Alfred Croiset et Maurice Croiset : Histoire de la littérature grecque, tome 5 (-p. 542)
ALFRED CROISET | MAURICE CROISET |
Membre de l'Institut Professeur à la Faculté des lettres de Paris |
Docteur ès lettres Professeur à la Faculté des lettres de Montpellier |
HISTOIRE
DE LA
LITTÉRATURE GRECQUE
V
ALFRED CROISET | MAURICE CROISET |
Membre de l’Institut Doyen de la Faculté des lettres de Paris |
Professeur de Littérature Grecque au Collège de France. |
PÉRIODE ALEXANDRINE
par
Alfred CROISET
Le règne d’Alexandre accomplit dans le monde grec une transformation profonde : ce n’est pas seulement Athènes qui disparaît du premier rang, où elle n’avait guère cessé de se maintenir depuis les guerres médiques : c’est la vieille Grèce tout entière, la Grèce des cités indépendantes et rivales, ardentes à se disputer l’hégémonie, qui est irrémédiablement brisée avec Athènes et qui perd à jamais sa primauté politique. Désormais la Macédoine, les nouveaux royaumes semés par Alexandre à travers l’Orient vont devenir les facteurs essentiels de la vie politique du monde grec, prodigieusement élargi. Les Antipater, les Ptolémée, les Antiochus refoulent dans le lointain de l’histoire les Nicias, les Cléon, les Démosthène, les Phocion. Des peuples immenses, à demi barbares ou formés par de vieilles civilisations que la Grèce connaissait mal, entrent dans le cercle de l’hellénisme. De nouvelles cités, à moitié grecques et à moitié orientales, plus peuplées, plus riches que les anciennes, des cités à la mesure de cet hellénisme nouveau, surgissent comme par enchantement. L'hellénisme n’est plus seulement en Grèce ; il est partout où les armes d’Alexandre ont pénétré, et il y brille parfois d’un si vif éclat qu’il y semble plus chez lui que dans sa patrie d’origine et qu’on est sans cesse tenté d’oublier combien il y est superficiel.
Une pareille révolution politique, la plus grande que le monde ait vue avant l’empire romain, ne pouvait manquer d’avoir des conséquences immenses pour la littérature. La vieille capitale littéraire des deux siècles précédents, Athènes, avait désormais des rivales plus jeunes, et toutes différentes, dans ces villes nouvelles qui s’appelaient Alexandrie, Antioche, Tarse, Pergame. Elle-même, d’ailleurs, ne ressemble plus à ce qu’elle avait été autrefois. Ni le Grec d’Alexandrie, ni l’Athénien du iiie siècle ne sont le même homme que l’Athénien contemporain de Thucydide ou de Platon. Les œuvres, par conséquent, diffèrent aussi. D’une manière générale, on peut dire que la différence essentielle est celle-ci : la littérature grecque, durant la période d’indépendance nationale, avait toujours vécu de la vie même de la cité, dont elle avait reflété très-fidèlement l’évolution naturelle ; c'était une littérature populaire, traditionnelle, une littérature de « plein air ». mais, la cité n’étant plus que l’ombre d’elle-même, la littérature devient à la fois plus individuelle et plus cosmopolite, plus savante aussi ; elle ne sort plus des entrailles mêmes de la cité ; c’est une littérature d’école, de cénacle, de bibliothèque, de cabinet, moins marquée de traits régionaux et qui exprime surtout la culture grecque en tant qu’elle est, par tous pays, la culture des gens bien élevés. Avant d’entrer dans le détail des faits, il faut jeter un coup d’œil sur les divers théâtres où cette littérature se développe et sur les conditions d’existence qu’elle y trouve.
I
Athènes, à première vue, semble avoir peu changé. Un voyageur qui l’aurait quittée au temps du procès de la Couronne aurait pu la revoir, trente ans plus tard, sans être trop dépaysé. Il y aurait retrouvé les mêmes monuments, le même peuple vif et curieux, presque les mêmes institutions, en tout cas les mêmes fêtes religieuses, les mêmes concours dramatiques et lyriques, parfois aussi les mêmes querelles personnelles, les mêmes enthousiasmes, et les mêmes dénigrements. Une étude plus attentive l’aurait pourtant vite averti que l’antique décor encadrait une pièce nouvelle. Cette vie politique apparente n’était plus qu’une ombre. Pendant dix ans, de 318 à 308, Démétrius de Phalère avait été, au nom de Cassandre, le maitre d’Athènes, un maître à la main légère et à la parole fleurie, mais un maître imposé par la Macédoine. Ensuite était venu Démétrius Poliorcète, à qui les Athéniens donnèrent le titre de roi. Plus tard, le joug de l’étranger sembla parfois s’alléger. Mais en somme, aux moments mêmes où il fut le moins lourd, Athènes n’eut plus guère que des libertés municipales, et toute vie politique vraiment active lui fut fermée. Même la vie des affaires alla s’affaiblissant. Le Pirée recevait toujours des navires, mais il n’était plus le principal entrepôt du commerce dans le monde grec. Les flottes et les caravanes prenaient la route d’Alexandrie. De plus en plus, Athènes glissait vers ce demi silence des vieilles capitales déchues, où le passé tient plus de place que le présent et où le goût des belles curiosités survit au désir de l’action. Elle avait encore très grand air et le souvenir de sa gloire passée lui faisait une auréole. La finesse de l’esprit et la délicatesse du goût, naturelles sur le sol de l’Attique, s’y étaient encore affermies par l’hérédité d’une longue culture. On venait toujours à Athènes comme à la patrie de l’atticisme. Mais ce mélange d’activité pratique et de spéculation, qui avait donné à l’ancien atticisme son caractère unique de pondération et d’harmonie, avait disparu, et la noble cité des Périclès et des Thucydide tendait à devenir une ville-musée, ou encore une ville de disputeurs oisifs et de beaux-esprits.
Dans cette atmosphère, beaucoup de genres littéraires qui avaient fleuri au ve et au ive siècle vont s’étioler. Ne parlons pas de l’épopée, qui est morte depuis longtemps, ni du lyrisme, qui est devenu déjà depuis un siècle un article de production courante et banale plutôt qu’une forme d’art vraiment vivante ; ni enfin de la tragédie, qui n’a plus, au ive siècle même, qu’une existence assez factice. Mais l’éloquence qui, sous ses trois formes historiques, a rempli du bruit de ses périodes, pendant plus d’un siècle, la place publique, les tribunaux, les réunions, que va-t-elle devenir ? Elle subit une complète éclipse. Les discours délibératifs, d’abord, ont disparu avec l’activité politique. Les tribunaux, il est vrai, continuent d’entendre des plaidoyers, mais la vie et l’éclat s’en sont retirés : il n’y a plus d’affaires politiques, plus de ces causes bruyantes qui étaient l’épilogue ordinaire des luttes de la tribune aux harangues ; et quant aux affaires civiles, après un siècle de rhétorique et d’exemples oratoires, c’est un métier plus qu’un art de les plaider ; beaucoup sans doute y réussissent, mais on ne sait plus leurs noms, qui n’intéressent que leurs clients. L’éloquence d’apparat, enfin, ne peut guère, après Isocrate, faire autre chose que se répéter ; tous les secrets du bien dire sont connus ; ils le sont même trop : on ne peut plus, dans cette voie, frapper beaucoup les imaginations ; la rhétorique va devenir affaire d’école et instrument d’éducation plus encore qu’objet d’art et de pratique solennelle. Voilà donc bien des genres qui meurent ou qui déclinent. Que reste-t-il ? Il reste d’abord, en poésie, la comédie, mais la comédie dite « nouvelle », celle de Ménandre ; comédie de mœurs privées, de fine observation psychologique, de morale facile, fidèle image de cette société polie et spirituelle[1] ; ensuite certains genres secondaires, parfois satiriques, comme les Silles de Timon. Il reste surtout deux grandes voies ouvertes à l’activité intellectuelle et où la foule des esprits se précipite avec une ardeur incroyable : l’une est celle du savoir proprement dit, sous ses formes diverses, histoire du passé, connaissance des choses naturelles, étude et recherche de tous les faits positifs de tout ordre ; l’autre est celle de la spéculation philosophique et morale qui s’attache à régler la vie humaine. La science de la nature et la philosophie avaient été jadis une seule et même chose ; elles tendent maintenant à se séparer, à mesure qu’il entre dans la science de la nature plus de recherche positive et d’érudition, et, dans la philosophie, plus de préoccupation morale. De ces deux ordres d’activité, il est difficile de dire lequel, au iiie siècle, a été le plus fécond : le nombre des écrits historiques, érudits scientifiques, est immense, comme celui des ouvrages philosophiques. Mais c’est certainement la philosophie qui fait le plus de bruit dans le monde et tient le premier rang dans la pensée des contemporains. Les érudits sont isolés et silencieux. La philosophie, au contraire, s’organise en écoles qui ont des chefs, des disciples nombreux, des établissements presque officiels, une tradition, toute une hiérarchie et une continuité qui sont le caractère des grandes institutions. Ces écoles attirent en foule les étrangers. Jeunes gens et hommes faits s’y enrôlent comme dans des ordres religieux et y restent généralement fidèles. Elles· se disputent d’ailleurs entre elles, et le bruit de leurs discussions remplit Athènes, comme, au moyen âge, les querelles d’Abailard et de S. Bernard, ou des Dominicains et des Franciscains, remplissaient l’Université de Paris. Les cigales dont parlait Socrate dans le Phèdre ne sont pas mortes ; elles continuent de babiller sans relâche : l’Académie, le Lycée, le Portique, le jardin d’Épicure retentissent de leurs disputes. Les philosophes sont si bien il la mode que c’est d’eux que se moquent les satiriques, un Timon, par exemple, dans ses Silles, un Philémon dans ses comédies.
L’esprit attique, dans ces emplois nouveaux, conserve quelques-unes de ses qualités essentielles : la curiosité intelligente et vive, la finesse déliée, le goût de la simplicité élégante, et même une certaine indépendance incoercible de la pensée, sinon du caractère : la foule, qui élève des statues aux tyrans, les chansonne ; les philosophes, docilement soumis au régime macédonien, s’enivrent d’une liberté intellectuelle illimitée. Le sentiment de l’art pourtant s’affaiblit à certains égards : il se mêle moins naturellement à toutes les œuvres de la pensée. Dans la complexité croissante de la vie intellectuelle, une séparation plus grande s’établit entre ce qui est du domaine de l’art et ce qui n’en est pas. C’est la marche naturelle des choses et l’atticisme ne pouvait s’y soustraire. Mais ce qui manque le plus à cet esprit du iiie siècle, c’est le ressort de la volonté, le goût de l’action, et par suite le contact avec la réalité. Il est dangereux pour l’intelligence de trop s’enfermer en elle-même, dans ses raisonnements ou dans ses lectures. À ce régime, certains défauts naturels vont s’accuser davantage et d’autres prendront naissance. De là des historiens qui perdent peu à peu le sens de la politique et des choses militaires, sans acquérir d’ailleurs le sens le plus profond et plus subtil de la différence des temps et des pays, que l’antiquité en général a peu connue. De là des philosophes qui se cloîtrent dans leurs systèmes et les poussent jusqu’au paradoxe ou jusqu’à l’absurde, avec une sérénité d’affirmation que Platon, tout aussi hardi, avait su pourtant éviter. De là enfin, dans la morale, un système comme l’épicurisme, qui est le code même de ce temps et, à beaucoup d’égards, la plus fidèle image de ses intimes défaillances. Nous n’oublions pas que l’âme attique, à cette date, n’est pas seule en scène dans les œuvres d’Athènes, et que beaucoup d’étrangers, surtout dans les écoles philosophiques, se mêlent aux indigènes. Quelques-uns sont d’importance, par exemple Zénon. Mais les traits que nous venons d’indiquer restent, malgré tout, foncièrement attiques, et ce n’est pas le mélange des étrangers qui les a créés.
La langue se modifie comme l’esprit. Quand on étudie la suite des inscriptions attiques, on voit certaines formes d’orthographe, de déclinaison, de conjugaison, certaines constructions grammaticales même, disparaître vers le temps d’Alexandre, et d’autres prendre leur place[2]. Mais ce n’est pas de ces changements-là que nous voulons surtout parler : car la signification littéraire en est très faible, et d’ailleurs obscure. Il semble pourtant que cette évolution s’est opérée dans le sens d’un affaiblissement des caractères propres du dialecte attique et d’un rapprochement avec les autres dialectes, ce qui n’est pas sans intérêt. On voit ainsi, en effet, par la forme même des mots, le dialecte attique s’accommoder à son rôle futur de « langue commune » de toute la Grèce pensante et écrivante. Mais ce n’est là, encore une fois, qu’une évolution assez superficielle et secondaire.
Ce qui est plus important, c’est le changement assez sensible du vocabulaire, de la phrase, des habitudes de style. L’ancien attique était une langue qui rendait presque facile de bien écrire en prose, comme le français du xviie siècle ; une langue par elle-même savoureuse et saine. Le vocabulaire en était très simple, très concret, très homogène, nullement chargé d’abstractions ni de termes techniques. Il était à l’image de la vie d’alors, où l’on voyait un même homme, grâce à la simplicité de toutes choses, être tour à tour général, amiral, homme d’état, orateur, et exceller en tout. La langue populaire se prêtait aussi à tout dire, et à le bien dire, prenant partout des métaphores expressives, sans pédantisme et sans effort laborieux. Le vocabulaire de Xénophon est, comme aurait dit Montaigne, « tel au papier qu’à la bouche. » Platon bâtit un système sans avoir besoin de plus d’un mot technique (ἰδέα (idea).) Démosthène et Eschine écrivent la langue de tout le monde. Et ce vocabulaire savoureux s’enchâsse en des phrases qui ont toute la souplesse, toute la variété, tout le naturel de la conversation d’un « honnête homme » qui pense tout haut, qui sourit ou qui se fâche, et qui n’est d’aucune profession ni d’aucune robe. On objectera peut-être Gorgias et Isocrate ; mais Gorgias n’est qu’une exception et Isocrate lui-même a beaucoup de véritable atticisme. Enfin cette langue naturellement excellente est écrite par des Athéniens de la vieille roche, qui l’ont, pour ainsi dire, dans le sang et dans les moelles, qui l’aiment, qui en sentent toutes les finesses, et qui ont le souci constant de la beauté littéraire. Depuis Thucydide jusqu’à Démosthène, tous les écrivains attiques sont des artistes.
Après Alexandre, les choses sont bien différentes. Faisons exception, cependant, pour la comédie, qui, par sa nature même, est une imitation de la vie quotidienne, et qui reste par conséquent plus fidèle que les autres genres à la simplicité traditionnelle du langage attique et à sa vivacité gracieuse. Mais si l’on prend la plupart des écrits en prose, histoires, traités philosophiques, on aperçoit aussitôt un changement notable. Les ouvrages en prose ne sont plus du tout, comme dans la période précédente, d’exquises œuvres d’art : ce sont des écrits savants ou ingénieux, composés par des hommes qui ont de l’instruction, mais qui ne sont pas artistes, et qui usent d’une matière moins belle qu’aux siècles antérieurs. Les mots simples cèdent peu à peu la place à des composés plus lourds, qui n’en sont pas plus expressifs[3]. Les termes abstraits abondent[4], et ce sont souvent en outre des termes techniques, étrangers au parler de tout le monde, que les initiés souls peuvent comprendre[5]. La phrase est généralement claire dans sa structure. ; car, depuis Isocrate, tout le monde sait composer une période correcte ; mais elle est monotone, souvent sentencieuse, plutôt didactique que vivante. Ces altérations de la langue et du style ne sont pas toutes illégitimes : l’emploi des mots techniques peut être, au point de vue scientifique, un progrès. Mais l’art y perd. Et, de fait, l’art du style ne préoccupe guère les principaux esprits de ce temps. Quelques-uns, bien que domiciliés à Athènes, sont étrangers d’origine, et n’ont pas respiré l’atticisme en naissant. D’autres, comme Épicure, affectent de ne s’en point soucier. De là, chez tous, des habitudes de négligence inconnues à l’âge classique : car cette négligence n’est plus l’abandon aimable qui donnait parfois tant de grâce au style d’un Xénophon ou d’un Platon : c’est une fâcheuse incurie qui laisse la phrase se gonfler au hasard de mots incolores et inexpressifs[6].
Et cependant, à Athènes du moins, il subsistait une tradition. La langue qu’on écrivait était, à peu de chose près, celle que parlait le peuple. Il n’en était pas de même ailleurs, et l’on voit alors cette nouveauté, de grands centres intellectuels, une Alexandrie, une Antioche, où les lettrés ne sont pas compris d’une partie de la population.
II
Alexandrie est la première en date et de beaucoup la plus importante de ces villes nouvelles, nées de la conquête d’Alexandre, qui disputent à Athènes la primauté dans les choses de l’esprit[7].
Entre le canal de Pharos et le lac Maréotis, sur une longue bande de terre, végétait une obscure ville égyptienne. Alexandre comprit l’avantage unique de cet emplacement et y fonda Alexandrie. Cinquante ans plus tard, sous les premiers Ptolémées, la jeune cité comptait plus de trois cent mille habitants ; c’était la plus grande ville du monde. Cette prodigieuse croissance, qui ressemble à celle de certaines villes américaines d’aujourd’hui, avait son origine dans le commerce. Alexandrie se trouvait au point de contact des différentes civilisations de l’antiquité : l’Égypte, l’Orient, la Grèce, la Méditerranée occidentale se donnaient rendez-vous dans son immense port. Toutes les marchandises du monde s’y entassaient, amenées par des hommes de toute race, de toute religion, de toute culture. Les échanges y créaient d’immenses fortunes. À côté de la vieille ville, Rhacotis, où survivait l’ancienne Égypte des Pharaons, la ville nouvelle, Néapolis, développa l’imposante magnificence de ses larges rues droites ou s’élevaient des édifices grecs. Les Ptolémées étaient intelligents et ambitieux. Quand ils virent leur capitale devenir la plus riche cité du monde, ils voulurent qu’elle en fut aussi la plus savante et la plus lettrée. Déjà Ptolémée Soter avait commencé à y réunir des livres : il avait chargé de cette tâche, dit-on, Démétrius de Phalère, chassé d’Athènes par le Poliorcète. Mais c’est surtout Ptolémée Philadelphe, fils et successeur de Soter, qui fut le véritable créateur de la suprématie littéraire d’Alexandrie, si c’est à lui qu’on doit attribuer, comme il est probable, la fondation du Musée et l’installation définitive de la bibliothèque. Celle-ci, au moment de la mort de Soter, comptait déjà, dit-on, deux cent mille volumes. Mais Philadelphe la doubla, et construisit pour la loger un édifice approprie, qui faisait partie, semble-t-il, des bâtiments du Musée. Une seconde bibliothèque, logée au Serapeum, contenait encore environ cinquante mille volumes, probablement des doubles de la grande bibliothèque. Évergète, après Philadelphe, continua d’enrichir la collection avec une ardeur passionnée qui ne reculait devant aucune dépense : on raconte qu’ayant emprunte aux Athéniens, moyennant une caution de soixante-quinze mille francs, l’exemplaire officiel des tragiques, copié autrefois sous l’orateur Lycurgue, il abandonna sa caution et garda l’exemplaire[8]. Bref, la bibliothèque finit par comprendre environ sept cent mille volumes ; c’est le chiffre qu’elle avait atteint lorsqu’elle fut brûlée en 47, après l’entrée de César à Alexandrie[9]. Déjà des particuliers, avant les Lagides, avaient formé des collections de livres. La plus importante avait été, dit-on, celle d’Aristote, qui du reste fut achetée en bloc par Philadelphe[10]. Aucune n’était comparable à celle d’Alexandrie. Toute la littérature grecque était là, depuis Homère jusqu’aux plus récents philosophes. Un bibliothécaire en chef, assisté sans doute de collaborateurs nombreux, surveillait ce trésor. Il ne se bornait pas à le surveiller ; il s’appliquait à le rendre plus accessible et plus utile, à l’accroître aussi, par des tables, des catalogues, des commentaires, des éditions nouvelles, des études lexicologiques et grammaticales de toutes sortes. Chaque bibliothécaire était nommé à vie. Tous furent des savants illustres. Le premier en date est Zénodote ; viennent ensuite Callimaque, Ératosthène, Apollonios de Rhodes, Aristophane de Byzance, Aristarque[11].
Un musée est, selon l’étymologie, un lieu consacré aux Muses. Le Musée d’Alexandrie était un établissement considérable, comprenant des édifices et des jardins, avec une organisation par laquelle il tenait à la fois du temple, de l’Académie, et de l’Université[12]. Les édifices étaient nombreux : l’un d’eux, probablement, servait à loger la bibliothèque ; d’autres contenaient des salles de dissection, des observatoires astronomiques. Dans les jardins, il y avait des animaux rares et des plantes exotiques. Des portiques environnaient l’ensemble des bâtiments. En suivant ces portiques, on arrivait à un édifice élégant qui renfermait deux salles importantes. L’une était l’exèdre, qui servait aux réunions des savants attachés au Musée : l’autre, la pièce où ils prenaient leurs repas en commun[13]. Car un personnel nombreux vivait à l’ombre du Musée. C’était d’abord un grand prêtre, chargé de l’administration ; puis une foule de savants et de lettrés, nommés par le roi, pensionnés par lui, et qui se livraient, dans l’admirable établissement ou s’écoulait leur vie, soit à des recherches personnelles et libres, soit aux plaisirs de la conversation entre gens de mêmes goûts et de même culture, soit enfin à l’enseignement. Les écoles philosophiques d’Athènes, l’Académie ou le Lycée par exemple, présentaient quelques traits analogues ; mais nulle part rien d’aussi grand ni d’aussi complet n’avait été fait. C’étaient vraiment toutes les Muses que les rois d’Égypte avaient logées dans ce beau palais. « Volière des Muses », disait le satirique Timon[14]. Le mot était méchant ; qui oserait dire qu’il fût tout à fait injuste ? Les Muses domestiquées d’Alexandrie ne sont certainement plus tout à fait les mêmes que ces libres déesses de l’Hélicon, qu’Hésiode voyait « agiter en cadence leurs pieds délicats sur la haute et sainte montagne, auprès de la fontaine aux eaux violettes, devant l’autel du puissant fils de Kronos[15] ».
Après Alexandrie, Pergame est une autre capitale littéraire. Les Attales rivalisèrent avec les Lagides. On sait qu’ils attirèrent de nombreux artistes et que Pergame fut au IIIe siècle le siège d’une florissante école de sculpteurs. Ils fondèrent aussi une riche bibliothèque. Celle-ci, moins considérable que la bibliothèque d’Alexandrie, n’était guère moins précieuse, s’il est vrai que Marc-Antoine, après l’incendie qui avait consumé la bibliothèque des Ptolémées, put trouver à Pergame deux cent mille volumes qui contenaient. tous des ouvrages différents, et en faire présent à Cleopâtre[16]. Autour de cette bibliothèque, les travailleurs affluèrent. Les Attales furent toujours en relations étroites avec Athènes, en particulier avec l’Académie et le Portique. Il vint donc à Pergame quelques philosophes, mais surtout il y vint ou il s’y forma des érudits, historiens et philologues, attirés par ces milliers de volumes.
Antioche, la capitale des Séleucides, devenue rapidement une riche et luxueuse cité, eut aussi une bibliothèque célèbre, et par conséquent des bibliothécaires, c’est à dire des érudits. Le plus connu est Euphorionde Chalcis, qui y vint à la fin du IIIe siècle, sous Antiochus III le Grand. Mais le séjour d’Antioche était évidemment peu favorable à l’étude ; on y songeait plus au plaisir qu’au travail. Les rois y attirèrent parfois quelques poètes étrangers, mais le pays lui-même ne produisit rien de notable jusqu’au temps de l’empire.
À côté de ces trois grandes villes, il faut encore nommer Syracuse, qui eut, sous Hiéron II, la gloire de produire le plus grand poète et le plus grand ingénieur de cette période, Théocrite et Archimède.
Il faut aussi accorder un souvenir à quelques villes qui furent, au moins en passant et par une heureuse fortune, de petits foyers littéraires : Cos, par exemple, à cause du poète Philétas, et Rhodes, à cause de son école de rhétorique si souvent mentionnée par Cicéron ; — ou encore à une cité comme Tarse, en Cilicie, que Strabon nous montre si ardente à l’étude, une véritable pépinière de travailleurs, mais qui ne les forme pas elle-même, faute de ressources, et qui se contente de les envoyer dans les grandes cités[17]. La petite ville de Soles, voisine de Tarses, produit, dès le IIIe siècle, le péripatéticien Cléarque et le stoïcien Chrysippe. En somme, on travaille partout dans le monde grec, et parfois même en dehors. Il y a des hellénisants jusqu’à Carthage, où Hannibal savait le grec[18], ou Carnéade trouvait son meilleur disciple, un certain Asdrubal, qui prit le nom grec de Clitomaque. Mais ce sont là des faits isolés, dans le détail desquels nous n’avons pas à entrer ici. Ce qui détermine, en résumé, les caractères généraux de la littérature de ce temps, hors d’Athènes (ajoutons si l’on veut, mais dans une certaine mesure seulement, hors de Syracuse et de quelques villes purement grecques), c’est l’état de choses qui règne à Alexandrie, à Pergame, à Antioche. Ce sont ces conditions qu’il s’agit de définir et dont nous avons à déduire les conséquences. Quel est donc le public auquel s’adressent les écrivains ? Quels motifs les poussent à écrire et quels instruments ont-ils à leur disposition ?
Le peuple a cessé d’être un public pour les écrivains : voilà le fait essentiel. La foule qui remplit les rues d’Alexandrie se compose en majorité de fellahs égyptiens, d’Asiatiques, de Juifs, de courtisanes et d’esclaves. Dans cette foule bigarrée, on parle toutes les langues de la terre. À Antioche, c’est à peu près la même chose. À Pergame, le fond de la population est grec, mais comme la multitude n’a ni pouvoir politique ni traditions littéraires, elle tombe à un genre d’existence inférieur, et s’éloigne des lettres à mesure que celles-ci, de leur côté, par le progrès même et la complexité croissante du savoir, ont une tendance à devenir moins accessibles à tous. C’est ce qui se produisait même à Athènes, et par conséquent aussi dans les autres cités purement grecques, comme Syracuse. Ainsi, en tous lieux, par la nature des hommes et par celle des choses, la littérature, à cette date, se sépare du peuple. Celui-ci peut bien admirer encore des spectacles comme ceux que leur offrent les Ptolémées et les Antiochus dans les fêtes d’Adonis ou dans les processions du Mont Carios ; mais c’est surtout par le côté extérieur ou musical qu’il s’y associe. La poésie qu’on y récite lui échappe en partie. À plus forte raison tout ce qui, depuis cent ans, préoccupe de plus en plus les esprits éclairés, c’est-à-dire la science du passé, la science de la nature, la morale, tout cela lui reste étranger. Les écrivains ne s’adressent qu’à deux sortes de lecteurs : d’une part la cour, grecque d’origine et d’éducation, ordinairement lettrée, quelquefois intéressée par les études sérieuses, plus souvent amie des formes littéraires brillantes ou mondaines ; ensuite des lettrés de profession, des hommes qui vivent à l’ombre des bibliothèques ou des écoles, et qui passent tout leur temps à lire, à écrire, à disputer, curieux de savoir positif ou raffinés d’art, quelquefois l’un et l’autre tout ensemble. La littérature nouvelle se modèle sur les goûts du public. En prose, elle cultive toutes les formes d’érudition que facilite et provoque l’existence des grandes bibliothèques : — critique et commentaire des textes classiques, devenus peu à peu lointains et obscurs pour la foule des lecteurs ; métrique, biographie, mythologie, histoire érudite ou éloquente, de plus en plus étrangère à l’intelligence des choses politiques et militaires; puis les sciences physiques et mathématiques, à quoi il faut ajouter un peu de rhétorique en certains endroits, et très peu de philosophie (sauf à Athènes). En poésie, on compose quelques épopées artificielles, quelques tragédies de cabinet, puis de petits poèmes personnels ou savants, hymnes, élégies, idylles, épigrammes, parmi lesquels on trouve, à côté de quelques joyaux d’art, beaucoup de productions où il y a plus de métier que d’inspiration.
La langue de tous ces écrits présente un caractère analogue : elle est plus savante que spontanée. Elle a quelque chose d’appris et de convenu. Cela n’exclut pas certaines trouvailles de génie, mais cela ôte à la plupart des écrivains de ce temps le plus grand charme de leur art, la saveur pénétrante du parfait naturel. La prose se sert de la ϰοινὴ διάλεϰτος (koinê dialektos), c’est-à-dire du dialecte attique contemporain, devenu la langue commune de tous les gens bien élevés : à la cour, dans les écoles, chez les lettrés, on ne parle plus et surtout on n’écrit plus une autre langue. Il n’y a pas de différence à cet égard entre Alexandria et Pergame. Les dialectes locaux tendent à devenir des patois, réservés à la conversation familière ou à celle des petites gens[19].
Il en résulte que la plupart de ceux qui écrivent la ϰοινὴ διάλεϰτος (koinê dialektos), ont dû l’apprendre à peu près comme les clercs du moyen-âge apprenaient le latin, ou comme la haute société européenne des derniers siècles apprenait le français. La « langue commune » n’est pas tout à fait la langue maternelle de beaucoup de ceux qui l’emploient. Elle ne peut donc avoir, sous leur plume, toute la finesse, ni toute la saveur, ni toute la pureté, ni même toute la correction qu’on trouvait chez les écrivains de l’âge précédent. On avait déjà vu sans doute, au ve et au IVe siècle, l’ionien, puis l’attique, tendre à un rôle à peu près semblable ; mais c’était encore l’exception, et la tradition du bon langage était maintenue avec éclat par une foule d’écrivains dont la langue était bien à eux. Au iiie siècle, au contraire, le nombre de ceux qui écrivent en dialecte attique hors d’Athènes devient immense. Le véritable atticisme est comme submergé sous ce déluge, qui reflue jusque dans Athènes elle-même, et la pureté de la langue, en prose, est partout altérée. En poésie, il en est à peu près de même : les poètes n’emploient pas plus que les prosateurs le dialecte du pays où ils sont nés ; ils se servent du dialecte littéraire propre au genre qu’ils traitent, de l’ionien s’ils composent une épopée, du dorien s’ils font une œuvre lyrique, et ainsi de suite. Il n’y a que le mime et l’idylle qui s’attachent au dialecte vrai des personnages qu’ils mettent en scène. Dans les autres genres, les poètes écrivent une langue artificielle. En cela, il est vrai, ils se conforment à la tradition poétique de la Grèce : ni Sophocle, dans les chœurs de ses tragédies, ni Pindare, ni sans doute Homère lui-même n’avaient fait autrement. Mais il y a pourtant ici une double nouveauté très importante : d’abord, au iiie siècle, la langue poétique est infiniment plus bigarrée qu’elle ne l’avait jamais été ; on puise largement, non toujours avec assez de goût, dans le trésor immense du passé ; on est bien aise d‘étaler son savoir ; on y met du pédantisme. Ensuite, comme la langue ambiante est prosaïque, on associe parfois d’une manière étrange des hardiesses archaïques à la platitude contemporaine. La langue de la poésie, dans la Grèce ancienne, avait eu son vocabulaire propre et sacré, pour ainsi dire, dont les éléments, malgré leur diversité d’origine, s’étaient fondus, par la vertu de l’usage et de la tradition, en un tout harmonieux et homogène. Mais cette harmonie était délicate et fragile. Au iiie siècle, elle subit plus d’une atteinte. Et cependant, jamais poètes ne furent plus savants que quelques-uns des Alexandrins, ni même plus curieux d’art. Si leur langue ressemble trop à une mosaïque, elle en a aussi les qualités. Jamais on ne prit plus de souci de bien choisir chaque mot et de l’enchâsser à la meilleure place. Chez un artiste comme Théocrite, ce souci délicat donne des finesses exquises de ton. Chez beaucoup d’autres, le résultat n’est pas en proportion de l’effort.
III
La littérature alexandrine, comparée à celle des âges précédents, est incontestablement une littérature de décadence. Et si la littérature est en baisse, c’est que l’homme lui-même vaut moins. Il y a là un grand fait et une grande leçon.
Ce n’est pas à dire que chaque homme alors soit moins intelligent, moins laborieux, moins savant que ses prédécesseurs ; mais, au milieu de ses livres, dans son école ou dans son cénacle, dans les plaisirs de la cour, il vit en somme d’une vie moins complète et moins noble que dans les vieilles cités grecques. L’air qu’il respire est moins fortifiant. L’individu s’isole et s’amoindrit ; sa vie particulière, détachée du sol où elle s’attachait autrefois, ballottée dans l’immensité de l’espace et du temps, va à la dérive ; ou bien elle se replie sur elle-même et s’absorbe dans un égoïsme plus ou moins intelligent, mais qui atrophie ses plus hautes facultés. L’homme n’éprouve plus guère, en dehors de l’intérêt pratique, que l’attrait du plaisir ou la curiosité du dilettante. La religion, qui remplissait les cœurs d’enthousiasme dans les panégyries d’autrefois, n’est plus, pour l’élite, qui seule s’occupe encore de littérature, qu’une mythologie. Le patriotisme est mort avec les patries. Les choses de la guerre n’intéressent que les soldats de profession. La politique se concentre dans le cabinet de quelques princes. La cour, les érudits, les lettres, les poètes, ne cherchent au fond que leur propre amusement, sous des formes différentes. Une sorte d’épicurisme pratique envahit toute cette société. Les hautes sources d’inspiration sont taries, et ainsi l’abaissement moral a pour conséquence directe l’abaissement littéraire et artistique. Jamais on ne vit plus clairement le danger de cette théorie qui se résume dans le mot célèbre, « l’art pour l’art ». La formule n’est peut-être pas fausse en elle-même, si l’on entend par là que l’art ne doit pas se subordonner a la morale au point de se faire prédicateur de religion, de patriotisme ou de morale. Mais elle est extrêmement périlleuse si elle conduit à oublier que tant vaut l’âme de l’artiste, tant vaut son art, et qu’un artiste qui cesse d’être un homme dans la plus large acception du mot, est bien près de devenir un simple virtuose, c’est-à-dire un manœuvre plus ou moins habile, capable de tout dire, mais incapable de rien trouver qui vaille la peine d’être dit. Le labeur des érudits n’est pas non plus une mauvaise chose en soi. Mais si l’érudit ne porte pas dans ses recherches le sens profond de la vie, la préoccupation de quelque chose de plus grand que l’objet particulier de sa recherche, il ne fait en somme qu’une œuvre assez médiocre. C’est ce qui arrive trop souvent dans la période alexandrine. On trouve çà et là quelques fleurs exquises de poésie, quelques grandes vues morales, quelques belles pages d’histoire. On y rencontre aussi des savants, et même de grands savants, parce que le propre de la science est de progresser toujours, à moins d’un cataclysme social : ici, les résultats s’additionnent et il se rencontre de temps en temps des hommes qui en font la synthèse. Mais, en somme, l’originalité véritable est rare. Les plus belles créations artistiques de cet âge portent la marque de l’époque : abus des souvenirs, de l’érudition sèche; raffinement qui se montre jusque dans l’excès d’une naïveté qui n’est pas simple. Le mot d’Alexandrinisme est devenu synonyme, en art, d’une délicatesse un peu mièvre et d’une habileté trop savante, trop bornée à l’extérieur des choses. Il s’applique avec une entière justesse à toute la poésie de cette période, dont il exprime bien les défauts, en même temps que la qualité essentielle aussi, c’est-à-dire un goût persistant de la beauté, une recherche de la perfection qui, même en des tentatives incomplètement heureuses, méritent pourtant d’être loués. Il faudrait un autre mot pour caractériser les prosateurs de ce temps, si généralement étrangers au souci de l’art. Disons que leur malheur est peut-être de s’être trop bornés à faire, en tout genre, des inventaires. La Grèce classique était morte, embaumée dans les bibliothèques et dans les musées. Il s’agissait de la cataloguer et de l’expliquer, de la faire connaître aux nouveaux-venus, qui étaient même en partie des étrangers. Le sentiment qui animait ces travailleurs avait son côté noble : l’admiration et le respect du passé, une curiosité infatigable. Leur défaut, ce fut de vivre trop exclusivement dans ce passé sans assez le comprendre. S’ils avaient eux-mêmes vécu d’une vie plus pleine, ils auraient mieux pénétré le caractère propre en même temps que la vie si riche de ce passé. Dans la période romaine, si inférieure à celle-ci pour la poésie et l’art, on trouve du moins une inquiétude morale qui est un germe de grandeur et de renouvellement. Le monde ancien se sent alors malade ; il a conscience de la crise qu’il subit et cherche des remèdes, qu’il ne trouve d’ailleurs pas toujours ; mais la recherche du mieux, en morale comme en art, est déjà une belle chose et une bonne chose. Les Alexandrins sont trop persuadés qu’ils continuent directement les générations précédentes ; ils les étudient avec sérénité ; leur curiosité n’a pas d’angoisses. Les stoïciens sont presque les seuls, dans cette période, qui aient eu quelque ardeur agissante et une sorte de tourment sur eux-mêmes. Aussi le stoïcisme, malgré ses paradoxes, est-il alors ce qu’il y a de plus vraiment grand et de plus fécond. Polybe aussi, grâce à des circonstances exceptionnelles, a vécu d’une vie plus pleine et vu plus loin que les autres. Il est sorti du cercle étroit des purs lettrés. Il a compris Rome et s’est inquiété de l’avenir. Mais la foule des érudits n’a pas cette vigueur ; ils lisent, annotent, commentent, compilent, enfermés dans leurs livres et ne voyant qu’eux, ce qui n’est pas la meilleure manière de les lire. Comme ils ont, sans le savoir, réduit en eux-mêmes presque à rien la volonté, la sensibilité, l’imagination, toutes les forces actives de l’âme, qui sont aussi les sources de la littérature, il en résulte que tout leur zèle et tout leur labeur n’aboutissent le plus souvent qu’à un travail utile sans doute, méritoire même, à beaucoup d‘égards, mais en somme banal, médiocre et impersonnel.
