Histoire de la chimie/Tome 1/Première époque/Première section/Indiens (Aryas)

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Firmin Didot (Tome 1p. 23-30).

INDIENS (aryas).

L’Inde est le berceau de la filiation des peuples qui marchent à la tête de la civilisation. Son histoire présente de nombreuses lacunes, et souvent un caractère purement conjectural, du moins en ce qui concerne la période primitive.

Les plus anciens habitants de l’Inde dont l’histoire fasse mention se donnaient eux-mêmes le nom d’Aryas, d’hommes braves. Établis d’abord au pied de l’Himalaya, dans la province de Delhi, ils vinrent occuper, 1500 ans avant J.-C., tout l’Indostan proprement dit. Les Aryas parlaient le sanscrit, et forment par leur langue, par leur type physique et moral, la souche de la grande race indo-européenne.

Comme la Chine, l’Inde est restée longtemps inconnue aux Européens ; car les notions qu’en avaient les anciens, depuis l’expédition d’Alexandre le Grand, ont fort peu de valeur. Ce n’est donc que dans les temps modernes, depuis l’époque de l’établissement des compagnies marchandes dans la presqu’île du Gange, que l’on a pu se procurer des renseignements plus précis sur cette contrée, considérée généralement comme le berceau de la civilisation. Malheureusement, ces renseignements n’ont aucun intérêt direct pour l’histoire de la chimie, ils concernent presque exclusivement la littérature, la religion, les mœurs et les coutumes des peuples de l’Inde (1[1]).

Cependant l’usage des métaux, leur mode d’extraction, l’emploi des alliages et des monnaies, la préparation des couleurs, du bleu (indigo), etc., connus dès la plus haute antiquité dans l’Inde, présupposent nécessairement des connaissances, quelque informes qu’elles soient, en métallurgie et en chimie. Toutefois la comparaison des langues ne nous apprend rien de positif à cet égard (2[2]).

Les Indiens étaient depuis fort longtemps renommés pour la trempe du fer (3[3]). Tout le monde a entendu parler de l’excellence du fer ou de l’acier indien pour la fabrication des instruments tranchants, particulièrement de ces fameuses épées que les Grecs appelaient Οαυμάσια ξίφη, (épées merveilleuses) et les Occidentaux lames damasquinées (1[4]).

Le célèbre acier-wootz, qu’on imite en alliant l’acier ordinaire avec de très-petites quantités d’argent ou de platine, était autrefois exclusivement employé pour la préparation du moiré métallique (2[5]).

Le borax servait depuis longtemps chez les Indiens dans la soudure des métaux ; il fut pour la première fois apporté en Europe, par l’intermédiaire des marchands arabes. Ce sel (borate de soude), si utile dans les arts, se rencontre particulièrement au nord de l’Inde, dans le Thibet. Là il se trouve déposé au fond de certains lacs, d’où on le retire en masse considérables. Comme il est impur et mélangé avec des matières organiques, on le soumet à une espèce de purification avant de le livrer au commerce.

Comme les Chinois, les Indiens ignoraient la préparation et l’usage des véritables dissolvants des métaux, c’est-à-dire des acides minéraux, sans lesquels la chimie est une science impossible : le vinaigre et les sucs acides des végétaux sont des dissolvants trop faibles ou insuffisants. Aussi la découverte de l’eau-forte et de l’eau régale, de ces deux dissolvants des métaux par excellence, fait-elle véritablement époque dans l’histoire de la science.

Si nous avons fort peu de renseignements sur la pratique de la chimie chez les Indiens, il n’en est pas de même pour ce qui regarde la théorie : les spéculations de l’extrême Orient ont la plupart une grande analogie avec les systèmes des philosophes de l’Occident.

Les théories les plus élevées, les formules les plus générales de la science, ne sont, en dernière analyse, que le reflet des lois immuables de l’intelligence humaine, lois aussi absolues et aussi nécessaires subjectivement que celles qui régissent le mouvement, la matière et ses transformations indéfinies. Voilà pourquoi ces théories se ressemblent toutes, abstraction faite des temps et des lieux.

