Histoire de la chimie/Tome 1/Première époque/Première section/Égyptiens, Phéniciens, Hébreux/Paragraphe 2

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§2.

Pain. — Ferment. — Vin. — Bière. — Huile.


Les premiers besoins de l’homme ont dû de bonne heure éveiller en lui cet esprit de recherches qui amène des découvertes ou des inventions utiles et nécessaires. Des témoignages irrécusables nous attestent l’antiquité de l’art de faire le pain, le vin, l’huile, de la fabrication des étoffes et des métaux, etc. À peine l’homme eut-il de quoi satisfaire les premiers besoins de la vie, qu’il songeait à embellir son existence. Jubal est contemporain de Tubal. Le vin est aussi ancien que le pain. La préparation des couleurs, la teinture des étoffes, l’emploi des pierres précieuses,  etc., remontent à l’antiquité la plus reculée. La musique et la danse datent de l’origine du monde.

Du blé au pain la distance est grande. Comment cette distance fut-elle franchie ? C’est ce qu’il est difficile de déterminer. Il a fallu peut-être longtemps avant de découvrir que le grain donne la farine, et que la farine réduite en pâte, et ayant subi la fermentation et la cuisson, donne le pain, ce symbole de la vie dans la langue sacrée. L’agriculture, dont le principal objet était la culture des céréales et de la vigne, remonte probablement aux temps antéhistoriques. Beaucoup d’anciens peuples employaient, comme le font encore aujourd’hui les tribus sauvages, certaines racines au lieu du fruit des graminées ; et ce n’est certes pas l’analyse chimique qui leur a appris que ces racines renferment une substance (fécule) tout semblable à celle que contient le froment.

Il fallait des instruments pour broyer les graines. À cet effet deux pierres pouvaient suffire. Ces deux pierres broyantes donnèrent sans doute l’idée du mortier, qui devait conduire à l’invention du moulin. Ce ne fut certainement que beaucoup plus tard qu’on inventa le tamis, ou un instrument analogue, propre à séparer l’enveloppe de la graine, le son de la farine. C’était déjà un raffinement. L’opération du blutage devait être d’abord très-imparfaite ; car le pain qu’on a trouvé dans les momies d’Égypte contient du blé grossièrement moulu, ce qui lui donne l’apparence du pumpernickel des Hollandais (1[1]). Cependant Pline nous apprend (2[2]) que les Egyptiens connaissaient le tamis, et qu’ils le fabriquaient avec des filaments de papyrus et des joncs très-minces. Les anciens habitants de l’Espagne faisaient des tamis en fil, et les Gaulois sont les premiers qui aient eu l’adresse d’y employer le crin des chevaux (3[3]).

Il se passa sans doute bien des siècles avant d’arriver à faire fermenter la pâte, et à lui appliquer le degré de cuisson convenable dans des fours appropriés. La fermentation avant la cuisson dénote déjà un certain perfectionnement dans l’art de la panification. Le pain, לֶחֶם {lekhem), qu’Abraham servit aux trois anges qui lui apparurent dans la vallée de Mambré, avait été fait avec de la pâle non fermentée ; c’était une espèce de biscuit de mer. Il fut de bonne heure interdit de faire fermenter la pâte du pain qui devait servir aux cérémonies religieuses. Pourquoi ? Parce que la fermentation, qui est une espèce particulière de putréfaction, était regardée comme l’acte d’un mauvais génie.

Dès l’époque de Moyse on connaissait l’usage du levain et du pain fermenté. Ce législateur, en prescrivant aux Hébreux la manière dont ils devaient manger l’agneau pascal, leur défendait expressément de manger du pain fermenté (חָמֵץ) (4[4]). Nous lisons dans l’Exode que les Israélites, lors de leur sortie d’Egypte, mangèrent du pain sans levain et cuit sous la cendre : les Egyptiens les avaient si fort pressés de partir, qu’ils ne leur avaient pas laissé le temps de mettre le levain dans la pâte (5[5]).

Les Juifs mangent encore aujourd’hui du pain azyme (non fermenté), en souvenir de la sortie de leurs ancêtres de la terre de Mizraïm.