Nous n’avons donc pas à étudier cette période de la même manière que les précédentes. Dans celles-ci, la science elle-même était souvent littéraire, parce que l’effort pour exprimer des idées nouvelles donnait à l’expression de ces idées une saveur personnelle. Dans la période Alexandrine, au contraire, les genres autrefois les plus littéraires, comme l’histoire et la philosophie, le deviennent de moins en moins, parce que la personnalité de l’écrivain s’y affaiblit. Jamais il n’y avait eu tant d’écrits et si peu d’écrivains. L’étude détaillée de tous ces ouvrages formerait un catalogue, non une histoire de la littérature. Notre tâche nous est tracée d’avance par la nature des choses : chaque fois que nous rencontrerons un talent original, nous essaierons de le définir et de le mettre en pleine lumière. Pour le reste, nous nous attacherons moins à faire connaitre des individus dénués de physionomie, qu’à marquer le caractère général des groupes et les grands mouvements de la pensée collective à travers la foule des écrits indistincts[20].Théophraste. Ce qui nous reste des œuvres de Théophraste (en dehors des fragments, très considérables) est divisé entre plusieurs manuscrits différents : d’un côté l’Histoire des plantes, de l’autre les Caractères. Le plus ancien ms. de l’Histoire des plantes est un ms. de la Vaticane (n° 61). Le ms. 1823 de la bibliothèque nationale de Paris contient des extraits de Théophraste qui proviennent aussi d’une bonne source. Les autres mss. sont considérés comme inférieurs. Voir, sur ce point, la préface de l’édition Wimmer. Pour les Caractères, les plus anciens mss. sont le 1983 et le 2977 de Paris, du xe et du xie siècle, qui ne contiennent que les quinze premiers caractères ; le reste des Caractères se trouve dans divers mss. dont les principaux sont le 110 du Vatican (xiiie siècle), le 505 de Munich (xve siècle), et divers mss. de la Renaissance. — Éditions : Aldine (princeps), 1496 ; Wimmer (Bibl. Teubner. 1854-1861), 3 vol. contenant les œuvres d’histoire naturelle et les fragments, avec apparat critique. Éditions spéciales des Caractères : Casaubon (avec riches commentaires), 1592 ; Ast, 1816 ; Dübner (Biblioth. Didot), 1841 ; Ussing, 1868 ; et surtout Theophrasts Charactere, édit. avec trad. et commentaires, donnée par la société philol. de Leipzig, Teubner, 1898. — À consulter aussi, pour la critique du texte, Diels, Theophrastea (progr.), Berlin, 1883. — La traduction française des Caractères, par La Bruyère, n’a aujourd’hui qu’un intérêt historique. Texte et trad. par Stiévenart, Paris, 1842.
Épicure. Édition capitale de Usener, Epicurea, Leipzig, 1887 (Teubner), contenant les Lettres, d’après Diogène Laerce, et les fragments, avec une importante Introduction.
Pour les autres philosophes, dont il ne nous reste que des fragments, les indications nécessaires seront données au cours du chapitre.
En abordant l’étude de la philosophie du iiie siècle, nous ne sortons pas encore d’Athènes, ou du moins nous y gardons notre principal centre d’observation. Les plus grandes écoles de ce temps sont athéniennes. D’ailleurs, entre les maîtres du ive siècle et leurs successeurs il n’y a aucune solution de continuité. Après Platon, l’Académie subsiste et se développe ; après Aristote, le Lycée continue sa doctrine. Zénon, Épicure, Pyrrhon, sont contemporains des premiers philosophes de l’Académie et du Lycée. Enfin les derniers successeurs de Platon, dans la moyenne et la nouvelle Académie, subissent l’influence des nouvelles écoles, soit qu’ils leur empruntent des idées, soit qu’ils les combattent.
La littérature proprement dite a peu de chose à revendiquer dans l’héritage de ces philosophes. Ceci tient à la fois aux ravages du temps et à l’indifférence de quelques-uns d’entre eux pour l’art d’écrire. Mais leur action sur la pensée humaine a été si grande qu’il en est d’eux comme de Socrate, qui, sans avoir jamais écrit, doit cependant figurer dans toute histoire littéraire de la Grèce. Nous essaierons donc de tracer le tableau sommaire de leur activité, en nous arrêtant, comme il est naturel, aux écrits ou fragments qui nous en rendent encore témoignage.
Dans l’exposé de leurs idées, il est nécessaire, pour la clarté, de les répartir par écoles, et, sans négliger l’ordre chronologique, d’adopter un ordre avant tout systématique. On se ferait cependant une idée fausse de la réalité si l’on imaginait entre tous ces systèmes des séparations trop tranchées, soit dans le temps, soit dans l’espace. Plusieurs d’entre eux apparaissent simultanément. Tous vivent à côté les uns des autres. Ils s’entremêlent, s’opposent, se modifient réciproquement. Dans cette fourmilière philosophique du iiie siècle, il y a une agitation infinie et des échanges incessants. Il est difficile de tout dire, mais le lecteur doit suppléer à ce qu’un tableau sommaire ne peut lui faire voir, en se représentant tous ces hommes comme beaucoup plus près les uns des autres qu’ils ne semblent l‘être dans nos classifications, forcément artificielles par quelque endroit.
I
Après la mort de Platon, c‘est son neveu Speusippe qui devint le chef de ses disciples. Il le fut pendant huit années. D’abord comme tuteur d’Adimante (héritier de Platon), plus tard comme héritier lui-même, Speusippe eut la jouissance de la propriété où Platon avait eu l’habitude de réunir ses auditeurs, et qui était voisine du gymnase d’Académos[21]. Ce jardin de Platon resta le siège de l’école. Après Speusippe, il en devint la propriété. Les scolarques se succédèrent régulièrement, désignés sans doute chacun par leur prédécesseur[22]. Le Scolarque était peut-être le propriétaire fictif de l’Académie[23]. En tout cas, il était le maître du chœur. D’autres, d’ailleurs, à côté de lui, enseignaient et pouvaient devenir célèbres. Durant le siècle qui suit la mort de Platon, quatre scolarques se succèdent : Speusippe, de 347 à 339 ; Xénocrate, de 339 à 314 ; Polémon, de 314 à 270 ; Cratès, de 270 à 260 environ. À côté d’eux, on trouve le nom illustre de Crantor. Cette période est celle de « l’ancienne Académie », la seule dont nous ayons à nous occuper pour le moment. Car la « moyenne » et la « nouvelle » Académie, celles d’Arcésilas et de Carnéade, sont animées d’un esprit tout autre, et ne peuvent être étudiées utilement qu’après le scepticisme de Pyrrhon, dont elles ont subi si fortement l'influence.
L’ancienne Académie, au contraire, se rattache assez facilement à Platon, sans trop de rigueur pourtant, car il n’y eut jamais là, comme dans d’autres écoles philosophiques, aucune orthodoxie rigoureuse. La dialectique platonicienne est toujours chez ses disciples, comme chez lui-même et chez Socrate, un libre mouvement de l’esprit. On ne se croit pas enchaîné par la parole du maître. On corrige, on complète sa méthode et sa doctrine. On en abandonne certaines parties. On y ajoute des emprunts faits aux écoles voisines. L’Académie reste une palestre intellectuelle, alors que d’autres écoles nouvelles sont surtout des disciplines de la volonté. Dans cette altération graduelle de la pure doctrine platonicienne, l’Academie se rapproche souvent d’Aristote. On sait que Cicéron s’est maintes fois appliqué à faire ressortir la conformité générale entre l’Académie et le Lycée[24]. Il a raison. Aristote lui-même a fait partie de l’Académie pendant plusieurs années. Il cite Speusippe en divers passages. On ne doit donc pas être surpris de trouver chez Speusippe ou chez Xénocrate des expressions ou des idées qui semblent venir du Lycée[25]. Les deux écoles, en somme, sont sœurs : même officiellement séparées, elles restent assez voisines, et le génie d’Aristote est assez grand pour que l’influence de celui-ci se fasse parfois sentir à l’Académie. Un autre fait à noter, c’est la prépondérance croissante de la morale dans les études de l’école : c’est là un trait du temps. Il en est de même pour certaines tentatives d’organisation, de synthèse, de syncrétisme. Aucun de ces premiers académiciens ne semble avoir eu de génie ; ils n’ont laissé en somme que des traces assez modestes dans l’histoire des doctrines comme dans celle des lettres ; mais l’évolution de l’école offre quelque intérêt et mérite qu’on en fixe au moins les lignes générales.
Le premier est Speusippe, fils de Potone, sœur de Platon[26]. Il naquit vers 393. Esprit brillant et vif, il avait dans le caractère, dit-on, un mélange d’ardeur et de mollesse, des élans suivis d’abandon, que Platon dut lui apprendre à gouverner. Il fut l’élève d’Isocrate, dont il rédigea certains enseignements. Puis il se tourna vers la philosophie. En 347, il succéda à Platon dans la direction de l’école. Il mourut en 339, peut-être de mort volontaire. Il avait composé de nombreux écrits, dont on trouvera la liste dans Diogène Laërce. Notons seulement que ses ouvrages philosophiques étaient de deux sortes ; il avait écrit des Dialogues, comme Platon, et des traités, comme Aristote. On lui attribuait en outre l’Épitaphe du tombeau de Platon[27], un Éloge de Platon, des Lettres et un recueil de Définitions (Ὅροι (Horoi)). De tout cela, il nous reste les Définitions, qui sont visiblement un extrait de ses œuvres ; quelques Lettres dont l’authenticité est plus que douteuse, et de courts fragments.
La brièveté des fragments rend évidemment impossible de se faire une idée tout à fait précise de la valeur littéraire de Speusippe. On entrevoit cependant un mérite de facilité gracieuse qui, sans rien offrir de très saillant, convient bien au neveu de Platon et à l’élève d’Isocrate.
Ses doctrines nous apparaissent plus nettement, au moins dans les grandes lignes. Sur plusieurs points importants, il se sépare de Platon. — En dialectique, il rejette la définition proprement dite et la remplace par la description. La définition, fondée sur la différence de l’objet à définir, a le double tort de supposer la connaissance préalable de tous les autres objets, et de ne pouvoir s’appliquer ni aux idées trop générales, ni aux individus[28]. Il faut s’attacher aux choses particulières, les décrire, et les grouper ensuite d’après leurs ressemblances. Les Définitions de Speusippe sont en réalité des descriptions. Plusieurs de ses ouvrages portaient sur ces ressemblances des choses. De là des analyses minutieuses qui font songer à Aristote ou à Théophraste. — En métaphysique, il modifiait gravement la théorie des Idées : à l’Idée unique du Bien, source et cause de tout, il substituait les dix idées de Pythagore, rangées en cinq couples : fini et infini, pair et impair[29], etc. Aristote le rapproche souvent des Pythagoriciens. On sait le goût de Platon lui-même pour l’école de Pythagore. Ses disciples devaient aller plus loin dans la même voie. — Ainsi, dès le premier successeur du maître, il est facile de noter plus d’une fissure dans l’édifice de la doctrine platonicienne.
Xénocrate, qui remplaça Speusippe comme chef de l’école en 339, était né à Chalcédoine[30]. Il vint de bonne heure à Athènes et s’attacha à Platon. C’était un esprit lent, grave, opiniâtre, hautement moral, très doux, un peu lourd. C’est à lui que Platon adressait le mot célèbre : « Il faut sacrifier aux Grâces[31]. » Il disait aussi que Xénocrate avait besoin de l’éperon comme Aristote du mors[32]. Quand Démétrius Poliorcète forma les écoles de philosophie, Xénocrate sortit d’Athènes, et le poète comique Alexis salua son départ de ses railleries[33]. Il mourut en 314, laissant de nombreux écrits. Il avait composé, selon Diogène, des vers, des exhortations (παραινέσεις (paraineseis)) et des traités (συγγράμματα (suggramata)). Chose curieuse, il n’y a plus de dialogues dans son œuvre ; chez un platonicien, le fait vaut la peine d’être noté. En revanche, on y trouve des exhortations à la manière d’Isocrate et des traités à la manière d’Aristote, sans parler des poèmes. Toutes ces œuvres nous sont aujourd’hui fort mal connues. Nous n’avons plus un seul vers de Xénocrate, et ses fragments en prose ne nous permettent pas de le juger comme écrivain. Mais ce qu’on y voit, c’est l’effort pour organiser la science, pour en distinguer méthodiquement les parties : la division classique de la philosophie en physique, éthique, dialectique, remonte, dit-on, a Xénocrate[34]. On voit aussi dans ces fragments combien il était parfois Pythagoricien de pensée et de langage ; un bon nombre d’entre eux ne sont que des variantes de la même idée : « l’âme est un nombre qui se meut, » ψυχὴ ἀριθμὸς ἑαυτὸν ϰινῶν (psuchê arithmos heauton kinôn).
Polémon et Cratès, qui sont les derniers scolarques de l’Ancienne Académie avant Arcésilas, sont moins connus que les précédents et ont laissé moins de vestiges encore[35]. Polémon est le héros d’une historiette morale souvent contée : dans sa jeunesse, il se livrait au plaisir ; un jour, excité par le vin, il entre par dérision dans la salle où parlait Xénocrate : celui-ci fait sa leçon sur la tempérance ; Polémon, étonné d’abord, bientôt confus, puis profondément touché, finit par se convertir et devient philosophe à son tour. Ni Polémon ni Cratès ne paraissent avoir beaucoup écrit. Diogène ne cite d’eux aucun ouvrage : ce sont avant tout des moralistes pratiques.
Tel est aussi le caractère de Crantor, qui ne fut pas scolarque, mais qui mérite une mention à cause de sa célébrité[36]. Horace le nomme à côté du Stoïcien Chrysippe comme un des maîtres reconnus de la morale[37]. Il était né à Soles, en Cilicie, vers 335. Il fut élève de Polémon. Il avait composé de nombreux ouvrages en vers et en prose. Quelques-uns de ses vers nous restent, mais il n’y a rien à en dire. Parmi ses écrits en prose, aujourd’hui perdus, le plus célèbre était un traité Sur le deuil (Περὶ πένθους (Peri penthous)), aureolus et ad verbum adiscendus libellus, dit Cicéron[38], sorte de consolation ou d’exhortation qui a servi de modèle à beaucoup d’autres ouvrages analogues dans l’antiquité. Sa morale était noble, courageuse contre la douleur, qu’elle ne niait pas, et judicieusement résignée[39]. Comme écrivain, il était, lui aussi, un disciple d’Isocrate et de Platon. Dans un assez long fragment, tiré d’un ouvrage dont nous ne savons pas le titre, il mettait en scène la Vertu, la Santé, le Plaisir et la Richesse, personnifiés comme dans le célèbre mythe de Prodicos et plaidant chacun leur cause devant les Grecs assemblés[40]. C’est un badinage ingénieux, élégant de forme, sérieux d’intention et médiocrement original[41].
L’organisation du Lycée ressemble à celle de l’Académie ; on y trouve aussi un lieu habituel de réunion, une succession de scolarques, des disciples librement groupés autour du chef d’école. Les deux premiers de ces scolarques sont Théophraste (322-287) et Straton (287-269). C’est Théophraste, devenu propriétaire d’un terrain grâce à Démétrius de Phalère, qui, par son testament, fit de ses disciples ses héritiers et mit l’École chez elle[42]. À côté des scolarques, nous trouvons Eudème, Aristoxène, Dicéarque, d’autres encore. Telle est la première génération péripatéticienne, la plus grande de toutes, ou même, à vrai dire, la seule grande ; car celles qui suivent sont obscures, composées surtout de commentateurs. Le plus connu est cet Andronicos de Rhodes qui donna au temps de Cicéron la première édition complète d’Aristote[43]. Au reste, même dans la première génération, Théophraste seul mérite à proprement parler le nom d’écrivain. Les autres sont plutôt des savants, et le principal intérêt de leur œuvre, en dehors du fond des choses qu’ils nous apprennent, est de nous montrer comment la philosophie péripatéticienne, par la curiosité universelle dont elle était animée, se trouvait amenée à s’étendre et à rejoindre en tous sens les disciplines les plus diverses, depuis la science des physiciens jusqu’à celle des grammairiens et des érudits. Essayons donc de dégager d’abord la physionomie de Théophraste. Quelques brèves indications suffiront pour les autres[44].
Théophraste était né à Érésos, dans l’île de Lesbos[45]. Sa naissance est placée par Diogène Laërce en 372. Il mourut en 287, à l’âge de quatre-vingt-cinq ans[46]. Presque toute sa vie se passa à Athènes, où il était venu de bonne heure. Il y entendit d’abord Platon, puis Aristote[47]. C’est Aristote, dit-on, qui lui donna le nom de Théophraste : il s’appelait réellement Tyrtamos ; son nouveau nom exprimait la divine éloquence de sa parole[48]. On sait cependant l’anecdote de la marchande d’herbes qui, à un léger accent, le reconnut pour étranger. Suivant une autre anecdote, Aristote aurait réédité à son sujet, en l’opposant à Callisthène, le mot de Platon sur Aristote lui-même et sur Xénocrate, dont l’un avait besoin du mors et l’autre de l’éperon[49]. Sauf un exil momentané en 318, lors de l’édit de Démétrius Poliorcète contre les écoles de philosophes, sa vie se passa sans événements, toute remplie par l’enseignement et par la composition de ses livres. Il eut, dit-on, dans sa longue vie, jusqu’à deux mille disciples : on cite parmi eux, en dehors des philosophes proprement dits, l’orateur Dinarque et l’homme d’état Démétrius de Phalère. Ses écrits furent en nombre immense. Diogène Laërce en énumère près de deux cent quarante, dont quelques-uns fort étendus. Même en faisant, dans ce catalogue, une large part aux doubles emplois et aux fausses attributions, dont beaucoup sautent aux yeux, il reste encore une somme d’écrits surprenante. Quand on en parcourt les titres, on voit que Théophraste, comme Aristote, avait touché à toutes les parties de la science. Son œuvre est une encyclopédie. Il a traité de métaphysique, de logique, de politique, de morale, de rhétorique, de poétique, de sciences naturelles ; il en a traité dogmatiquement et historiquement ; il a cherché le vrai pour son compte et rapporté les opinions des autres. Une foule de ces titres sont semblables à ceux des traités d’Aristote : Théophraste repasse sans cesse sur les traces de son maître, pour éclaircir, pour compléter, pour approfondir, pour voir les faits de plus près et étudier les opinions antérieures. Ce qui l’a le moins occupé, c’est la recherche métaphysique proprement dite. Nous en avons dit la raison : le Lycée a toujours cru qu’Aristote avait atteint sur ce point la vérité totale. Parmi les plus importants et les plus célèbres de ses ouvrages, aujourd’hui perdus, citons seulement : les vingt-quatre livres Sur les lois, qui faisaient pendant au recueil des Constitutions d’Aristote[50] ; dix-huit livres Sur la physique ; seize livres sur les Opinions des physiciens ; puis des ouvrages plus courts, mais dont les titres éveillent la curiosité et les regrets : Sur les proverbes, Sur le ridicule, Sur la comédie, Sur l'action oratoire, etc.
Il nous reste aujourd’hui de Théophraste deux ouvrages complets : les Recherches sur les plantes (Περὶ φυτών ἱστορίαι (Peri phutôn historiai)), en 9 livres, et Les causes des plantes (Περὶ φυτών αἰτιῶν (Peri phutôn aitiôn)), en 6 livres ; en outre, les célèbres Caractères, dont la vraie nature soulève un problème assez délicat. Enfin de nombreux fragments, dont quelques-uns sont fort étendus, notamment un morceau tiré de sa Métaphysique[51], et un autre[52] (περὶ αἰσθήσεως ϰαὶ περὶ αἰσθητῶν (peri aisthêseôs kai peri aisthêtôn)) qui est tout un chapitre de son ouvrage perdu sur les Opinions des Physiciens. Cet ensemble est assez considérable pour que nous puissions nous faire une idée nette de ses qualités de savant et d’écrivain.
Comme savant, Théophraste n’est pas un de ces esprits qui ouvrent des voies nouvelles. Il est plutôt de ces travailleurs habiles et actifs qui, s’engageant à la suite d’un maître dans la route frayée par son génie, l’achèvent, l’élargissent, en explorent les alentours. Dans cette tâche encore belle, il apporte de rares qualités : d’abord une information prodigieusement étendue[53], ensuite beaucoup de finesse, de bon sens, d’ordre et de clarté. Il n’a pas d’autre théorie métaphysique que celle d’Aristote ; il ne se fait pas de la science une autre conception. Mais il explique et défend cette métaphysique ; il applique cette conception de la science à des objets nouveaux ; et partout il montre la même connaissance des faits, la même habileté à les analyser et à les classer.
Comme écrivain, il a des mérites analogues : il a tout à fait le style de son esprit, clair, élégant, discrètement spirituel, avant tout parfaitement convenable à son objet, sans trouvailles de génie et sans défaillances. Quintilien, expliquant l’origine de son surnom de Théophraste, applique à son style l’expression de nitor divinus[54]. Le mot divinus nous semble un peu fort peut-être ; nous le réserverions plus volontiers à Platon. Mais nitor est très juste : ce mot rend à merveille le « poli » de ce style qui est brillant sans être éclatant[55]. Strabon dit également fort bien que tous les disciples d’Aristote furent habiles à parler, mais que Théophraste fut le plus habile de tous (λογιώτατος (logiôtatos))[56]. Il y a du charme dans cette clarté parfaite, et l’on comprend ce que veut dire Cicéron quand il déclare que Théophraste sait plaire encore, même quand il reprend les sujets déjà traités par Aristote[57].
L’Histoire des Plantes est une preuve de cette affirmation. Si l’ouvrage analogue d’Aristote a disparu en original, c’est probablement que celui de Théophraste avait plus de lecteurs. On y trouvait, avec une rédaction plus achevée, des faits plus nombreux. L’Histoire des Plantes est un travail essentiellement descriptif. Comme le dit l’auteur au début, c’est surtout ce qui distingue les plantes les unes des autres (τῶν φυτῶν τὰς διαφοράς (tôn phutôn tas diaphoras)) qu’il veut étudier. Ces différences sont présentées successivement sous un certain nombre de chefs : les parties des plantes, leurs accidents, leurs naissances, leurs manières de vivre ; ajoutons encore les usages qu’on en fait. Dans chacune de ces grandes divisions, il examine tour à tour les diverses espèces au point de vue de ce qui les différencie. L’ordre suivi soit dans l’ensemble de l’ouvrage, soit dans le détail de chaque partie, n’est assurément pas très rigoureux, et ne pouvait l’être à cette date ; mais Théophraste pourtant, comme Aristote, cherche à classer les choses d’après leurs caractères les plus importants. Les faits recueillis sont en nombre immense. La plupart lui viennent de ses lectures, et il n’a pu toujours les contrôler suffisamment ; d’autres lui sont connus par ouï-dire ; beaucoup enfin semblent le résultat de ses observations personnelles. L’idée de la régularité des lois naturelles est partout présente ; elle s’exprime d’une façon particulièrement curieuse dans un passage où il attaque en passant l’art des devins[58]. Rien de plus clair et même, étant donné le sujet si technique, rien de plus agréable que cette abondante et facile exposition.
Le traité Sur les causes des Plantes fait suite à l’Histoire des Plantes, comme on le voit par les premières lignes de l’ouvrage. Ce second traité est plus philosophique dans son objet, et moins descriptif. Ce que veut faire ici Théophraste, c’est d’expliquer, par la théorie des quatre causes aristotéliciennes (matière, forme, cause efficiente et cause finale), toutes les « différences » décrites dans le précédent ouvrage. Quels sont les rapports de la végétation avec le sec et l’humide (et cela pour chaque espèce), d’où viennent ce sec et cet humide, quelles fins se propose dans toutes ces opérations la nature (qui ne fait rien en vain, comme le répète Théophraste après Aristote)[59], voilà ce qu’il cherche et ce qu’il expose. Le terrain était ici beaucoup plus glissant à coup sûr que dans le précédent traité ; une description a plus de chance d’être exacte, en pareille matière, qu’une explication. Heureusement l’érudition de Théophraste le préserve encore en ce sujet du danger d’exécuter une œuvre vaine, par la quantité de faits réels, bien observés par lui-même ou par d’autres, qu’elle lui fournit, et d’où résulte que son livre, à côté de beaucoup d’explications éphémères, présente une somme considérable de documents positifs et de valeur durable. Le style d’ailleurs a les mêmes qualités que dans l’Histoire des Plantes.
Les Caractères ne sont pas aussi différents de ces deux ouvrages que pourraient le faire supposer ce titre de « Caractères », et surtout le souvenir de l’imitation très libre que La Bruyère en a donnée. C’est l’œuvre d’un savant plus que d’un littérateur proprement dit. L’ouvrage, sous sa forme actuelle, comprend trente et un « caractères », précédés d’une préface[60]. Chaque « caractère » porte un titre, qui est le nom d’un défaut moral (très rarement d’une qualité). Ce défaut est d’abord défini à la manière d’Aristote. Suit une description plus ou moins longue des différents signes par lesquels il se manifeste extérieurement. Le style est net, simple, sans aucun ornement littéraire, et ne sert que de vêtement à une pensée exclusivement scientifique. S’il y a parfois de l’esprit dans ces portraits, c’est en quelque sorte malgré la volonté de l’auteur, et parce que la chose même est plaisante en soi. Qu’est-ce donc, en somme, que cet ouvrage, et quel a été le dessein de Théophraste ?
Il est tout d’abord visible que le texte en est souvent suspect. La Préface est incohérente et faible ; on ne peut l’attribuer, sous cette forme, à Théophraste. Dans le reste de l’ouvrage, on trouve non seulement des lacunes, des réflexions de lecteur ou de scoliaste insérées indument dans le texte, ce qui ne regarde que la critique verbale : mais aussi, chose plus grave, des répétitions littérales qui indiquent que deux morceaux diversement intitulés ne sont parfois que deux rédactions différentes du même « Caractère. » Il est donc certain que l’ouvrage a subi toutes sortes de remaniements. Dans la liste de Diogène, il est évidemment désigné par ce titre: Ἠθιϰοί χαραϰτῆρες (Ethikoi charaktêres). Cela prouve qu’il existait déjà, au temps de Diogène, sous une forme assez voisine de celle que nous connaissons, et comme une collection de portraits moraux. Mais d’où venait cette collection ? Avait-elle été ainsi formée par Théophraste lui-même, sous ce titre, comme un ὑπόμνημα (hupomnêma), un recueil de matériaux et de documents analogue aux recueils d’Aristote ? M. Gomperz le croit, et il explique par là l’inachevé de la composition et la facilité plus grande avec laquelle l’ouvrage s’altéra[61]. D’autres y voient plus volontiers un Épitome alexandrin, un recueil d’Extraits artificiellement détachés par quelque grammairien d’un ouvrage plus étendu, d’un ouvrage de morale ou de rhétorique (c’est l’opinion de M. Diels)[62], ou peut-être du traité Sur la comédie (c’est. l’opinion exprimée jadis par Casaubon, qui édita les Caractères, et reprise par Christ[63]). L’hypothèse de Casaubon est très séduisante au premier abord : il est facile en effet de remarquer, entre les titres des Caractères de Théophraste et ceux des comédies de Ménandre, des rencontres frappantes, et l’on aime à se dire qu’il y a peut-être, dans l’ouvrage du philosophe, plus d’un souvenir du poète comique. Ce n’est pourtant la qu’une conjecture fort douteuse : et, à supposer même que les Caractères aient été tirés du Περὶ ϰωμῳδίας (Peri kômôdias), il ne suit pas de le que Théophraste eût pris ses documents dans Ménandre ; il est même plus probable qu’il les avait demandés, selon l’exemple d’Aristote dans la Rhétorique, à l’observation directe de la nature. Résignons-nous donc à ignorer. Ce qui du moins n’est pas douteux, c’est l’intérêt moral et littéraire de ces Caractères ; car Théophraste est un fin psychologue et un écrivain délicat.
Son champ d’observation n’est pas très étendu : il s’enferme dans un petit coin de la morale générale (les défauts), et ne montre guère les particularités qui dérivent de l’âge, de la profession, des circonstances (soldat fanfaron, cuisiniers, esclaves, parasites, jeunes gens et vieillards, amoureux de la comédie nouvelle), ni celles qui tiennent à l’individu (portraits de La Bruyère). Ce sont des défauts universels qu’il analyse : fausseté, flatterie, orgueil, grossièreté, sottise, etc. Mais il les analyse avec une extrême subtilité ; il y distingue des nuances variées. Dans l’espèce « flatterie », il étudie séparément le flatteur par intérêt et le flatteur par complaisance ou faiblesse (περὶ ϰολαϰείας (peri kolakeias) et περὶ ἀρεσϰείας (peri areskeias)). Dans l’orgueil, il distingue trois ou quatre sous-types différents ; de même dans la grossièreté. Et cette subtilité n’est pas artificielle : elle repose sur des différences réelles. Ces fines études de psychologie sont dans le goût du temps : ce sont elles qui remplissent la comédie nouvelle et qui font le prix de l’épopée d’Apollonios. Aristote avait donné l’exemple dans la Rhétorique, mais il n’avait étudié que les « passions » principales, sans entrer dans le minutieux détail des « défauts ».
De plus, les analyses d’Aristote étaient abstraites : celles de Théophraste sont concrètes et pittoresques. Chacun de ses caractères débute par une définition aristotélicienne ; mais tout de suite c’est l’orgueilleux, le flatteur, le grossier, — non l’orgueil, la flatterie ou la grossièreté, — qu’il a devant les yeux et qu’il met en scène. Il nous dit ses gestes ; il le fait parler ; De là vient qu’on a pu croire à une influence directe de la comédie sur cette manière de philosopher. Mais, outre que mille détails n’ont rien de scénique ou de dramatique, cette vivacité de forme n’est évidemment chez Théophraste, — comme souvent chez Démosthène, par exemple, — qu’un don naturel et spontané. C’est sa marque propre. Nul dessein d’ailleurs de faire à proprement parler œuvre d’art ; rien en tout cela qui rappelle, même de loin, la composition savante de tel morceau de La Bruyère (Giton et Phédon, Irène, etc.) ni les grâces savantes de son style. Ici, le style est tout uni ; la composition existe à peine. L’orgueilleux, dira Théophraste, est un homme qui… (τοιοῦτος οἶος… (toioutos oios…)) ; suivent quinze ou vingt phrases toutes à l’infinitif, toutes jetées dans le même moule, et qui ne sont même pas groupées suivant une gradation quelconque, en vue d’un effet à produire. Théophraste n’est jamais, dans les Caractères, qu’un savant, un naturaliste de la morale, mais un savant d’esprit délicat, d’imagination vive et fidèle, au langage souple et précis.
On sait la fortune de ce petit ouvrage. Quand il n’aurait que le mérite d’avoir inspiré La Bruyère, il serait déjà de grand prix. Mais il est probable qu’il dut avoir une influence sensible sur le goût des contemporains pour les analyses psychologiques : s’il est un témoignage et un effet de ce goût général, il a sans doute contribue à son tour à l’étendre et à le diriger.
Les Fragments présentent aussi un vif intérêt. Quelques-uns (notamment les plus étendus) ont surtout de l’importance pour l’histoire des opinions philosophiques[64]. Nous nous arrêterons de préférence à ceux qui viennent de ses ouvrages sur la rhétorique et la morale, ou qui ont une valeur littéraire par la finesse de la pensée et du tour. Voici, par exemple, deux définitions spirituelles de l’amour :
Il disait aussi que « trop d’amour engendre la haine[67] ».
Aux femmes, il recommandait avant tout la modestie : il disait qu’une femme « ne doit ni voir ni être vue, surtout quand elle est experte aux » artifices de la beauté ; car cette science n’a jamais qu’une fin mauvaise[68] ; » — et que « le domaine réservés l’habileté des femmes, ce ne sont pas les choses de la cité, mais celles de la maison[69]. »
C’est à lui encore qu’appartient cette belle pensée :
D’autres mots sont simplement amusants, comme celui où il appelle si justement les boutiques de barbiers de son temps, grands rendez—vous des causeurs et des nouvellistes, des « banquets sans vin[70] ».
Mais quelques-unes de ses pensées les plus fines sont de celles qui se rapportent à l’art d’écrire. En voici une, où il exprime cette idée que le « secret d’ennuyer est celui de tout dire », avec une pénétration remarquable. Le passage est cité par Démétrius, l’auteur du traité De l’élocution, en ces termes[71] :
Un autre moyen de persuader est celui qu’indique Théophraste, de ne pas tout dire minutieusement et longuement, mais de laisser à l’auditeur certaines choses si deviner et à trouver par lui-même. L’auditeur, en effet, qui a deviné ce que vous ne lui disiez pas, devient pour vous plus qu’un auditeur, un auxiliaire et un ami ; il vous doit le plaisir de s’être trouvé lui-même intelligent, grâce à l’occasion que vous lui avez fournie de deviner quelque chose. Lui tout dire comme à un sot, c’est lui montrer qu’on se méfie de son intelligence.
À côté de Théophraste, nous rencontrons quelques noms connus ; celui d’Eudème, à qui l’on attribue la rédaction de l’une des Morales comprises dans l’œuvre d’Aristote, et qui s’occupa aussi de l’histoire des doctrines[72] ; Aristoxène de Tarente, musicien et rythmicien encore plus que philosophe ; Démétrius de Phalère, surtout orateur et homme d’état ; Dicéarque, surtout géographe ; Héraclide de Pont, polygraphe et historien des doctrines. On voit comment le Lycée, dès la première génération, s’écarte de la philosophie proprement dite vers les recherches curieuses ou érudites. Nous retrouverons quelques-uns de ces noms dans le chapitre suivant, où ils seront mieux à leur place.
Le successeur de Théophraste à la tête du Lycée fut Straton, né à Lampsaque[73], qui dirigea l’École de 287 à 269. Straton paraît l’avoir orientée surtout du côté des recherches physiques, dans un esprit moins finaliste que positif et déterministe. Mais de ses nombreux écrits, énumérés par Diogène, il ne nous reste à peu près rien de textuel, et l’histoire littéraire, en somme, n’a pas à s’occuper de lui.
Il faut en dire autant de Lycon, qui fut son successeur de 269 à 225. La parole de Lycon était d’une élégance recherchée, mais non ses écrits, selon Diogène. Nous connaissons fort mal ses doctrines[74].
Après Lycon, citons encore son successeur Ariston de Céos, qui semble avoir écrit une histoire de l’école[75] ; — Critolaos de Phasélis, qui remplaça Ariston[76] ; — Hiéronyme de Rhodes, contemporain de Lycon, écrivain abondant et superficiel, qui semble s’être rapproché parfois de l’épicurisme[77] — enfin Cléarque de Soles, cite par Athénée comme un des disciples d’Aristote[78], mais qui semble un peu plus récent et qui avait écrit notamment des biographies de philosophes[79].
Le fleuve sorti d’Aristote est en train, comme on le voit, de se perdre dans les sables.
III
Les petites écoles qui se rattachaient à Socrate continuent de vivre aussi après Alexandre, mais sans beaucoup d’éclat. Les écoles de Cyrène et de Mégare, à cette date, n’intéressent que l’historien de la philosophie. Les Cyrénéens défendent la morale du plaisir, mais Épicure va venir qui dira des choses analogues avec un autre retentissement. Bornons-nous à citer les deux plus grands noms de l’école dans cette période, ceux de Théodore, dit l’athée[80], et d’Hégésias[81]. Tous deux furent en relations avec Ptolémée Ier Soter. Il ne nous reste rien de leurs écrits.
Les Mégariens ont pour représentant principal Stilpon, qui vivait en même temps que Théodore de Cyrène et qui discuta contre lui. Stilpon, comme les fondateurs de l’école, reste un dialecticien subtil et acharné[82].
L’école cynique a plus d’importance à certains égards. D'abord, par l’étrangeté passablement impudente de ses allures, elle attire l’attention de la foule : un Diogène, avec sa besace, son écuelle et son tonneau, ne peut passer inaperçu. De plus, elle est en rapports étroits avec le stoïcisme à ses débuts ; elle lui communique quelque chose de ses idées et même de ses manières, le mépris de l’opinion, une indépendance rude. Enfin elle a produit certaines œuvres littéraires.
Les principaux cyniques de ce temps sont Cratès de Thèbes, Bion le Borysthénite et Ménippe de Gadara. — Cratès de Thèbes fut le premier maître de Zénon[83]. Sa vie se passa en divers lieux, mais surtout à Athènes. Il avait épousé une femme riche et belle, Hipparchia, sœur d’un autre cynique (Métroclès) et qui le suivit dans ses voyages : Hipparchia devint philosophe et écrivit ; elle a sa notice dans l’ouvrage de Diogène Laërce[84]. Quant à Cratès, on lui attribuait surtout des Παίγνια (Paignia), c’est-à-dire des vers satiriques dont Diogène cite quelques échantillons. Il en a été question dans un volume précédent[85]. C’est le un genre de littérature qui convenait bien à l’école cynique et qui ne manqua pas d’y être en honneur. — Bion le Borysthénite avait commencé par être esclave[86]. Son maître lui laissa sa fortune en l’affranchissant. Il voyagea de ville en ville. À Athènes, la philosophie platonicienne commença par l’attirer. Mais il quitta bientôt l’Académie pour prendre le manteau court et la besace des cyniques[87]. C’était un homme d’esprit, dont on avait retenu beaucoup de mots ingénieux. Ses querelles avec les stoïciens ont enrichi les répertoires d’anecdotes[88]. Il avait écrit divers traités que Diogène ne désigne pas avec précision et en outre des Παίγνια (Paignia), comme Cratès, puis des compositions en prose qui paraissent avoir porté le titre de διατριϐαί (diatribai) (Entretiens ou Causeries, sermones[89]). Le peu qui nous reste de ses vers satiriques ne nous permet pas de les juger, mais nous avons, sur ses Entretiens, un témoignage capital, celui d’Horace, qui déclarait les avoir pris pour modèles dans ses Satires et qui parle de leur sel piquant et mordant :
Un tel témoignage en dit plus que beaucoup de conjectures modernes sur le caractère et sur la valeur des Entretiens de Bion[91]. — Quant à Ménippe, il a donné son nom à un genre littéraire, la satire « Ménippée. » Il naquit à Gadara, en Cœlésyrie[92]. Il était, dit-on, d’origine phénicienne et de condition servile, lui aussi : ces cyniques effrontés sont souvent d’anciens esclaves, des Scapins philosophes. Celui-ci vint d’abord à Sinope, avec un de ses maîtres. Affranchi on ne sait comment, il pratiqua l’usure avec âpreté et s’enrichit. Puis il perdit sa fortune et se tua de désespoir. Il vivait à la fin du ive siècle et au commencement du iiie. Les anciens citaient sous son nom divers ouvrages, attribués par quelques-uns à un certain Dionysios (ou à Zopyros de Kolophon), qui les aurait mis par dérision sous le nom de Ménippe. Quoi qu’il en soit de ce problème aujourd’hui insoluble, les écrits attribués à Ménippe eurent un grand succès. C’étaient une Νέϰυια (Nekuia), parodie d’Homère ; des Testaments où il se moquait sans doute de quelques testaments des philosophes ; des Lettres où il mettait les dieux en scène ; une Naissance d’Épicure (Ἐπιϰούρου γοναί (Epikourou gonai)) ; divers ouvrages contre les physiciens et les savants ; les Εἰϰάδες (Eikades) (vingtaines ? ) ; etc. On sait que Varron et Lucien furent des imitateurs de Ménippe. Il servit tout de suite de modèle à son compatriote et contemporain, Méléagre, que nous retrouverons parmi les poëtes. La nouveauté des écrits de Ménippe consistait avant tout dans un mélange burlesque de la prose et des vers, qui fut reproduit par Varron[93]. Mais le mérite essentiel en était une verve audacieuse et spirituelle, qui ne respectait rien et dont Lucien nous donne probablement l’idée la plus exacte. La perte des écrits de Ménippe est probablement une des plus regrettables de la littérature de cette période.