Arrêtons-nous un moment sur la philosophie indienne, pour faire ressortir quelques-unes de ces idées qui se retrouvent au fond de presque toutes les théories.

Une question qui a en tout temps occupé les esprits qui se sont livrés à l’étude de la nature, c’est de connaître à la fois la qualité et la quantité des éléments matériels qui, par leurs combinaisons diverses, forment l’immense variété des choses. Parallèlement à ces recherches, les philosophes, depuis Aristote jusqu’à Kant, ont essayé, dans une autre sphère, d’approfondir et de classer le nombre des lois élémentaires, ou, comme ils l’appellent, des catégories de l’entendement.

Suivant l’opinion des philosophes indiens, le nombre des éléments qui composent la matière est de cinq : la terre, l’eau, l’air, le feu et l’éther. Ce nombre était également adopté par les philosophes grecs, qui comptaient l’éther au nombre des éléments. Cette opinion a fait pendant longtemps autorité parmi les chimistes.

Cinq éléments ! c’est bien peu de chose à côté du nombre des éléments aujourd’hui connus en chimie (1[6]). Cependant, à mesure que la science marche, tout tend à se simplifier, et il ne répugne nullement de croire que les éléments de la matière, quelque nombreux qu’ils soient en apparence, ne se réduisent au fond qu’à deux ou trois. Dans la manière de voir qui règne actuellement, et qui compose la science courante, les esprits en chimie tendent vers l’unité de la matière, comme en physique vers l’unité des forces.

Les cinq éléments désignés, dans la langue des Védas, sous le nom de pantchatouam (quinquité) (2[7]), sont les formes dont s’est revêtu Brahma, le maître de l’univers. C’est ainsi que, dans le drame de Sacountala, un brahmine, s’avançant vers la scène, prononce cette invocation :

« Puisse le maître de l’univers, présent sous ces formes : l’eau, la première des choses créées, le feu sacré, l’éther sans bornes, la terre, nourrice de tous les germes, l’air, qui anime tous les êtres qui respirent ; — puisse ce dieu favorable vous protéger à jamais (1[8]) ! »

Les philosophes indiens enseignent que tout corps doué de vie est formé de la réunion des cinq éléments. Pour dire qu’un homme est mort, ils se servent de ces expressions : « L’homme est retourné dans les cinq éléments ; il est rentré dans le sein de Brahma. » C’est pourquoi, dans la fable du serpent et des grenouilles, de l’Hitopadésa, le sage Capila, cherchant à consoler un père de la mort de son fils, lui dit : « A quoi bon de tant t’affliger ? Ne sais-tu pas que le corps, composé des cinq éléments, retourne dans panchatouam, et se résout dans chacun de ses principes ? »

Saurions-nous aujourd’hui mieux définir la mort physique, la décomposition naturelle de tout être vivant ? Le corps dont les mouvements ne sont plus sous l’empire des fonctions vitales se réduit en des principes dont les uns se mêlent à la terre, les autres à l’eau, d’autres à l’air, où quelques-uns peuvent même s’enflammer spontanément (2[9]) ; enfin, il y a des produits de décomposition susceptibles de se mélanger avec l’éther, puisque beaucoup de physiciens admettent l’existence d’un fluide hypothétique pour expliquer les phénomènes de la lumière, du calorique et de l’électricité. Les principes dans lesquels le corps se résout après la mort, qu’on les appelle aujourd’hui eau, acide carbonique, ammoniaque, etc., ou qu’on les nomme, comme autrefois, terre, eau, air, etc., peu importe : quel que soit le langage, l’idée fondamentale reste la même. Le domaine des faits particuliers peut, par la suite du temps et de l’observation, varier et s’agrandir ; mais l’idée qui les enchaîne est immuable, parce qu’elle repose sur le fonctionnement de l’intelligence humaine, organisée pour ne saisir que les rapports du mouvement et de la matière.

Aux noms de Brahma (Dieu créateur), de Vischnou (Dieu conservateur), et de Siva ( Dieu destructeur), trinité mystérieuse exprimée par la syllabe mystique de au̇m, se rattachent des pensées à la fois physiques et métaphysiques. Siva lui-même, le Dieu destructeur, est adoré sous le nom de Dieu bon, el regardé comme le principe d’une nouvelle vie ; car tout naît, vit et périt, pour renaître. De là ces cycles de transmigration qui nous rappellent les doctrines de Pythagore, empruntées à la métempsycose des Égyptiens.