En général, les anciens ne préparaient leur pâte qu’au moment où ils voulaient s’en servir ; ils la faisaient immédiatement cuire sous la cendre, comme cela se pratique encore aujourd’hui dans certains pays. D’autres fois ils préparaient avec la farine et l’eau une espèce de bouillie claire, qu’ils faisaient cuire avec des viandes ; c’est ce que les Romains appelaient pulmentum ou pulmentarium. Lors de la découverte des Canaries, on remarqua que les indigènes de ces îles ignoraient l’art de la panification : ils mangeaient leur farine cuite avec de la viande ou du beurre.

Comment fut découvert le ferment ? Le mot hasard n’explique rien. Il fallut nécessairement que l’esprit d’observation s’emparât d’un fait, en apparence, insignifiant. On aura été sans doute bien étonné en voyant qu’un morceau de pâte aigrie, et d’un goût détestable, ajouté à une pâte fraîche la faisait gonfler, et que cette pâte donnait un pain plus léger, plus savoureux, et d’une digestion plus facile.

La fermentation est de tous les phénomènes chimiques le plus important et en même temps le plus anciennement connu. Et cependant ce phénomène n’a été bien étudié que de nos jours : c’est la fermentation qui, par la découverte de l’acide carbonique, devint, au dix-septième siècle de notre ère, le point de départ de, la chimie moderne.

L’idée d’exprimer le suc des raisins et de le conserver dans des vases, pour s’en servir en guise de boisson, devait se présenter tout naturellement à l’esprit des hommes. Aussi l’art de la vinification est-il très-ancien en Égypte, ainsi que dans les contrées principales de l’Asie où prospérait la vigne. Sa connaissance remonte aux temps mythologiques. Osiris apprit aux hommes, selon la tradition des Égyptiens, à cultiver la vigne et à faire du vin (1[6]). Suivant d’autres, l’honneur de cette invention revient à Noé (2[7]) et à Bacchus. Dans les sacrifices primitifs, on offrait à la Divinité du pain et du vin (3[8]).

La bière, dont la connaissance est fort ancienne, était probablement d’abord une espèce de tisane d’orge. C’était la boisson la plus commune de la plupart des habitants de l’Égypte (4[9]). Les Espagnols et les Gaulois connaissaient de temps immémorial la préparation de la bière. Tacite raconte des Germains qu’ils avaient « un breuvage fait avec de l’orge, et converti, par la corruption (fermentation), en une espèce de vin : ex hordeo factus et in quamdam similitudinem vini corruptus) (1[10]) ; » ce qui montre que la bière des Germains était une liqueur fermenté comme le vin, et qui devait être en effet semblable à notre bière. L’emploi du houblon dans la préparation de la bière est d’une date récente ; aussi les bières des anciens devaient-elles facilement tournera l’aigre ou éprouver la fermentation acide.

Les anciens ignoraient sans doute que dans le suc exprimé des raisins, de même que dans le moût de bière (2[11]), la matière sucrée se transforme en alcool sous l’influence du ferment. Mais ils savaient fort bien que le moût perd au bout de quelque temps sa saveur sucrée, et qu’il acquiert la propriété d’enivrer. S’ils ignoraient l’eau-de-vie pure, ils connaissaient des liqueurs qui en contenaient : la découverte de l’esprit-de-vin coïncide avec celle de la distillation.

La connaissance du vin et de la bière implique celle du vinaigre ; car ces liqueurs, exposées au contact de l’air et dans les conditions atmosphériques ordinaires, s’acidifient naturellement, en donnant naissance, par suite de l’oxydation de l’alcool, à l’acide acétique. Les anciens connaissaient le vinaigre, mais ils ignoraient la cause qui le produit. Le vinaigre (vinum acidum, d’où acetum) ne servait pas seulement à assaisonner des légumes (3[12]) ; mais, délayé dans de l’eau, il était employé comme boisson (4[13]). Chez les thalmudistes, le vin et le vinaigre sont souvent pris l’un pour l’autre, et c’est dans ce sens qu’il faut entendre ce passage de l’Évangile : « Ils lui donnèrent à boire du vinaigre (ὄξος) mêlé de bile. (5[14]) »

Il est à remarquer qu’ici, comme dans beaucoup d’autres cas, le nom donne, en quelque sorte, la raison même de la chose.