Arrivons enfin aux grands créateurs de doctrines, à Zénon et à Épicure.
IV
Le stoïcisme, fondé par Zénon, a été organisé et complété par Cléanthe, par Ariston de Chios, surtout par Chrysippe. Ces créateurs du stoïcisme ont chacun leur physionomie originale et leur rôle personnel dans l’achèvement de la doctrine. Mais ils ont aussi certains traits communs qui frappent d’abord l’observateur. Aucun d’eux n’est Athénien de naissance. Ce sont des Grecs du dehors, de condition modeste en général. L’art les touche peu, et encore moins le respect des opinions traditionnelles. Ils portent dans leur vie un grand sérieux et une indépendance qui ne s’effraie d’aucune opposition ni d’aucune raillerie. Ils affectent un langage bref cet sentencieux. Ils ne craignent pas le paradoxe. Ils raisonnent avec intrépidité et ils conforment leurs mœurs à leurs raisonnements. Ils rompent en visière ouvertement aux préjugés de la multitude, ce qui ne les empêche pas, d’ailleurs, de rester foncièrement grecs par une foule d’idées particulières et par cet amour même de la dialectique dont ils s’enivrent jusqu’aux paradoxes les plus audacieux et les plus tranchants.
Zénon naquit, vers 336, à Kition, colonie phénicienne de l’île de Chypre[94]. Kition était depuis longtemps hellénisée, mais la race y était sans doute assez mêlée et Zénon lui-même paraît avoir eu quelques attaches avec les anciens colons du pays[95].
Son père, qui venait souvent à Athènes pour ses affaires, lui en rapporta les ouvrages des Socratiques, et notamment les Mémorables de Xénophon[96]. Zénon lui-même fit d’abord du négoce. À vingt-deux ans[97], étant venu à Athènes pour son négoce, il y fit la connaissance de Cratès le cynique. Il abandonna le commerce et fut d’abord le disciple de Cratès[98]. Mais il le quitta bientôt pour s’attacher à Stilpon de Mégare, puis au Platonicien Polémon[99]. En même temps il faisait force lectures. Les philosophes anciens l’attiraient, et en particulier Héraclite, dont la doctrine devait passer presque tout entière dans le stoïcisme[100]. Au bout d’une vingtaine d’années de travail et de méditation, il se résolut à exposer à son tour un système personnel. Il réunit chaque jour, au Portique des peintures (Στοὰ ποιϰίλη (Stoa poikilê)), quelques disciples peu nombreux[101], et se mit à causer avec eux de philosophie. Son école s’appela l’École stoïcienne ou du Portique (Στωιϰοί (Stôikoi)). Pendant trente ou quarante ans encore, il jeta les fondements de la doctrine et en arrêta les grandes lignes[102], soit par ses conversations, soit par des écrits. La liste de ses écrits est donnée par Diogène Laërce[103]. Elle n’est pas très longue. On y trouve, comme d’habitude, des traités Περὶ τοῦ ὄλου, Περὶ ἀνθρώπων φύσεως, Περὶ παθῶν (Peri tou holou, Peri anthrôpôn phuseôs, Peri pathôn), etc. Ce qui est plus curieux, c’est qu’on y trouve aussi un Περὶ πολιτείας (Peri politeias)[104] : le stoïcisme pourtant n’a guère eu le souci de la cité. Mais on voit par quelques citations quel en était l’esprit : au début, Zénon y déclarait que la vraie parenté était celle qui résultait de la sagesse[105] ; ailleurs il y vantait la communauté des femmes, comme Platon, mais seulement pour les sages[106]. Dans cette liste, on trouve encore des Problèmes homériques et un traité Περὶ ποιητιϰῆς ἀϰροάσεω (Peri poiêtikês akroaseô) ; (Sur la manière de lire les poètes) : on sait le goût qu’eurent toujours les stoïciens pour l’explication allégorique des poètes.
Zénon méprisait la rhétorique et l’art du style. Il vantait la brièveté sentencieuse du langage (βραχυλογία (brachulogia)). La rondeur harmonieuse des périodes isocratiques, si chères à ses contemporains, ne lui inspirait aucune admiration[107]. Il y avait là, peut-être, un souvenir obscur de ses origines phéniciennes. Il avait d’ailleurs de l’esprit[108], et en outre une subtilité dialectique qui se montre dans tout son système.
Il mourut à l’âge de soixante-douze ans[109], de mort volontaire, dit-on[110].
Diogène énumère, comme ses disciples immédiats, Persée de Kition, son compatriote, Hérillos de Carthage ; Denys d’Héraclée, Sphæros du Bosphore, Athénodore de Soles, Ariston de Chios, Callippos de Corinthe, Posidonios d’Alexandrie, Zénon de Sidon, d’autres encore[111]. On remarquera, dans cette liste, plusieurs Grecs semi-phéniciens. Persée fut un des plus célèbres : il avait écrit de nombreux ouvrages[112]. Mais le plus considérable de ces disciples, le successeur de Zénon comme chef de l’école, fut Cléanthe.
Cléanthe était né à Assos, en Mysie[113], sous l’archontat d’Aristophane[114] (en 331). Il fut d’abord athlète. À l’âge de quarante-huit ans, il vint à Athènes pour philosopher. Comme il était fort pauvre (il n’avait en arrivant que quatre drachmes), il fut obligé de travailler pour vivre : il puisait de l’eau pour les jardiniers pendant la nuit et suivait pendant le jour les leçons de Zénon. Sa lenteur d’esprit lui attirait des moqueries. Mais il savait y répondre avec bonne humeur et avec mordant. Ces dehors un peu lourds cachaient une intelligence vigoureuse, capable de longs efforts. Quand Zénon mourut en 364, personne ne fut jugé plus digne que Cléanthe de lui succéder. Il écrivit de nombreux ouvrages[115]. C’étaient des commentaires sur la théorie physique de Zénon et d’Héraclite, puis des traités sur divers détails de la doctrine qui, peu à peu, s’achevait et se précisait[116]. Il écrivit même en vers. Le seul morceau de quelque étendue qui nous reste de ses œuvres est le célèbre Hymne à Zeus, où il avait résumé avec force et non sans talent les principes essentiels du stoïcisme[117]. Nous y reviendrons tout à l’heure.
Cléanthe mourut en 232, à quatre-vingt-dix-neuf ans, de mort volontaire[118].
À côté de Cléanthe, Ariston de Chios mérite aussi une mention[119]. Dans un passage des Silles, Timon, qui raillait la lourdeur de Cléanthe, signale au contraire celui-ci pour sa vivacité souple et diserte. Ses écrits sont mal connus. Mais deux traits se détachent dans le portrait qu’en fait Diogène : d’abord, c’est un demi-stoïcien, un hérétique, qui fonde à son tour une école distincte au Cynosarge[120] ; ensuite c’est un contempteur de la physique et de la dialectique, qu’il comparait à des toiles d’araignées, œuvres d’un art industrieux, sans doute, mais inutile[121] ; il ne s’intéressait qu’a la morale. Le scepticisme de Pyrrhon faisait donc des ravages même parmi les stoïciens.
Le successeur de Cléanthe fut Chrysippe[122], dialecticien redoutable, écrivain d’une fécondité prodigieuse, le plus grand nom du stoïcisme après Zénon.
Chrysippe était né à Soles, en Cilicie[123], vers 280 probablement[124]. Il ne connut peut-être pas Zénon, mais il fut l’élève de Cléanthe. Il semble avoir aussi fréquenté l’Académie et fait quelque infidélité à Zénon[125]. C’était peut-être simple curiosité. Quoi qu’il en soit, il revint au stoïcisme et succéda à Cléanthe en 332. Il resta plus de vingt ans à la tête de l’école. Il mourut dans la 143e Olympiade (209-205). À l’âge de soixante-treize ans selon les uns, de plus de quatre-vingts ans selon les autres.
Il avait composé 750 ouvrages, selon Diogène Laërce, qui nous en a conservé une liste interminable. De tant de volumes, il ne nous reste que de courts fragments[126]. La perte est médiocre pour l’art, car Chrysippe n’était pas un écrivain[127]. Elle est plus regrettable pour l’histoire des doctrines, car c’était, comme on l’a dit, la Somme, pour ainsi dire, du stoïcisme[128], l’arsenal où tous désormais puisèrent. Mais c’est surtout peut-être pour l’historien de la littérature que les ouvrages de Chrysippe eussent été précieux, par l’immense quantité de citations qu’ils renfermaient[129]. Chrysippe fut d’abord un grand compilateur, comme beaucoup de ses contemporains ; peu soucieux d’élégance, peu délicat de gout et d’esprit[130], mais très érudit ; ensuite un raisonneur subtil, ingénieux, paradoxal, inépuisable en ressources dialectiques[131]. On avait fait sur lui un vers : « Sans Chrysippe, pas de Portique[132]. » Un autre grand disputeur, l’Académicien Carnéade, disait plaisamment en changeant un mot de ce vers : « Sans Chrysippe, pas de Carnéade[133]. » Il avait formé même ses adversaires. Au total, grand tapage de disputes, non sans quelque débauche de sophistique à demi-consciente.
Avec Chrysippe, l’évolution du stoïcisme primitif est achevée : la doctrine est organisée dans son ensemble ; elle forme un tout imposant, fortement lié, très original par certains côtés[134].
Les fondateurs du stoïcisme divisaient la philosophie, à l’exemple de Xénocrate, en trois parties : logique, physique et morale.
La logique était la science préliminaire des conditions de la connaissance, ou de la méthode. Le point de départ de toute connaissance est dans la sensation. Peu à peu, les données de la sensation se groupent, se généralisent par une série d’opérations qui en font sortir la science. Les stoïciens avaient étudié avec soin les différentes phases de cette élaboration des impressions sensibles par l’imagination, par l’expérience, par la raison individuelle, jusqu’au terme final, l’acquiescement de chacun à la pensée universelle, le repos dans le consentement unanime des esprits. Ils ne s’étaient même pas bornés à étudier cette évolution en psychologues : ils avaient voulu savoir avec précision suivant quelles lois la raison traduit les idées à l’aide du langage ; de là des traités nombreux sur la grammaire, sur la rhétorique, sur la poétique. Dans tous ces domaines, les stoïciens ont porté un esprit d’analyse ingénieux et fait des découvertes.
Ainsi armée de méthode, la raison humaine conçoit l’ensemble des choses ; elle construit une physique ou science de l’être. La physique stoïcienne doit beaucoup à celle d’Héraclite, mais elle y mêle des idées religieuses qui viennent du socratisme. Tout ce qui existe est matière. Mais la matière est double : elle comprend un élément actif (τὸ ποιοῦν (to poioûn)) et un élément passif (τὸ πάσχον (to paschon)). Celui-ci est inerte ; c’est la matière proprement dite (ὕλη (hulê)). L’autre est un souffle igné (πνεῦμα πυροειδές (pneuma puroeides)), une force intelligente, un λόγος (logos). L’association des deux principes est partout. Dans l’individu, le principe igné qui anime le corps s’appelle l’âme (ψυχὴ (psuchê)). Dans le monde, il s’appelle Dieu. Dieu est l’âme du monde. Dans cette association, c’est le principe intelligent et actif, âme ou Dieu, qui est le chef (τὸ ἡγεμονιϰόν (to hêgemonikon)). Dieu est éternel. Au dessous du Dieu éternel, âme du monde, il y a les dieux secondaires de la mythologie, âmes des astres, qui sont périssables. Le monde, qui est le corps de Dieu, se transforme sans cesse : il passe successivement par les quatre états, feu, air, eau, terre, après quoi il s’enflamme et le cycle recommence. Dieu gouverne le monde comme l’âme d’un individu gouverne son corps ; il y a une providence divine. Mais cette providence s’exerce par des lois générales (νόμος ϰοινός, λόγος ϰοινός (nomos koinos, logos koinos)) qui ne laissent aucune place au caprice : la loi suprême est une loi fatale (εἱμαρμένη (heimarmenê)). L’âme humaine est une parcelle de Dieu (μόριον, ἀπόσπασμα τοῦ θεοῦ (morion, apospasma toû theoû)). Elle survit au corps plus ou moins longtemps, selon sa qualité, mais rentre dans le tout divin au plus tard lors de la conflagration (ἐϰπύρωσις (ekpurôsis)) qui termine chaque période de la vie universelle.
La morale, ou science des mœurs, est en corrélation étroite avec ces principes. Tous les êtres sont poussés par un instinct naturel à leur propre conservation. Chez l’homme, cet instinct est gouverné par la raison. Or la raison, parcelle du Tout, enseigne à l’individu que son devoir (τὸ ϰαθῆϰον) est de vivre selon la nature, c’est-à-dire selon les lois que lui assignent les conditions de son existence et ses relations avec l’ensemble des choses. Quand il satisfait pleinement à ces lois, il est aussi parfait qu’il peut l’être. Cette perfection s’appelle la vertu (ἀρετή). La vertu totale embrasse les perfections corporelles aussi bien que celles de l’âme. Mais c’est seulement la vertu de l’âme qui est l’objet de la « théorie » morale. Cette vertu consiste à réaliser le Bien (τὸ ἀγαθόν), c’est-à-dire, selon le sens précis du mot grec, ce qui est bon pour l’âme, ce qui lui est utile, ce qui lui donne par surcroît la joie, conséquence naturelle de ce bien-être. Or le seul bien, pour l’âme, c’est le Beau (τὸ ϰαλόν), c’est-à-dire encore, selon l’usage de la langue grecque, le Bien moral. En dehors du Beau (ou Bien moral), tout le reste est indifférent (ἀδιάφορον) : richesse, gloire, puissance n’ont rien d’essentiel ; ce sont des avantages, sans doute, par rapport à leurs contraires (προηγμένα, ἀποπροηγμένα), mais ce ne sont pas des biens proprement dits. Quant au Bien véritable, il est unique par essence, de telle sorte qu’il n’y a pas d’inégalités ni de degrés dans les biens : il n’y a que le Bien absolu d’une part, et de l’autre ce qui n’est pas le Bien.
Dès lors, le devoir (τὸ ϰαθήϰον), c’est-à-dire la conduite avouée par la raison (ὃ πραχθὲν εὔλογον ἔχει ἀπολογισμόν), est simple et clair : c’est de mépriser tout ce qui est indifférent et de s’attacher au seul bien. Le véritable sage (ὃ σοφός) est l’homme qui a su se retrancher dans cette forteresse inviolable de l’absolu, où il est désormais à l’abri des coups du sort. Le stoïcisme a célébré en termes enthousiastes le sage idéal qu’il imaginait : le sage est infaillible, il est riche sans argent, roi sans royaume, toujours heureux, toujours grand, seul capable de se suffire à lui-même. La foule des hommes, au contraire, attachée aux choses indifférentes, est vile et méprisable.
Il est aisé de railler le stoïcisme et de dire, par exemple, avec Cicéron, que le stoïcien est un homme qui met sur le même rang le crime de tuer son père et celui de tuer un coq[135] ; — ou avec Horace[136] :
Ad summum sapiens uno minor est Jove, dives,
Liber, honoratus, pulcher, rex denique regum,
Præcipue sanus, nisi cum pituita molesta est !
Mais il est à la fois plus juste et plus intéressant de reconnaître ce que l’humanité doit à ces penseurs hardis, à ces dialecticiens sublimes et un peu bizarres. Laissons de côté leur logique, malgré les nombreuses découvertes de détail dont elle a enrichi la science, et leur physique, qui n’est en somme qu’une construction a priori, un poème grandiose sans doute, mais enfin un poème, c’est-à-dire tout autre chose qu’une œuvre de science, et en outre un poème inspiré d’Héraclite. Restons sur le terrain de la morale. Ici, combien ils sont originaux !
Très Grecs toujours, assurément, par le caractère intellectualiste de leur doctrine, par leur conception du rôle de la raison, par leur dialectique, par leur audace même dans le paradoxe ; mais combien nouveaux aussi par cette affirmation capitale, qu’entre le bien moral et tout le reste, il n’y a aucune commune mesure ! Le bien moral est tout, le reste n’est rien. Ni Aristote ni même Platon n’étaient allés jusque là. La vertu, pour la pensée grecque, n’était guère qu’une bonne affaire comme une autre, seulement plus noble et plus sûre. L’absolu véritable répugne au fond à l’esprit pondéré de la Grèce classique. Faut-il donc songer, à ce propos, aux origines, à demi sémitiques peut-être, de Zénon ? Le doute, sur ce point, reste permis. Ce qui est sûr, c’est qu’alors pour la première fois s’est fait entendre dans le monde grec une voix qui aura plus tard son écho dans le christianisme, dans l’impératif catégorique de Kant, et qui va susciter, après trois siècles, l’héroïsme pratique des Thraséas, des Épictète, des Marc-Aurèle. Le stoïcisme n’a jamais été que la religion philosophique d’une élite peu nombreuse ; mais il a rendu cette élite si grande, malgré des travers faciles à noter, qu’il mérite une place glorieuse dans l’histoire des doctrines morales.
Au point de vue littéraire, son rôle, au contraire, est médiocre. Nous avons déjà dit que les fondateurs du stoïcisme n’avaient pas été des écrivains au sens artistique du mot. Comme prosateurs, ils ne comptent pas. Le seul monument qui nous reste d’eux est l’Hymne à Zeus de Cléanthe. C’est un beau morceau, mais d’une beauté surtout morale et intellectuelle : Cléanthe a résumé dans ces vers, avec précision, avec force, avec une très noble gravité religieuse, la physique et la morale du stoïcisme. C’est l’œuvre d’un versificateur habile et convaincu, plus encore que d’un grand poète. La mythologie traditionnelle y est mise, selon l’usage des stoïciens, au service des doctrines nouvelles, et les termes techniques de l’école s’y allient, non sans habileté ni sans grâce, aux épithètes homériques. Ce mélange même en fait quelque chose d’intraduisible ; car on ne reconnaîtrait plus, en français, ni les unes ni les autres[137].
V
En même temps que le Stoïcisme, apparaît l’Épicurisme, qui en est, presque à tous égards, la contre-partie.
Le fondateur de l’École, Épicure, était un Athénien du dème de Garghettos[138]. Il naquit en 342. Il grandit à Samos, ou son père était venu habiter en qualité de clérouque. Devenu homme, il exerça pour vivre le métier de maître d’école. En même temps qu’il enseignait les lettres aux enfants, il lisait beaucoup pour son propre compte. Son esprit s’inquiétait de l’origine des choses et des maux de l’humanité. Les explications du chaos hésiodique qu’il trouva chez les commentateurs de la Théogonie le dégoûtèrent. Au contraire, ayant lu Démocrite, il fut charmé de sa doctrine, et s’en nourrit. Il semble avoir constitué son propre système vers l’âge de trente ans. De 310 à 306, il l’enseigne successivement à Mytilène et à Lampsaque. En 300, il revient à Athènes, où il devait finir sa vie. Dès son retour, il acheta pour quatre-vingts mines[139] le fameux jardin (ϰῆπος (kêpos)) où il allait prendre l’habitude de réunir ses disciples, qu’il appelait ses amis[140]. Le caractère d’Épicure fut attaqué de bonne heure avec violence et perfidie, surtout par ses rivaux les Stoïciens[141], qui l’accusèrent de tous les vices. Diogène Laërce, son biographe, prend sa défense avec ardeur. Quoi qu’on pense de la doctrine, il est certain que l’homme était charmant, plein de douceur et d’aménité, d’une délicatesse d’esprit et de cœur vraiment exquise. Il vivait avec ses amis d’une vie commune dans son domaine, mais sans que leurs biens fussent en commun : la maxime des Pythagoriciens, que la propriété des amis doit être commune (ϰοινὰ τὰ φίλων), lui semblait une maxime de méfiance réciproque : les vrais amis devaient être assez sûrs les uns des autres pour n’avoir pas besoin d’être propriétaires indivis d’un bien collectif[142]. C’est ainsi qu’il vivait avec Métrodore, cet autre lui-même, dont on aimait, dans l’antiquité, à reproduire les traits avec les siens dans de doubles bustes. C’est le même sentiment qu’on retrouve dans ses relations avec les autres disciples, dans sa tendresse pour son esclave Mys, qu’il forma à la philosophie[143], dans son testament, si noble, enfin dans une foule de belles pensées qu’il a écrites sur l’amitié : « Un ami mort est doux encore au souvenir[144]. » — « Il est plus doux de faire du bien que d’en recevoir[145] ; » etc. Diogène Laërce vante aussi sa sobriété, que nous n’avons aucune raison de mettre en doute. Bref, comme homme, il eut droit à tout respect et à toute affection. Il mourut en 270, laissant une quantité considérable d’écrits et une école florissante.
Épicure fut un écrivain prodigieusement fécond. Il avait composé, selon Diogène, presque autant d’ouvrages que le Stoïcien Chrysippe[146]. C’étaient d’abord d’innombrables traités sur des points particuliers du système. Diogène en donna la liste[147]. Mais c’étaient aussi des résumés, des catéchismes de la doctrine, destinés à être appris par cœur et à servir de vade mecum aux disciples[148]. Telles sont les deux Lettres à Hérodote et à Ménécée, qui nous ont été conservées par son biographe[149]. Telles sont aussi ses Opinions fondamentales (Κύριαι δόξαι), également conservées par Diogène, et dont le recueil, s’il n’a pas été formé par Épicure lui-même, remonte au moins à ses premiers disciples, qui ont extrait de ses œuvres, d’une manière toute conforme à son esprit, la moëlle, pour ainsi dire, et la substance condensée de la doctrine. Épicure, en effet, n’est plus du tout un spéculatif : c’est un maître de la vie pratique, un homme préoccupé d’établir les règles précises du bonheur. Il ne demande à ses disciples aucune préparation scientifique[150]. Il ne veut pas faire d’eux des dialecticiens et des savants[151]. Ayant trouvé pour son propre compte le moyen d’être heureux, il l’enseigne aux autres comme une sorte de religion pratique dont il est le prophète et le grand prêtre[152]. Ses disciples, de leur côté, acceptent ses dogmes sans les discuter. Le néo-platonicien Numenius, au second siècle de l’ère chrétienne, remarquait que l’Épicurisme n’avait pas eu d’hérésies, et que toute altération de la doctrine était condamnée par les épicuriens comme une faute, ou plutôt comme une impiété[153]. C’est là, en Grèce, une grande nouveauté : car l’esprit grec n’avait pas coutume de s’enchaîner par des formules. Rien ne montre mieux, en revanche, le caractère essentiellement pratique de la doctrine : la liberté des opinions est, en effet, un besoin de l’esprit spéculatif : dans la pratique, c’est de vérité prouvée, ou du moins de vérité acceptée comme telle, que l’on a surtout besoin. L’apparition et le succès de l’épicurisme attestent un affaiblissement notable de la pensée spéculative en Grèce. Et cependant, cette philosophie pratique comprend encore une théorie de la méthode, une physique même, en dehors de la morale proprement dite. Mais physique et méthode y sont étroitement subordonnées à la morale.
Il semble que le point de départ de la pensée d’Épicure ait été à peu près celui-ci : la condition humaine est rendue misérable par des idées, des passions, des maux physiques ; quelle est, dans toutes ces misères, la part de l’illusion ? À quoi se réduisent-elles pour qui sait voir les choses comme elles sont ? Épicure crut avoir trouvé le remède à ces maux dans une méthode intellectuelle rigoureuse, dans une physique exacte, dans une morale conforme aux principes de sa physique et de sa logique.
Il appelle sa logique la canonique ou le canon (ϰανών), c’est-à-dire la science des règles de la pensée[154]. L’origine de toute connaissance est dans la sensation (αἴσθησις). De la multitude des sensations particulières se forment les idées générales (προήψεις). Quand les sensations ne fournissent pas de données suffisantes, l’esprit en est réduit à la conjecture (ὑπόηψις), sur laquelle on ne peut rien fonder de solide. Les idées générales, au contraire, élaborées et groupées par le raisonnement (ἐπιλογισμός), sont le fondement de la science (ἐπιστήμη), qui, par conséquent, repose tout entière, en dernière analyse, sur les données primitives des sens. La sensation n’est pas seulement la source des idées : elle est encore une source de passions (πάθη), c’est-à-dire de plaisirs et de peines. Par là elle est la racine aussi de la morale. Mais voyons d’abord ce qu’elle fait connaitre à l’homme sur la nature des choses extérieures, sur la physique.
Épicure est peu inventeur sur ce sujet : il a simplement copié Démocrite, sauf quelques corrections de détail qui avaient probablement moins d’importance à ses yeux qu’elles n’en ont pris chez ses commentateurs. On s’est demandé pourquoi il s’était ainsi attaché à Démocrite[155]. La raison de ce fait paraît assez simple. La doctrine de Démocrite était en effet la seule, parmi les doctrines récentes, qui fut entièrement conforme à la première règle du canon, à savoir de n’admettre aucune idée qui ne dérivât d’une sensation, d’exclure toute conception d’un principe spirituel, d’un Νοῦς quelconque. Épicure répéta donc, après Démocrite, que rien ne naît de rien, que rien n’existe en dehors de l’espace et des corps, que l’élément constitutif des corps est l’atome, que le nombre et la diversité des atomes sont indéfinis, qu’ils sont toujours en mouvement et que leurs rencontres forment des combinaisons qui sont les corps. Il ajoute seulement que le mouvement des atomes ne s’opère pas toujours de haut en bas, par manière de chute, comme le disait Démocrite, mais qu’ils subissent aussi des déviations : c’est le fameux clinamen jugé indispensable par Épicure pour expliquer que les atomes se rencontrent et s’accrochent. Quelle est l’origine et la vraie nature de ce clinamen ? Épicure ne semble pas, à vrai dire, s’être beaucoup préoccupé de ce problème : dans sa Lettre d’Hérodote, il n’y fait qu’une allusion des plus rapides[156]. Il voyait là sans doute une hypothèse nécessaire, et, n’ayant rien d’un pur spéculatif, il évita de s’y attarder. Le cours des atomes produit des mondes infinis. Dans chaque être et dans chaque objet, les atomes sont toujours en mouvement ; ceux de la surface s’échappent, aussitôt remplacés par d’autres, et vont frapper les sens de l’observateur, qui perçoit ainsi les images (εἴδωλα) des objets réels et solides (στερέμνια). L’âme est un corps plus subtil, infus dans le corps proprement dit. Après la mort, cette âme se disperse (διασπείρεται), et perd ainsi toute sensibilité, comme le corps qu’elle a quitté[157]. Quant à imaginer un être incorporel, c’est une folie : il n’y a d’incorporel que le vide[158]. Les phénomènes qui se produisent dans le monde sont l’effet du jeu naturel des mouvements d’atomes. Aucune providence ne gouverne ces mouvements : ils sont le résultat du hasard (τύχη), qui est le maître souverain du monde[159]. Épicure ne veut même pas qu’on parle de la destinée, de la fatalité (εἱμαρμένη), comme les stoïciens[160] : il s’en tient à l’idée vague et un peu puérile du hasard. Il ne nie pas les dieux ; il en parle volontiers et souvent ; mais ses dieux, comme ceux de Démocrite, ne sont que des images ou idoles, composées d’atomes plus fins, êtres périssables aussi bien que l’homme, seulement plus heureux, et dont le bonheur même implique une indifférence complète à l’égard de toutes choses[161].
La morale est l’art de conduire la vie humaine selon sa vraie fin[162]. Or cette fin, pour tous les philosophes anciens, est le bonheur. Toute la dispute, entre eux, est de savoir où réside le bonheur. Épicure le place franchement dans le seul plaisir, c’est-à-dire dans la satisfaction des sens : théorie bien conforme à sa conception générale des choses, qui ramène tout à la sensation. Il a sur ce sujet des aphorismes d’une hardiesse un peu scandaleuse, d’un cynisme prémédité. « Supprimez, disait-il, les plaisirs des sens, je ne vois plus rien qui mérite le nom de bien[163]. » Ou encore : « Le bien, la vertu et toutes les choses de cette sorte méritent d’être honorées si elles apportent quelque plaisir ; sinon, non[164]. » — « Je crache sur le bien qui ne me procure aucun plaisir, et je méprise ses frivoles admirateurs[165]. » Suit-il de là que l’homme doive s’abandonner à toutes ses passions, ou suivre en aveugle, comme les bêtes, l’attrait du plaisir ? Non. Il y a d’abord de faux plaisirs, des plaisirs purement illusoires, comme il y a des douleurs imaginaires. Tels sont les plaisirs de l’ambition, de la gloire, qui ne sont que chimères[166]. De plus il y a des plaisirs qui produisent des douleurs, de même que certaines douleurs sont suivies de plaisir. La débauche et la plupart des vices sont, au total, une mauvaise affaire. La saine raison pèse les avantages et les inconvénients de chaque chose, et fait son choix en conséquence[167]. Savoir faire ce choix, c’est la véritable sagesse (φρόνησις)[168]. Avec la sagesse, on arrive facilement au bonheur. Épicure se moque des pessimistes[169]. Il croit que la nature, somme toute, est bonne, et que la plupart des maux qui troublent la vie humaine sont des créations de notre imagination chimérique. La crainte de la vie future, qui agite tant d’hommes, n’est fondée que sur l’ignorance de la physique. La crainte de la mort n’est pas plus raisonnable : la mort n’est effrayante que par les apparences illusoires dont notre imagination l’environne[170]. Les douleurs physiques sont un mal plus sérieux : cependant elles sont aussi singulièrement grossies par l’imagination. Il y a une loi de compensation bienfaisante par laquelle, en général, les douleurs vives sont courtes au lieu que les douleurs longues sont tolérables[171]. Les vrais plaisirs, ceux que la nature réclame impérieusement, sont d’ordinaire faciles à trouver ; ce sont les plaisirs d’opinion, les faux, qui sont les moins accessibles[172]. En résumé, le bonheur est surtout négatif : il consiste à éviter les maux qui troublent la vie ; il réside essentiellement dans l’ataraxie (ἀταραξία). Le sage idéal est un homme qui atteint à l’ataraxie parfaite. Pour cela, il réprime ses passions, il se contente de peu, il ne recherche que les plaisirs raisonnables et légitimes. Il est prudent, il est moral, il est juste, il est pieux ; non par aucune admiration métaphysique pour la vertu, mais par le souci de son propre plaisir bien entendu. Il semble qu’Épicure ait voulu tracer le pendant du sage stoïcien[173]. Il va jusqu’à dire, comme Zénon, que le sage, fût-il mis à la torture, serait encore heureux[174]. Le paradoxe, déjà fort dans la bouche d’un stoïcien, devient peu explicable chez Épicure.
Quoi qu’il en soit, on voit que la morale d’Épicure, dans la pratique, aboutissait à des conclusions qui se rencontraient sur bien des points avec celles du stoïcisme lui-même. On peut aussi accorder à Diogène Laërce qu’Épicure donna personnellement le modèle de toutes les vertus, qu’il fut un des hommes les plus dignes d’estime et d’affection que la Grèce ait produits. S’il l’on veut pourtant juger avec vérité la doctrine épicurienne et son influence, il ne faut pas s’en tenir à ces dehors : il faut aller jusqu’au principe. Or ce principe était foncièrement dangereux et il a fait au monde antique beaucoup de mal. Le vice capital de l’épicurisme est d’avoir aboli, pour autant qu’il était en lui, la notion même du devoir. Ce grand mot, qui sonne si fièrement (et si étrangement parfois) dans le stoïcisme, est absent de la doctrine d’Épicure. Grave lacune ; car il y a dans ce mot seul une vertu. Quelle que soit la doctrine métaphysique sur laquelle on fonde le devoir, il importe à l’humanité qu’on lui prêche le devoir. Épicure lui a prêché le culte des sens et de l’individualisme. Il l’entendait d’une manière délicate. Mais la foule n’a pris de la leçon que ce qu’elle en pouvait entendre et ce qui lui en plaisait. Pour un épicurien grave et enthousiaste comme Lucrèce, il y en a cent qui ne sont que de bons vivants. La doctrine eut un succès prodigieux : elle répondait au sensualisme naïf de la Grèce et à l’individualisme croissant de la période alexandrine. Le théâtre de Ménandre, l’élégie des Philétas et des Méléagre, les arts plastiques, la vie pratique tout entière sont de plus en plus pénétrés d’épicurisme conscient et inconscient. Les Éros et les Aphrodites de la peinture et de la sculpture, les maximes faciles de Pompéi en rendent témoignage. Nulle doctrine n’a plus contribué que l’épicurisme à donner à l’esprit païen, dans les derniers siècles de l’antiquité, en face du christianisme grandissant, sa forme propre et sa signification caractéristique. Il en était devenu comme l’essence. Au ive siècle de l’ère chrétienne, alors que les autres doctrines philosophiques n’étaient guère qu’un souvenir, il y avait encore une tradition épicurienne[175], et cette tradition, il faut l’avouer, ne faisait pas honneur au paganisme.
Comme écrivain, Épicure a été jugé sévèrement en général par les anciens. Lui-même paraît avoir dit qu’écrire n’était pas une grande affaire (οὐϰ ἐπίπονον τὸ γράφειν)[176]. Les juges les plus favorables, comme son biographe Diogène Laërce, ne trouvent guère à louer dans son style que la clarté[177]. Cicéron lui refuse jusqu’à cette clarté même[178]. Denys d’Halicarnasse, étudiant les différentes sortes de style, écarte dédaigneusement d’un mot Épicure et les Épicuriens, comme étrangers à tout art de style[179]. D’autres parlent de sa lourdeur, de son défaut d’harmonie et de pureté[180]. Ces jugements ne doivent pas être acceptés tout à fait sans réserves ou du moins sans explications. L’obscurité que Cicéron reproche à Épicure vient surtout d’une terminologie spéciale dans l’intelligence de laquelle il faut d’abord entrer. Ce langage technique et abstrait est assurément bien loin de la belle simplicité classique. Mais une fois qu’on en a la clef, on trouve qu’il n’est pas sans mérites. Épicure sait trouver la formule brève et pleine qui grave la pensée, Il a du nerf et du trait. Son style ne laisse voir ni émotion ni imagination ; mais on y trouve parfois une sorte de grandeur qui vient de la gravité de sa pensée, de la conviction sereine avec laquelle il énonce ses aphorismes, de l’autorité qui s’attache à cette belle assurance de sa foi philosophique : il parle en homme qui a touché le port et qui, du rivage, voit le reste de l’humanité dans la tempête. Comme d’ailleurs sa morale du plaisir est, dans la pratique, une morale de modération et de sagesse, il a des pages d’une inspiration vraiment belle et élevée sur les conditions de la vie heureuse. « Ce ne sont pas les beuveries et les festins, ni les amours, ni les poissons délicats et autres raffinements d’une table somptueuse, qui rendent la vie agréable : c’est une raison à jeun[181], capable de savoir pourquoi elle veut ou ne veut pas, capable de rejeter les opinions vaines, source ordinaire des troubles de l’âme[182]. » De telles lignes pourraient être signées d’un socratique : pour être d’Épicure, elles n’en sont pas moins d’une aimable et forte sagesse.
À côté d’Épicure, il faut signaler son disciple préféré, Métrodore, qui mourut sept ans avant lui[183]. Nous savons par Diogène Laërce les titres d’une vingtaine d’ouvrages de Métrodore, mais les fragments qui nous en restent sont sans importance.
Le successeur d’Épicure fut Hermarchos, de Mitylène, qui avait fait la connaissance du maître lors du séjour de celui-ci dans sa ville natale. C’était donc un des plus anciens disciples. Épicure en parle avec affection dans son testament et le désigne lui-même pour son successeur[184].
Hermarchos, à son tour, fut remplacé par Polystratos[185], dont un écrit assez insignifiant nous a été conservé par les papyrus d’Herculanum[186]. Rappelons encore Colotès de Lampsaque, dont un écrit sur le bonheur fut réfuté, quatre siècles plus tard, par Plutarque. C’est son meilleur titre de gloire aux yeux de la postérité[187].
Diogène Laërce nous a également conservé les noms de Polyænos, de Leonteus, d’Hérodote (à qui Épicure écrivit une de ses Lettres), de Timocrate de Lampsaque, d’Ariston, d’Idoménée, de quelques autres encore, qu’on trouve cités parfois chez les anciens. Ce ne sont guère pour nous que des noms, mais qui ont eu de la célébrité, et qui nous montrent le rapide éclat jeté par l’école épicurienne, destinée d’autre part à durer tant de siècles.
VI
Les affirmations tranchantes et souvent contradictoires de tant d’écoles hardiment dogmatiques devaient susciter une réaction sceptique. Elle se produisit au moment même ou le stoïcisme et l’épicurisme reculaient, pour ainsi dire, les limites du dogmatisme. Elle eut pour auteur Pyrrhon d’Élis[188].