Cependant les philosophes indiens ne s’arrêtent pas au simple matérialisme panthéis-ique. Ils vont plus loin : ils admettent, comme les disciples de Platon, une âme du monde, dont les âmes des êtres animés ne seraient que des parties. Au moment de la dissolution du corps, l’âme, âtmâ, très-différente du principe purement vital, se réunira, disent-ils, si elle est pure, à la grande âme universelle, paramâtmâ, d’où elle est émanée ; si elle est impure, elle sera condamnée à subir, un certain nombre de transmigrations ; c’est-à-dire à animer successivement des plantes et des animaux, ou même à être incarcérée dans quelque corps minéral, jusqu’à ce que, purifiée de toutes ses souillures, elle soit jugée digne du moucti, de l’absorption dans la Divinité (1[10]).

Ainsi les minéraux eux-mêmes seraient des êtres animés. Il est à remarquer que cette idée se retrouve au fond delà doctrine des alchimistes, qui attribuaient à chacun des métaux une âme particulière.

Comme dans la kabbale et dans les théories alchimiques, on trouve dans la philosophie indienne l’assimilation des éléments à certaines parties du corps humain, identification de l’homme ou du monde en miniature (microcosme) avec l’univers (macrocosme) ; les triangles et les cercles mystiques (tschakras), traversés par des rayons dont les différents nombres sont mystiques ([11]). On y rencontre également l’idée, d’après laquelle le monde est un animal qui réunit les deux sexes, et qui exerce à la fois les fonctions de père et de mère. Le principe mâle et le principe femelle, le principe actif et le principe passif, se retrouvent non-seulement dans la philosophie indienne, mais dans presque tous les systèmes des philosophes anciens ; cet antagonisme dualistique défraya particulièrement les doctrines de l’art sacré. Ainsi, par exemple, dans le monde minéral, qui est le monde des alchimistes, le principe mâle était l’arsenic, comme l’indique le nom même de ce corps ; car ἀρσενιχόν (arsenic) signifie littéralement mâle, ou principe actif. Le cuivre, consacré à Vénus, était le principe femelle. On sait qu’un des principaux problèmes que les alchimistes s’étaient proposé de résoudre était la conversion des métaux vils en métaux nobles (or et argent). Or, l’arsenic (principe mâle) s’unissant au cuivre (principe femelle) donne naissance à un alliage (cuivre blanc), qui, par son aspect, ressemble à l’argent, et que certains adeptes vendaient pour de l’argent véritable.

C’est ainsi que les disciples de l’art sacré, les alchimistes, empruntèrent aux spéculations des philosophes anciens beaucoup de théories, pour les appliquer à leurs opérations et en donner des interprétations allégoriques.

Le Gange est pour les Indiens ce que le Nil fut pour les Égyptiens : c’est sur les bords de ces fleuves sacrés qu’est venue s’asseoir cette civilisation antique, qui de là s’est répandue dans tous les pays de l’Occident. Aussi l’eau, principe fécondant de la mère commune, alma tellus, joue-t-elle un rôle important dans les cérémonies religieuses ainsi que dans les théories philosophiques et scientifiques de ces nations..

« L’eau est le principe de toutes choses. » Cette idée, que Thalès avait empruntée aux Égyptiens, se retrouve dans les livres sacrés de l’Inde (1[12]). C’est à cet élément, emblème de la purification, que s’adresse le prêtre lorsqu’il récite le texte sacré de l’expiation. « Eau, tu pénètres toutes choses ; tu es la bouche de l’univers ; tu es le mot mystique vasha ; tu es la lumière, le goût et le fluide immortel (2[13]). »

Fidèles aux traditions anciennes, les alchimistes s’emparèrent plus tard de l’idée que l’eau est le principe de toutes choses, et ils la transportèrent dans le monde minéral. Mais ici il fallait entendre par eau, non plus l’eau commune des rivières, mais l’eau philosophale, une eau pesante, ne mouillant qu’un très-petit nombre de corps, douée du brillant de l’argent. Cette eau n’était que le mercure ordinaire pour la tourbe des adeptes, tandis que pour ceux qui se prétendaient initiés aux secrets de leur art c’était un mercure particulier, considéré comme l’élément constitutif de tous les métaux (1[14]).

