Histoire de la chimie/Tome 1/Première époque/Première section/Égyptiens, Phéniciens, Hébreux/Paragraphe 1

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Firmin Didot (Tome 1p. 34-38).

§1.

De l’origine de la chimie.

Hermès ou Mercure, surnommé le trois fois très-grand (τριςμέγιστος), passe pour l’inventeur des arts en Égypte, et particulièrement pour l’inventeur de la chimie[1]. On attribue à ce personnage mythique, qui s’appelle aussi Thaat ou Thaut, un grand nombre d’écrits sur les arts, sur la médecine et l’astrologie, dont plusieurs existent encore sons le pseudonyme d’Hermès Trismégiste[2]. Ce qui prouve que ces écrits sont supposés, c’est qu’aucun écrivain antérieur à l’ère chrétienne n’en fait mention. Les auteurs qui en ont parlé les premiers appartiennent presque tous à la fameuse école d’Alexandrie, véritable atelier de science et de littérature pseudonymes.

D’autres attribuent l’invention des arts utiles à Phtha ou à Vulcain. Ils le regardent comme identique avec Tubalcaïn qui, d’après la tradition biblique, travailla le premier les métaux[3]. Zosime, Eusèbe et Synésius rapportent qu’il y avait dans le temple de Phtha (Vulcain), à Memphis, un endroit destiné à l’exercice de la science divine ou de l’art sacré, qui, comme nous le verrons plus bas, n’était autre que la chimie ou l’alchimie. C’est ainsi que les alchimistes se réunissaient autrefois dans les cathédrales pour se livrer aux opérations du grand œuvre.

Les alchimistes paraissent avoir également emprunté aux prêtres de l’Égypte les formes énigmatiques, les signes hiéroglyphiques de leur art, le rapprochement mystique des métaux, des planètes et des signes du zodiaque, les théories de l’œuf philosophique,  etc.

On a beaucoup et vainement discuté sur la science cachée des prêtres de Thèbes, de Memphis et d’Héliopolis. Le silence était imposé à ces prêtres sous les peines les plus sévères, et il ne leur était permis de s’exprimer que symboliquement.

Au rapport d’Eusèbe et de Synésius[4], c’est dans le temple de Memphis que Démocrite d’Abdère fut initié par Ostanes aux mystères de l’Égypte, en compagnie d’autres philosophes, parmi lesquels on cite Pammènes, et une prophétesse juive, nommée Marie.

Ces initiations mystiques offrent quelque analogie avec celles des alchimistes du moyen âge, qui s’engageaient aussi, par des serments terribles, à garder le secret de leur art, et qui ne parlaient des choses les plus simples que par énigmes.

Les disciples de l’art sacré, comme les alchimistes, se divisaient, à proprement parler, en deux classes : 1° ceux qui traitaient de la science par des signes ou des symboles, et qui dédaignaient d’observer la nature ou d’interroger l’expérience ; 2° ceux qui, sans suivre exclusivement leur imagination, arrivaient par la pratique de leur art à des découvertes utiles. Les premiers se faisaient remarquer par leur dogmatisme orgueilleux : ils se disaient les initiés par excellence, pour se distinguer de ceux de la deuxième classe, qui, pour être plus modestes, n’en étaient que plus estimables. Si c’est à la première classe qu’appartenaient les prêtres de Memphis, de Thèbes et d’Héliopolis, nous n’avons pas à regretter leur science : elle méritait l’oubli.

Les objets d’art de l’antiquité sont sortis des mains de l’ouvrier ; étranger à la langue du prêtre, il travaillait les métaux, fabriquait le verre, faisait de riches étoffes, et métamorphosait la matière brute en monuments que le temps a en partie respectés et que la postérité admire.

Laissons Borrichius[5], Conringius[6], Kircher[7], et d’autres érudits, discuter si c’est à Hermès Trismégiste, à Phtha, ou aux prêtres de Memphis et de Thèbes, que revient l’honneur de l’invention de la chimie ; si cet art a pris naissance, sous le règne d’Isis et d’Osiris, dans l’Égypte, appelée anciennement Chemia ou Chamia (pays de Cham), ou s’il a eu son berceau dans Chemmis, ville de la Thébaïde, consacrée à Pan. Essayons plutôt d’apprécier convenablement les connaissances pratiques que possédaient les Egyptiens dans les arts tributaires de la chimie.

