aucune espèce de rapport visible avec la police. Jamais il ne vit Héron.

Du petit hôtel (démoli) où se tenait le Comité de sûreté jusqu’aux Tuileries où était le Comité de salut public, régnait un corridor obscur. Là venaient les hommes d’Héron remettre les paquets cachetés. Souvent encore de petites filles portaient les lettres ou les paquets chez la grande dévote du Sauveur futur, Mme Chalabre.

Le Comité de sûreté, dominé, brutalisé par David, était obligé de garder ce Héron et en avait peur. Robespierre, infiniment crédule pour ceux qui avaient une fois sa confiance, n’eût pas voulu entendre parler d’un autre homme.

Cela rendait Héron d’une insolence incroyable. Il crachait sur les députés.

Bourdon dit. L’Assemblée vote. Voilà Héron arrêté.

Robespierre n’avait en réalité aucune autre force. Il tombait à plat, si le vote surpris pendant son absence avait été maintenu.

On l’avertit. Il accourt, et Couthon aussi. Couthon commence, à genoux, par les plus humbles paroles : « Je prie la Convention, je la supplie de renvoyer à ses comités la chose en question, s’ils ont toujours sa confiance (Oui, oui.), si leurs efforts pour la mériter ont le succès qu’ils désirent. »

On avait averti un membre du Comité de sûreté, et l’un des plus estimés, Moïse Bayle. Il vint et témoigna qu’en effet Héron, dans plusieurs besoins, s’était montré adroit et hardi.

Robespierre commença alors, et, comme toujours, mit les choses sur le terrain de la morale, de l’humanité. « Nous sommes pressés entre deux crimes, dit-il ; les deux factions agissent pour envelopper tous les patriotes dont on redoute l’énergie. Hier encore un membre fît irruption au Comité et, avec une fureur impossible à rendre, demanda trois têtes. »

Chacun se disait : « En suis-je ? »

Robespierre, voyant alors qu’il avait la partie gagnée, tomba dans l’attendrissement : « Pressés entre deux crimes, nous pouvons être étouffés ; le plus heureux pour nous, c’est de mourir, d’être délivrés du spectacle douloureux de la bassesse et du crime. (Non, non, dit la Convention.)… Mais, si l’Assemblée veut encore atteindre la palme de la gloire, si nous voulons tous, au sortir de notre mission, goûter le bonheur des âmes sensibles…, je le dis, la Patrie est sauvée. »

La droite et le centre rendirent ce jour-là à Robespierre tout ce qu’ils en avaient reçu de sécurité, le 3 octobre, quand il couvrit les soixante-treize. Tous (spécialement les prêtres de la Convention) croyaient ne vivre que par lui. Au moment même il les servait : il emprisonnait Chaumette, guillotinait Clootz, tuant d’un seul coup, sans en parler, le culte de la Raison. Qui menaçait Robespierre ? Sur qui allait-il frapper ? Non sur la droite à coup sûr, mais sur les représentants en mission, tous sortis de la Montagne.

Centre et droite, ils se levèrent tous, et, s’unissant au petit groupe des Montagnards robespierristes, ils révoquèrent l’arrestation d’Héron, c’est-à-dire qu’ils replacèrent la police armée dans la main de Robespierre.

Les adversaires de celui-ci, battus à la Convention, tentèrent le soir un effort désespéré aux Jacobins. Tallien, assez adroitement, fît ressortir l’étonnante mobilité de l’immuable. « Les aristocrates rien maintenant… Longtemps on n’a pas voulu combattre Hébert, parce qu’on croyait s’en servir ; et maintenant on envelopperait parmi ses complices ceux qui l’ont toujours combattu !… Dites-nous à quoi désormais nous serons sûrs de reconnaître, et distinguer les patriotes ? » etc. Robespierre para très mal ce pénétrant coup de poignard. Il se rejeta dans le larmoyant. » Si vous ne frappez, dit-il, à la fois les deux factions, la paix sera passagère, vos . armées seront battues, Paris sera affamé, vos enfants seront égorgés… {Mouvement d’horreur.) Déjà les patriotes de Lyon sont au désespoir ; les amis de Chalier, de Gaillard, sont proscrits en ce moment ; ils écrivent qu’ils n’ont de remède que celui de Gaillard et de Caton. »

Ainsi, par un revirement bien inattendu, après avoir le matin prêché l’économie du sang, le soir il reprit tout à coup le drapeau sanglant des ultra-terroristes de Lyon qui accusaient Fouché et Collot de modérantisme !

Telles furent les péripéties de cette étrange journée, où Robespierre, pendant une heure, se trouva nu et désarmé, comme au 9 thermidor.

La chose n’avait tenu à rien. Si Héron eût été arrêté, les dantonistes régnaient.

Leur épée était] trouvée. Brune eût mis la main sur les mouchards d’Héron et Westermann eût sabré le charlatan Henriot. Ce n’était pas sans motif que ce hardi Westermann, après sa victoire du Mans, était venu à Paris et s’était justement logé au milieu des sans-culottes, près de la maison de son ami Santerre, dans la grande rue du grand faubourg.

Mais l’Assemblée, dominée par la droite et le centre, rendit la force à Robespierre.

  1. Une chose, très irritante, inspira peut-être Bourdon (de l’Oise) : l’arrestation de l’homme qui figurait plus que personne l’esprit de 1793, le chef du jury de la reine, du jury des Girondins, Antonelle.

    Il avait flotté, disait-on. Mais surtout il avait blessé, publiant, faisant imprimer tous les considérants de ses sentences, œuvre terroriste et pourtant de liberté très hardie, cù plus d’une fois il honora ceux qu’il envoyait à la mort. (Archives. Registres du Comité de sûreté générale.)