Pyrrhon, né vers 360, mort vers 270, fut d’abord peintre. Il se tourna ensuite vers la philosophie de Démocrite, qui lui fut enseignée par Anaxarque. Il accompagna celui-ci en Asie, à la suite de l’armée d’Alexandre, puis revint dans sa patrie, on il se mit à enseigner le scepticisme pendant trente ou quarante ans. Il ne laissa aucun écrit. Il n’appartient donc à l’histoire littéraire que par ses disciples. Bornons-nous à caractériser en quelques mots son esprit et la nature de son influence[189].
Pyrrhon, comme tous les philosophes de son temps, se met à la recherche du souverain bien, c’est-à-dire du bonheur. Mais au lieu de fonder le bonheur sur une connaissance exacte des choses, il le place hardiment dans l’indifférence à l’égard de cette connaissance ; il dirait volontiers, comme Montaigne, que le doute est un « mol oreiller pour une tête bien faite. »
Nous ne pouvons rien connaitre, en effet, parce que rien n’est essentiellement. Le bien et le mal n’ont pas d’existence en soi : c’est la convention et le préjugé qui les créent. Ni les sens ni l’opinion ne nous apprennent rien de solide. La raison, par conséquent, ne peut bâtir sur aucune donnée certaine. Pyrrhon répétait volontiers des aphorismes comme ceux-ci : « Il n’y a pas de définition[190]. » — « Autant ceci que cela[191]. » — « Il n’y a pas d’argument qui n’ait sa réfutation. » — « Dans l’inconsistance des choses et l’équivalence des raisons contraires, il n’y a pas de connaissance possible de la vérité[192]. »
Le sage n’a donc qu’une chose à faire : suspendre son jugement, ne rien dire, avouer qu’il ne sait pas et ne comprend pas (ἐποχή, ἀφασία, ἀϰαταληψία). S’il sait s’en tenir à cette prudente réserve, il sera parfaitement exempt de troubles et de soucis, et trouvera l’ἀταραξία vainement cherchée par les autres écoles.
Jusqu’où allait le doute de Pyrrhon ? Suivant Diogène, il était absolu, et s’étendait à tous les détails pratiques de la vie : il fallait que ses amis lui fissent éviter les chiens et les précipices pour le soustraire au danger[193]. Suivant Énésidème (cité par Diogène), Pyrrhon n’allait pas si loin, et nous en croirons volontiers ce second témoin : dans la pratique, Pyrrhon se conduisait, comme tout le monde, à l’aide de ses sens et de sa raison ; seulement il ne se croyait pas ainsi en possession de la vérité. Dans ces limites, le pyrrhonisme se ramène à une sorte de positivisme : il consiste à croire que nous ne pouvons savoir « le tout de rien. » Les sophistes du ve siècle, et notamment Gorgias, avaient déjà fait quelques pas dans la même voie, mais quelques pas seulement : car leur scepticisme ne portait ni sur l’idée de l’utile ni sur les choses pratiques. Pyrrhon ne croit pas plus à une science véritable de l’utile qu’à une science de la nature. Et il a en outre cette originalité d’accepter avec joie cette ignorance totale, et de voir, dans l’impuissance radicale de l’esprit à connaitre les choses, la meilleure garantie du bonheur de l’homme, si celui-ci sait pratiquer comme il convient la « suspension du jugement », la fameuse ἐποχή.
Ces théories répondaient à une tendance très générale chez les esprits cultivés du iiie siècle, car elles trouvèrent de l’écho. Non que le pyrrhonisme se soit organisé à proprement parler en école, comme le stoïcisme ou l’épicurisme : nous ne connaissons guère à Pyrrhon que deux ou trois disciples directs tout au plus ; le scepticisme d’Énésidème, qui se rattache au sien à certains égards, en est séparé dans le temps par un intervalle de deux siècles. Mais ses idées s’infiltrèrent dans les écoles voisines, et l’Académie platonicienne tout entière se pénétra de son esprit.
Parmi ses disciples directs, on cite Nausiphane de Téos, qui conciliait cependant ses doctrines avec celles de Démocrite[194], et l’historien Hécatée d’Abdère. Mais le seul qui mérite, comme philosophe, une place dans l’histoire littéraire, c’est Timon, le « sillographe. »
Timon était né à Phlionte, vers la fin du ive siècle[195]. On raconte qu’il fut d’abord danseur. Il entendit ensuite Stilpon à Mégare, puis Pyrrhon à Élis. Il devint philosophe et sophiste. Son existence fut longtemps très vagabonde. Comme les sophistes, il donnait des séances pour de l’argent. Il séjourna successivement à Byzance, à Chalcédoine, en Macédoine, à Thèbes, probablement aussi à Alexandrie, enfin à Athènes, où il passa la plus grande partie de sa vie. Il fut en relations avec beaucoup des écrivains célèbres de son temps. Les rois Antigone Gonatas et Ptolémée Philadelphe lui témoignèrent de la bienveillance. Il eut une grande réputation, et mourut à quatre-vingt-dix ans, dans la seconde moitié du iiie siècle[196].
Il avait laissé de nombreux ouvrages en prose et en vers. On ignore à quel genre appartenaient ses ouvrages en prose. Parmi ses poèmes, il y avait des tragédies, des drames satyriques, des iambes[197], un ouvrage intitulé Python[198], et surtout deux poèmes tres célèbres, les Silles (Σιλλοί, railleries) et les Images (Ἰνδαλμοί), où il touchait à la philosophie. Il nous reste quelques vers seulement des Images, mais cent quarante des Silles, et nous pouvons nous faire quelque idée du poème, dont Diogène nous donne le plan[199].
Les Silles étaient une revue de tous les systèmes philosophiques, tournés en ridicule dans une sorte de Νεϰυία, semble-t-il, ou paraissaient leurs auteurs. Le poème se composait de trois livres. Le premier était sous forme de récit. Dans les deux autres, Timon dialoguait avec Xénophane : il interrogeait le vieux philosophe-poète, et celui-ci lui répondait[200]. Dans ce dialogue défilaient tour à tour tous les inventeurs de systèmes, depuis les plus anciens jusqu’aux plus nouveaux. Tous, bien entendu, étaient raillés, sauf Pyrrhon. Ces croquis de philosophes ont un double mérite : ils sont spirituels, et ils sont d’un homme qui sait les choses dont il parle. On s’explique sans peine qu’ils aient été souvent cités par les anciens : la plupart de ces petits médaillons satiriques sont aussi amusants qu’instructifs. Son mot sur le Musée, qu’il appelle « la volière des Muses[201] », est célèbre. Il disait de Platon, en un joli vers aux allittérations intraduisibles :
Quelques historiens de la philosophie ancienne avaient essayé de renouer la chaîne entre le pyrrhonisme primitif et celui d’Énésidème[204]. Mais il semble bien que cette tentative fût purement artificielle. Après Timon, le pyrrhonisme proprement dit cesse de former une école. C’est dans la moyenne et la nouvelle Académie que son influence se fait surtout sentir, et c’est par elles qu’il continue de vivre et d’agir jusqu’à Énésidème.
VII
Nous avons vu, dans la première partie de ce chapitre, les derniers philosophes de l’ancienne Académie, les Polémon, les Cratès, les Crantor, s’occupant à renouveler, par l’ingénieuse élégance de l’expression, les lieux communs de la morale platonicienne. Le stoïcisme et le pyrrhonisme infusèrent un sang nouveau à l’Académie déclinante : l’un lui offrit un ennemi à combattre, l’autre lui fournit des armes. À l’outrance paradoxale de Zénon, elle opposa les arguments sceptiques de Pyrrhon, mais au profit du sens commun plutôt que du scepticisme proprement dit, et particulièrement au profit de la morale platonicienne, donnée comme vraisemblable, sinon comme certaine.
Les deux grands noms de cette période sont ceux d’Arcésilas et de Carnéade, qui furent tous deux scolarques de l’Académie. Le premier est le fondateur de ce qu’on appelle la « moyenne » Académie ; le second, de la « nouvelle ». La différence, à vrai dire, entre la moyenne et la nouvelle Académie, est subtile et négligeable : l’esprit est le même dans les deux, et la seconde ne fait guère que continuer la première en poussant la doctrine un peu plus avant sur certains points. À côté d’Arcésilas et de Carnéade, mentionnons encore les deux scolarques intermédiaires, Evandros et Hégésimos, d’ailleurs inconnus[205] ; puis Lakydès, disciple d’Arcésilas, à qui Diogène Laërce a consacré une courte notice[206] ; enfin Clitomaque, élève de Carnéade, Carthaginois de naissance (il s’appelait Asdrubal)[207], Grec d’adoption, écrivain fécond, et dont les nombreux écrits paraissent avoir été une des sources philosophiques où Cicéron puisa le plus abondamment[208]. Au milieu de ces ombres effacées, Arcésilas et Carnéade ont seuls une physionomie un peu distincte.
Arcésilas[209], né à Pitané (en Éolide), vers 315, vint à Athènes de bonne heure, y écouta, semble-t-il, divers maîtres, ou subit du moins leur influence, et se composa ainsi une philosophie où se combinaient le platonisme, le pyrrhonisme et la dialectique de Mégare[210]. Après la mort de Cratès, vers 260, il devint scolarque. Sa vie se passa tout entière à l’Académie : les seuls événements de sa biographie sont les disputes philosophiques qui la remplissent[211]. C’était un homme excellent, d’un cœur généreux, d’une bienfaisance active et discrète[212]. Jamais on ne vit disputeur plus ardent, plus souple, plus retors et insaisissable[213] ; avec cela spirituel et mordant à l’occasion[214]. Ses adversaires ordinaires furent les Stoïciens, qui attaquèrent sa vie et ses mœurs[215]. Mais ses disciples l’adoraient. Le principe de sa doctrine était que la vérité absolue échappe à l’esprit humain, que la φαντασία ϰαταληπτιϰή des Stoïciens est une illusion, qu’elle peut être produite par le faux comme par le vrai[216], que le sage doit suspendre son jugement, s’en tenir au doute (ἐποχή) sur le fond des choses, et se contenter, dans la pratique, de la vraisemblance, établie sur une certaine logique du discours (τὸ εὔλογον). — Il mourut en 241, n’ayant écrit que quelques vers et quelques lettres[217].
Carnéade, né a Cyrène vers 215, mort en 129, acheva la théorie du probabilisme[218]. Il y avait, salon lui, trois degrés de probabilité (πιθανότης). Il distinguait les opinions simplement probables (δόξαι πιθαναί), celles dont la probabilité s’imposait par le force de certains arguments irréfutables (πιθαναί ϰαὶ ἀπερίσπαστοι), celles qui étaient de tout point irréfutables (ἀπερίσπαστοι ϰαὶ περιωδευμέναι)[219]. Mais cette force apparente de certaines opinions était, à ses yeux, purement logique[220]. Au fond, la vérité objective est inconnue. Son disciple Clitomaque disait n’avoir jamais pu découvrir une vérité que Carnéade tint pour absolument certaine[221]. Disputeur autant qu’Arcésilas, il l’était autrement : c'était moins encore un dialecticien qu’un orateur[222]. Sa voix puissante[223], sa fougue entraînante, l’éclat de son imagination[224], auraient peut-être fait de lui, à une autre époque, un orateur plutôt qu’un philosophe. En l’année 156, les Athéniens, ayant une contestation avec les habitants de Sicyone, envoyèrent trois députés au sénat romain pour défendre leur cause. Carnéade fut un de ces envoyés, avec le péripatéticien Critolaos et le stoïcien Diogène[225]. Carnéade, comme ses collègues, profita de cette circonstance pour faire à Rome ce qu’on appellerait aujourd’hui des « conférences ». Il prit pour sujet : « la Justice ». Un jour, il démontra qu’elle existait ; le lendemain, il prouva à ses auditeurs qu’elle n’existait pas, et les laissa scandalisés[226] ; les Romains n’étaient pas encore mûrs pour cette sophistique.
On peut s’étonner que l’école platonicienne ait abouti à ces jeux d’esprit, qui sentent plus la manière de Protagoras que celle de Platon. Mais il faut remarquer qu’aux yeux de Platon lui-même le seul fondement de la connaissance vraie des choses, c’est la théorie des Idées, en dehors de laquelle il n’y a que des « opinions » plus ou moins douteuses et vaines. Il est donc très naturel que, la théorie des Idées étant peu à peu abandonnée par ses disciples (et cela dès la première génération), la place soit demeurée libre pour l’invasion des doctrines sceptiques, qui donnaient à la dialectique de si belles occasions de se déployer.
Il reste aussi à se demander jusqu’où allait, en définitive, ce scepticisme de la nouvelle Académie. M. Martha, dans une charmante page de son mémoire sur Carnéade, prend sa défense. « Nous sommes, dit-il, tous probabilistes, vous et moi, savants et ignorants. Nous le sommes en tout, excepté en mathématiques et en matière de foi… En physique, nous accumulons des observations, et, quand elles nous paraissent concordantes, nous les érigeons en loi vraisemblable, loi qui dure, loi qui reste admise, jusqu’à ce que d’autres observations ou des faits autrement expliqués nous obligent à proclamer une autre loi plus vraisemblable encore… Dans les assemblées politiques, où se plaident le pour et le contre sur une question, on pèse les avantages et les inconvénients d’une mesure législative, et, si la passion ne vient pas troubler la délibération, le vote est le résultat définitif des vraisemblances que les orateurs ont fait valoir. Le vote n’est qu’une manière convenue de chiffrer le problème… La méthode de Carnéade, comme du reste toutes les méthodes, ne fait donc qu’ériger en règles plus ou moins judicieuses ce qui se fait tous les jours dans la pratique de la vie[227]. » Il y a bien de la vérité dans ces réflexions, mais peut-être ne suffisent-elles pas à résoudre le problème. On n’est pas sceptique pour regarder, en fait, beaucoup d’opinions comme incertaines, si l’on admet aussi, au moins d’une foi implicite, qu’il y a une vérité objective connaissable et qu’il y a théoriquement une méthode pour la connaitre. Or la plupart des hommes dont parle M. Martha ont cette foi profonde. On est sceptique au contraire si on ne l’a pas. Or la nouvelle Académie ne l’avait pas. Elle est donc foncièrement sceptique, malgré l’atténuation apparente qu’elle apporte à la doctrine par l’emploi du mot « probabilisme ». En somme, Carnéade revient presque, je le répète, à Protagoras. Sa méthode peut suffire, dans la pratique, à la conduite de la vie. C’est peut-être une bonne philosophie d’avocat, et on comprend qu’elle ait souri à Cicéron, qui y mêle d’ailleurs quelque chose de la gravité romaine. Mais, en principe, elle est destructive de toute science, et, même dans la pratique, si elle est pleinement consciente, si elle est appliquée par des Grecs, toujours sophistes par quelque endroit, elle conduit directement à l’indifférence pour la vérité et aux jeux frivoles d’une virtuosité oratoire ou dialectique dépouillée de tout sérieux[228].
VIII
Si l’on cherche à dégager, dans cette mêlée des doctrines au iiie siècle, quelques faits généraux qui aident à la comprendre, quelques grands courants qui montrent la direction suivie par la pensée grecque, on arrive à la conclusion suivante.
La métaphysique faiblit, battue en brèche de trois côtés différents, 1o par le souci prédominant de la morale, qui anime le stoïcisme et l’épicurisme ; 2o par le scepticisme, qui pénètre même les successeurs de Platon ; 3o par l’érudition, qui gagne les successeurs d’Aristote et les éloigne de la philosophie proprement dite.
Des deux tendances proprement philosophiques, l’une, la recherche des lois pratiques de la morale, est représentée surtout par l’épicurisme, car le stoïcisme n’a jamais eu qu’un petit nombre d’adeptes ; l’autre, le scepticisme, sous la forme atténuée du probabilisme, est devenue la doctrine favorite des beaux-esprits, celle qui compte parmi ses partisans le plus grand nombre d’hommes de talent : les Arcésilas et les Carnéade sont les successeurs des sophistes et des orateurs d’autrefois dans un monde désormais fermé aux grands emplois de l’éloquence.
Épicurisme et nouvelle Académie, voilà donc, à considérer surtout le nombre des adeptes ou l’éclat des talents, les deux doctrines qui dominent alors la Grèce. Il est impossible de ne pas être frappé de ce fait que ni l’une ni l’autre n’apporte aux plus hautes parties de l’âme une nourriture vraiment fortifiante. L’une dispose les intelligences à ce vain bavardage qui a toujours été un des dangers les plus menaçants pour l’esprit grec ; l’autre incline les volontés vers un facile et non moins périlleux laisser-aller des mœurs et de la vie. Par sa philosophie, le monde grec coule doucement vers la décadence.
Si la philosophie grecque, durant les cent cinquante années qui suivent la mort d’Alexandre, fait encore assez bonne figure, il n’en est pas de même des autres genres en prose. Et la raison n’est pas seulement dans ce fait accidentel que la plupart des œuvres ont péri. Elle est plus grave et plus profonde : elle est dans un ensemble de circonstances qui condamnaient ces œuvres à la médiocrité. Mettons à part les sciences mathématiques et physiques, qui comptent alors des recherches originales, mais qui sont en dehors de la littérature proprement dite. Dans tout le reste, le meilleur est de second ordre. On y trouve souvent une érudition curieuse et diligente, une certaine finesse de jugement, une louable indépendance d’esprit. Mais les qualités essentielles font défaut, et ne pouvaient pas ne pas faire défaut. L’érudition, à cette date, est trop neuve encore pour être vraiment méthodique. L’éloquence n’a pas grand’chose à dire, et l’histoire ne sait plus ni la politique ni la guerre. Dans ces conditions, des hommes même bien doués ne pouvaient créer des chefs-d’œuvre : à plus forte raison la foule des médiocres qui, à cause de la diffusion générale de la culture, se tournent alors vers les lettres.
I
L’éloquence est, de tous les genres, celui qui a le plus souffert de cet état de choses[229]. Denys d’Halicarnasse, dans la préface de ses Jugements sur les orateurs anciens, dit que la mort d’Alexandre marque pour l’art oratoire le début d’une période de décadence lamentable et que c’est seulement la gravité romaine qui devait faire revivre le goût classique.
Au seuil de cette période, nous rencontrons un personnage que Quintilien appelle le dernier des orateurs attiques[230], mais qui est aussi le premier de la décadence, et qui d’ailleurs, par la variété de ses écrits, par son érudition, par sa philosophie, par sa vie elle-même et par ses mœurs, est un très curieux exemplaire de l’esprit du temps : c’est Démétrios de Phalère. On le range souvent parmi les philosophes ; à vrai dire, il fut surtout un polygraphe ; mais c’est peut-être comme orateur qu’il a eu le plus d’originalité. De toute façon, personne ne relie mieux que Démétrios de Phalère la philosophie aux autres formes de la littérature et n’ouvre plus convenablement l’étude de ces genres divers en prose qu’il a tous pratiqués[231].
Démétrios, du dème de Phalère, était fils de Phanostrate, ancien esclave de la famille de Conon, mais devenu citoyen, et riche sans doute ; car le jeune Démétrios reçut une éducation soignée. Il suivit l’enseignement de Théophraste et se tourna vers la politique. Il fit ses débuts, dit-on, dans la vie politique, vers le temps de l’affaire d’Harpale (324)[232]. Il avait sans doute alors de vingt-cinq à trente ans. Partisan de Phocion et ami de la Macédoine, il fut mêlé aux négociations qui suivirent la guerre Lamiaque (322)[233]. Après la mort d’Antipater, en 319, le triomphe momentané du parti national, qui mit à mort Phocion, força Démétrios à chercher son salut dans la fuite ; mais, dès l’année suivante, l’intervention de Cassandra remit Athènes sous la main de la Macédoine. Démétrios fut alors choisi par les Athéniens et agréé par Cassandre en qualité de régent. Cette régence dura dix ans[234]. Durant ces dix années, Démétrios, avec des formes libérales, fut le maître de la cité, qui lui éleva trois cent soixante statues[235]. En 307, il fut renversé par Démétrios Poliorcète, et se retira à Thèbes, où il vécut une dizaine d’années. En 397, il se rendit en Égypte, auprès de Ptolémée Soter. Il y prit une grande influence et fut, dit-on, l’initiateur des projets relatifs à la fondation de la célèbre bibliothèque. Exilé par Ptolémée Philadelphe dans un des dèmes de l’Égypte, il y mourut, de la piqûre d’un serpent[236], vers 280.
Ses écrits étaient plus nombreux, dit Diogène, que ceux d’aucun autre Péripatéticien[237]. Ils étaient très variés. On y trouvait des dialogues philosophiques, des traités dans le genre de ceux de Théophraste, des ouvrages d’histoire, des compilations érudites, des études de littérature et de rhétorique, des lettres, des œuvres oratoires. Il nous en reste fort peu de chose. Parmi ceux dont la perte semble particulièrement regrettable, citons : ses écrits politiques (notamment un traité Sur la Démagogie[238]); son Histoire de dix ans (Περὶ τῆς δεϰαετείας), récit de sa régence ; — son recueil des Fables Ésopiques ; — ses commentaires sur l’Iliade et l’Odyssée ; — sa Rhétorique, enfin, où il donnait sur Démosthène des informations de première main[239].
Comme orateur, Démétrios de Phalère ne nous est connu que par les jugements des critiques anciens, en particulier de Cicéron[240] et de Quintilien[241]. Mais ces jugements sont assez précis pour que nous puissions nous faire une idée de son éloquence. Elle avait au plus haut degré toutes les qualités d’élégance, de grâce, de fraîcheur agréable et brillante qui conviennent au « genre tempéré ». Elle ne manquait même pas d’une certaine vigueur philosophique[242]. Ce qu’on regrettait de n’y pas trouver, c’était la passion, la grande puissance oratoire, et cet aiguillon que Périclès, selon le mot d’Eupolis, laissait dans l’âme de ses auditeurs. L’éloquence de Démétrios était exactement celle qu’on pouvait attendre d’un contemporain de Théophraste et de Ménandre.
À côté de Démétrios, il faut citer les noms de deux orateurs qui furent surtout des logographes : Démocharès et Charisios. Démocharès, neveu de Démosthène, était un imitateur fervent du grand orateur[243]. Charisios prit pour modèle Lysias, dont il exagérait la simplicité jusqu’à la sécheresse[244].
Après Charisios et Démocharès, après Démétrios, il n’y a plus en Grèce ni orateurs proprement dits ni logographes ; il n’y a que des maîtres de rhétorique et des déclamateurs. L’éloquence politique n’avait plus d’emploi. Même l’art des logographes ne trouvait plus de grandes causes à plaider. Athènes n’était plus qu’une ville de province, une cité universitaire et philosophique sans commerce. Les nouvelles capitales commerciales du monde grec étaient soumises à des rois qui n’avaient aucun goût pour la parole libre. Il ne restait de place que pour l’éloquence d’école ou pour les considérations théoriques sur l’éloquence. La théorie de l’éloquence fut en partie l’affaire des philosophes : le Lycée, l’Académie, le Portique s’en occupaient à l’envi, comme d’une province de la dialectique. On y disputait sur la définition de la rhétorique, sur ses parties constitutives, sur les genres. Tout cela était peu fécond. Les rhéteurs proprement dits, sans s’interdire cette sorte de recherches, s’appliquèrent surtout à donner des modèles de l’art oratoire. À défaut de causes réelles, on en plaida de fictives ; on fit parler des ambassadeurs, des hommes d’état, dans des débats imaginaires[245]. Cela valait mieux, sans doute, que de composer, comme les anciens sophistes, l’éloge du « moucheron » ou celui de « Busiris ». Mais ces harangues n’en étaient pas moins des exercices d’école assez creux, et que l’oubli toujours croissant de la réalité devait faire verser de plus en plus dans le bel esprit et dans le mauvais gout. Denys d’Halicarnasse est très sévère pour toute cette rhétorique[246]. Il la traite d’« imbécile » et de « barbare ». Nous ne pouvons plus en juger avec assurance : elle a péri presque tout entière. Il est pourtant probable qu’il avait raison au fond, et que ses vivacités de langage, dont l’excès sent la polémique, n’étaient pas tout-à-fait imméritées.
Une douzaine de noms de rhéteurs appartenant au iiie et au iie siècle sont arrivés jusqu’à nous[247]. Le plus connu, le seul peut-être qui mérite un bref souvenir, est Hégésias de Magnésie, qui vivait vers le milieu du iiie siècle[248]. C’etait un polygraphe, qui avait composé, outre ses œuvres oratoires, au moins un écrit historique : une histoire d’Alexandre le Grand[249]. Ce qui fait que le nom d’Hégésias mérite de survivre plus peut-être que quelques autres, ce n’est ni l’intérêt de ses œuvres, aujourd’hui perdues, ni son talent, car il est malmené par les critiques anciens les plus autorisés ; — mais c’est son influence. Il est en effet le représentant principal de ce qui s’est appelé plus, tard « l’éloquence asiatique »[250]. Il a servi de modèle à de nombreuses générations d’orateurs ou de rhéteurs. Son goût, ou son manque de goût, a fait école. Des historiens même ont essayé d’écrire comme lui. Et, à cause de cela, il est nécessaire de se demander comment il écrivait.
Les critiques anciens nous le représentent comme un écrivain prétentieux, un bel-esprit vide d’idées et de sentiments, riche de mots affectés, de métaphores bizarres, de tours recherchés, de jeux de mots et de pointes, de rythmes sautillants et incongrus[251]. C’était une sorte de Trissotin. Quelques citations textuelles nous permettent d’en juger. La plus longue est donnée par Denys : c’est une page de l’Histoire d’Alexandre où est raconté un épisode du siège de Gaza. Il est difficile, après l’avoir lue, de ne pas souscrire au jugement de Denys, qui déclare que ce récit a l’air d’être fait par quelque plaisantin efféminé[252]. Un autre passage cité par Strabon[253], semble tiré d’un discours ; ce sont quelques lignes sur l’Acropole d’Athènes ; rien n’est plus guindé, plus déclamatoire et plus froid[254].
Cette rhétorique naquit dans les cités grecques d’Asie-Mineure, qui n’avaient ni les traditions de l’Atticisme, ni, à cette date, aucun sérieux : on y vivait mollement, dans le luxe et dans la douceur du climat. Elle fit de nombreux prosélytes dans tout le monde grec. Une réaction finit par se produire. Elle vint d’abord d’un certain Hermagoras de Temnos qui essaya, vers le milieu du iie siècle, de réconcilier la rhétorique purement déclamatoire et pratique avec la recherche des règles[255] ; ensuite des écoles de Pergame et de Rhodes. L’école de Pergame, en relations étroites avec Athènes, fut surtout une école de philologues ; celle de Rhodes, une école de rhéteurs. Mais déjà de nouvelles influences, venues de Rome, tendaient à ramener le monde grec aux idées sérieuses. Nous retrouverons plus tard les unes et les autres[256].
II
L’histoire, au iiie siècle, est supérieure en somme à l’éloquence, bien qu’Hégésias ait eu des imitateurs même parmi les historiens, et que les exemples cités plus haut soient tirés d’un de ses ouvrages historiques. Tous les historiens, heureusement, ne sont pas ses élèves. Si l’on trouve, chez quelques-uns, les défauts de la mauvaise rhétorique, on trouve aussi, chez d’autres, de la curiosité, une information étendue, quelquefois de la critique, et, sinon de l’éloquence, du moins une netteté judicieuse.
Ce qui manque surtout à la plupart, c’est l’intelligence et le goût des affaires. Il faut pourtant faire une exception pour quelques généraux ou hommes d’état qui ont écrit le récit des événements auxquels ils avaient été mêlés, et qui méritent à ce titre de prendre place dans l’histoire littéraire. Par ce fait qu’ils sont des hommes d’action, ils se distinguent de tous les autres et doivent être mis à part. La tradition de l’Anabase se continue dans leurs écrits. Le peu qui nous en reste ne nous permet pas de les juger comme écrivains ; et du reste les anciens eux-mêmes ne semblent pas s’être beaucoup souciés de relever leurs mérites à cet égard : c’est probablement qu’ils n’étaient pas des artistes. Ce qu’on peut affirmer du moins, c’est qu’ils avaient quelques-unes des qualités essentielles de l’historien, la connaissance des choses dont ils parlaient, la compétence particulière que donne la vie pratique.
Dans ce groupe, nous rencontrons tout d’abord un des lieutenants d’Alexandre, Ptolémée, fils de Lagos, le fondateur de la dynastie des Lagides. Après la mort du conquérant[257], et probablement même dans les années qui suivirent la bataille d’Ipsus (301), Ptolémée avait écrit ses souvenirs. Son Histoire d’Alexandre est souvent citée par Arrien, qui la considère comme l’une des sources les plus sûres de l’histoire du roi de Macédoine[258]. On voit, par ces citations ou allusions, que c’est surtout aux choses de la guerre, aux détails de la tactique et de la stratégie, que Ptolémée s’était attaché. En revanche, il était bref sur les merveilles de l’Inde[259] : c’est la marque d’un bon esprit. On trouvait aussi chez lui quelques anecdotes[260] ; et même, à l’occasion, des récits merveilleux, comme l’histoire des deux dragons doués de la voix qui servirent de guide à l’armée dans sa marche vers l’oracle d’Ammon[261]. Peut-être la politique avait-elle plus de part que la naïveté dans les récits de ce genre. Ce n’en est pas moins un fâcheux symptôme.
À côté de Ptolémée, trois autres hommes d’état doivent être mentionnés. — D’abord Pyrrhus, le roi d’Épire, dont les Mémoires (Ὑπομνήματα), plusieurs fois cités par les anciens, nous sont à peu près inconnus[262]. — Ensuite Aratos de Sicyone, le stratège de la ligue achéenne, qui avait écrit des Mémoires en trente livres. Son biographe, Plutarque, les mentionne et s’en inspire sans doute le plus souvent. Le style en était négligé[263], mais Polybe en loue la véracité et la clarté[264]. — Enfin Annibal, le célèbre général carthaginois, qui avait composé en grec quelques ouvrages historiques[265].
En dehors de ce premier groupe d’écrits, peu considérable en somme, la littérature historique de ce temps est extrêmement abondante et variée. La curiosité des générations nouvelles est insatiable. La forme et le fond de l’histoire en sont renouvelés à certains égards. Ce n’est plus seulement la vie collective d’une cité, d’un peuple, qu’on raconte, c’est souvent celle d’un homme ; la forme biographique devient fréquente et répond à une conception nouvelle du rôle de l’individu. L’histoire des lettres, celle des arts, tendent à se faire une place à côté de l’histoire des événements politiques. Au milieu de tant d’écrits si divers, il est indispensable, si l’on veut prendre une idée générale un peu nette de l’ensemble, de classer logiquement ce chaos et de répartir par groupes les productions dont nous avons à nous occuper.
Un premier groupe, le moins littéraire de tous, est celui des écrits qui sont essentiellement des recueils de matériaux. Aristote avait donné par son exemple une vive impulsion à ce genre d’ouvrages : réunir des faits de même ordre, préparer ainsi aux synthèses ultérieures les éléments indispensables, était devenu une forme habituelle du travail scientifique. Le Macédonien Kratéros, fils du général d’Alexandre et général lui-même au service de son demi frère Antigone Gonatas, composa un célebre recueil de ce genre, celui des décrets du peuple athénien (Ψηφισμάτων συναγωφή), avec un commentaire explicatif des textes officiels[266]. Philochoros était l’auteur d’un recueil d’Inscriptions attiques[267], probablement analogue. De nombreuses monographies sont consacrées aux mœurs et aux institutions des divers pays, grecs et barbares. On écrit des ouvrages « sur les jeux », « sur les fêtes », « sur les sacrifices ». On compose des volumes de « mélanges » et de « notes » (ὑπομνήματα, συμμιϰτά, ἄταϰτα), etc). Tout le monde paie tribut à ce goût d’érudition. Dans la liste des écrivains qui ont composé des ouvrages de ce genre, on trouve un poète comme Callimaque à côté de chronographies ou d’historiens comme Philochoros et Istros, comme Sosibios, comme Douris de Samos et Néanthès de Cyzique[268]. On peut rattacher à ce groupe un écrivain savant, Demétrios de Skepsis (dans la Troade), qui vivait au commencement du second siècle, auteur d’un grand ouvrage en trente livres intitulé Catalogue des Troyens, (Τρωιϰὸς διάϰοσμος), sorte de commentaire historique du catalogue de l’Iliade, mine inépuisable d’informations variées et même de vues originales sur les antiquités de la Grèce et de la Troade[269]. Toutes ces œuvres sont aujourd’hui perdues, sauf de rares fragments. La perte en est assurément très regrettable, mais pour la connaissance des choses plus que pour la littérature proprement dite, qui n’avait sans doute que peu de part dans tout cela.
On peut en dire à peu près autant d’un autre groupe d’écrits, plus voisin pourtant de l’histoire traditionnelle et classique, mais encore médiocrement littéraire : c’est la série des chroniques, journaux ou éphémérides, annales plus ou moins sèches, mais exactes et précises, qui se sont multipliées au iiie siècle. — Voici d’abord les Éphémérides de l’expédition d’Alexandre (Βασίλειοι ἐφημερίδες), journal officiel de la campagne, rédigé par deux des compagnons du roi de Macédoine, Eumène de Cardie et Diodote d’Érythrée. Diodote est d’ailleurs inconnu. Quant à Eumène, c’est le général, ami de Perdiccas et ennemi d’Antigone, qui le fit périr en 315[270]. Les fragments qui nous restent de ces Éphémérides nous font voir avec quel détail les événements y étaient racontés ou plutôt notés[271]. Plutarque, dans son récit de la mort d’Alexandre, suit de très près les Éphémérides, qui marquaient jour par jour les phases de la maladie[272]. Eumène était quelque chose comme le Dangeau du roi de Macédoine. — À côté des Éphémérides, mentionnons les Étapes d’Alexandre, de Béton et Diognète, et les Étapes d’Asie, d’Amyntas, qui semblent avoir eu le même caractère[273]. — La Chronologie de Sosibios (Χρόνων ἀναγραφή), avait un intérêt plus général[274]. Sosibios, de Laconie, était un contemporain de Ptolémée Philadalphe[275]. Il avait noté, dans sa Chronologie, une foule de dates intéressantes qu’il fixait principalement par leurs rapports avec la liste des rois de Sparte ; mais rien ne permet de supposer que ce fut un écrivain. — Dans le même ordre de recherches chronologiques, nous rencontrons encore un ouvrage capital, la Περὶ Χρονογραφιῶν du grand géographe Ératosthène. Mais il semble que ce fut plutôt un essai de méthode chronologique qu’un recueil de dates. Nous y reviendrons. Il avait écrit aussi un tableau des vainqueurs olympiques.
À côté de ces travaux d’érudition, on peut ranger les chroniques locales, comme la Chronique de Samos, de l’historien Douris[276] ; ou celles de Rhodes, par un certain Zénon ; de Pallène et de Milet, par Hégésippe[277] ; de Mégare, par Héréas[278] ; d’Érythrée, par Apollodore[279] ; d’Argos, par Dinias[280]. Mais tout cela, en somme, est peu important et n’a guère laissé de traces. — Dans ce groupe des chroniques locales, les seuls ouvrages qui méritent une attention particulière sont les Atthides, ou chroniques athéniennes, qui se rattachaient à la vieille tradition d’Hellanicos et des logographes, et qui forment, après Alexandre, une branche assez considérable de la littérature historique. Il y avait eu des auteurs d’Atthides au début du ive siècle : nous avons mentionné plus haut Clitodème et Phanodème[281]. Dans la fin du iiie siècle et au ive, ce genre d’ouvrages se multiplie. Nous connaissons les noms de six auteurs d’Atthides dans cette période. Les plus célèbres sont Androtion, Philochoros et Istros, très souvent cités par les anciens[282]. Cet Androtion est-il le même que l’orateur contemporain de Démosthène ? On ne sait trop[283]. Il nous reste de son livre une soixantaine de citations plus ou moins brèves. Nous y voyons qu’il avait raconté l’histoire d’Athènes depuis les origines jusqu’au ive siècle, qu’il donnait probablement la liste des archontes[284], et qu’il portait dans la critique des vieilles traditions un rationalisme très indépendant, sinon très éclairé. — Philochoros est le plus célèbre des auteurs d’Atthides et le plus souvent cité[285]. Nous avons plus de deux cents citations ou mentions de ses ouvrages. Il était, dit Suidas, devin de son métier (μάντις ϰαὶ ἱεροσϰόπος) ; un passage textuel de son livre, conservé par Denys d’Halicarnasse, nous fournit en effet la preuve de cette affirmation et nous donne en même temps la mesure de sa crédulité[286]. Le fait raconté dans ce passage se rapporte à l’année 306. Philochoros était donc déjà en fonction à cette date. Il mourut vieux, vers le milieu du siècle suivant, égorgé par l’ordre d’Antigone Gonatas. Ses écrits étaient nombreux et variés[287] : on y trouvait représentées toutes les formes de l’érudition et de la curiosité, depuis un recueil d’Inscriptions attiques jusqu’à des vies de poètes. Mais le plus considérable était l’Atthide ou Histoire attique, en dix-sept livres. On ne pouvait attendre du devin Philochoros une critique bien intelligente des vieux mythes. Mais sa crédulité valait peut-être autant que le rationalisme superficiel de ses contemporains. Il portait du moins dans ses recherches une extrême application, une attention soutenue à la chronologie, beaucoup de conscience et de minutie. De là son succès mérité. Son style n’avait, comme celui de tous ces annalistes, qu’un mérite de simplicité et de clarté. — Istros[288], enfin, né à Paphos sans doute, élève de Callimaque, auteur d’ouvrages en vers et en prose, fut surtout remarquable par l’étendue de son érudition. Il avait fait un livre sur les Locutions attiques (Ἀττιϰαὶ λέξεις). D’autres étaient consacrés à l’étude de questions historiques particulières, à des polémiques contre son contemporain Timée[289]. Son Histoire attique, qui comprenait au moins seize livres, était surtout une compilation. À propos d’une certaine fontaine de l’Acropole, Istros rapportait toutes les opinions des historiens[290]. Telle était sans doute sa méthode ordinaire. Son ouvrage méritait bien ce titre de Recueil des Atthides (Συναγωγὴ τῶν Ἀτθίδων), par lequel il semble avoir été désigné.
D’autres avaient fait des recherches sur certains peuples barbares[291].