Les preuves de l’antique existence des arts du verrier, du peintre, du sculpteur, du batteur d’or, du doreur, du statuaire en pierres et en métaux, du graveur, du stucateur, du fabricant de ce papyrus sur lequel les anciens habitants de l’Égypte traçaient leur écriture, du fabricant de toile, du teinturier, etc. ; les preuves de l’antique splendeur de tous ces arts se voient encore aujourd’hui dans les palais, dans les temples et surtout dans les hypogées de la ville de Thèbes. On y admire de petits tubes d’émail colorés, les uns en bleu, les autres en rouge ; des poteries émaillées de diverses couleurs, des vases, des statues en faïence, des verres, des pâtes de verre colorées, un stuc composé, vraisemblablement comme le nôtre, de plâtre et de colle forte, ou, comme celui des Romains, de marbre blanc et de chaux, et sur ce stuc, sculpté en relief, des figures diversement peintes, et qui ont, après des siècles, conservé leurs vives couleurs. On y voit des momies d’hommes et d’animaux,. dont l’enveloppe et les membres sont couverts de feuilles d’or ; des statues de bois et de bronze dorées ; des toiles de lin et de coton, les unes sans couleurs, les autres teintes, ou en bleu, par l’indigo, ou en rouge, par la garance ; enfin des papyrus offrant des caractères tracés avec une encre noire par des mains exercées.

On rencontre encore aujourd’hui, dans plusieurs villes de l’Égypte, des édifices construits en briques émaillées, et des appartements décorés de carreaux de faïence recueillis dans les ruines des villes anciennes, et qui, à cause de leur beauté, sont préférés par les riches aux carreaux que fournit actuellement l’art du faïencier, dégénéré dans ce pays, comme les autres arts [8].

Essayons de remonter à l’origine de ces arts.


  1. Tertullien (de Anima, c.2, et adversus Valentinianos, p.15) appelle Hermès physicorum magistrum.
  2. La table d’émeraude (tabula smaragdina) de Hermès Trismégiste était consultée comme un oracle par les alchimistes du moyen âge. Le divinus Pymander, écrit originairement en grec (alexandrin), et traduit en latin par Marsilius Ficin, est un ouvrage mystique, souvent cité. Voy. les ouvrages attribués à Hermès Trismégiste, dans Clément d’Alexandrie (Stromat. lib. . — Theatrum chemicum, Manget, Bibl. chemica ; Iatro-mathematica Hermetis, par Dav. Hoeschel, Augsb., 1597 ; les manuscrits arabes de la Bibliothèque de Leyde. Saint Augustin (de Civ. Dei, c. 23, 24 et 26), cite un ouvrage attribué à Hermès Trismégiste sous le titre de Verbe parfait (Λόγος τέλειος). On lui attribue aussi un livre intitulé Asclepias, dont la version est probablement due à Apulée.
  3. Genes., IV, 22. Diodore de Sicile, liv. II, ῝Ηφαιστον λέγουσιν τῆς περὶ τοῦσιδήρου ἐργασίας εύρετὴν γενέσθαι.
  4. Eusebiana græca scalig., p. 43.
  5. De ortu et progressu Chemiæ, dans Manget, Bibl., chem., t. I.
  6. H. Conringius, de Hermetica Ægypt. Helmst. 1648, 4.
  7. Ath. Kircher, Œdip. Ægypt., t. II, par. II (Rome, 1653, in-fol.), p. 387. Alchimia hierogliphica. Suivant cet auteur, les mythes égyptiens, comme les mythes grecs, renferment, sous une forme allégorique, tous les secrets de la chimie. Osiris et Isis représentant, dit-il, comme Jupiter et Junon, le principe mâle et le principe femelle, l’actif et le passif. Osiris (la matière de l’alchimiste) est mis en pièces par son frère adultérin Typhon ( division), et placé dans un tombeau (vase chimique), où il subit l’action de Phtha (feu). Bientôt Isis rassemble les morceaux épars du corps d’Osiris, les joint et les combine ensemble, pour en faire un corps plus parfait. C’est pourquoi Isis est à la fois la mère, la sœur et l’épouse d’Osiris. De l’union d’Osiris avec Isis naquit Horus, qui fut instruit par sa mère dans tous les secrets du grand œuvre. Horus (Apollon) était le maître d’Hermès Trismégiste qui, selon la tradition, est l’inventeur des hiéroglyphes et de tous les arts pratiqués en Egypte. — Les pommes du jardin des Hespérides, gardé par un dragon, renferment, selon le même auteur, tout le mystère de l’art hermétique. Hercule, étouffant le lion de la forêt de Némée, exprimerait symboliquement la décomposition de la matière par un acide puissant. On joue ici sur le mot ὔλη, qui signifie en effet tout à la fois forêt et matière. Voy.. Maier, Arcana arcanorum omnium arcanissimum. — J. Faber, Hercules Piochymicus.
  8. Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française. 2e édit. in-8o ; Paris, 1821, t. IX, p. 247.