Ainsi, le mot חֹמֶץ (khomets), qui signifie (en hébreu, en chaldéen, en phénicien, etc.) vinaigre, dérive de חׇֹמֵץ (khamets) qui veut dire ferment, comme pour indiquer que le vinaigre est un produit de la fermentation. Bien plus, le nom יין (yine) vient lui-même du verbe יין faire effervescence, se soulever (1[15]), comme pour faire allusion au moût, qui se soulève (en dégageant de l’acide carbonique) pour se transformer en vin. Le nom יין (yine) qui signifie produit de la fermentation, est à peu près le même en phénicien, en syriaque, en arabe, en cophte et en arménien (ghini). Le nom grec οἱνς et le latin vinum dérivent évidemment de la même racine ; car οἶνος devait se prononcer inos comme on le prononce encore aujourd’hui en Grèce, et peut-être faisait-on sonner en même temps l’esprit doux (’) comme v, de manière à prononcer vinos ; de là le latin vinum (2[16]). C’est de ce dernier mot que dérive l’allemand wein (en bas-saxon wyn), l’anglais wine, l’italien vino, le français vin, enfin les mots qui dans toutes les langues indo-européennes signifient vin, c’est-à-dire, produit de la fermentation.

Mais ce n’est pas seulement avec les raisins qu’on faisait une boisson fermentée ; le suc du palmier et d’autres végétaux servait depuis fort longtemps à la préparation des liqueurs fermentées. Le vin de palmier des Assyriens est déjà mentionné par Hérodote (3[17]).

L’idée d’écraser les fruits pour en retirer, soit la fécule, soit le suc, amena la découverte de l’huile. Dans presque toutes les graines où l’embryon n’est pas entouré de fécule, on trouve, à la place de celle-ci, une matière grasse, qui paraît, comme la fécule, être destinée à nourrir l’embryon à mesure qu’il se développe. Selon toute apparence, l’huile, la fécule et le moût ont été découverts en même temps ; car l’homme qui le premier songea à écraser le fruit de la vigne n’avait aucune raison pour ne pas poursuivre ses expériences : il devait essayer de traiter de même tous les fruits secs ou charnus des plantes qu’il avait sous les yeux. L’huile, et en particulier l’huile d’olive, fut d’abord, ainsi que le produit des autres fruits, employée comme aliment ; puis on s’en servit dans les cérémonies religieuses, enfin comme d’un moyen d’éclairage. L’observation d’un fait à la portée de tous donna sans doute lieu à l’invention de la mèche. Avant l’emploi les lampes, on s’éclairait à la lueur des torches en bois résineux, comme cela se pratique encore aujourd’hui dans les pays où abondent les forêts de pins, de sapins et de cèdres. Les lampes devaient être connues en Égypte déjà avant l’arrivée de Moyse. L’usage qu’en fait ce législateur et la description qu’il en donne ne permettent aucun doute à cet égard (1[18]).

  1. On voit des morceaux de ce pain au Musée égyptien du Louvre.
  2. Hist. nat. lib. ), 11.
  3. Plin. ibid.
  4. Exode, XII, 65 ; XIII, 3.
  5. Exode, XII, 39.
  6. Diodore de Sic., I.
  7. Gen. IX, 20.
  8. Gen. XIV, 18.
  9. Hérodote, II, 77. — Diodore, liv. I. — Strabon, lib. , p. 1179 (édit. Casaub.). — Athénée, I, p. 34 (édit. Schweigh.)
  10. Tacite, de Moribus Germanorum.
  11. Les Grecs appelaient la bière οῑνς χρίθινσς, vin d’orge. Il en est souvent question dans les œuvres de Xenophon
  12. Ruth. II, 14.
  13. Nombres, VI, 3.
  14. Saint Mathieu, XXVII, 34. Ce qui prouve que le mot ὄξος signifie οῑνς, vin, c’est que saint Marc (XV, 23), rapportant le même fait de la Passion, emploie le mot οἱνς : χαὶ ἐδίδουν αὐτῷ πιεῖν ἐσμυρνισμένον οἶνον. On remarquera en même temps que le mot ἐσμυρνισμἐνον, aromatisé de myrrhe (aromate très-amer), remplace, dans saint Marc, les mots μετὰ χολῆς μεμιγμένον, mêlé de bile, de saint Mathieu.
  15. חֶֹמֶר (khemer), qui signifie aussi vin, vient du verbe חַֹמַר (khamar), qui veut dire faire effervescence, fermenter
  16. Ce qui prouve que l’esprit doux (’) était souvent prononcé comme v c’st que οἶς (brebis), αιών (âge), ont donné naissance aux mots latins ovis, ævum qui ont les mêmes significations.
  17. Herod., I, 113
  18. Exode, XXV, 31.