En outre, deux prêtres de Chaldée et d’Égypte, Bérose et Manéthon, passent pour avoir écrit en grec, à la fin du ive siècle, l’un, ses Chroniques de Chaldée (Χαλδαιϰά), l’autre ses Chroniques d’Égypte (Αἰγυπτιαϰὰ), en trois livres[292]. Bérose, d’après Syncelle et Tatien[293], avait été prêtre de Bel et contemporain d’Alexandre. Manéthon, de Sébennyte, prêtre lui aussi, aurait vécu sous les deux premiers Ptolémées[294]. L’un et l’autre, d’après l’opinion commune, avaient entrepris de faire connaître aux Grecs les traditions de leurs pays respectifs. Il nous reste de ces deux ouvrages des fragments étendus et fort curieux, mais qui ne nous ont été conservés que par des écrivains, d’époque relativement récente, Josèphe, Athénée, Clément d’Alexandrie, Eusèbe. S’il était démontré qu’Eusèbe, par exemple, qui cite ordinairement Bérose d’après Alexandre Polyhistor, avait réellement sous les yeux un texte authentique de cet Alexandre, l’authenticité du livre de Bérose s’ensuivrait presque nécessairement. Mais cela est douteux. Ernest Havet, dans un très savant mémoire[295], a montré combien sont fragiles tous ces témoignages. En revanche, il a fait ressortir avec force combien il est peu vraisemblable que deux Orientaux se soient trouvés, dès le temps d’Alexandre et de Ptolémée, assez hellénisés pour écrire ces deux livres[296], et combien les sentiments prêtés à Manéthon à l’égard des Juifs semblent peu convenir à l’époque où on les place[297]. Il arrive à cette conclusion que les ouvrages attribués à Bérose et à Manéthon sont des compositions apocryphes datant de la fin du iie siècle avant l’ère chrétienne, et dues sans doute à des Orientaux fortement hellénisés[298].
Avant d’arriver à la grande histoire, nous avons encore à mentionner ici le genre des biographies, qui prend vers le même temps une certaine extension. C’est surtout, à vrai dire, dans l’histoire des lettres et des arts que cette forme de récit se développe. Mais on la rencontre aussi dans l’histoire politique. L’un des premiers disciples d’Épicure, Idoménée de Lampsaque[299], avait composé un ouvrage Sur les Démagogues (Περὶ δημαγωγῶν), qui paraît être la source originale de quelques-unes des informations contenues dans les Vies des dix orateurs du pseudo-Plutarque[300]. Ajoutons qu’Idoménée, par malheur, semble avoir inauguré ce nouveau genre, si intéressant, de manière à mériter peu d’éloges ; ses fragments contiennent surtout des commérages et des histoires scandaleuses[301].
Mentionnons encore une tentative curieuse du péripatéticien Dicéarque[302] : il avait tracé un tableau sommaire de la civilisation grecque, sous ce titre : La vie de la Grèce, (Βίος Ἑλλάδος). Cet ouvrage, en trois livres, est souvent loué par les anciens[303] ; il abondait, semble-t-il, en détails de mœurs vivement présentés. Dicéarque avait en outre composé un ouvrage célèbre Sur les Lois de Sparte (très goûté des Spartiates)[304], puis divers
écrits sur la philosophie, sur l’histoire littéraire, sur la géographie[305]. Nous aurons à mentionner ces derniers un peu plus loin.Arrivons enfin à ce qu’on peut appeler la grande histoire, celle qui raconte dans leur ensemble, avec ampleur, avec éloquence, les événements les plus considérables de la vie des peuples ou des cités, l’histoire inaugurée et pratiquée par les Hérodote et les Thucydide, les Xénophon, les Éphore et les Théopompe.
Le nombre des historiens, depuis la fin du ive siècle jusqu’à Polybe, est considérable. Quiconque, n’étant pas poète, a le gout des lettres (et le nombre des lettrés s’accroît alors avec rapidité), n’a guère le choix qu’entre la philosophie ou l’histoire ; ce sont là les deux grandes routes ou passe la foule ; l’histoire, en particulier, avec ses chemins latéraux, ses sentiers d’érudition et de curiosité, attire de nombreux travailleurs. De cette production si abondante, il reste fort peu de chose. Si la substance même de ces écrits a passé plus ou moins dans les œuvres historiques postérieures, la physionomie des écrivains — à supposer qu’elle ait jamais été très distincte — s’est évanouie. Nous n’essaierons pas de la faire revivre. Il s’agit uniquement ici de donner une esquisse légère de cette activité historique, d’en indiquer les principaux objets, et d’en chercher les traits essentiels dans celui qui a été, de l’aveu de tous, le plus remarquable des historiens de cette période et de cette école, Timée de Tauroménium.
L’expédition d’Alexandre était un événement trop extraordinaire pour ne pas frapper vivement les imaginations. Les historiens devaient y trouver une matière neuve, grande, inépuisable pour la curiosité. Nous avons déjà mentionné le récit militaire et personnel de Ptolémée, ainsi que les Éphémérides, officielles ou non, qui relatèrent les marches du roi de Macédoine et l’emploi minutieux de ses journées. Une foule d’autres récits furent publiés. Au reste, le conquérant lui-même semblait avoir sollicité le concours des historiens. Il était parti d’Europe avec un cortège de beaux-esprits, rhéteurs ou philosophes, qui avaient pour tâche principale, sans doute, de continuer à lui faire goûter, au milieu de ses campagnes, le plaisir délicat de leurs entretiens, mais qui devaient aussi répandre sa gloire par leurs écrits. C’est ce qui fut fait. D’autres vinrent à la suite des premiers, et, pendant un siècle, il y eut comme un « cycle d’Alexandre » incessamment parcouru par les historiens. La matière était belle, mais elle était dangereuse par sa richesse même pour des esprits que ni la pratique des affaires ni le respect austère de la science ne défendaient contre des tentations de toute sorte. La première de ces tentations fut, chez les contemporains du roi, le désir de le flatter : de même que les démagogues avaient flagorné le peuple d’Athènes, les historiens prirent l’habitude de flatter les princes. D’ailleurs, la grandeur des choses accomplies devait inviter les écrivains à enfler la voix : en dehors de toute flatterie, il était bien tentant, pour un Grec, d’être éloquent à si bon compte. Enfin la nouveauté des pays parcourus, leur éloignement presque fabuleux, le caractère exotique des hommes, des animaux, des plantes, de la nature entière, tout concourait à pousser les imaginations en verve un peu au-delà de l’exacte vérité. Graves inconvénients, auxquels certains hommes sans doute échappèrent plus ou moins, mais qui se firent fâcheusement sentir dans les œuvres de la plupart[306]. Laissons de côté les plus obscures de ces œuvres, celles dont le temps n’a presque rien épargné[307]. Une demi-douzaine environ méritent une mention.
Le meilleur peut-être de ces historiens, celui qu’Arrien considère comme étant le plus véridique avec Ptolémée, c’est Aristobule, qui avait fait partie de l’expédition (et probablement de l’armée) d’Alexandre[308]. Il écrivit son ouvrage après la mort du roi, à Cassandrie, où il passa les dernières années de sa longue vie[309]. C’était, semble-t-il, un esprit sobre, ennemi du merveilleux et même du théâtral, disposé à préférer, dans les choses extraordinaires, les explications les plus simples[310]. Une anecdote plus que suspecte ne saurait suffire à le convaincre de flatterie[311] : il n’en paraît aucune trace dans ses fragments. On y trouve des descriptions précises, des récits vraisemblables, et quelquefois des anecdotes à demi-romanesques[312].
Charès, de Mytilène, fut chambellan d’Alexandre[313]. Sa situation lui permit de bien connaître l’histoire privée du roi et la vie intérieure du palais. Son ouvrage, en dix livres au moins[314], s’étendait volontiers sur cet ordre de choses. La description des fêtes du mariage y était ample et précise[315]. On y lisait le récit des songes du roi[316], et parfois, comme chez Aristobule, de ces anecdotes-romans qui paraissent avoir été alors fort à la mode. L’une de celles-ci, conservée textuellement par Athénée, est assez longue pour donner quelque idée du style de Charès : il imite visiblement Hérodote dans ce morceau, qui ne manque pas de grâce[317].
Onésicrite, d’Astypalée ou d’Égine, était un philosophe, disciple de Diogène[318]. Il fit partie de l’expédition. Aux Indes, c’est lui qu’Alexandre, à l’en croire, aurait chargé d’aller interroger les brahmanes[319]. Lorsque Néarque fit son célèbre périple, Onésicrite était à bord de la flotte comme chef-pilote[320]. Son histoire passait pour l’œuvre d’un hâbleur[321]. Le plus long morceau qui en subsiste est le récit de son prétendu entretien avec les fakirs, qu’il appelle « gymnosophistes »[322]. Récit fort arrangé, sans doute, mais où beaucoup de choses sont bien vues, et qui est en tout cas d’un homme d’esprit. Si nous étions surpris, comme il dit l’avoir été, de retrouver chez ses fakirs toute la sagesse de Pythagore, de Socrate et de Diogène, nous n’aurions qu’à nous souvenir du joli mot qu’il prête à l’un d’eux : celui-ci disait que, lorsque la vérité doit passer par la bouche de trois interprètes qui comprennent le sens extérieur des mots, mais non leur esprit, il lui est aussi difficile de ne pas s’altérer qu’à une eau de rester pure en coulant à travers un bourbier. La remarque, à cette date, n’était pas d’une intelligence vulgaire.
Callisthène, d’Olynthe, neveu et disciple d’Aristote, était historien de profession autant que philosophe. Il avait composé des Helléniques dont il reste quelques fragments[323]. On sait comment il suivit Alexandre et comment il finit par encourir sa disgrâce par une attitude d’opposition qui passe pour une conspiration proprement dite. Il avait commencé d’écrire une Histoire d’Alexandre lorsqu’il mourut. Chose singulière, cet opposant, ce prétendu conspirateur, était, en histoire, un flatteur et un rhéteur. Il y avait là, de sa part, mauvais goût littéraire, sans doute, plutôt que bassesse d’âme : car on vantait son caractère[324]. Mais il n’est guère possible de douter que ce ne fût un pauvre historien[325]. Bien qu’il ne soit pas directement responsable des absurdités que renferme un récit de basse époque publié beaucoup plus tard sous son nom[326], on peut dire qu’il avait mérité en quelque mesure cette fausse attribution par les mauvais exemples qu’il avait certainement donnés.
Le même reproche doit être adressé à trois autres historiens d’Alexandre dont il nous reste à dire un mot. Ce sont : 1° Clitarque, dont il reste une trentaine de fragments[327] ; 2° Anaximène de Lampsaque, le rhéteur à qui l’on a quelquefois attribué la Rhétorique à Alexandre[328] ; 3° enfin Hégésias, dont nous avons parlé plus haut, et sur lequel nous n’avons pas à revenir ici. Quant à Clitarque, on louait son talent, mais on le déclarait indigne de créance[329] ; Anaximène est jugé tout aussi sévèrement par Denys d’Halicarnasse[330].
Après l’histoire d’Alexandre, on raconta celle de ses successeurs, les « Diadoques », et celle de Pyrrhus, roi d’Épire, cet aventurier qui voulut être un second Alexandre et ne fut qu’un Charles XII. Avec l’importance décroissante des événements, il semble que le talent des historiens faiblit encore. Cinéas[331], Proxène[332], Nymphis[333] ont laissé peu de souvenir. Hiéronyme de Cardie est plus célèbre[334]. Il mourut plus que centenaire vers le milieu du iiie siècle, après avoir servi plusieurs rois de Macédoine. Son Histoire des successeurs d’Alexandre et son Histoire des Épigones (où il racontait le règne de Pyrrhus) paraissent avoir été la source principale de Diodore et de Plutarque pour les événements de cette période. Comme écrivain, Denys d’Halicarnasse le déclare illisible, mais surtout, à vrai dire, à cause du peu d’harmonie de son style[335].
Puis viennent des historiens qui ont raconté l’histoire de l’Italie, depuis les origines jusqu’à la première guerre punique. Ici encore, il suffit de nommer Dioclès, Philinos, Sosylos, Chæreas, un certain Xénophon, Alkimos[336]. Ce que nous savons d’eux est insignifiant.
L’histoire de la Grèce proprement dite, avec celle de la Sicile qui en est inséparable, avait suscité des ouvrages plus mémorables. Les principaux écrivains de ce groupe, en dehors de Timée, sont Diyllos, Démocharès, Douris et Phylarque[337].
Diyllos, d’Athènes, auteur d’une Histoire de la Grèce et de la Sicile, en 21 livres, qui commençait à la guerre sacrée de 340 (ou s’arrêtait l’histoire d’Éphore), et qui s’étendait probablement jusqu’au règne de Cassandre[338]. Il n’en subsiste qu’une demi-douzaine de fragments insignifiants.
Démocharés, ce neveu de Démosthène que nous avons déjà mentionné plus haut comme orateur[339], et qui, à la fin d’une existence agitée[340], compose une Histoire d’Athènes contemporaine et des événements auxquels il avait été mêlé. Le peu qui en reste est sans intérêt littéraire[341]. Cicéron dit qu’il avait porté dans l’histoire le style qui appartient à la tribune[342].
Douris, de Samos[343], qui vivait à la même époque, avait composé, outre un certain nombre d’opuscules sur divers sujets[344], deux grands ouvrages historiques : une Histoire de la Grèce et de la Macédoine (Ἑλληνιϰά, Μαϰεδονιϰά) depuis la bataille de Leuctres, en vingt-huit ou trente livres probablement, et une Histoire d’Agathocle (appelée aussi Λιϐυϰά), qui complétait ce grand ensemble. Denys d’Halicarnasse n’aimait pas son style[345]. Peut-être, en effet, n’était-il pas un artiste : les fragments ne nous permettent plus d’en juger. Mais il avait au moins le mérite de condamner formellement la prétendue éloquence des disciples d’Isocrate et de chercher avant tout l’expression exacte de la réalité[346]. Il semble avoir été un homme de bon jugement, exempt de passion politique, ni flatteur ni médisant, curieux d’anecdotes piquantes ou expressives[347].
Phylarque, dont la patrie n’est pas connue[348], est un contemporain d’Aratos de Sicyone, c’est-à-dire qu’il vivait dans la seconde moitié du iiie siècle[349]. Son histoire, en 28 livres, embrassait les soixante-dix années environ qui séparent le début du règne de Pyrrhus et la mort de Ptolémée Évergète[350]. Il en reste un peu plus de soixante-dix fragments, dont plusieurs, conservés par Athénée, ont quelque étendue[351]. Polybe l’accuse de partialité[352], et Denys d’Halicarnasse blâme son style[353]. Ces jugements sont peut-être trop sévères[354]. À en juger par ce qui nous reste de lui, Phylarque semble avoir été un historien attentif surtout aux mœurs, aux anecdotes, aux mille détails qui amusent la curiosité, et un écrivain d’assez bonne école, qui a du moins le mérite du naturel.
Timée est à la fois le plus célèbre des historiens de ce temps, et celui dont nous connaissons le mieux la physionomie[355]. Par la date de sa naissance, il est un des plus anciens, car il naquit vers le milieu du ive siècle ; mais il vécut environ cent ans[356], jusqu’au milieu du iiie, et poussa ses récits tout près de cette dernière date. Son père, Andromachos, était un riche et courageux Naxien qui, après la destruction de Naxos par Denys, avait contribué plus que personne à entraîner les survivants de ses compatriotes à Tauroménium, nouvellement fondée en Sicile[357]. C’est là que naquit Timée[358]. À une date qu’on ne peut déterminer avec précision, il fut chassé de Tauroménium par le tyran de Syracuse, Agathocle[359]. Il se rendit à Athènes, où il était sans doute déjà venu dans sa jeunesse pour écouter les leçons de Philiscos, disciple d’Isocrate[360], et il resta cinquante années consécutives[361]. C’est alors qu’il dut écrire la plus grande partie de ses ouvrages. Mais, à la fin de sa vie, il revint en Sicile, probablement à Syracuse[362], où régnait Hiéron II. Il y vécut encore une dizaine d’années, et mourut après avoir achevé ses deux grands ouvrages : d’abord son Histoire de Sicile (Σιϰελιϰά, Σιϰελιϰαὶ ἱστορίαι), qui paraît avoir formé au moins quarante-cinq livres[363] ; ensuite son Histoire de Pyrrhus[364], qui faisait suite à la précédente, et qui se terminait à l’année 264. On cite encore sous son nom divers autres écrits, mais nous ne savons trop ce qui en était[365]. Nous ne savons guère non plus comment sa grande Histoire était composée. Le plus probable est qu’elle se divisait en plusieurs parties assez distinctes : une première (Ἰταλιϰὰ ϰαὶ Σιϰελιϰά), sur la géographie de la Sicile, ses premières relations avec l’Italie et les origines de son histoire ; une seconde (Σιϰελιϰά ϰαὶ Ἑλληνιϰά), sur la période de ses relations avec la Grèce, jusqu’au règne d’Agathocle, raconté en cinq livres ; une troisième enfin, qui groupait autour du nom de Pyrrhus toute l’histoire de la Grèce depuis la mort d’Agathocle (289) jusqu’au début de la première guerre punique (264)[366]. De cet immense ouvrage, riche en informations de toute sorte, il ne nous reste que de misérables lambeaux (cent cinquante-neuf fragments dans l’édition de Müller), et, comme les citations textuelles sont rares dans ce nombre, ce n’est guère que par les jugements des anciens (et en particulier à travers les critiques de Polybe) que nous pouvons nous faire une idée de ce que fut Timée de Tauroménium.
Polybe l’a sans cesse et cruellement attaqué[367]. Il l’ accusé d’ignorance de superstition, de partialité, de mensonge. Le jugement de Polybe est considérable par lui-même et beaucoup de ses arguments sont persuasifs. Mais il exagère ; il fait de la polémique plutôt encore que de la critique : il accable, dans la personne de Timée, le représentant le plus illustre d’une école historique qu’il juge avec raison détestable, et il ne lui rend justice qu’à contrecœur. On voit clairement, dans un de ces passages[368], qu’il avait été, comme tout le monde, séduit d’abord par certains mérites de Timée. C’est seulement à la réflexion qu’il se ressaisit, et non sans mauvaise humeur. Essayons de voir les choses plus froidement, d’une manière plus objective et plus impartiale.
Le grand mérite de Timée, sur lequel il faut insister d’abord, c’est son immense labeur d’érudit[369]. Pendant les cinquante années de son séjour à Athènes et jusqu’à la fin de sa vie, il avait lu tous les écrits de ses prédécesseurs[370]. Il ne s’était pas contenté des ouvrages historiques ; il avait eu recours aux documents originaux, non sans tirer quelque vanité de ses recherches en ce genre[371]. Polybe semble le soupçonner sur ces matières d’un peu de charlatanisme : il lui reproche de ne pas dire où il avait trouvé certaine inscription qu’il invoquait contre une opinion d’Aristote. Mais Timée, qui n’était pas grand voyageur, n’avait probablement pas lu l’inscription en original : il suffisait que, l’ayant trouvée dans quelque recueil, il eut eu l’idée de l’utiliser, pour que son travail fût digne de plus d’éloges que ne lui en donne Polybe.
Dans ses immenses lectures, il semble que Timée ait porté d’utiles qualités critiques. Il était fort pendant à l’égard de ses prédécesseurs et les jugeait avec une vivacité souvent signalée[372]. Il avait du bon sens et de la mesure. Il n’enflait pas ses chiffres aussi volontiers qu’Éphore[373]. Dans les récits des choses anciennes ou fabuleuses, il semble qu’il s’en tint volontiers à la lettre des légendes. Sur quoi Polybe l’accuse tantôt de mensonge[374], tantôt de ridicule superstition[375]. Mais cette exactitude valait peut-être mieux que les interprétations maladroitement rationalistes de l’école d’Éphore. Enfin son souci de la chronologie était célèbre. Dans le chaos des différents systèmes de computation alors en usage (chaos qui avait conduit Thucydide à compter par années de la guerre et par saisons), Timée le premier essaie de mettre un peu d’ordre et de lumière : il établit des concordances entre les rois et les éphores de Sparte, les archontes athéniens, les prêtresses d’Argos, les vainqueurs olympiques ; il ramène tous les systèmes à ce dernier, et se fait gloire d’établir ainsi la date d’un fait à trois mois près[376]. Polybe raille cette minutie, mais il en profite pour son propre compte, et tous les historiens, après Timée, ont compté par Olympiades. Ramener les différents systèmes chronologiques à l’unité était assurément rendre à la science historique un grand service.
Voilà donc bien des mérites à porter au compte de l’érudit. Les défauts, par malheur, étaient considérables aussi. Ils venaient de deux sources : sa science était toute « livresque », et elle était infestée de rhétorique. Sur ces deux points, il faut donner pleinement raison aux attaques de son impitoyable adversaire.
L’historien, dit Polybe, doit connaître les livres, les lieux, les affaires. Or Timée, de son propre aveu, ignore la guerre et n’a pas voyagé ; il ne connaît que les livres[377]. Il en résulte qu’il commet de monstrueuses erreurs et que, même quand il évite l’erreur matérielle et grossière, son œuvre n’atteint pas à la vérité vivante que donne seule la connaissance des choses réelles, la pratique de la guerre, de la politique, des voyages. Sur ce sujet, qui lui tient au cœur, Polybe entre en verve ; son style, plutôt gris d’ordinaire, s’éclaire d’images. Il compare l’historien de cette sorte, l’homme qui ne sait que les livres[378], à un médecin qui n’aurait étudié les maladies que dans les traités de médecine[379], à un homme qui se croirait peintre pour avoir vu les chefs-d’œuvre des maîtres[380], à un peintre qui, au lieu de regarder la nature, ne travaillerait que d’après des mannequins[381] : celui-là, dit-il, peut arriver à reproduire la forme extérieure et grossière des êtres vivants, mais non la vérité de leur physionomie[382].
Un défaut plus grave encore peut-être de Timée, c’était sa malheureuse passion pour la rhétorique. Il opposait quelque part avec fierté l’art de l’historien, qui a pour objet la réalité, à l’art des rhéteurs, qui, dans leurs discours d’apparat, ne bâtissent que des « décors de théâtre » (σϰηνογραφίαι)[383]. Mais, dans le fait, il leur ressemblait beaucoup plus qu’il ne le croyait lui-même. Il ne songe qu’à louer ou à blâmer[384]. Dans la louange comme dans le blâme, il passe toute mesure. S’il vante Timoléon, il en fait un dieu[385]. S’il attaque Aristote, Démocharès ou Agathocle, c’est avec une violence de termes qui est indécente et ridicule[386]. On croirait entendre un poète satirique ou un orateur de panégyrique. Les discours qu’il prête à ses personnages n’ont rien de vrai. Il ne s’inquiète pas de savoir ce qu’ils ont dit réellement et de chercher dans leurs paroles l’explication profonde de leurs actes : il ne s’occupe qu’à leur prêter des phrases qu’il croit éloquentes et qui ne sont que ridiculement prétentieuses ; par exemple, ce sot discours qu’il met dans la bouche du Syracusain Hermocrate, et qui est plus digne d’un élève des rhéteurs que d’un homme d’état[387]. Polybe y voit un mensonge intentionnel ; disons plutôt que c’est un manque de goût lamentable.
Tout le style de Timée est gâté par cette affectation. Ce n’est pas qu’il fût sans talent : Longin lui reconnaît parfois de la grandeur[388]. Cicéron loue son habileté à faire la phrase[389]. Il le déclare un des plus admirables parmi les Asiatiques[390]. Mais c’est un Asiatique, en somme, un Asiatique à la façon d’Hégésias, c’est-à-dire un de ces rhéteurs prétentieux et puérils dont tout l’effort n’aboutit qu’à donner une impression générale de froideur et d’ennui[391].
Timée avait assez généralement, au temps de Polybe, la réputation d’être le premier des historiens[392]. Rien ne montre mieux que ce fait la décadence profonde de l’histoire au iiie siècle et l’importance de la révolution tentée par Polybe lui-même au siècle suivant.
III
Si la « connaissance des lieux », selon le mot de Polybe, est indispensable à l’historien, la géographie est comme une annexe de l’histoire, et il convient d’étudier les géographes à côté des historiens.
La période qui nous occupe en ce moment a été pour la géographie grecque un âge de développement et de progrès. Les conquêtes d’Alexandre ouvraient à la Grèce des horizons inconnus. Le commerce prit une extension considérable. Une vive curiosité s’empara des esprits. On décrivit ces pays nouveaux ; on relit l’étude méthodique de l’ancienne Grèce. En même temps, les progrès des sciences exactes conduisaient certaines intelligences à se former une idée plus juste de la Terre prise dans son ensemble. L’étude de la Terre sous ses deux formes essentielles — géographie descriptive et géographie mathématique, — produit alors toute une bibliothèque. Mais la plupart des écrits de cette sorte ne nous sont aujourd’hui connus qu’indirectement, par les témoignages des écrivains postérieurs, et les plus importants d’ailleurs devaient leur intérêt moins à l’art qu’au fond des choses. Double raison de ne pas nous arrêter à d’inutiles catalogues et de signaler seulement quelques noms célèbres[393].
Le premier est Néarque, l’amiral d’Alexandre, chargé par lui d’explorer le cours de l’Indus, et qui, ayant descendu ce fleuve jusqu’à la mer, ramena sa flotte le long des côtes de l’océan Indien jusqu’à l’Euphrate[394]. Il avait raconté son voyage d’exploration (son « périple »), dans un ouvrage spécial qui n’était pas seulement un journal de route, mais qui contenait aussi de nombreuses informations sur les choses de l’Inde. Il y rapportait avec sincérité et non sans critique, semble-t-il, à la fois ce qu’il avait vu lui-même et ce qu’il avait appris par ouï-dire. Il paraît avoir vu des Brahmanes[395] ; mais il se bornait à répéter ce que les Indiens lui avaient dit sur leurs tigres[396] et leurs serpents[397] ; en revanche, il avait rencontré des baleines et décrivait leurs jeux terrifiants[398]. Au point de vue géographique, il est certain que son livre apportait aux Grecs des renseignements d’une grande nouveauté et d’une grande valeur sur les pays dont il avait longé les côtes et sur l’océan qu’il avait parcouru. Les fragments qui nous en restent ne nous permettent pas d’en juger le mérite littéraire[399].
Au même groupe appartient Mégasthène, qu’on range souvent parmi les historiens d’Alexandre, mais qui a plus de titre, semble-t-il, à être compté parmi les représentants de la géographie descriptive[400]. Mégasthène était au service de Séleucus Nicator et fut chargé de plusieurs missions auprès du roi indien Sandracotta. Il eut donc l’occasion de voir l’Inde de plus près et plus complètement que ses predécesseurs. Son ouvrage, intitulé Ἰνδιϰά, comprenait au moins trois livres, peut-être quatre[401]. On ne peut que faire des conjectures sur l’ordre suivi par Mégasthène. Mais ce qu’on voit sans peine dans ses fragments, c’est la variété de son information, qui portait à la fois sur la géographie physique, sur l’histoire naturelle, sur les mœurs, sur la géographie politique, sur l’histoire et sur la légende. Il avait beaucoup vu et beaucoup interrogé. L’étendue de ses recherches a fait de son livre le point de départ de tous ceux que les anciens ont composés dans la suite sur le même sujet : il servit de modèle à Diodore, à Strabon, à Arrien. Avait-il montré autant de critique que de curiosité ? Ératosthène l’accusait de mensonge, et Strabon répète ce jugement avec complaisance[402]. Mais ces condamnations sommaires sont injustes. Mégasthène paraît avoir rapporté fidèlement ce qu’il avait vu de ses yeux et ce que les Indiens lui avaient raconté. Ne lui demandons pas une critique dont son temps était incapable. Il a été sincère autant que curieux : c’est le seul mérite qu’on fut en droit d’exiger de lui. Quant à son talent d’écrivain, nous ne le connaissons pas.
À peu près vers le même temps que Mégasthène, vivait Pythéas, de Marseille, qui parcourut deux fois, probablement sur des vaisseaux phéniciens, les côtes de l’Atlantique depuis Gadès jusqu’aux îles Britanniques[403]. Il avait consigné le résultat de ses explorations dans un ouvrage intitulé Περὶ Ὠϰεανοῦ. Polybe et Strabon lui sont peu favorables. Mais cette divergence vient surtout d’une différence de point de vue. Pythéas n’était pas seulement un voyageur, un peintre de mœurs et de pays : c’était un mathématicien qui savait se servir du gnomon ; ses déterminations de latitude avaient une valeur positive que des erreurs de détail ne sauraient affaiblir. Polybe et Strabon, mieux informés sur nombre de détails, sont plutôt des politiques et des philosophes que des savants : en somme, c’est souvent Pythéas qui avait raison contre eux sur l’essentiel[404]. Mais rien ne prouve qu’il fût un écrivain.
À côté de ces explorateurs qui décrivent des pays nouveaux, voici maintenant un marin qui fait le relevé des ports et la description des escales de la Méditerranée, Timosthène, amiral de Ptolémée Philadelphe, dont Ératosthène a utilisé les travaux[405] ; — un péripatéticien, le philosophe Dicéarque, géomètre autant que philosophe, auteur d’un travail intitulé Καταμετρήσεις τῶν ἐν Πελοποννήσῳ ὀρῶν[406] ; — un autre péripatéticien, Agatharchos de Cnide, qui vivait dans la première moitié du second siècle, et qui avait composé, outre un écrit spécial Sur la mer Rouge, un grand ouvrage en 59 livres Sur l’Europe et sur l’Asie, travail à la fois historique et géographique, suivi de près par Diodore dans ses descriptions de l’Égypte et de l’Éthiopie, vaste et savante composition, dont Photius vante le style original, soigné sans pédantisme et sans affectation[407].
Voici maintenant le groupe des périégètes, c’est-à-dire des guides, des explicateurs, qui s’attachent à faciliter la connaissance des pays helléniques aux voyageurs de plus en plus nombreux attirés dans les villes célèbres par leurs affaires ou par la curiosité[408]. Ces périégètes furent nombreux et de valeur inégale. Aux descriptions topographiques ou archéologiques, ils joignaient des légendes locales, des anecdotes, des détails de mœurs ; ils racontaient l’origine des monuments et des sanctuaires ; ils savaient le nom des artistes qui avaient bâti les temples ou enrichi les villes de statues et de tableaux. Toute cette science était souvent de très médiocre aloi ; la frivolité de leur bavardage est tournée en ridicule par Lucien. Littérairement, ils ne valaient guère mieux. Dans la foule de ces compilateurs sans critique et sans talent, quelques-uns cependant ont eu du mérite et sont devenus justement célèbres. L’un des principaux fut Polémon, né vers la fin du iiie siècle dans un bourg de la nouvelle Ilion, et qui fit de nombreux voyages dans tout le monde grec[409]. Il reçut le droit de cité ou la proxénie dans un certain nombre de villes dont il avait décrit les merveilles. Ses ouvrages étaient fort nombreux. Les uns étaient proprement descriptifs : par exemple ses livres Sur l’Acropole d’Athènes, Sur la Voie sacrée, Sur le Portique de Sicyone, Sur les trésors de Delphes, Sur les Péplos de Carthage, et sa Périégèse d’Ilion. D’autres racontaient les origines (Κτίσεις) des villes de la Phocide, des villes du Pont, des villes siciliennes et italiennes. D’autres encore étaient des écrits de polémique ou il relavait des erreurs réelles ou prétendues d’Ératosthène, de Timée, de Néanthès, etc. D’autres enfin, fort nombreux encore, étaient des mémoires archéologiques, critiques, littéraires, sur une foule de points de détail : il avait étudié notamment les poètes comiques et les auteurs de parodies. Strabon et Plutarque, qui se sont beaucoup servis de ses ouvrages, vantent sa curiosité infatigable[410]. Athénée la cite sans cesse. En somme, Polémon semble avoir eu quelques-unes des qualités essentielles de l’érudit.
À côté de Polémon, il faut encore mentionner Skymnos de Chios, qui vivait au commencement du second siècle, et dont la Περιήγησις paraît avoir été une description de tout le monde connu des anciens[411].
Le plus grand de tous les géographes de ce temps est à coup sûr Ératosthène, le véritable fondateur et le maître de la géographie scientifique dans l’antiquité[412].
Ératosthène naquit a Cyrène dans le premier quart du iiie siècle[413]. Il fut à Alexandrie l’élève de Callimaque, puis se rendit à Athènes pour étudier la philosophie. Il y entendit peut-être Zénon de Cittion ; en tout cas, il connut le stoïcien Ariston et l’académicien Arcésilas, qu’il vantait fort tous deux[414]. Cette impartialité montre assez qu’Ératosthène n’était l’homme d’aucune secte : il combattit même Ariston dans un de ses écrits sans cesser d’avoir du goût pour le stoïcisme. Après un long séjour à Athènes, il fut, vers l’âge de quarante ans, rappelé par Ptolémée Évergète à Alexandrie, pour y diriger la célèbre Bibliothèque après la mort de Callimaque. Il passa dans ces fonctions de bibliothécaire toute la fin de sa vie, qui s’étendit jusqu’aux premières années du second siècle[415].
Ératosthène fut un homme universel, à la fois géomètre, géographe, chronographe, philosophe, philologue et même poète. Ses ennemis raillaient cette universalité, ordinairement inséparable d’une certaine médiocrité : ils l’appelaient pentathle, parce que les athlètes qui s’exerçaient à ce genre de combat n’étaient les premiers dans aucune spécialité ; ou encore ils le désignaient par la seconde lettre de l’alphabet (Β), qui exprime en grec le chiffre 2. Ces railleries, d’ailleurs inoffensives, avaient peut-être quelque justesse quand elles s’appliquaient à ses productions poétiques ou philosophiques. Ses petites épopées intitulées Hermès et Anterinnys (récit du meurtre d’Hésiode et de la punition qui frappa ses meurtriers), son élégie d’Érigone (relative sans doute à la culture de la vigne, enseignée par Dionysos au père d’Érigone), n’étaient selon toute apparence que les œuvres d’un versificateur de talent, et rien de plus[416]. On admettra volontiers aussi qu’il ne s’élevait pas au-dessus d’une honnête moyenne dans ses Dialogues philosophiques, dans son ouvrage sur les Sectes des philosophes (d’ailleurs inconnu), dans son traité Sur les Biens et les Maux, et dans quelques autres ouvrages de polémique dont le caractère est incertain[417]. Mais son traité Sur la Comédie ancienne, en 12 livres, paraît avoir été une œuvre considérable par la pénétration autant que par le savoir[418]. Et surtout, en matière de géographie mathématique et de chronographie, il est impossible de ne pas le considérer comme un savant de premier ordre.
Sa Géographie (Γεωγραφιϰά) en 3 livres, s’ouvrait, semble-t-il, par une revue des systèmes géographiques antérieurs. Cet examen critique remplissait sans doute le premier livre. Strabon nous a conservé quelques-uns de ses jugements sur l’autorité historique d’Homère. Ces jugements, que lui-même combat, sont des plus remarquables. Ératosthène disait que, dans Homère, il ne fallait pas chercher des faits ; il ajoutait spirituellement qu’avant de retrouver le chemin suivi par Ulysse, il fallait retrouver le corroyeur qui avait cousu l’outre d’Éole. Strabon, après Polybe, était choqué de ce langage, qui montre pourtant chez Ératosthène un sens critique d’autant plus admirable qu’il est plus rare dans l’antiquité. — Dans le second livre, il exposait ses vues sur la forme générale de la Terre, qu’il considérait comme sphérique, sur l’étendue de la partie habitée (ἡ οἰϰουμένη), sur les latitudes et les longitudes, sur la situation relative des pays, sur les phénomènes constatés par les explorateurs. On voit, par divers passages de Polybe et de Strabon[419], qu’il s’attachait de préférence aux mesures géométriques, aux observations astronomiques ; qu’il acceptait, par exemple, les idées de Pythéas sur la latitude de Marseille et les théories de Dicéarque sur la configuration du Péloponnèse : en quoi il faisait preuve encore de plus d’esprit scientifique que Polybe lui-même et que Strabon. — Enfin, dans le troisième livre, il donnait un aperçu de la géographie politique de son temps. — Le tout était accompagné d’une carte géographique. On sait qu’Anaximandre passait pour avoir eu le premier, en Grèce, l’idée de dresser une carte de la terre : celle d’Ératosthène devait permettre de mesurer facilement d’un coup d’œil l’immensité des progrès accomplis depuis le vie siècle.
Ses recherches sur la chronographie (Περὶ Χρονογραφιῶν), n’étaient pas moins remarquables que les précédentes, à la fois par l’étendue des informations et par la fermeté hardie de la critique. C’est Ératosthène qui semble avoir dit nettement pour la première fois que l’âge historique commençait avec les Olympiades, et que les âges précédents étaient ou totalement inconnus ou mythiques[420]. Il avait essayé cependant de porter quelque lumière dans ces demi-ténèbres du mythe. Il avait interrogé les documents égyptiens[421]. Il avait déployé, dans l’appréciation des dates relatives à Homère et à Hésiode, une critique très ingénieuse et très fine[422].
Son système chronologique, qui va de la guerre de Troie à son temps, était devenu classique dans l’antiquité, et l’est resté jusqu’à nos jours[423]. Chemin faisant, d’ailleurs, il éclaircissait une foule de problèmes particuliers, et son livre abondait en informations de détail, aussi bien sur l’histoire littéraire que sur l’histoire politique[424]. La hardiesse de sa critique allait parfois jusqu’à effrayer, parmi ses successeurs, de bons esprits comme Arrien[425] : elle ne nous semble, en général, que judicieuse et ferme[426].
Sur le mérite littéraire des écrits d’Ératosthène, nous ne savons à peu près rien. Nous pouvons tout au plus conjecturer, d’après les passages cités plus haut sur Homère, qu’il ne manquait ni de verve ni de finesse. Mais ce qu’on peut affirmer avec certitude, c’est qu’il a été, avant Hipparque, l’un des plus illustres représentants de la science alexandrine[427].
IV
L’histoire des œuvres de l’esprit humain (philosophie, lettres, beaux-arts) est encore comme une annexe de l’histoire proprement dite, et une annexe qui se construit dans la période alexandrine. C’est dans l’école d’Aristote surtout que la curiosité pour les faits de cet ordre semble avoir été d’abord ressentie.