Voilà comment la plupart des doctrines hermétiques ont leur source dans les spéculations de la philosophie naturelle et dans les dogmes mystiques des plus anciennes religions. Aussi l’histoire de la science est-elle intimement liée à l’histoire de la religion et de la philosophie, comme nous le verrons surtout au siècle de Roger Bacon et d’Albert le Grand.

La société indienne, divisée par castes, devait radicalement s’opposer à la formation d’une science où la pratique doit l’emporter sur la théorie. Les métiers, dont la chimie est tributaire, jetaient, comme à Athènes et à Rome, exercés par une caste méprisée, celle des cudras, tandis que les spéculations philosophiques, intimement liées aux croyances religieuses, étaient dans les attributions de la caste la plus respectée, celle des prêtres ou brahmines.

  1. Parmi les manuscrits sanscrits de la Bibliothèque impériale de Paris, il ne se trouve aucun document qui puisse intéresser l’histoire de la chimie.
  2. Voy. Adolphe Pictet, Les Origines indo-européennes, ou les Aryas primitifs, essaie de paléontologie linguistique, 2 vol.  in-8o, Paris et Genève, 1863.
  3. Il paraît certain que les Indiens védiques, ainsi que les Iraniens, à peu près contemporains, savaient travailler le fer ; mais, comme dans leurs langues respectives, ayas ou ayah (le latin aes), désigne aussi le bronze, on reste dans le doute sur la valeur primitive de ce nom. Voy. A. Pictet, Les Origines indo-européennes, vol. II, p. 149.
  4. Le mot damasquiné vient de Damas, ville de Syrie, qui était le principal entrepôt du commerce de l’Europe avec l’Inde, avant la découverte du cap de Bonne-Espérance.
  5. Lorsqu’on mouille, avec des acides affaiblis, des lames de certaines espèces d’acier (notamment le wootz de l’Inde), après les avoir travaillées au marteau, on remarque à leur surface des ramifications veineuses d’un aspect chatoyant. C’est là ce qu’on appelle le moiré métallique. C’est une véritable surface cristallisée, mise à découvert par un acide.
  6. Il y a cinquante ans le nombre de corps simples, c’est-à-dire actuellement non décomposables, n’était encore que de cinquante-quatre. Aujourd’hui on en compte soixante dix, et depuis qu’on emploie la lumière (spectre coloré) pour analyser la matière, il faut s’attendre à voir augmenter encore ce nombre.
  7. Dérivé pantcha, cinq.
  8. La reconnaissance de Sacountala drame sanscrit et pracrit de Calidasa, traduit par A.-L. Cliézy, 1830-4 ; Paris.
  9. Entre autres l’hydrogène phosphoré, qu’on remarque souvent dans les cimetières et dans les marais.
  10. Voy. Manou, le Gnîtâ, les Pourânas, etc. L’absorption dans la divinité retrouve, en partie, dans le Nirwana du bouddhisme. Voy. M. Barthélémy Saint-Hilaire, Sur le bouddhisme, et M. E. Schlagintweit, Buddhisme in Tibet, Lond. 1863, in-8o, avec un Atlas gr. in-folio.
  11. Journal asiatique, no 68, 1841, p. 414
  12. « L’univers a été produit par l’eau. », Manou, chap. I, v. 8.
  13. Après avoir prononcé ces paroles, le prêtre remplit d’eau le creux de sa main, l’approche du nez, l’aspire par l’une des narines, et la rend, au bout de quelques instants, par l’autre, en se tournant vers le nord-est. C’est là la cérémonie de l’ablution interne, destinée à enlever tous les pêchés. Voy. Colebrooke, Asiatic researches of Calcutta, vol. Voy. O. Borrichius, De ortu et progressa chemia. Manget, Bibl. Chem., i.