Rappeler, au début de chaque nouvelle étude, les opinions de ses prédécesseurs, était une pratique constante d’Aristote. Son disciple Théophraste en vint à former des ouvrages distincts avec le recueil des « opinions » (δόξαι) émises par les philosophes sur tel ou tel sujet : il fut le premier des doxographes. La curiosité des péripatéticiens ne se bornait pas d’ailleurs aux opinions philosophiques : en toute matière, ils étaient avides de faits. À côté d’eux, des académiciens aussi, ou des curieux qui n’étaient d’aucune secte, se mirent à écrire sur les poètes, sur les orateurs, sur les artistes, sur les genres littéraires aussi bien que sur les philosophes et sur la succession des doctrines. Toute cette production, jadis considérable, nous est aujourd’hui fort mal connue. De sa valeur littéraire, nous ne savons absolument rien. Bornons-nous donc aux grandes lignes.
Voici d’abord, dès la première génération péripatéticienne, Aristoxène de Tarente, qui passait pour avoir inauguré le genre des biographies de philosophes et de poètes (βίοι ἀνδρῶν) et qui avait aussi composé un ouvrage Sur les poètes tragiques[428] : — puis Héraclide, né à Héraclée du Pont, qui avait abordé à la fois, outre la philosophie proprement dite dans de nombreux traités, l’histoire de la philosophie dans un écrit Sur les Pythagoriciens, l’histoire littéraire dans des ouvrages Sur l’âge d’Homère et d’Hésiode, Sur Archiloque et Homère, l’histoire de la musique dans son livre Sur certains caractères d’Euripide et de Sophocle[429] ; — et en même temps son compatriote et contemporain Chaméléon, auteur d’écrits souvent cités sur Homère, Hésiode, Stésichore, Sappho, Anacréon, Lasos, Pindare, Simonide, Thespis, Eschyle, sur le drame satyrique, sur l’ancienne comédie[430].
Pendant tout le iiie siècle, ces études sont à la mode ; elles se multiplient d’une manière extraordinaire. Les vies des philosophes, des poètes, des musiciens, des orateurs, sont racontées dans des ouvrages spéciaux par des historiens de profession, comme Ctésibios de Chalcis, Idoménée de Lampsaque, Douris de Samos, Istros, Sosibios, Néanthès, aussi bien que par des grammairiens, comme Hermippos de Smyrne, ou des philosophes, comme le péripatéticien Satyros. Ces deux derniers, en particulier, ont fourni de nombreux renseignements, sur les orateurs et les philosophes, aux biographes qui les ont suivis[431]. Il serait aussi fastidieux qu’inutile d’énumérer toutes ces œuvres dont nous ne savons guère que les titres. Il y a cependant deux noms qui, vers le milieu et la fin de cette période, se détachent entre les autres par certains traits originaux et réclament une attention particulière : ce sont ceux d’Antigone de Caryste et de Sotion.
Antigone, né à Caryste, en Eubée, dans le premier quart du iiie siècle, fut, à Érétrie, l’élève du philosophe Ménédème ; puis il vint à Athènes, où il vécut parmi les philosophes et les artistes. Il devait avoir une cinquantaine d’années lorsque sa réputation fit désirer à Attale I, roi de Pergame, de l’attirer dans sa capitale. Antigone de Caryste y vécut sans doute jusqu’à sa mort[432].
Nous avons sous son nom un Recueil d’Histoires merveilleuses Ἱστοριῶν παραδόξων συναγωγή), qui est une assez misérable compilation, sans originalité et sans critique ; si elle est vraiment d’Antigone de Caryste, elle n’ajoute rien à sa gloire. Il est au contraire fort regrettable que nous ne puissions plus lire ses Vies des philosophes (Polémon, Crantor, Cratès, Arcésilas, Pyrrhon, Timon, Zénon, etc.), non plus que ses études sur les artistes. Diogène Laërce cite souvent ses Vies des philosophes : on voit que les souvenirs personnels y tenaient une grande place ; c’était, semble-t-il, une histoire anecdotique et vivante qui devait offrir un vif intérêt. Dans ses écrits sur les artistes, dont les titres exacts ne nous sont pas connus, il discutait l’attribution de certaines œuvres, exposait la liaison des écoles et devait donner beaucoup d’informations précieuses dont nous n’avons qu’un faible écho dans les écrivains postérieurs, notamment dans Pline l’ancien[433].
Quant à Sotion, qui semble avoir vécu à Alexandrie vers le début du iie siècle, il était l’auteur d'un écrit célèbre, en treize livres, sur la Succession des philosophes (Διαδοχὴ τῶν φιλοσόφων), c'est-à-dire sur la filiation des écoles et des doctrines[434]. On y trouvait de nombreux renseignements sur la biographie des philosophes, sur les principaux traits de leurs systèmes, sur leurs « apophthegmes ». Diogène Laërce lui a beaucoup emprunté. L'ouvrage de Sotion, outre sa valeur intrinsèque, eut le mérite de susciter toute une série d’ouvrages analogues, dont nous savons malheureusement fort peu de chose[435].
V
Cet esprit de curiosité érudite, qui a multiplié, après Alexandre, les recherches historiques de toute sorte, s’est fait sentir avec non moins de force dans un autre domaine jusque-là peu cultivé, mais que les circonstances mettent alors fort en vue, — le domaine grammatical et philologique.
Avant l’hégémonie macédonienne, les Grecs avaient été plus artistes et créateurs en littérature que théoriciens et savants. Déjà, pourtant, ils avaient commencé à réfléchir sur la langue dont ils se servaient et sur les œuvres qu’ils lisaient. Les premières études grammaticales remontent à Prodicos et aux plus anciens sophistes. Platon et Aristote avaient aussi touché par occasion à ces problèmes. On sait l’attention que leur donnèrent les stoïciens. La lecture assidue d’Homère et des vieux poètes lyriques ou gnomiques, qui formait le fond de l’éducation littéraire à Athènes, avait fait naître une sorte de philologie rudimentaire et instinctive. On peut dire, en un sens, que la philologie avait commencé avec la rédaction des poèmes homériques. Elle s’était créé peu à peu une sorte de tradition et des règles par l’étude de plus en plus constante de ces antiques chefs-d’œuvre. Au temps d’Isocrate, il y avait des sophistes qui faisaient profession d’expliquer et de commenter Homère[436]. Les « problèmes » et « questions homériques » étaient un genre de recherches fort à la mode dans les écoles de philosophes au temps d’Aristote et de ses premiers successeurs. Il y avait donc en Grèce, à la fin du ive siècle, bien des ébauches déjà de science grammaticale et philologique.
Les conditions nouvelles de la vie littéraire les développèrent infiniment. La fondation de la bibliothèque d’Alexandrie fut, dans cet ordre d’idées, un évènement capital. On eut alors, pour la première fois, dans un même lieu, une collection immense des œuvres écrites par des Grecs depuis l’origine de la race. Dans le choix même des achats à faire, il fallait se décider par des raisons philologiques entre plusieurs rédactions différentes et de valeur inégale ; il fallait apprendre à distinguer méthodiquement les bonnes éditions des mauvaises, et surtout il fallait déjouer les faussaires, rendus audacieux par l’espoir du gain. Il fallait ensuite mettre de l’ordre dans ces richesses, classer les œuvres, vérifier les attributions, dresser des catalogues, des tables chronologiques, des notices biographiques et historiques de toute sorte. Il fallut surtout rendre ces richesses, une fois réunies, de plus en plus accessibles à la foule des curieux et des lettres, par de nouvelles éditions aussi correctes que possible, par des commentaires, par un immense travail d’exégèse grammaticale et historique ; travail d’autant plus nécessaire que cette littérature appartenait à un passé de jour en jour plus lointain, et que la masse des lecteurs se trouvait moins préparée d’avance à l’aborder de plain-pied. Après la bibliothèque d’Alexandrie, on vit naître et grandir la bibliothèque de Pergame, presque aussi considérable, sans parler des collections secondaires qui se formèrent en divers endroits à l’imitation de celles-là. Ainsi, de tous côtés, les matériaux du travail philologique s'accumulaient, rendant ce travail à la fois plus facile et plus indispensable.
Les hommes ne manquèrent pas à cette tâche nouvelle. Ce furent tout d’abord les bibliothécaires mêmes placés par les rois d’Égypte et de Pergame à la tête de ces dépôts ; ensuite, à leur exemple, la foule de leurs disciples et de leurs imitateurs. La série des bibliothécaires alexandrins au iiie et au iie siècle est remarquable : elle ne comprend que des hommes d’un grand mérite ; Zénodote, Callimaque, Ératosthène, Apollonios de Rhodes, Aristophane de Byzance, Aristarque[437]. Au temps d’Aristarque, la bibliothèque de Pergame avait à sa tête Cratès de Mallos, le rival d’Aristarque en réputation. Tous furent des travailleurs infatigables. Leurs écrits se comptaient par centaines. Il n’en reste que des débris, venus jusqu’à nous par l’intermédiaire des scoliastes et des grammairiens postérieurs. Sans attribuer à ces érudits une valeur littéraire à laquelle eux-mêmes sans doute ne prétendaient pas, essayons de rappeler brièvement ce qu’ils ont fait et de caractériser leur méthode.
Zénodote, d’Éphèse, fut l’élève de Philetas de Cos[438]. Comme son maître, il associait à la pratique de la poésie l’étude théorique et savante de la langue[439]. Son œuvre de poète est oubliée ; son œuvre de grammairien l’a rendu célèbre. Ptolémée I Soter lui confia l’éducation de ses enfants. L’aîné de ceux-ci, Philadelphe, devenu roi à son tour (vers 285), chargea son maître Zénodote de diriger la grande bibliothèque dont Ptolémée Soter avait commencé sans doute la formation, mais qui fut surtout l’œuvre de Philadelphe. Zénodote s’entoura de collaborateurs dont quelques-uns sont inconnus, par exemple les poètes Alexandrie d’Étolie et Lycophron. Ceux-ci eurent dans leur « département » les poètes tragiques et les poètes comiques ; Zénodote se réserva les poètes épiques et lyriques[440]. Il s’occupa, dit-on, de les classer ; ajoutons qu’il dut sans doute en acheter beaucoup et faire le catalogue de ses collections. — Comme philologue, il est d’abord l’auteur d’une sorte de lexique des « mots rares » ou γλῶσσαι qu’on trouvait dans Homère[441] : c’était un travail qui devait ressembler à ceux de son maître Philétas. Sa véritable originalité n’est pas là : elle est dans sa célèbre édition de l’Iliade et de l’Odyssée. Zénodote est le premier en date des diorthotes alexandrins[442], c’est-à-dire des éditeurs savants et critiques, qui, au lieu de reproduire servilement le premier texte venu de leur auteur, se sont donné pour tâche d’en comparer les versions différentes et d’en faire sortir un texte aussi pur que possible. Par là, Zénodote est l’ancêtre vénérable de tous les éditeurs modernes. Dans sa récension des poèmes homériques, il avait signalé les interpolations et corrigé les fautes. Par malheur, il s’était attaqué, pour son coup d’essai, au texte dont la critique était de beaucoup la plus difficile, à cause de l’antiquité de la langue et du caractère particulièrement flottant de la tradition. Ses successeurs, et surtout Aristarque, l’ont très souvent combattu. Il était impossible en effet qu’il n’eût pas commis de nombreuses erreurs. Autant que nous en pouvons juger aujourd’hui à travers les citations des critiques, il semble que son défaut principal fut d’avoir trop souvent prononcé des jugements arbitraires, fondés sur son goût personnel plus que sur une intelligence assez historique et assez profonde de cette poésie déjà si lointaine[443]. Mais c’était là un inconvénient inévitable à cette date, et même, s’il faut l’avouer, un défaut auquel ses plus célèbres successeurs sont loin d’avoir toujours échappé. D’ailleurs le problème que se posèrent les éditeurs alexandrins était probablement insoluble. Leur prétention était de retrouver le texte authentique d’Homère. Le problème serait difficile, mais non insoluble, s’il était vrai qu’il eût jamais existé un texte authentique d’Homère. Mais si ce texte n’a pas existé, à quoi pouvaient aboutir les efforts des chercheurs les plus savants ? Le malicieux Timon, l’auteur des Silles, un jour qu’on lui demandait quelle édition d’Homère il fallait lire, répondit que le mieux était de tâcher de trouver un vieux texte qui n’eût pas encore subi les retouches des « diorthotes »[444]. Il avait peut-être raison.
Callimaque d’Éphèse, qui paraît avoir été le successeur de Zénodote, est surtout célèbre comme poète. Nous le retrouverons à ce titre au chapitre suivant. Bornons-nous à dire ici que son rôle, comme bibliothécaire, fut considérable[445]. Il avait rédigé (ou fait rédiger sous ses yeux par des collaborateurs) une immense publication en 120 livres, intitulée ; Tableaux des écrivains illustres et de leurs œuvres (Πίναϰες τῶ ἐν πάσῃ παιδείᾳ διαλαμψάντων ϰαὶ ὦν συνέγραψαν). C’était une bibliographie raisonnée, à la fois biographique, historique et critique, où tous les ouvrages de la bibliothèque, classés par genres et par ordre de dates, étaient énumérés et catalogués. Cet admirable répertoire était une mine d’informations de toute sorte sur la vie des écrivains et sur l’histoire littéraire, en même temps que sur la bibliographie proprement dite. On y trouvait, par exemple, avec un résumé des didascalies dramatiques, des indications sur le nombre des vers, des lignes ou stiques de chaque ouvrage[446]. Rien de pareil n’avait jamais été fait sur l’ensemble de la littérature grecque. Mais Callimaque ne s’en était pas tenu là : Suidas, dans sa notice, énumère encore une assez longue liste d’écrits dont Callimaque était l’auteur sur des questions particulières de philologie.
Nous avons déjà parlé d’Ératosthène et de son traité sur la Comédie ancienne. Quant à Apollonios de Rhodes, il semble avoir consacré toute son activité à la poésie : ce n’est donc pas le lieu de l’étudier. Restent trois noms, qui sont des plus grands dans cet ordre de science.
Aristophane de Byzance est le premier en date[447]. Né vers le milieu du iiie siècle en Macédoine, il était fils d’un officier de fortune que les hasards de la vie amenèrent à Alexandrie. Il y fut l’élève de Callimaque, peut-être de Zénodote[448] ; il y connut Ératosthène. Sa réputation de savant le fit choisir par Ptolémée Épiphane comme bibliothécaire, quand la place devint vacante par la mort d’Apollonios. Aristophane avait soixante-deux ans. Le roi Eumène de Pergame voulut l’attirer chez lui. Ptolémée, pour garder son bibliothécaire, le fit emprisonner et ne lui rendit la liberté qu’après avoir pris ses garanties. Ainsi disputé par deux rois, le glorieux bibliothécaire vécut encore une quinzaine d’années. — Cette grande réputation était fondée sur des travaux exclusivement philologiques[449]. Aristophane de Byzance fut grammairien, lexicographe, bibliographe, éditeur de textes, et il le fut avec une supériorité de méthode et de savoir qui le met au premier rang[450]. En grammaire, il est le fondateur de la théorie de l’analogie, c’est-à-dire de la régularité rationnelle, par laquelle il essayait d’expliquer la déclinaison grecque[451] : c’était une tentative pour faire pénétrer un peu de lumière dans le chaos de l’usage ; tentative évidemment prématurée et souvent fautive, mais qui dénote une force d’esprit remarquable. C’est lui aussi qui avait rendu plus général et plus régulier l’emploi des signes d’accentuation[452]. En lexicographie, il avait accumulé d’immenses recherches sur le sens précis des mots dans les divers dialectes (Ἀττιϰαὶ λέξεις, Λαϰωνιϰαὶ γλῶσσαι), sur les proverbes (Περὶ παροιμιῶν, en 6 livres), sur certains passages obscurs des poètes[453], et même, chose plus délicate et plus fine, sur les changements récents de la langue grecque (Περὶ τῶν ὑποπτευομένων μὴ εἰρῆσθαι τοῖς παλαιοῖς). En bibliographie, il avait apporté des additions et des corrections aux Tableaux de Callimaque[454]. Comme éditeur, enfin, il donna des éditions nouvelles non seulement d’Homère, mais aussi d’Hésiode, des principaux poètes lyriques (Alcée, Anacréon, Pindare), des grands poètes tragiques et comiques, et même de certains prosateurs, comme Platon. Ces éditions étaient remarquables par l’esprit critique[455], par le savoir, par d’ingénieux efforts pour rendre plus facilement accessible au lecteur le résultat de ses recherches et l’intelligence du texte. C’est ainsi qu’il avait composé des arguments (ὑποθέσεις) pour les pièces de théâtre, qu’il avait groupé les dialogues platoniciens en trilogies, et surtout qu’il avait créé ou perfectionné tout un système de signes critiques (obèle, sigma, antisigma, etc.) qui lui permettaient, sans perte de temps ni de place, de signaler rapidement au lecteur les passages qui lui semblaient interpolés, ou notables par quelque raison. Il avait également imaginé de séparer, dans les œuvres lyriques, les différentes parties de la strophe (cola, vers, périodes), qu’on écrivait auparavant sans alinéa, comme de la prose[456]. Ajoutons enfin que, par le choix qu’il avait fait de certains poètes de préférence aux autres, il avait commencé d’établir ce canon des « classiques » qui fut surtout son œuvre et celle d’Aristarque[457], et qui n’a cessé de prévaloir.
Aristarque fut le plus célèbre des disciples d’Aristophane de Byzance et son successeur comme bibliothécaire[458]. Né à Samothrace vers 215, il vint, comme tant d’autres, à Alexandrie, où Ptolémée Philométor (181-146) lui confia l’éducation de ses enfants. À la mort d’Aristophane de Byzance (vers 180), il fut nommé bibliothécaire. Il mourut à soixante-douze ans (vers 143). — Comme Aristophane de Byzance, il avait défendu, en grammaire, la théorie de l’analogie. Mais son activité se porta de préférence vers la publication et le commentaire des poètes classiques. On lui devait des éditions d’Homère, d’Hésiode, d’Alcée, de Pindare, de certaines parties d’Eschyle, et d’innombrables commentaires exégétiques (huit cents, selon Suidas) qui touchaient à presque toute la poésie classique.
Le nom d’Aristarque éveille aussitôt l’idée d’un goût sûr, fondé sur une science profonde de la langue grecque. Son principal titre de gloire était dans ses deux éditions d’Homère et dans les commentaires dont il les accompagna. Les scholies du manuscrit de Venise nous ont transmis de nombreux vestiges de sa doctrine, que nous pouvons encore apprécier dans une certaine mesure. Il semble bien qu’en effet il ait eu à peu près toute la science grammaticale et toute la sûreté de goût qu’on pouvait avoir de son temps. Il comprend qu’il ne faut chercher dans Homère ni arrière-pensées ni symboles, comme faisaient les stoïciens. Il l’entend au sens direct et naïf, l’explique par lui-même, et connaît à merveille les textes. Mais cela ne veut pas dire qu’il satisfasse entièrement la science moderne, qui lui trouve souvent le goût timide et l’esprit un peu étroit[459]. C’était, par exemple, une étrange idée que de faire d’Homère un Athénien[460]. Aristarque avait bien vu qu’il y avait de certains rapports entre le génie d’Athènes et celui des poèmes homériques, mais ni le sens de l’histoire ni le goût ne l’avaient averti de la mesure très restreinte où la chose était vraie. C’est qu’Aristarque, en effet, comme tous ses contemporains, fait mal la différence des temps. En outre, il est plutôt un « humaniste » qu’un érudit : il est assez peu curieux de l’histoire. Dans son commentaire sur Pindare, en particulier, cette insuffisance a été relevée par Bœckh avec vivacité[461]. Quoi qu’il en soit de ces réserves (et de celles que nous avons exprimées plus haut sur la possibilité de donner un bon texte d’Homère), l’autorité d’Aristarque fut triomphante dans l’antiquité, et l’Homère que nous lisons aujourd’hui est probablement en grande partie l’Homère d’Aristarque[462]. De nombreux disciples continuèrent sa doctrine et défendirent sa gloire[463], si bien que son nom même est devenu comme synonyme de critique presque impeccable[464].
Le dernier des grands critiques de ce temps est Cratès, de Mallos (en Cilicie), contemporain d’Aristarque et parfois son adversaire[465]. Cratès de Mallos fut attiré à Pergame par Attale II, qui l’envoya à Rome comme ambassadeur[466] (en 168). C’était un stoïcien, que sa philosophie même conduisit aux études grammaticales. Après Chrysippe, il défendit la théorie de l’anomalie, c’est-à-dire de l’irrégularité grammaticale, combattue par Aristarque au nom de l’analogie. Son traité Sur le dialecte attique, en cinq livres au moins, ne nous est connu que de nom[467]. Il avait publié des commentaires sur l’Iliade et l’Odyssée, sur la Théogonie d’Hésiode, sur d’autres poètes encore. Son point de vue paraît avoir été fort différent de celui d’Aristarque et de son école. Il semble avoir été géographe et savant autant que philologue, et, dans les matières de philologie proprement dite, avoir porté le même goût des faits en défendant l’anomalie, c’est-à-dire la liberté de la poésie et la diversité vivante des dialectes. De plus, en sa qualité de stoïcien, il restait fidèle à l’habitude de chercher dans les œuvres littéraires des allégories. Peut-être fut-il un des auteurs des Πίναϰες (tableaux ou catalogues) de la bibliothèque de Pergame[468], et contribua-t-il à fixer, pour les orateurs attiques, le canon classique, qui semble venir de Pergame plutôt que d’Alexandrie[469]. Cratès de Mallos, en somme, est mal connu. Ajoutons qu’il passe pour avoir été le maître de Panætios[470] : ceci, comme le fait de son ambassade à Rome, nous avertit que nous sommes arrivés aux confins d’une nouvelle période, caractérisée par des relations de plus en plus fréquentes avec l’Occident.
VI
Tous ces critiques et ces érudits nous acheminent naturellement vers la littérature technique et savante, très abondante dans le monde alexandrin. Le iie siècle, en effet, a été un âge d’investigation en tous sens, de progrès, de découvertes parfois considérables. En mathématiques, en physique, en histoire naturelle, en médecine, il a produit une riche moisson d’écrits. Nous ne pouvons guère pourtant nous y arrêter. Non seulement la plupart de ces ouvrages ont péri, mais l’importance même de ceux qui subsistent est toute scientifique ; ils appartiennent à l’histoire des sciences, non à celle de la littérature. Nous sommes donc obligés de nous en tenir à quelques noms seulement, choisis parmi les plus grands ou les plus significatifs[471].
Mettons d’abord à part un disciple d’Aristote, Aristoxène, qui est un des premiers en date, et dont les études sont un peu en dehors du cadre des sciences qui viennent d’être énumérées : il s’est occupé surtout, en effet, de théorie rythmique et musicale[472]. Aristoxène, né à Tarente d’une famille de musiciens, se livra d’abord à l’étude pratique de la musique. Son père, Spintharos, était un musicien célèbre. Le jeune Aristoxène fut son élève, puis celui de plusieurs autres maîtres renommés. La philosophie ne tarda pas à l’attirer également. Il connut d’abord, semble-t-il, des Pythagoriciens. Mais il vint, ensuite à Athènes, au temps où Aristote y enseignait. Il s’attacha aussitôt à ce maître incomparable. On raconte que la réputation d’Aristoxène dans l’école fut assez grande pour qu’il pût espérer de devenir scolarque à son tour : mais ce fut Théophraste qui l’emporta, et Aristoxène, dit-on, s’en montra blessé. Quoi qu’il en soit de ces historiettes, ce fut un esprit vigoureux et original. Il avait laissé de nombreux écrits (453, selon Suidas), qui se rapportaient aux sujets les plus variés. Aristoxène fut un des premiers, après Aristote, à donner l’exemple d’un savoir encyclopédique et d’une curiosité insatiable en tous sens. Ses ouvrages philosophiques eux-mêmes avaient un caractère historique et érudit très marqué : c’étaient des traités sur les lois (Νόμοι παιδευτιϰοί, Νόμοι πολιτιϰοί) et un recueil de Sentences Pythagoriciennes[473]. Puis il avait composé, suivant une mode alors naissante, plusieurs volumes de Souvenirs ou de Mélanges, dont les plus célèbres étaient des Propos de table (Σύμμιϰτα συμποτιϰά). Il fut le premier, nous l’avons vu, ou l’un des premiers, à écrire l’histoire des philosophes et des écrivains. Ses Vies des hommes illustres (Βίοι ἀνδρῶν), consacrées à Pythagore, à Archytas, à Socrate, à Platon, au poète dithyrambique Télestès, à d’autres encore que nous ne savons plus, — puis ses écrits Sur les poètes tragiques et Sur les joueurs de flûte, ont été un modèle souvent imité, en même temps qu’une source féconde de renseignements pour la postérité. Ces ouvrages d’Aristoxène étaient encore classiques au temps de Plutarque[474], et même au temps de saint Jérôme[475]. Mais c’est surtout comme théoricien de la musique qu’Aristoxène fut une autorité de premier ordre. On l’appelait ὁ μουσιϰός. Il avait composé, sur cette matière, de nombreux écrits. Les plus importants étaient ses Élements harmoniques, dont il nous reste trois livres, et ses Éléments rythmiques, dont nous n’avons plus que des fragments, mais très instructifs et très précieux. Aristoxène avait traité ces sujets en musicien et en disciple d’Aristote. Il fondait sa théorie sur l’analyse directe des faits, qu’il constatait en praticien expérimenté et qu’il étudiait avec la rigueur, la précision, la clarté de style dont son maître lui avait donné l’exemple. D’une nature plutôt sévère et un peu triste, d’un goût ferme et sobre, il condamnait les affectations de la musique contemporaine et cherchait à remettre en honneur le grand art classique, celui des Pindare, des Eschyle, des Sophocle. Il n’est pas douteux qu’Aristoxène ne fût à la fois un très savant homme et une très vigoureuse intelligence. Comme écrivain, il avait au moins le mérite de la simplicité la plus précise et la mieux appropriée aux sujets qu’il traitait[476].
Les mathématiques pures et appliquées, auxquelles il faut joindre la physique, sont représentées dans cette période par quelques très grands noms : le géomètre Euclide, l’astronome Aristarque de Samos, le géomètre et physicien Archimède, le géomètre Apollonios de Perga, les ingénieurs Héron d’Alexandrie et Philon de Byzance.
Euclide, qui vivait sous Ptolémée Soter à Alexandrie, est l’auteur des célèbres Éléments de géométrie, en 13 livres, où toute l’humanité civilisée n’a cessé depuis d’aller chercher les principes de cette science[477]. Il avait encore composé de nombreux ouvrages dont il nous reste une demi-douzaine[478].
Aristarque de Samos, élève du péripatéticien Straton de Lampsaque, est le premier, semble-t-il, qui ait eu cette vue de génie que c’était la Terre qui tournait autour du Soleil, et non le Soleil autour de la Terre : idée qui ne pouvait être encore à cette date qu’une hypothèse, et qui rencontra longtemps des incrédules même parmi les astronomes les plus illustres, comme Hipparque[479].
Archimède, géomètre et arithméticien, fut surtout un prodigieux ingénieur et le véritable fondateur de la physique au sens moderne du mot[480]. Né à Syracuse vers 287, il vécut longtemps à Alexandrie et revint à Syracuse dans les dernières années de sa vie. On sait son rôle dans le siège que Syracuse eut à soutenir contre Marcellus en 212, et les circonstances de sa mort. Il nous reste de lui quelques écrits, dont la plupart se rapportent à la géométrie : nous ne possédons plus qu’une traduction latine du célèbre traité Sur les corps flottants, où se trouvait énoncé et développé le principe qui porte son nom.
Apollonios, de Perga (en Pamphylie), est un contemporain plus jeune d’Archimede. Il avait composé de nombreux ouvrages de géométrie. Il s’était occupé aussi d’astronomie[481].
Héron d’Alexandrie, qui vivait dans la seconde moitié du iiie siècle[482], fut un habile géomètre, mais surtout un mécanicien : il nous reste notamment de lui de curieux traités sur les Machines de trait et sur les Automates[483].
Philon de Byzance, son contemporain, est également un ingénieur, qui s’est occupé surtout des applications militaires de son art (Βελοποιιϰά, Πολιορϰητιϰά)[484].
Tous ces hommes ne doivent pas être mis sur la même ligne. Archimède est certainement le plus grand de tous. Il a eu à la fois la vision divinatrice et pénétrante qui trouve les nouveautés fécondes, et l’analyse rigoureuse qui les établit définitivement. Les autres, à côté de lui, ne sont que des hommes de beaucoup de talent, entre lesquels d’ailleurs il y aurait des degrés à établir, si c’en était ici la place. Euclide lui-même, malgré son universelle célébrité, n’est probablement pas aussi grand par ses inventions originales que par un certain art de choisir dans les découvertes antérieures, de les classer et de les exposer. Par là, il est vrai, son art se rattache en quelque mesure à celui de l’écrivain. On a dit avec une finesse ingénieuse que la géométrie, telle que les Grecs nous l’ont faite, portait la marque de leur esprit au même degré que leur littérature[485]. S’il est incontestable qu’une certaine rigueur et subtilité dialectique, aussi bien dans la démonstration d’un théorème que dans un dialogue de Platon, est comme la signature de l’hellénisme, la géométrie traditionnelle est profondément hellénique. Or elle doit ce caractère à Euclide pour une forte part. C’est pour cela que les historiens de la littérature sont tenus de nommer dans leurs histoires Euclide d’abord, et, par une raison analogue, tant d’autres savants ou érudits qui ont également fait passer dans leurs travaux cette tournure propre de l’esprit grec, l’aptitude à enchaîner des idées avec souplesse et rigueur, par une série de raisonnements bien liés.
En médecine, l’œuvre des Alexandrins n’a pas été moins considérable. Dès la fin du ive siècle et le commencement du iiie, deux très grands médecins, Hérophile de Chalcédoine et Érasistrate d’Iulis, ont fait faire à l’anatomie d’immenses progrès. Non contents de disséquer des cadavres, ils opéraient des vivisections, sur des animaux le plus souvent, parfois même sur des criminels, mis à leur disposition par les rois d’Égypte ou de Syrie[486]. Hérophile avait écrit une Anatomie et de nombreux traités sur des points de détail[487]. Érasistrate est le célèbre médecin qui, suivant une anecdote bien connue, découvrit l’amour du jeune Antiochus pour sa belle-mère Stratonice[488]. Il avait également laissé de nombreux écrits[489]. Toute cette littérature médicale ne nous est aujourd’hui connue que par les témoignages des médecins plus récents, en particulier ceux de Galien. Cela suffit pour reconstituer à peu près leur doctrine, non pour les apprécier au point de vue littéraire. Ils firent école l’un et l’autre, et leurs disciples, comme il arrive, exagérèrent les différences qui les avaient séparés : les Hérophiléens défendirent avec passion la tradition Hippocratique. Les Érasistratéens s’attachèrent aux doctrines nouvelles. Entre les deux écoles, une troisième, dite l’école empirique ou de l’expérience, s’éleva dès le iiie siècle, faisant une grande part, semble-t-il, aux remèdes « de bonne femme », aux recettes traditionnelles et plus ou moins magiques. De là toute une foule d’écrits, aujourd’hui perdus, qui sont cités parfois par les médecins de l’âge suivant. Bornons-nous à rappeler le nom d’Archagathos, qui fut (en 219) un des premiers médecins grecs établis à Rome[490].
À côté de la médecine, nous trouvons encore, dans cette période, un développement assez remarquable des sciences naturelles et de leurs applications à l’agriculture. On composa alors en abondance des traités Περὶ θηρίων, des Θηριαϰά, des Λιθιϰά, puis des Γεωργιϰά[491]. Varron, au début de son De re rustica, déclare connaître plus de cinquante ouvrages grecs consacrés à des points particuliers de son sujet. Comme aucun de ces écrits n’a survécu et qu’aucun même de leurs auteurs n’a laissé dans l’histoire littéraire une trace appréciable, nous n’avons pas à nous en occuper davantage. La seule chose intéressante à noter, à propos de cette floraison exubérante d’écrits techniques, c’est le fait même de cette floraison, c’est ce besoin de savoir, de cataloguer des faits, de les mettre dans des traités, qui s’empare alors de l’esprit grec, et qui est dû certainement en grande partie à l’existence même de la bibliothèque d’Alexandrie, c’est-à-dire aux habitudes nouvelles que suscite ce prodigieux entassement de livres : il y a désormais un public de lecteurs pour tous les écrits, et, par conséquent, il y a des écrivains, bons ou mauvais, mais toujours séduisants par quelque endroit pour une curiosité devenue insatiable.
VII
Au milieu de tant d’érudition, de savoir positif et souvent aride, on découvre avec surprise que, même en prose, l’imagination ne perd pas facilement tous ses droits. Elle se glisse, à vrai dire, trop souvent jusque dans la science, pour la gâter, par exemple chez les périégètes et chez les nombreux auteurs de mirabilia. » Mais, de plus, elle se réserve un domaine à part, un domaine en partie nouveau, mal délimité encore et mal défriché, qu’elle s’efforce de mettre en valeur : c’est le domaine du roman, ou, pour mieux dire, du romanesque, car le roman proprement dit, sous sa forme pure et spécifique, est le dernier terme d’une évolution alors commençante et incertaine[492].
Le romanesque conscient et volontaire (très différent du romanesque inconscient des logographes et d’Hérodote) avait fait sa première apparition dans la prose grecque avec la Cyropédie de Xénophon. La conception de l’Atlantide, dans le Timée et dans le Critias de Platon, était un produit du même genre d’inspiration, et Théopompe, dans son Histoire Philippique, avait parfois mêlé aussi (d’une manière assez étrange) la fiction romanesque à l’histoire[493] ; mais ni Platon ni Théopompe n’avaient, en somme, donné de pendant a la Cyropédie. Dans la période alexandrine, cette forme d’art reparaît avec les ouvrages d’Hécatée d’Abdère, d’Évhémère de Messine et de quelques autres écrivains moins connus.
Hécatée, d’Abdère ou de Téos, était un contemporain de Ptolémée, fils de Lagos, roi d’Égypte : il accompagna ce prince dans son expédition de Syrie et vécut peut-être à sa cour. Il avait suivi l’enseignement de Pyrrhon[494]. C’est tout ce qu’on sait de sa vie[495]. Les anciens lisaient sous son nom un ou deux écrits apocryphes sur les Juifs[496], et deux ouvrages authentiques qui avaient fait sa célébrité : l’un Sur les Hyperboréens, l’autre intitulé Αἰγυπτιαϰά[497]. Il ne nous en reste que peu de fragments textuels, mais le caractère en est facilement reconnaissable. Dans son ouvrage sur les Hyperboréens, il mettait en œuvre une légende grecque déjà mentionnée par Pindare et qui faisait de ce peuple imaginaire un peuple de sages[498]. Diodore de Sicile résume l’image qu’il avait tracée de leur manière de vivre[499]. C’est aussi Diodore qui nous donne les indications les plus précises sur ses Ægyptiaca[500]. On y trouvait, avec des descriptions de monuments, des informations abondantes, mais évidemment fantaisistes, sur les idées religieuses de l’ancienne Égypte et sur les emprunts que les sages de la Grèce, depuis Orphée jusqu’à Démocrite et Platon, n’avaient cessé de faire à la science des Égyptiens. La méthode d’Hécatée n’avait rien de critique : elle était à peu près la même, dans ces récits sur l’Égypte, que dans sa description des Hyperboréens. L’histoire n’était pour lui qu’un cadre, où il enfermait des vues personnelles et arbitraires sur la religion et sur la philosophie. Bien qu’il ait trouvé des imitateurs[501], son influence fut limitée et ne saurait se comparer à celle d’Évhémère.
Évhémère, de Messine en Sicile, fut l’ami de Cassandre, roi de Macédoine, qui paraît lui avoir confié certaines missions lointaines d’où il tira peut-être l’idée de son livre, ou du moins le cadre de ses fictions[502]. Cet ouvrage était intitulé L’Inscription sacrée (Ἱερὰ ἀναγραφή). Évhémère y racontait qu’après avoir parcouru la Phénicie et l’Égypte, il était arrivé dans l’Arabie Pétrée et aux trois îles de la Panchaïe, dont la capitale s’appelle Panara. Au milieu de récits d’aventures et de descriptions de mœurs, il s’attachait surtout à mettre en lumiere l’idée essentielle de ce qui s’est appelé ensuite l’Évhémérisme, à savoir que les dieux sont d’anciens mortels divinisés. C’est une inscription du temple de Panara (d’où le titre de son ouvrage) qui servait de prétexte à l’exposition de sa théorie. Cette inscription, en effet, consacrée aux trois plus antiques divinités de la mythologie grecque, Ouranos, Kronos et Zeus, racontait que ces dieux avaient été d’abord des rois de la Panchaïe. Évhémère partait de là pour exposer à sa façon l’histoire des dieux et leurs généalogies. Le récit de ces voyages lui donnait sans doute l’occasion de renouveler, à propos d’une foule de dieux et de héros, la démonstration de sa thèse fondamentale. Cette théorie, à vrai dire, n’était pas entièrement nouvelle : outre que les éléments s’en trouvaient déjà dans certaines légendes fort anciennes, elle était tout à fait conforme à l’esprit platement rationaliste dans lequel Éphore, après bien d’autres, avait expliqué les vieux mythes locaux. Mais jamais elle n’avait été exposée avec cette suite ; jamais l’idée générale n’en avait été mise en lumière avec tant de netteté. L’ouvrage, d’ailleurs, avait probablement le genre de mérite littéraire qui plaisait aux lecteurs de ce temps. Comme il exprimait une manière de voir qui était conforme à l’esprit d’une époque où la foi naïve avait disparu des intelligences cultivées, et où l’intelligence des âges très anciens était médiocre, il eut un immense succès. Le Romain Ennius s’en fit l’interprète passionné[503]. L’Évhémérisme, qui était au fond une sorte d’athéisme, devint la religion d’une foule de savants : il leur offrait cet avantage de les intéresser aux vieux mythes et de leur donner une nouvelle raison de n’y pas croire. Pour des générations à la fois curieuses et incrédules, c’était double plaisir.
À côté de ces œuvres ou l’imagination romanesque est mise au service de certaines thèses historico-philosophiques, d’autres la faisaient servir à mettre en scène les grands hommes d’autrefois. C’est l’objet de la littérature pseudo-épistolaire, qui prend alors un grand développement. Quelques écrivains illustres avaient laissé des lettres authentiques. Isocrate, si soucieux de sa gloire, si foncièrement bel-esprit, avait peut-être recueilli les siennes. Les écoles philosophiques conservaient et lisaient sans doute des lettres de leurs maîtres, sans parler de celles qu’Épicure avait expressément rédigées en vue d’une publication au moins restreinte. De là, par une imitation ou la rhétorique, le goût de la fiction et certaines tendances philosophiques trouvaient également leur compte, tant de lettres apocryphes qui furent mises sous les noms de Platon, d’Aristote, de Démosthène, de Philippe et de bien d’autres. Nous n’avons pas à nous arrêter à ces exercices d’école, généralement insignifiants, sinon pour y signaler cette nouvelle apparition de l’esprit romanesque en quête de sa véritable voie[504]. »
Quant au roman proprement dit et au conte, c’est-à-dire au récit d’une action fictive servant de cadre à la peinture des mœurs, on en peut, à cette date, saisir quelques premiers vestiges, mais rares et faibles[505]. C’est dans la période alexandrine que furent composés ces Contes milésiens (Μιλησιαϰά) dont les officiers de l’armée de Crassus faisaient leurs délices et qui, trouvés par le roi des Parthes dans les bagages de l’armée romaine, offensèrent la pudeur du prince barbare[506]. On les attribuait à un certain Aristide de Milet[507], mais on en ignore la date exacte, et le peu qui en reste ne permet pas de les juger. Divers passages des ouvrages de Cicéron sur la rhétorique semblent aussi attester l’existence de certaines narrations fictives que l’on appellerait aujourd’hui des romans[508]. Mais tout cela n’a laissé aucune trace et nous ne pouvons que signaler à ce propos, sans y insister, les très humbles débuts d’une forme littéraire appelée à de si brillantes destinées.
VIII
Il nous reste à dire quelques mots d’une dernière sorte d‘écrits qui complètent curieusement, à l’époque alexandrine, le spectacle de cette prodigieuse diversité que présente alors l’érudition hellénique : ce sont les écrits grecs d’origine juive[509].
Une colonie juive nombreuse s’était établie à Alexandrie dès la fondation de la ville nouvelle. Ils obtinrent une situation privilégiée sous les Ptolémée et prospérèrent si bien que Philon, trois siècles plus tard, évaluait leur chiffre total, pour Alexandrie et les environs, à un million[510]. Ces Juifs avaient apporté avec eux leur langue, leurs livres sacrés, leurs traditions. Mais ils ne tardèrent pas à s’helléniser en partie. La langue que leur devint plus familière que l’hébreu : il leur fallut traduire en grec leurs livres sacrés pour l’usage du grand nombre. La culture grecque aussi leur révéla un monde des « gentils » qu’ils ne connaissaient guère : certaines idées des philosophes leur rappelaient celles de leurs prophètes ; ressemblances et différences les firent réfléchir, et de là sortit, chez quelques esprits d’élite, un travail de pensée qui devait aboutir à des œuvres originales écrites en grec.
Une légende racontait que Ptolémée Philadelphe avait chargé soixante-douze savants juifs de traduire en grec la Bible hébraïque[511]. C’est ce qu’on appelle la version des Septante. Nous n’avons pas à entrer dans l’examen des innombrables problèmes de critique que soulève ce texte, ni même à l’étudier littérairement, car il est totalement étranger à la littérature grecque proprement dite, par le fond et par la forme. Quelle que soit la date exacte et l’origine des divers morceaux qui le composent, il a été écrit par les Juifs hellénisants d’Alexandrie, d’après des originaux hébreux ou sur leur modèle, pour leur usage propre, dans le dialecte qu’ils parlaient, et il n’est sorti de leur cercle, pour agir sur la pensée du monde entier, que beaucoup plus tard.
Il n’en est pas tout à fait de même d’un certain Aristobule, Juif d’Alexandrie, qui vivait dans la première moitié du second siècle, et qui nous est donné comme un Péripatéticien[512]. Si nous connaissions mieux son Explication de la loi mosaïque (Ἐξηγήσεις τῆς Μωυσέως γραφῆς), il y aurait peut-être quelque intérêt avoir comment il démontrait aux païens (car c’est à eux qu’il s’adressait) que la sagesse de leurs philosophes dérivait des sources juives. Philosophe et lettré, Aristobule n’écrivait pas le grec des Septante ; mais cela ne veut pas dire qu’il fût un grand écrivain.
C’est encore à des Juifs d’Alexandrie qu’il faut rapporter divers écrits apocryphes inspirés, comme l’ouvrage d’Aristobule, par le désir de rapprocher la pensée juive de la pensée grecque : on fabriqua des vers d’Orphée et de Phocylide, des ouvrages d’Hécatée, des oracles sibyllins. Le Pseudo-Orphée, le Pseudo-Phocylide n’ont aucune valeur littéraire, mais témoignent d’un état d’esprit curieux. Nous avons mentionné plus haut les ouvrages qu’on attribuait à Hécatée d’Abdère Sur les Juifs et Sur Abraham : on n’en connait guère que les titres.
Quant aux oracles sibyllins, on sait que, dans leur état actuel, ils forment un amalgame confus de vers prophétiques d’origines variées[513] ; parmi les diverses Sibylles auxquelles on les rapportait, il en est une qu’on appelait Chaldéenne ou Juive. C’est elle qu’on regardait comme l’auteur des oracles qui forment le IIIe livre de nos éditions. Beaucoup de ces oracles sont visiblement d’époque récente et même chrétienne, mais une partie au moins d’entre eux semblent appartenir à la période alexandrine. Le seul intérêt littéraire de ces centons prophétiques est de nous montrer que, dans la colonie juive d’Égypte, la connaissance familière des vieux poètes grecs était assez répandue pour permettre la fabrication et la diffusion de semblables pastiches. Ils sont d’ailleurs si peu poétiques qu’on nous excusera de les avoir mentionnés dans ce chapitre avec les autres productions de l’inspiration judéo-grecque.
Après ce long voyage à travers tant de médiocres productions en prose, revenons à la poésie, qui nous montrera du moins un peu d'art véritable et parfois une veine encore pure de délicat hellénisme.
Théocrite. — Les mss. de Théocrite sont de date relativement récente. Les plus estimés appartiennent aux bibliothèques italiennes (Ambrosianus 222, xiiie s. ; deux Vaticani, 913 et 915, xiiie s. ; Mediceus 37, xive s. ; Ambrosianus 75, xve s. ; qui donne seul l’idylle XXX). Ils remontent à des recensions différentes et n’ont pas encore été classés d’une manière définitive. M. Sogrestaa a entrepris de faire ce travail, mais n’en a pas publié jusqu’ici les résultats. — Les éditions sont nombreuses. Rappelons celles de D. Heinsius, 1603 (avec trad. en vers latins) ; de Heindorf, Berlin, 1810 (comm. de Valckenaer, Brunck, Toup) ; de Gaisford, Oxford, 1821 (dans ses Poete graeci minores, t. II et IV) ; de Meineke, Berlin, 1838. Celle de Ahrens (Leipzig, 1835) est pleine de hardiesses excessives. La meilleure est celle de Fritsche. Leipzig, 180 (3° éd. revue par Hiller, 4881), avec de très savants commentaires. — Trad. allemande (en vers, avec texte grec) de Hartung, 1862. Trad. françaises de Leconte de Lisle, Paris, 1869 (avec Hésiode, etc.) ; de J. Girard, Paris, 1888 ; et beaucoup d’autres. — Bion et Moschos sont joints d’ordinaire à Théocrite dans les mss. et les éditions.
Callimaque. — Les mss. de Callimaque sont, pour les Hymnes, les mêmes que ceux des Hymnes homériques. Pour les épigrammes, ce sont ceux de l’Anthologie. Sur les fragments récemment retrouvés de l’Hécalé, cf. Th. Reinach, Revue des Études grecques, 1893, p. 258-266. — Principales éditions : Ernesti, Leyde, 1761 (2 vol., avec trad. latine, notes, etc.) ; Meineke, Berlin, 1861 (les Hymnes seulement).
Aratos. — Ms. de Venise, Marcianus 476, avec scholies. — Éditions de Buttmann, Berlin, 1826 ; Bekker, Berlin, 1828 ; Kœchly, Paris, 1851 (dans les Poetae bucolici, t. II, de la Biblioth. Didot).
Apollonios de Rhodes. — Mss. principaux : Laurentianus xxxii, 9, du xie siècle (le célèbre mss. d’Eschyle et de Sophocle), et Guelferbytanus, du xiiie s. ; types de deux familles. — Édition critique de Merkel, Leipzig, 1854. Éditions de Wellauer, Leipzig, 1828 ; Lehrs (dans l’Hésiode Didot), Paris, 1862 ; Merkel. Leipzig, 1882 (dans la bibl. Teubner, avec introd. critique). — Trad. française de De la Ville de Mirmont, Bordeaux, 1892.
Anthologie. — L’Anthologie dite de Constantin Céphalas nous a été conservée par le Palatinus 23, du xie siècle, découvert par Saumaise à Heidelberg en 1606. Celle qu’on appelle l’Anthologie Planudéenne vient d’un ms. de Venise, Venetus 481, de la main même de Planude. D’autres mss. de Paris (2720) et de Florence (lvii, 29) renferment une troisième Anthologie, dite « de Thessalos », et une quatrième (Sylloge Crameriana) se trouve dans le ms. de Paris 352 du suppl. grec. Cf. Ouvré, Méléagre de Gadara, p. 9-13. — Principales éditions : Brunck, Strasbourg, 1785 ; Jacobs, Leipzig, 1794-1814 (13 volumes, où les pièces sont classées par auteurs, dans l’ordre chronologique) ; Bibl. Tauchnitz, Leipzig, 1849 (1872), 3 vol. ; Dübner, bibl. Didot, Paris, 1864-1872, 2 vol. avec trad. latine. — La trad. latine, en vers, de Hugo Grotius, est excellente ; elle a paru dans l’éd. de Bosch (Utrecht, 1795) et dans celle de Dübner-Didot. Trad. française de Dehèque, Paris (Hachette), 1863.
Pour les autres poëtes alexandrins, voir les indications données au cours du chapitre.
Si nous avons commencé l’étude des œuvres alexandrines par celle de tant d’écrits en prose où l’érudition la plus curieuse, mais parfois la plus sèche, s’exprimait en un style incolore, c’est que cette érudition laborieuse est vraiment le caractère essentiel de l’époque et que la poésie même en subit l’influence. Les poètes de ce temps ne sont plus, comme jadis en Grèce, les disciples inspirés d’une tradition ancienne et toujours vivante, chantant pour le peuple, dans des fêtes animées de l’esprit du peuple, en relation étroite avec la vie même de la nation. Il n’y a plus de nation, plus de cité proprement dite : il n’y a plus de peuple qui vive d’une vie à la fois littéraire et morale dans l’enceinte de la cité. Il n’y a que des individus, dont l’immense majorité s’absorbe dans la vie matérielle de chaque jour, traversée parfois de rêves sensuels ou mystiques, tandis qu’une petite élite relit les vieux chefs-d’œuvre. Les poètes écrivent pour cette élite, quelques-uns sont eux-mêmes des érudits ; tous sont des hommes d’étude. Ils ne s’occupent guère du peuple, qui ne parle pas la même langue, qui n’a ni la même éducation ni la même âme. Leur public est un cénacle. Leur poésie s’adresse à des lettrés, qui lisent un poème comme un traité de grammaire, à tête reposée, dans le silence de leur cabinet de travail, ou qui l’écoutent réciter dans une réunion de beaux esprits. De là une transformation profonde du fond et de la forme. Les sujets traités ne sont plus les mêmes, ni la manière de les traiter ; composition, style, versification, tout change. Les genres anciens disparaissent, ou s’altèrent si fortement qu’ils en deviennent méconnaissables ; d’autres naissent ou se développent. Un Pindare, un Eschyle, un Aristophane, transportés dans la Grèce du iiie siècle, s’y seraient trouvés étrangement dépaysés. Le fond de toute poésie, désormais, c’est l’amour. À mesure que la vie de chacun est devenue plus étroitement individuelle, le plus fort des sentiments individuels a passé au premier plan dans la littérature comme dans la vie. Cet amour est surtout sensuel et quelquefois passionné : le plus souvent, il se réduit à une galanterie assez fade. Le mal de cette génération est le trop de littérature : on pourrait lui appliquer, à plus juste titre encore qu’aux Romains du ier siècle, le mot de Sénèque sur ses contemporains : litterarum intemperantia laboramus. L’excès de littérature dessèche les sentiments les plus naturels, et les gâte par le bel esprit, par l’étalage de l’érudition, ou au contraire par une affectation de fausse naïveté. Il y a de tout cela chez les poètes alexandrins : ils chantent souvent des « iris en l’air », ou s’en donnent l’apparence ; car ils semblent moins possédés par leur passion que soucieux de montrer leur savoir mythologique ou de jouer spirituellement la simplicité. L’art de la composition faiblit, comme il arrive toujours quand la sincérité du sentiment diminue : car c’est la préoccupation sincère d’une idée dominante qui maintient d’un bout à l’autre l’unité de ton et l’harmonie ; quand le bel esprit l’emporte, il s’amuse aux détails, il s’attache au « morceau », et n’a plus la force de lier l’ensemble. Le style, au contraire, devient l’objet d’une étude raffinée : ces poètes lettrés, qui écrivent pour d’autres lettrés, ont le culte de la forme ; jamais on ne connut mieux l’art de ciseler une phrase ; jamais on ne mit plus de soin ; plus d’effort, plus de savoir dans le choix des mots ; jamais on ne fut plus artiste d’intention. Le succès ne répondit qu’en partie à tant d’efforts : si la netteté de la phrase fut incomparable, l’inconvénient d’écrire une langue déjà presque morte, ou du moins profondément artificielle, se fit trop souvent sentir chez les plus habiles. La versification, enfin, par cela seul qu’elle s’adresse surtout à des lecteurs, change profondément de caractère. Les rythmes lyriques reculent sur toute la ligne ; l’hexamètre simple ou le distique élégiaque tendent à se substituer à la variété des anciens mètres ; en revanche, la facture de ces deux mètres préférés acquiert une précision et une finesse inconnues. Dans cette transformation radicale de l’art, les genres eux-mêmes sont atteints. L’épopée devient une œuvre de cabinet ; le vieux lyrisme n’a plus l’occasion de se produire que dans quelques cérémonies traditionnelles des pays d’ancienne langue grecque ; la tragédie, déjà compromise par l’abus de la rhétorique au ive siècle, tourne de plus en plus à l’exercice d’école ; la comédie ne survit guère qu’à Athènes. D’autre part, l’élégie amoureuse et mythologique, le mime, la poésie satirique, la bucolique, l’épigramme, l’hymne officiel et mondain se développent. Tous ces genres, chose remarquable, ne comportent guère qu’une étendue restreinte ; les artistes de ce temps ont pleinement conscience, en général, que la brièveté est une loi nécessaire de leur art savant et minutieux ; les Callimaque, les Théocrite le savent et le disent, malgré l’opposition d’Apollonios de Rhodes ; en cela, ils sont vraiment artistes, car ils saisissent avec justesse les conditions essentielles de l’accord à établir entre la nature de leur inspiration et la forme extérieure de leur art.
L’histoire de cette production poétique, à la fois abondante, très diverse, et fort maltraitée par le temps, est difficile à présenter d’une manière tout à fait satisfaisante. L’ordre chronologique est souvent impossible à établir avec rigueur. La division par genres, fréquemment adoptée par les historiens, a le double inconvénient de trop négliger l’ordre des temps, et de correspondre mal à ce fait capital que beaucoup de poètes alexandrins traitent à la fois plusieurs genres. Nous essaierons de montrer avec plus de précision et de souplesse l’évolution générale de l’art dans cette période confuse. Laissant entièrement de côté la nouvelle comédie attique, dont il a été parlé plus haut et qui n’a rien de vraiment alexandrin[514], négligeant aussi les productions tardives du lyrisme proprement dit (poèmes d’Isyllos à Épidaure[515], hymnes delphiques[516]), qui ne sont qu’un pâle reflet de la littérature antérieure, nous nous attacherons exclusivement aux œuvres caractéristiques du iiie et du iie siècle, et voici à peu près ce que nous tâcherons de mettre en lumière : 1o d’abord l’apparition du pur esprit alexandrin dans les œuvres de Philétas et de son groupe ; 2o ensuite, la veine réaliste qui se montre dans les mimes d’Hérodas, dans les vers de Sotadès et de Timon de Phlionte, dans les œuvres de Ménippe et de Rhinton ; 3o la fusion exquise de ces deux tendances dans les idylles de Théocrite, dans quelques épigrammes de Léonidas de Tarente ; 4o le triomphe de la littérature académique dans les poèmes variés de Callimaque, dans l’épopée didactique d’Aratos, dans l’épopée héroïque d’Apollonios de Rhodes ; 5o l’excès du bel esprit poussé jusqu’à la bizarrerie chez un Lycophron[517] ; 6o enfin, chez les poètes plus récents, chez les « épigones » de ces initiateurs, la continuation des tentatives diverses inaugurées par les maîtres des deux premières générations.
I
Philétas, fils de Télèphe, naquit à Cos, vers 340. Il était grammairien en même temps que poète. Sa réputation le fit choisir par Ptolémée Soter (vers 293) comme précepteur de son fils[518]. Philétas se rendit en cette qualité à Alexandrie, puis revint sans doute à Cos, où il semble qu’il ait passé les dernières années de sa vie, entouré d’un groupe de jeunes poètes amis, qui lui formaient comme une école : Hermésianax, Théocrite, Aratos furent de ce groupe, auquel il faut peut-être joindre aussi Asclépiade de Samos, nommé pourtant par Théocrite à côté de Philétas plutôt comme un contemporain déjà illustre que comme un disciple[519]. On ne sait quand il mourut[520].
La gloire de Philétas fut grande[521]. Il avait composé, outre quelques écrits érudits en prose[522], des élégies amoureuses où il chantait Biltis, un recueil de poésies légères (παίγνια) qui comprenait surtout sans doute des épigrammes, un autre recueil qu’il avait intitulé, du nom de son père, Télèphe, et deux poèmes plus étendus qui sont cités sous des noms distincts, l’un, en vers élégiaques, intitulé Déméter, et l’autre, en hexamètres, intitulé Hermès. C’est à peine s’il nous reste de toute son œuvre une cinquantaine de vers. Nous ne pouvons, sur de si faibles débris, ni juger son talent avec sécurité, ni même déterminer avec une précision suffisante la nature exacte de ses œuvres. Qu’était-ce au juste que sa Déméter ? Qu’était-ce même que cet Hermès, dont nous savons seulement qu’il y avait raconté certaines aventures romanesques d’Ulysse, et, par exemple, l’amour du héros pour Polymélé, fille du roi Éolos[523] ? Quelques-uns de ses vers nous laissent entrevoir une sensibilité discrète et délicate : lui-même, ou l’un de ses personnages, demandait, à son amante, sans doute, quand il ne serait plus, « de le pleurer du fond du cœur avec mesure, de lui adresser quelques douces paroles et de garder un souvenir à l’ami disparu[524]. » Cela est vraiment exquis. Un autre personnage disait avec une douce et sage philosophie :
Je ne te pleure pas, ô le plus cher de mes hôtes : tu as connu les joies de la vie en grand nombre, bien que les dieux t’aient donné aussi ta part des maux[525].
Le poète qui a trouvé ces choses a pu mériter d’être célébré par Théocrite comme un maître, et d’être invoqué par Properce comme un des demi-dieux de la poésie élégiaque[526]. Mais ce ne sont là que des lueurs vite évanouies. Le seul fait qui nous apparaisse encore avec clarté, c’est l’importance de son rôle, attesté par ces témoignages et par la réunion même de quelques poètes distingués ou illustres autour de sa personne. Et ce rôle considérable de Philétas, on se l’explique sans peine par la nature de son talent : il est vraiment le premier des alexandrins. C’est un grammairien et un savant en même temps qu’un poète ; il est curieux des vieilles fables : il donne des modèles définitifs de l’élégie amoureuse et mythologique, de l’épigramme finement ciselée, probablement aussi de l’épopée à demi-familière et romanesque[527]. La Lydé, d’Antimaque de Colophon, avait ouvert cette voie nouvelle dès le début du ive siècle[528] ; mais ce n’était là encore qu’une exception, qu’une tentative isolée, presque prématurée : Philétas eut le mérite de discerner avec finesse ce qui convenait au goût de son temps, et de là vint son influence durable, accompagnée d’une gloire dont nous ne saisissons plus que le lointain écho.
Hermésianax de Colophon, qui fut son ami et son disciple[529], avait composé un poème épique intitulé Les Persiques (Περσικά[530]), et trois livres d’élégies auxquels il avait donné le nom de sa maîtresse. Léontium, à l’imitation de la Lydé d’Antimaque. Des Persiques, nous ne savons à peu près rien[531]. La Léontium nous est beaucoup mieux connue, grâce à quelques indications éparses, et surtout à un long fragment du iiie livre, cité par Athénée[532]. Les indications relatives aux deux premiers livres nous montrent qu’Hermésianax y racontait, en poète érudit et bel esprit, une foule de légendes amoureuses[533]. Le fragment du iiie livre nous permet de mieux saisir encore la nature de son inspiration et la qualité de son talent. L’idée du morceau est que tous les poètes sont amoureux. Hermésianax démontre sa thèse par une longue énumération des plus célèbres amours attribuées à des poètes. C’est de fort mauvais, mais aussi fort caractéristique alexandrinisme, avec la plupart des défauts essentiels de l’époque : absence complète de composition, froideur glaciale du sentiment, puérilité romanesque du thème, érudition à la fois pédantesque et frivole, riche de mots et insoucieuse de la vérité ; le tout écrit dans une langue plus laborieuse que vraiment élégante. Il est curieux de rencontrer tout d’abord, dans l’entourage immédiat de Philétas, un exemplaire aussi accompli des défauts qui menaçaient désormais la poésie.
Phanoclès, vers le même temps[534], avait composé un poème élégiaque intitulé Les amours, ou les beaux éphèbes (Ἔρωτες ἢ καλοὶ). Il y racontait, comme Hermésianax, en vers élégiaques, d’antiques légendes. Vingt-huit vers sur la mort d’Orphée, qu’il attribue à la jalousie excitée chez les femmes thraces par l’amour du poète pour le beau Calaïs, nous ont été conservés par Stobée[535]. Le morceau ne manque pas d’une certaine grâce mélancolique : on comprend qu’il ait pu inspirer Virgile. Les deux premiers mots du fragment, ἢ ὡς… (ou comment), imités du célèbre à ἢ οἵη d’Hésiode, laissent encore entrevoir le procédé de composition, la forme d’énumération artificielle.
Alexandre d’Étolie est encore un de ces fondateurs de l’élégie alexandrine et probablement un des disciples de Philétas[536]. Comme Philétas, il était grammairien et poète. Philadelphe le fit venir à Alexandrie pour travailler à l’organisation de la bibliothèque : c’est à lui que fut confiée la révision des œuvres tragiques[537]. Ses œuvres poétiques étaient variées. Il avait composé des tragédies qui lui valurent l’honneur d’être compté parmi les poètes de la pléiade. L’un de ses drames, les Joueurs d’osselets (Ἀστραγαλισταί), mettait en scène la mort du fils d’Amphidamas, tué par Patrocle à la suite d’une querelle de jeu[538]. On lui attribuait aussi des poèmes intitulés : Phénomènes (Φαινόμενα), Crica (Κρίκα ; sujet inconnu, et authenticité douteuse[539]). Le Pécheur (Ἁλιεύς ; mythe de Glaucos[540]) ; puis deux recueils d’élégies, Apollon[541] et Les Muses[542], où il racontait, à peu près comme ses prédécesseurs et ses contemporains, des légendes amoureuses[543]. Un fragment de trente-quatre vers, tiré de l’Apollon, est une prophétie où le dieu raconte par avance les tragiques amours d’Anthée et de la femme de Phobios. Le morceau révèle un versificateur habile et curieux plutôt qu’un poète vraiment ému[544].
À côté de Philétas et au-dessus des poètes dont nous venons de parler, se place Asclépiade de Samos, leur contemporain[545]. C’est à lui que Théocrite, dans la viie Idylle, fait allusion sous le nom de Sikélidas de Samos[546]. On peut conclure de ce passage qu’Asclépiade était un peu plus âgé que Théocrite et que celui-ci le considérait comme un maître. Il avait composé des œuvres de différentes sortes, et notamment des poésies lyriques : deux mètres lyriques fréquemment employés par Horace, le grand et le petit asclépiade, lui doivent leur nom ; ce n’est pas qu’il les eût inventés, car les poètes de Lesbos les avaient déjà connus ; mais Asclépiade en avait probablement régularisé la facture[547], et il les remit à la mode. L’allusion de Théocrite semble viser également en lui le poète lyrique. Ce côté de son talent nous est aujourd’hui tout à fait inconnu, mais, quelle que fût sa réputation de poète lyrique, c’est surtout comme auteur d’épigrammes qu’il fut célèbre[548], et cette gloire était certainement méritée. Les dix-huit épigrammes qui nous ont été conservées sous son nom dans l’Anthologie Palatine, même en faisant la part des fausses attributions (deux ou trois peut-être), nous le font assez bien connaître. Or plusieurs sont vraiment exquises, et le charme de ces petits poèmes, à leur apparition, dut sembler très nouveau, sinon par le fond, du moins par la forme. Trois ou quatre seulement de ces épigrammes sont des dédicaces d’offrandes (ἀναθήματα) faites à une divinité. Quelques-unes sont des inscriptions (vraies ou fictives) destinées à des statues. La plupart sont de charmantes confidences où le poète nous dit ses souffrances amoureuses, la grâce de l’objet aimé, les mérites d’un poète lu et relu. La mythologie y tient peu de place. Les souvenirs littéraires et l’imitation proprement dite, mais ingénieuse et neuve, s’y rencontrent souvent. Ce qui en fait le grand mérite et la nouveauté, c’est la finesse spirituelle du tour, l’élégance vive de l’image, le soin délicat du style, la netteté scrupuleuse du rythme et de la versification. Les anciens épigrammatistes, et Simonide lui-même, avaient plus d’abandon, plus de négligence parfois. L’art d’Asclépiade est raffiné : entre ses mains habiles, une épigramme est comme un bronze précieux que l’artiste cisèle avec amour. Même l’auteur de la Lydé, cet Antimaque si cher aux Alexandrins, semblait lourd et flou (surtout dans ses épigrammes) en comparaison de cet art nouveau : c’est le sens des critiques que lui adresse Callimaque[549]. Asclépiade fut un véritable initiateur à cet égard : une partie de l’élégance de Théocrite dérive sans doute de ses exemples. Il est difficile de traduire avec fidélité de petits chefs-d’œuvre de cette sorte. Voici pourtant une épigramme où des souvenirs d’Alcée et de Théognis se combinent avec des impressions personnelles de la manière la plus délicate et la plus charmante :
Avec Asclépiade, citons encore son contemporain Simmias de Rhodes, qui paraît avoir eu du talent[551]. Mais il est surtout célèbre comme auteur de poèmes « figurés », c’est-à-dire de vers assemblés de manière à dessiner par leurs contours un objet quelconque. Son œuf, ses ailes, sa hache nous ont été conservés[552]. Quelques épigrammes de lui ont de la vigueur et de l’élégance.
Posidippe fut surtout, comme Asclépiade, un poète d’épigrammes, et probablement un disciple de ce maître[553]. Il semble avoir connu personnellement Zénon et Cléanthe[554].
Il nous reste sous son nom une vingtaine d’épigrammes dont les sujets se partagent entre trois ou quatre thèmes traditionnels : épitaphes vraies ou fictives, inscriptions d’offrandes, épigrammes amoureuses, moqueuses, philosophiques. Le texte en est si altéré qu’il est difficile de se prononcer toujours, en pleine sécurité, sur le mérite du poète : il semble pourtant avoir eu moins d’originalité que d’application et de savoir. Il ne manque pas d’esprit[555], mais cet esprit est quelquefois contourné ou froid[556]. Comme Asclépiade, il célèbre Mimnerme et Antimaque[557]. Ses plaintes amoureuses s’expriment dans le vocabulaire consacré, sans accent bien personnel. Sa philosophie, mélancolique et pessimiste, a plutôt l’air d’un jeu d’esprit que d’une conviction sérieuse[558]. Quelques formes de langage paraissent trahir une influence curieuse de la langue parlée[559]. Au total, Posidippe n’est pas un poète fort remarquable.
Il faut en dire à peu près autant d’Hédylos, disciple aussi peut-être d’Asclépiade[560], et dont il nous reste une douzaine d’épigrammes[561].
II
Le raffinement des beaux-esprits a souvent pour contrepartie dans la littérature, aux époques qui précèdent ou qui suivent les âges d’équilibre classique, un développement soudain du burlesque, de la parodie, de la grossièreté, ou tout au moins du réalisme. C’est ce qui se produit au début de la période alexandrine : des genres nouveaux apparaissent pour répondre à ce besoin. Nous avons déjà parlé des Silles de Timon et des poèmes de Ménippe[562], qui sont, malgré leur inspiration plus ou moins philosophique, des produits de cette veine. Il y en a beaucoup d’autres, d’origines et de formes différentes : ce sont d’abord toutes les variétés de la satire personnelle, violente et obscène ; puis celles de la parodie littéraire ; enfin les représentations enjouées de la vie familière.
La satire grossière et obscène a pour représentant principal Sotadès, né à Maronée, en Crète, et qui vécut sous les premiers Ptolémées[563]. Ce genre de poésie avait son origine en Ionie, où deux poètes, d’ailleurs inconnus, Simos et Lysis, avaient déjà donné l’exemple de certaines compositions lyriques, très licencieuses, qui lui servirent de modèle[564]. Sotadès garda le rythme de ses prédécesseurs, le rythme ionique, étroitement lié à d’anciennes danses ioniennes d’un caractère voluptueux. Il garda aussi leur dialecte ionien et leur goût de l’obscénité[565]. Mais il se sépara d’eux sur deux points. D’abord il écrivit ses vers pour la simple lecture, et non plus pour le chant[566] : la période alexandrine est un âge de déclin pour le lyrisme proprement dit. Ensuite, il y introduisit des attaques personnelles et méchantes qui paraissent avoir fait sa principale originalité : les rois de Macédoine et d’Égypte furent successivement l’objet de ses sarcasmes, aussi violents qu’intraduisibles[567]. Ce genre d’esprit était dangereux : Philadelphe le fit saisir par un de ses amiraux, au moment où il fuyait Alexandrie, et jeter à la mer cousu dans un sac. Sotadès eut la gloire, si c’en est une, de donner son nom à la forme de vers ionique dont il s’était servi habituellement. Nous ne possédons plus de lui que quelques titres d’ouvrages et quelques rares fragments[568] : les titres, Descente aux enfers, Priape, Bélestiché (nom d’une maitresse de Philadelphe), laissent deviner l’inspiration générale du poète, parodique, satirique et ordurière ; les fragments donnent l’idée d’un écrivain qui ne manquait cependant pas de talent.
La parodie littéraire avait aussi des origines anciennes : la Batrachomyomachie en est un exemple illustre, et la comédie d’Aristophane en est remplie. Mais, au début de la période alexandrine, elle se constitue en un genre nouveau, sous une forme assez différente de celles qui avaient procédé. L’initiateur de cette forme nouvelle est Rhinton, de Syracuse ou de Tarente, qui vécut, comme Sotadès, sous les deux premiers Ptolémées[569]. Suidas lui attribue trente-huit « drames comiques » (κωμικὰ δράματα), du genre qu’on appelait proprement hilarotragédies, c’est-à-dire « tragédies plaisantes ». Un très important passage d’Athénée, fondé sur l’autorité considérable d’Aristoxène, nous fait bien voir les sources populaires de ce genre[570]. La Grande-Grèce de ce temps, comme l’Italie méridionale des époques postérieures, était un pays d’imagination vive et gaie, de mimique expressive, de lazzi toujours jaillissants, la patrie authentique de Polichinelle. Sous une foule de noms divers, on y cultivait la comédie vraiment populaire, improvisée et bon enfant, plein de gausseries joyeuses (φλύακες), de gestes plaisants et plastiques. Les auteurs de ces compositions éphémères s’appelaient γελωτοποιοί, θαυματοποιοί, ἠθολόγοι, μαγῳδοί, ἱλαρῳδοί, etc. L’originalité de Rhinton fut de faire entrer dans la littérature ce qui n’avait eu jusque là aucune prétention littéraire. Il écrivit des pièces qui s’appelaient Héraclès, Amphitryon, Iphigénie, etc., et où les héros de la tragédie figuraient d’une manière plaisante : c’était le Scarron de ce temps-là. Un certain nombre de vases peints reproduisent certainement des scènes empruntées à ce genre de littérature[571]. Rhinton, selon Suidas, était fils d’un potier : c’est peut-être dans l’atelier de son père qu’il avait pris l’idée de cultiver ce genre populaire. Nous ne pouvons d’ailleurs apprécier son talent, car les fragments de ses œuvres, conservés par des glossographes, sont courts et insignifiants. — Il eut des imitateurs : bornons-nous à mentionner Skiras de Tarente, Blaesos de Caprée et Sopatros de Paphos, qui nous sont à peu près inconnus[572].
Ce qui est plus important, c’est l’influence évidente que cette littérature a dû avoir sur certaines formes dramatiques italiennes et romaines, comme l’atellane et le mime : la Grande-Grèce et la Campanie étaient trop près de l’Italie centrale pour que leur action n’ait pas été considérable ; mais ce n’est pas ici le lieu de s’y arrêter.
La représentation simplement vraie de la vie familière, sans caricature outrée, trouve en même temps son expression dans le genre du mime, renouvelé de Sophron et de Xénocrate[573].
C’est peut-être à ce genre qu’il faut rattacher un très curieux fragment retrouvé récemment, sur un papyrus, et qui a été publié pour la première fois par M. Grenfell[574]. Il se compose d’une cinquantaine de lignes écrites sur deux colonnes. La seconde colonne est très mutilée. Les vingt-sept premières lignes au contraire (celles de la première colonne), sont assez bien conservées, sauf quelques mots. Ce ne sont pas des vers proprement dits, mais on y rencontre des séries de dochmiaques qui se suivent, et tout le morceau a l’air d’être rythmé : il était peut-être chanté. Il fait songer surtout à cette sorte de prose rythmique dont Sophron avait donné l’exemple. Par le fond, en effet, il ressemble à un mime. C’est le monologue d’une amante délaissée : mais, à la différence d’un monologue purement lyrique, il comporte un peu d’action : on voit, par les derniers vers intelligibles, que l’amante est arrivée peu à peu devant la maison de l’infidèle et qu’elle le supplie ; elle va peut-être le ramener à elle. Il y a donc, dans ce simple monologue, tout un petit drame ; ce n’est pas un morceau simplement lyrique : c’est un véritable mime. Le nom de l’auteur est inconnu, ainsi que la date où il écrivait : la copie que nous avons sous les yeux a été faite probablement vers le milieu du second siècle[575] ; le morceau peut être du troisième aussi bien que du second. Le mérite littéraire n’en est pas méprisable. Sauf une trace ou deux de bel-esprit, ces plaintes entrecoupées, d’un mouvement rapide et haletant, sont vraiment pathétiques. L’amour qu’elles expriment est purement physique, mais il est touchant par sa sincérité, par sa profondeur, par son humilité, car il a plus de douceur suppliante que de fureur. L’amante délaissée est jalouse de sa rivale, mais elle est surtout éprise de son amant : un peu de pitié la soulagerait[576] ; elle s’efforce de parler raison[577]. À côté de la Médée d’Apollonius et de la Magicienne de Théocrite, il y a là une fine esquisse, originale et vivante. — Le dialecte est la κοινή, mélangée de quelques ionismes.
Les mimes d’Hérodas, récemment retrouvés aussi, sont un monument littéraire beaucoup plus important. Jusqu’à ces derniers temps, Hérodas n’était plus guère qu’un nom : quelques fragments insignifiants ne pouvaient donner aucune idée de son mérite. En 1891, M. Kenyon a publié, d’après un papyrus du Musée Britannique, sept mimes de ce poète, quelques-uns en médiocre état de conservation, mais plusieurs assez complets pour que la physionomie littéraire de l’auteur nous apparût avec clarté[578].
La biographie d’Hérodas ne nous est pas connue. Son nom même prête au doute : on l’appelle Hérodas ou Hérondas[579] ; le papyrus ne porte pas de nom d’auteur. Quelque forme qu’on préfère, le nom est dorien. Xénophon mentionne dans les Helléniques un Hérodas, de Syracuse[580]. Le poète fut peut-être Syracusain, comme Sophron et comme Théocrite ; mais il semble avoir habité surtout à Cos, où se place la scène de plusieurs de ses mimes. Le temps où il vécut est déterminé d’une manière approximative par la manière dont Pline le cite à côté de Callimaque, et surtout par quelques allusions contenues dans ses vers : l’Égypte décrite dans le premier mime est celle de Ptolémée Philadelphe ; la mention d’Apelle et des fils de Praxitèle, dans le mime IV, nous reporte au même temps[581]. Hérodas fut donc un contemporain de Théocrite. Il serait intéressant de savoir s’il le précéda ou s’il le suivit. J’inclinerais à croire qu’il fut plutôt son modèle que son imitateur : outre que l’emploi du mètre choliambique se comprend mieux avant Théocrite qu’après lui, les passages où l’on peut saisir entre les deux poètes certaines analogies semblent conduire à la même conclusion[582]. Mais la chose, en somme, est douteuse[583].
Les mimes d’Hérodas sont de petites scènes dramatiques, à deux ou trois personnages le plus souvent ; un seul est un monologue. Ces personnages sont tirés de la vie réelle ; ce sont de petites bourgeoises, une entremetteuse, un marchand d’esclaves, un maître d’école, un cordonnier à la mode, etc. Le poète nous les montre dans le train journalier de leur existence. Point de grandes passions exceptionnelles, point d’intrigues compliquées et romanesques : c’est une heure de leur journée habituelle qui se déroule sous nos yeux, avec ses soucis vulgaires, ses amusements, ses petites passions, son caquetage familier. La vieille Gyllis vient faire à Métriché des propositions déshonnêtes de la part de Gryllos. Le marchand d’esclaves raconte au tribunal des mésaventures dont il demande justice. Métrotimé prie le maître d’école Lampiscos de châtier son garnement de fils, dont elle dit les mauvais tours. Deux femmes de Cos, venues faire une offrande au temple d’Asclépios, en admirent naïvement les richesses. Bitinna, jalouse d’un de ses esclaves, le querelle et le fait battre. Coritto et Métro se content à portes closes les ingénieuses trouvailles du cordonnier Kerdon. Ce même cordonnier, dans une autre pièce, fait à Métro les honneurs de son étalage. Il n’y a, dans tout cela, ni études profondes de caractères ni analyses morales minutieuses : ce sont de rapides peintures de mœurs, de vifs et légers croquis, des silhouettes amusantes. Point d’action complexe non plus : la brièveté du poème s’y oppose ; mais on y trouve pourtant une ébauche d’action, un mouvement scénique sensible ; il y a un point de départ et un but, avec une marche un peu capricieuse parfois et de jolis détours. Ces petites pièces sont trop courtes pour le théâtre proprement dit : c’est un véritable « spectacle dans un fauteuil », fait pour la lecture solitaire, ou, tout au plus, pour la récitation devant un auditoire peu nombreux.
Les traits que nous venons d’esquisser appartiennent plutôt d’ailleurs au genre même du mime qu’au talent personnel d’Hérodas ; car on les retrouve tout semblables dans les pièces du même genre que nous lisons chez Théocrite. Nous les retrouverions sans doute aussi chez Sophron et chez Xénarque, si nous pouvions encore lire ces écrivains. Ce qui est vraiment personnel, au contraire, et propre à Hérodas, c’est d’abord la nature de son observation, franchement réaliste, presque sans mélange d’idéal et de poésie ; c’est ensuite son style et sa versification.
Le réalisme d’Hérodas prend pour champ d’observation toute la vie moyenne, dont il met en scène les divers sentiments, depuis la liberté vive et crue de certaines conversations hardiment obscènes, jusqu’à l’honnêteté spirituelle d’une femme charmante, en passant par l’impudence comique d’un marchand d’esclaves, la naïveté bavarde de deux commères, les ruses d’un commerçant beau parleur, la vanité coquette et frivole des élégantes : c’est toute la gamme de ces sentiments moyens et ordinaires dont est faite la vie du plus grand nombre. Le poète ne met d’ailleurs dans ses peintures ni âpreté satirique ni complaisance : il est sobre et impersonnel ; il est vrai. Il ne recherche ni ne fuit la grossièreté ; il la rencontre parfois sur sa route, et il la note d’un trait rapide, sans appuyer. Il ne grandit pas non plus ses personnages sympathiques ; il les dessine d’un trait juste et fin. Son réalisme n’est pas amer : il ne va pas jusqu’au pessimisme. Ses personnages sont quelquefois vicieux ou cruels, mais leurs mauvaises passions, le plus souvent, s’arrêtent à mi-chemin, soit par l’effet d’un obstacle extérieur[584], soit faute d’une force intime suffisante[585]. Et cela même est une ressemblance de plus avec la vie ordinaire, où les grands scélérats sont aussi rares que les saints. Ajoutons que cette humanité, moyenne par ses vertus et ses vices aussi bien que par sa condition, est en même temps l’humanité d’un certain milieu ; elle est très nettement caractérisée par la physionomie particulière que prennent chez elle les sentiments fondamentaux de l’espèce humaine. L’impudence du marchand d’esclaves, la jalousie de Bitinna, le Libertinage de Coritto et de Métro appartiennent à un état de société spécial. De sorte que l’observation d’Hérodas, outre son mérite de vérité générale, a encore celui d’une vérité historique et locale.
L’artiste et l’écrivain, chez Hérodas, ne sont pas indignes de l’observateur. — Il écrit en vers choliambiques, c’est-à-dire en vers iambiques « boiteux », dont le dernier pied, par une irrégularité voulue, est un spondée au lieu d’un iambe. Ce vers, cultivé jadis par Hipponax d’Éphèse, était tombé en désuétude. Hérodas le remit en honneur. Il faisait en cela œuvre d’érudit et de curieux, de véritable alexandrin par conséquent, mais aussi d’artiste, car il avait finement senti la convenance qui existait entre ce mètre volontairement inélégant et la nature de son inspiration réaliste. — Le choix du mètre entraînait le choix du dialecte : Hipponax était un ionien ; la forme de vers qu’il avait rendue célèbre appelait l’emploi du dialecte ionien. Hérodas, Dorien sans doute d’origine et de relations, écrivit dans le dialecte d’Hipponax, mais fortement mélangé de dorismes et d’atticismes[586]. Le vocabulaire et la phrase doivent beaucoup évidemment au langage parlé : les mots usuels, les proverbes populaires y abondent. De là, pour le lecteur moderne, une obscurité qu’épaissit parfois encore le mauvais état du texte ; mais il est probable que, pour les contemporains d’Hérodas, l’impression dominante était celle d’une trivialité vivante et savoureuse. — Ce que nous pouvons apprécier, aujourd’hui encore, avec plus de sûreté, c’est l’habileté de l’auteur à faire vivre ses personnages, à les peindre par leur langage. Le discours du marchand d’esclaves devant le tribunal, avec ses appels aux grands principes, ses roueries, ses accents de fausse bonhomie et l’air de canaillerie à demi consciente partout répandu, est fort amusant. Il y a cependant peut-être quelque chose de plus fin encore dans le mime premier, où le long, tortueux, cauteleux discours de l’entremetteuse Gyllis à l’honnête Métriché, puis la courte et souriante réponse de celle-ci, enfin la platitude confuse et reconnaissante de l’entremetteuse, à la fois repoussée et abreuvée, forment un tableau charmant. La colère de la mère qui veut faire punir son fils, dans le mime III, semble un peu excessive ; en revanche, dans le mime IV, celle de la maîtresse jalouse de son esclave, mais qui, malgré sa fureur, saisit pourtant le premier prétexte pour pardonner sans trop avoir l’air de céder à sa propre faiblesse, est d’une observation très délicate. Et quant au simple caquetage des commères dans les autres mimes, sans avoir la saveur exquise de celui des Syracusaines, il est encore très joli et très vrai.
En somme, Hérodas est un fort agréable écrivain, très peu poète quoiqu’il ait écrit en vers, mais spirituellement observateur et vrai.
III
La pure poésie entre dans le réalisme grâce à deux hommes qui, par des voies différentes et avec des mérites inégaux, vont cependant au même but : deux artistes exquis, Théocrite et Léonidas de Tarente.
Théocrite, fils de Praxagoras, naquit probablement à Syracuse[587]. Quelques-uns, selon Suidas, disaient qu’il était de Cos, ce qui s’explique par le long séjour qu’il fit dans cette île. Mais les meilleures autorités l’appellent « Syracusain »[588], et c’est évidemment par son origine sicilienne que s’explique l’inspiration générale de ses Bucoliques. La date de sa naissance est inconnue : on la place tantôt vers 315, tantôt vers 300 ; peut-être faut-il la rapprocher plutôt de cette dernière date[589]. Vers vingt ou vingt-cinq ans sans doute, il se rendit à Cos, où il vécut dans l’entourage de Philétas. Il y connut Asclépiade de Samos, Aratos, le médecin Nicias de Milet, d’autres encore, dont les noms se rencontrent dans ses œuvres. Des relations de famille le rattachaient peut-être à cette île[590]. Il y fit un long séjour. Un peu avant 270, il adresse à Hiéron sa XVIe Idylle, où il lui demande sans détours sa protection ; à cette date, il semble encore habiter Cos[591]. N’ayant pas réussi du côté de Hié- ron, il se tourna vers Philadelphe, qui lui fut sans doute plus favorable ; car, peu d’années après, il compose un hymne en son honneur et semble établi dès lors en Égypte[592] : la XIVe et la XVe Idylle ont été, en effet, visiblement écrites à Alexandrie. La date de sa mort n’est pas mieux connue que celle de sa naissance[593]. On voit l’incertitude de cette chronologie[594] : la seule chose tout à fait incontestable, c’est que sa vie se partagea entre la Sicile, la Grande-Grèce, Cos et Alexandrie ; or l’influence de ces divers séjours se reconnaît dans son œuvre[595].
Suidas, énumérant les ouvrages de Théocrite, cite d’abord les Bucoliques, puis, avec doute, un certain nombre d’autres écrits qui lui étaient attribués[596]. Le recueil arrivé jusqu’à nous contient en effet d’autres piè- ces que des Bucoliques ; mais, si l’on peut, avec certitude ou avec vraisemblance, reconnaitre dans ces pièces diverses quelques débris des huit ou dix recueils signalés par Suidas, il n’en est pas moins vrai que ce sont là de simples débris, des échantillons épars ; le reste est perdu, et de telle sorte que nous ne pouvons en dire quoi que ce soit. Ce qui nous reste comprend, outre quelques morceaux insignifiants, trente « idylles » et à peu près le même nombre d’épigrammes. J’appelle morceaux insignifiants : 1o un fragment très court d’un poème intitulé Bérénice ; 2o une sorte de chanson Sur la mort d’Adonis, très plate, et de basse époque évidemment ; 3o enfin la Syrinx, simple jeu d’esprit sans intérêt[597]. Parmi les épigrammes, il y a un choix à faire : quelques-unes sont manifestement apocryphes, d’autres probablement ; nous y reviendrons. Quant aux Idylles, il faut d’abord remarquer que ce nom, devenu si célèbre, ne figure pas dans l’énumération de Suidas et qu’il ne remonte pas à Théocrite ; il signifie simplement, dans la langue des érudits alexandrins, « petites pièces », et il appartient sans aucun doute au grammairien qui forma le premier recueil de « petites pièces », de pièces détachées ou « pièces choisies » (ἐκλογαί) de Théocrite. Comme les pièces « bucoliques » dominaient dans ce recueil et y tenaient la première place, les mots « idylle » et « églogue » ont dû à cette circonstance l’acception particulière et limitée qu’ils ont gardée chez les modernes[598]. Nous ne savons pas exactement l’histoire des œuvres de Théocrite dans l’âge alexandrin, mais on l’entrevoit. Il y a eu des recueils factices de différentes sortes : tantôt on réunissait ensemble les poèmes bucoliques du seul Théocrite, à l’exclusion des œuvres analogues de ses imitateurs[599] ; tantôt, au contraire, on faisait une sorte de corpus des poètes bucoliques[600] ; ou bien encore on formait des collections de pièces choisies appartenant à divers genres, mais composées par le seul Théocrite ; ou enfin des recueils tout à fait hétérogènes, du genre de l’Anthologie. L’ensemble que nous ont conservé nos manuscrits sous le nom de Théocrite est sorti de ce long travail antérieur. On y lit encore, dans la IXe Idylle (v. 28-36), des vers qui ont dû servir d’épilogue à un recueil exclusivement bucolique[601]. De là vient que cet ensemble comprend d’une part des pièces qui ne sont pas de Théocrite, et d’autre part des pièces de Théocrite qui ne sont pas des bucoliques.
Les pièces apocryphes sont celles qui portent les numéros 19, 20, 24, 23 et 27 (Le voleur de miel. Le jeune bouvier. Les pécheurs. L’amant. L’Oaristys). Quelques-uns rejettent encore les idylles 25 et 30 (Héraclès tueur du lion. L’enfant aimé) et en soupçonnent deux ou trois autres. Nous ne partageons pas ces scrupules ; on verra pourquoi par la suite[602]. Quant aux cinq pièces qu’il faut écarter, nous n’avons que peu de mots à en dire : une seule, L’Oaristys, est une œuvre de grand talent : il en sera question à propos des imitateurs de Théocrite ; les autres, dont le caractère apocryphe se trahit à certains signes manifestes, n’ont en outre qu’une valeur littéraire médiocre ; de sorte que, même si elles étaient de Théocrite, elles ne mériteraient pas de retenir l’attention[603].
Revenons aux ouvrages authentiques. Ils forment plusieurs groupes distincts, soit par leur forme, suit par la nature de leur inspiration. Nous avons déjà mis à part les épigrammes. Voici maintenant des chansons amoureuses en différents mètres (12, 29, 30) ; des mimes dialogues qui font songer à ceux d’Hérodas (14 et 15) ; — d’autres, en forme de monologues, qui tiennent plus ou moins de la chanson amoureuse (2 et 3) ; des poèmes rustiques, tantôt en dialogues, tantôt en récits, tantôt en monodies, tantôt mixtes, qui tiennent encore du mime (1, 4-11) ; un épithalame mythique (18) ; des récits qui font songer davantage à l’épopée (13, 22, 21, 25, 26) ; deux hymnes (16-17), qui d’ailleurs diffèrent beaucoup l’un de l’autre par le ton ; enfin une sorte d’épître (28). On voit quelle est la variété de ces poèmes : il est indispensable de les étudier par genres, car Théocrite n’est pas exactement le même dans tous. Si la chronologie de ces œuvres était connue, il faudrait en tenir compte aussi ; mais elle ne l’est pas en général. On peut supposer que Théocrite, comme beaucoup de poètes, a dû commencer par imiter ses prédécesseurs et ses maîtres. Dans cette hypothèse, on attribuerait volontiers à la période de ses débuts ses chansons amoureuses, imitées sans doute de celles d’Asclépiade de Samos[604], et peut-être ses idylles épiques. Mais ce n’est là qu’une hypothèse. D’autre part, il y a, dans ses bucoliques, tant de fraîcheur d’imagination qu’on ne peut en reculer trop tard la composition. Le plus simple, et en même temps le plus sûr, est donc d’étudier ses œuvres surtout par genres, en reléguant la chronologie au second plan. Mais il faut d’abord dire quelques mots de son génie, qui relie entre eux tous ces genres divers et les rapproche quelquefois d’une manière inattendue.
L’originalité de Théocrite, parmi tant de beaux esprits ses contemporains, est d’avoir eu, plus que personne alors, deux qualités : une sensibilité forte et vibrante, et le don tout dramatique de créer des personnages vivants.
Cette sensibilité vient moins du cœur que des sens ; mais, dans ces limites, elle est sincère et profonde. Théocrite ne voit pas seulement le monde extérieur (et personne d’ailleurs n’en a plus que lui la vue nette, plastique, colorée) ; il en jouit par tous ses sens ; il l’entend, le touche, le flaire, le goûte, le respire : pour lui, la coupe nouvellement façonnée sent encore l’argile[605] ; la toison de Lycidas sent la présure[606] ; les parfums de l’automne flottent sur la fête des Thalysies[607]. La douceur fraîche de l’ombre et de l’eau, le moelleux d’une couche épaisse d’herbes sèches sont vivement sentis et décrits. Il entend le murmure de la source et le chant des cigales : tous les doux bruits de la campagne emplissent son oreille. Il est capable de passion vraie, d’amour violent : amour tout sensuel, mais sincère, emporté, douloureux parfois, très différent des amours de tête que provoquent des « Iris en l’air » et qui s’exhalent en énumérations mythologiques à la façon d’Hermésianax. Dans Théocrite, on sent l’homme, comme dirait Martial : hominem pagina nostra sapit ; la culture savante, chez lui, n’a pas étouffé la sensation ; l’homme naturel survit dans le lettré.
Il a d’ailleurs le don dramatique. Cet homme si ardent sait sortir de lui-même. Il sait entrer dans l’esprit des autres, penser ce qu’ils pensent, sentir ce qu’ils sentent. Les personnages qu’il rencontre ou qu’il imagine ne sont pas seulement pour lui de vains fantômes, ou des silhouettes, ou des taches de couleur : ce sont des êtres vivants, qu’il voit vivre, c’est-à-dire penser et sentir, dans un certain milieu avec lequel ils sont en harmonie. De sorte que ce sensitif est en même temps très objectif.
Au service de cette riche nature, il a d’ailleurs les dons d’expression qui font l’artiste : une imagination vive qui réveille pour lui les sensations et recrée les personnages ; un art de versification et de style qui lui permet de traduire, par la musique des mots, toutes les nuances de sa pensée, toutes les vibrations de son âme, et qui se prête à rendre le bavardage de deux commères aussi vivement que les plaintes ardentes d’un amoureux. Par ce rare mélange de qualités diverses, Théocrite est à la fois le plus lyrique et le plus dramatique des alexandrins, et cela dans une fusion exquise autant que neuve des deux éléments essentiels de sa nature.
Le côté purement subjectif et lyrique de son génie se montre à nous isolé et distinct dans quelques pièces où il vaut la peine de l’examiner d’abord : ce sont les chansons amoureuses proprement dites (XII, XXVIII, XXIX, XXX), quelques idylles qui ne sont guère encore que des chants d’amour placés dans la bouche de personnages fictifs (la magicienne, II ; l’amant d’Amaryllis, III ; le Cyclope, XI) ; et enfin l’Épithalame d’Hélène (XVII). L’Épithalame est le plus impersonnel de ces chants ; on pouvait s’y attendre : un épithalame est une ode d’apparat, par conséquent une peinture plus générale que personnelle de l’amour légitime, et d’un amour à son aurore. On trouve dans celui-ci de la grâce, une fraîcheur délicieuse, plutôt que de la passion proprement dite ; l’imitation littéraire, d’ailleurs, et en particulier l’imitation de Sappho, semble avoir été pour beaucoup dans l’inspiration du poète. La XIIe idylle, « au bien-aimé » (Ἀΐτης), est la chant da l’amour heureux : quelques vers y peignent avec force, ou avec grâce encore, l’élan tendre de la passion (« j’ai couru vers toi comme le voyageur brûlé par la soleil court vers l’ombre d’un chêne ») ; mais l’amour heureux a plus de loisirs et de liberté d’esprit que l’amour contrarié : on s’en aperçoit ici à quelques traits qui ne sont qu’ingénieux ou délicats, à quelques allusions érudites ou mythologiques qui trahissant l’alexandrin. On peut en dire à peu près autant da la XXIXe idylle, et même de la IIIe (Le chevrier, ou Amaryllis). C’est surtout dans la XXXe, sous son propre nom, ou encore dans la IIe et la XIIe, sous le nom de la magicienne at du cyclope, qua Théocrite a exprimé toute la force de l’amour, exaspéré par la dédain, devenu douloureux et terrible.
La « magicienne » est une jeune fille qui cherche dans la magie un moyen de ramener son amant : un regard a suffi pour la livrer au délire ; depuis, elle se consume et se dessèche, elle a recours à tous les sortilèges. Dans un monologue entrecoupé de refrains, elle poursuit d’abord, avec l’aide de sa servante, sa conjuration magique, puis, restée seule sous la lumière de la lune, elle raconte la naissance de son amour et ses mortels tourments. Toute la pièce est brûlante de passion : Théocrite qui s’est souvenu de Sappho[608], inspirera à son tour la Médée d’Apollonios et la Didon de Virgile :
Voici que se tait la mer et sa taisent les vents : mais au-dedans de ma poitrine ne se tait pas la douleur. Car je brûle toute pour cet homme qui a fait de moi, malheureuse, au lieu d’une épouse, une femme coupable et perdue.
Polyphème aussi, le Cyclope, se meurt d’amour : assis au bord de la mer, sur un rocher, ses yeux cherchant Galatée qui se dérobe, il exhale sa plainte en une longue suite de couplets passionnés et désolés. L’art savant du poète alexandrin se trahit, sans doute, dans ces chants, tantôt par la naïveté voulue du langage, tantôt par des souvenirs mythologiques, tantôt par la grâce piquante de certaines peintures. Mais le fond du sentiment est sincère. L’amour de Polyphème, comme celui de la magicienne, est un amour simple, surtout physique. C’est un délire qui envahit l’âme brusquement, et qui consume le corps, comme dans l’ode de Sappho. Ce n’est pas une de ces amourettes qui s’amusent à des présents « de pommes, de roses, de boucles de cheveux[609]. » C’est une « fureur », près de laquelle tout languit[610]. C’est une maladie, qu’il faut soigner comme les autres, par des remèdes appropries : mais nul remède n’est efficace, sauf un, qui est de chanter son amour :
Contre l’amour, ô Nicias, il n’est point d’autre remède, ni onguent ni poudre, que les Muses : celui-là est doux et salutaire, mais il n’est pas facile de l’employer[611].
Théocrite, avant Goethe, avait trouvé ce remède souverain de l`amour, la création poétique : véritable « purgation de la passion », comme eût dit Aristote. Ajoutons que cet amour ardent et sensuel s’exprime toujours chastement : la passion peut être furieuse, mais les mots en général sont honnêtes[612].
À côté de ces passions brûlantes, voici le don dramatique et objectif dans toute sa netteté impersonnelle. L’idylle des « Pâtres » (Battos et Corydon, IV), celle de « Thyonichos ou l’amour de Cynisca » (XIV), sont des mimes aussi vivants et réels que ceux d’Hérodas, avec le mérite de la grâce en plus. L’amour, il est vrai, n’en est pas absent, et c’est là le trait propre de Théocrite : mais il ne s’y exprime pas avec la fougue ardente et lyrique des pièces précédentes. Ni Battos ni Corydon ne sont amoureux pour leur propre compte ; ou du moins ils ne parlent de leurs amours qu’en passant, ils n’en font pas le sujet essentiel de leur entretien. La causerie est capricieuse, se posant tour à tour sur divers sujets qu’elle effleure : le départ de Milon, le bon bouvier, que regrettent ses génisses ; l’aspect lamentable du troupeau abandonné ; les occupations musicales des deux pâtres ; un souvenir ému à la mort d’Amaryllis ; les menus accidents de la vie pastorale, une chèvre qui s’enfuit, un pied blessé par une épine ; puis, en finissant, quelques propos salés sur les fantaisies amoureuses du prochain. Le tout est d’une vivacité gracieuse et charmante. Eschine, l’un des interlocuteurs de la XIVe idylle, est un amoureux éconduit, mais le poète a moins pour objet de nous attendrir sur ses maux que de nous peindre son caractère vif et emporté : Eschine, dans une narration charmante et dramatique, raconte à Thyonichos comment il a découvert son malheur ; celui-ci cherche à le calmer, il lui propose un remède ; c’est de s’expatrier, de se faire soldat : au service de Ptolémée, il oubliera l’infidèle.
Les plus belles idylles de Théocrite sont celles où il a trouvé le secret de fondre en un tout harmonieux ces qualités lyriques et dramatiques qui vivaient côte à côte dans son esprit. Ce sont des pièces dont la scène, comme dans les précédentes, est tantôt aux champs et tantôt à la ville, et dont le cadre peut être soit dramatique comme celui d’un mime, soit purement narratif, soit mixte.
Pour les idylles rustiques de cette catégorie, le centre lyrique de la pièce est formé par un « bucoliasme » (βουκολιασμός), c’est-à-dire par une lutte musicale et poétique entre deux pasteurs. Cette sorte de chants lyriques alternés était en usage parmi les pâtres de la Sicile et de la Grande-Grèce. Ils charmaient leurs loisirs en jouant de la syrinx, formée de dix roseaux assemblés, et en chantant des airs populaires ou des airs de leur façon. Quand le hasard les réunissait, ils aimaient à se défier, et un voisin décidait quel était le vainqueur. On trouverait encore, dans les pâturages de la Sicile ou de la Corse, des vestiges de ce vieux et poétique usage[613]. Théocrite, fidèle en cela à la vieille tradition des poètes de la Grèce, n’a rien inventé : il n’a fait que recueillir un genre populaire, et l’élever, par la perfection de son art, à la dignité d’un genre littéraire. Cette lutte poétique se pratique de diverses façons : quelquefois, les deux chanteurs font entendre tour à tour une chanson complète, une sorte de petite ode ; d’autres fois, ils improvisent des chants alternés ou « amébées » (ἀμοιβαῖα μέλη), c’est-à-dire que, tour à tour, ils improvisent deux vers sur un thème semblable ou sur deux thèmes qui se font contraste : les thèmes parallèles ou contrastés, qui fournissent ainsi chacun quatre vers, se poursuivent d’ailleurs indéfiniment, au gré des chanteurs. Cette lutte lyrique est donc le centre du poème. Autour de ce chant, le mime rustique se développe à peu près de la même façon que dans l’idylle XIV : avant d’engager la lutte, les pâtres causent et se provoquent. Ou bien c’est le poète qui se met en scène, et un récit amène la lutte poétique. Ou bien encore ce récit n’est qu’un prélude ou une conclusion, et la lutte poétique est encadrée dans un dialogue. Toutes ces formes différentes se ramènent malgré tout à un type essentiel, celui d’un chant lyrique amené et préparé par une mise en scène variable. Telle est aussi la structure des Syracusaines (XV), dont la scène se passe à Alexandrie, et dont les personnages principaux sont des commères de la ville : leur causerie, leur promenade dans Alexandrie, les divers épisodes qui l’animent, tout aboutit à un chant lyrique qu’elles vont écouter, celui qu’une Argienne fait entendre en l’honneur d’Adonis, et la pièce se termine par quelques mots de dialogue qui nous ramènent au point de départ.
Dans ce cadre souple et ferme, Théocrite fait entrer une admirable poésie et toute une conception particulière de la vie.
L’idée dominante est un beau rêve de vie rustique. Ce rêve est fréquent aux époques très civilisées : il naît alors dans quelques âmes où subsiste, sous le raffinement de la culture générale, un arrière-fond de naturel, et de celles-là s’étend à d’autres. Théocrite, nous l’avons vu, était une riche nature. Il avait assez vu la vie des champs pour la bien connaitre ; il avait assez pratiqué les lettres et les cénacles pour rêver au moins d’autre chose, et pour concevoir une sorte de nostalgie poétique des champs et de la montagne. Il évoqua les visions de la vie rustique et en composa son idéal.
Cet idéal, dérivé d’une série d’impressions sincères et formé dans une intelligence qui avait le don de voir les choses avec netteté, renferme une grande part de réalité. Comme tout idéal, pourtant, il est fait d’une réalité transformée : le poète en choisit les traits ; il élimine certains caractères du réel, il en modifie d’autres ; et cela, justement, en vue d’une opposition plus tranchée avec la vie artificielle et complexe de la civilisation contemporaine. Dans ce travail, d’ailleurs, il suit l’instinct de sa nature d’artiste ; il se conforme in son propre génie. — De la une image personnelle et neuve de la nature, des hommes qui y vivent, de leurs pensées, de leurs sentiments, de leurs occupations.
La nature, chez Théocrite, n’est point la dure marâtre décrite par Hésiode ; elle ne présente pas non plus les grands aspects mélancoliques ou tragiques où se complaît parfois le génie de Virgile. Elle est riante et lumineuse. Théocrite ne nous la montre guère que par un éternel beau jour de la saison clémente, dans la montagne ou paissent les troupeaux, dans le champ moissonné, dans l’enclos embaume par tous les fruits de la récolte, sous le grand soleil de la Sicile, avec la ligne bleue de la mer à l’horizon[614]. C’est ainsi sans doute qu’il l’a vue le plus souvent, dans ce pays admirable, lui qui n’était pas un véritable paysan ; mais c’est ainsi surtout qu’il a voulu la voir et qu’il l’a aimée. Les tempêtes et les frimas se sont effacés de son souvenir optimiste. Il n’a retenu d’elle que ses aspects heureux, ceux qui convenaient à son idéal. Dans ces limites, d’ailleurs, il est sincère et vrai. Ses descriptions ont la grâce pittoresque du détail, le trait juste et fin, la couleur et la chaleur de la réalité, parfois même la grandeur qui résulte d’un dessin aussi large que précis. On n’a jamais donné une sensation plus juste et plus forte des richesses de l’automne que dans cette peinture qui termine les Thalysies :
Lycidas, avec son gracieux sourire, me donna son bâton, comme un gage d’amitié, au nom des Muses. Puis il prit sur la gauche et suivit la route de Pyxa. Eucritos et moi, avec le bel Amyntas, nous gagnâmes la demeure de Phrasidamos, ou nous nous couchâmes en des lits épais de lentisque odorant et de pampres fraîchement coupés. Un grand nombre de peupliers et d’ormes balançaient leur feuillage au-dessus de nos têtes, non loin de l’onde sacrée qui s’écoulait en murmurant de l’antre des Nymphes. Et dans les rameaux touffus, les cigales, brulées par le soleil, chantaient a se fatiguer ; et la verte grenouille criait au loin, sous les épais buissons épineux. Les alouettes et les chardonnerets chantaient ; la tourterelle gémissait ; et les abeilles fauves bourdonnaient auteur des fontaines. De toutes parts flottait 1’odeur d’un riche été, l’odeur de l’automne. À nos pieds et à nos côtés roulaient en foule les poires et les pommes ; et les branches, chargées de prunes, se courbaient jusqu'à terre. Un enduit de quatre ans fut détaché du col et de la tête des amphores. Ô nymphes Castalides, qui habitez le faite du Parnasse, le vieux Chiron offrit-il une telle coupe à Héraklès, dans l’antre pierreux de Pholos ? Le nectar qui enivra le berger de l’Anapos, le fort Polyphème, celui qui jetait des montagnes aux vaisseaux, ce nectar qui le fit trépigner à travers les étables, valait-il, ô nymphes, celui que vous nous versâtes auprès de l’autel de Déméter, protectrice des moissons ? Puissé-je enfoncer encore le van dans le grain, tandis qu’elle-même rira, les deux mains pleines de gerbes et de pavots[615].
Dans cette belle et clémente nature, Théocrite nous montre plutôt des pâtres que des moissonneurs, que des paysans proprement dits. Le berger est devenu le personnage traditionnel de l’églogue, non le laboureur. C’est encore par la même raison. La vie du pâtre est plus solitaire, plus voisine des grandes scènes de la nature, plus riche de loisirs aussi et plus libre d’accueillir soit le rêve, soit la poésie : elle est plus apte à se transformer en idéal. Le pâtre, d’ailleurs, vit au milieu des animaux, qui sont à la fois une partie de la nature et comme une sorte d’humanité inférieure, plongée dans cette vie simple de l’instinct qui est la plus contraire à celle des civilisés. Théocrite aime les animaux et les peint volontiers, d’une touche légère et sobre. Ses pâtres connaissent leurs taureaux, leurs vaches et leurs chèvres par leur nom, comme de vrais pâtres : ils savent la nature de chacun, les brusques fureurs de celui-ci, la maladie de celle-là, les caprices de cette autre. Ils apostrophent leur chien et lui parlent comme à un ami, comme à un confident. Tout cela est bien vu : Théocrite n’est pas, comme tant d’autres après lui, un idylliste de salon ; il sait les choses dont il parle, et s’il n’en dit que ce qu’il veut, il choisit en connaissance de cause[616].
Ce qu’il aime avant tout dans le caractère de ses pâtres, c’est la naïveté, la simplicité des idées et des sentiments, si différente de ce qu’il voit autour de lui à Cos ou à Alexandrie. De là, non sans quelque parti-pris, une raison de plus d’être vrai pourtant dans l’ensemble. Car ce qu’il veut voir surtout chez ses héros, c’est justement leur caractère propre, ce par quoi ils diffèrent des autres, ce qui fait qu’ils sont eux-mêmes. Ce ne sont point des bergers musqués et enrubannés : ils sont vêtus de peaux mal préparées et de vieilles étoffes retenues à la taille par une tresse de joncs[617]. Ils ont le nez camard et les cheveux en broussaille[618]. Ils sentent la présure et le bouc[619]. Leur sagesse est faite d’expérience héréditaire et s'exprime par des proverbes. Ils sont superstitieux. ils savent que Pan est irritable à midi, que la vue des loups fait perdre la parole, que le mensonge fait pousser un bouton sur le nez du menteur. Ils consultent les sorciers et les vieilles femmes qui ont des remèdes pour tous les maux, des secrets utiles pour toutes les occurrences. Ils sont attentifs aux présages : un tremblement dans l’œil est signe qu’on va voir quelque chose[620]. Il faut quelquefois cracher par dessus son épaule pour conjurer le mauvais sort. Quelques-uns sont des esprits prosaïques et terre à terre, contents de leur tâche de chaque jour ; ceux-là sont surtout des moissonneurs[621]. Même les pâtres se plaisent à bavarder sur des riens[622]. Le plus souvent, ils sont amoureux : ils aiment Amaryllis, la noire et maigre Bombyca, ou de beaux éphèbes. En outre ils sont poètes et musiciens. Ici encore, nous l’avons vu, la réalité sert de point de départ à Théocrite, mais elle est aussitôt dépassée. Il refait les chants de ses bergers, et il les refait en grand poète. Parmi ces chants, les uns sont consacrés à leurs amours : l’un les plus jolis est la chanson que Battos fait entendre en l’honneur de Bombyca :
Muses de Piérie, chantez avec moi la délicate enfant. Car tout ce que vous touchez, ô déesses, vous le rendez beau.
Gracieuse Bombyca, tous t’appellent Syrienne, maigre et brulée du soleil : moi seul je te dis blonde comme le miel.
La violette aussi est noire, et l’hyacinthe gravée : cependant, pour les couronnes, on les cueille d’abord.
La chèvre court après le cytise, le loup après la brebis, la grue après la charrue ; et moi je suis fou de toi.
Je voudrais être aussi riche que l’était Crésus, dit-on ; nos statues, toutes en or, se dresseraient pour Aphrodite ;
Toi avec tes flûtes et une rose ou une pomme ; moi en costume neuf avec des chaussures d’Amyclées.
Gracieuse Bombyca, tes pieds sont des osselets, ta voix, une morelle ; ton air, je ne le peux dire[623].D’autres chants de bergers sont consacrés à des légendes populaires de la Sicile, en particulier à celle du beau Daphnis, aimé de la Nymphe Naïs, mort à la fleur de l’âge et pleuré de toutes les divinités champêtres[624]. Alors le ton s’élève et le grand poète qu’est Théocrite peut se donner libre carrière.
Par là, en outre, il est conduit naturellement à faire entrer le mythe d’une façon plus directe dans l’idylle, selon l’instinct de la poésie grecque. Daphnis devient à son tour un personnage des mimes rustiques : ce n’est plus le berger réel et contemporain, c’est une sorte de berger mythique et idéal[625]. Il en est de même de Polyphème, le Cyclope, qui n’est, dans la VIe Idylle, que le sujet d’une chanson rustique, mais qui devient, dans la XIe, le chanteur lui-même. L’idéal ainsi et la poésie pure, sous leur forme traditionnelle du mythe, entrent de plain pied dans le mime rustique.
Ajoutons enfin qu’une fois, dans la première Idylle, un autre motif cher aux Alexandrins, la description des œuvres d’art, est accueilli par Théocrite : le chevrier offre à Thyrsis une coupe « profonde, enduite de cire parfumée, à deux anses, toute neuve, et qui sent encore le travail de l’artiste. » Sur cette coupe, des scènes rustiques ont été ciselées. Le poète s’amuse à les décrire. Il fait là, à sa façon bucolique, son « bouclier d’Achille. »
À côté de ces idylles franchement rustiques, les Syracusaines forment à beaucoup d’égards un genre à part[626]. La scène se passe à Alexandrie, un jour de fête en l’honneur d’Adonis. Les héroïnes sont deux commères, Gorgo et Praxinoa, que leurs affaires, sans doute, ont amenées de Syracuse à Alexandrie, el qui vont voir la fête. Nous sommes loin des bergers de Sicile. Ce mime délicieux pourtant appartient aussi au groupe des œuvres parfaites qui sont le plus nettement caractéristiques du génie de Théocrite. L’idéal de la vie rurale y manque, il est vrai. Mais certains détails encore et la structure générale du poème procèdent de la même inspiration. Les deux commères, comme les bergers de Sicile, sont vraies, simples, naïves. Elles ont le caquet de la ville, et la riposte vive ; mais elles sont abondantes en proverbes ; elles s’ébahissent de tout ce qu’elles voient ; elles ont peur du grand cheval bai ; elles se plaignent de leurs maris et sont pourtant de braves créatures. Elles ne chantent pas elles-mêmes, mais elles vont entendre un chant, et ce thrène gracieux en l’honneur d’Adonis, qui couronne le mime, y répand un parfum de poésie qui achève la beauté de cette peinture amusante et gaie d’un coin de la grande ville.
Les autres œuvres de Théocrite sont moins caractéristiques et moins complètes : plusieurs sont très belles encore.
Cinq idylles sont des récits d’aventures héroïques plus ou moins inspirés de l’épopée. — La treizième, Hylas, est le récit de la mort du jeune ami d’Héraclès, enlevé par les Nymphes des eaux au moment où il plonge un vase dans le bassin de la source. La narration proprement dite est courte et peu circonstanciée. La pièce, adressée à Nicias, s’ouvre et se termine par des réflexions sur l’amour qui lui donnent un caractère intermédiaire entre l’épopée et l’élégie : c’est plutôt une élégie épique qu’une épopée. Elle est d’ailleurs gracieuse. — Il en est à peu près de même de la vingt-sixième, les Bacchantes, où Théocrite raconte avec une élégance un peu brève la mort de Penthée déchiré par sa mère Autonoé. Les derniers vers de la pièce, remplis de réflexions religieuses sur le respect dû à Dionysos, la rapprocheraient plutôt d’un hymne. Elle fut peut-être composée pour quelque fête célébrée par Ptolémée. — L’Idylle des Dioscures (XXII) présente un caractère encore plus singulier : c’est bien un récit épique consacré à la gloire de Castor et de Pollux ; mais la première partie, relative à la lutte de Pollux contre le géant Amycos, contient une partie dialoguée qui fait songer à une sorte de mime épique. L’appel aux rois divins, vers la fin du poème, semble indiquer que Théocrite était alors à la cour du roi d’Égypte et qu’il sollicite discrètement ses largesses. Les deux récits du combat de Pollux contre Amycos et du combat de Castor contre Lyncée sont vivants et pittoresques ; les discours échangés ont tantôt une précision spirituelle et tantôt une élégance agréable. Quelques traits de bel-esprit s’y mêlent. En somme, l’œuvre est d’un art franchement alexandrin et ne révèle pas, malgré ses mérites, le poète supérieur des belles idylles rustiques. — Héraclès tueur du lion (XXV) est plus semblable à un fragment d’épopée proprement dite. C’est l’histoire d’Héraclès arrivant le soir chez Augias, domptant un taureau dangereux, et racontant à ses hôtes sa victoire sur le lion de Némée. Le récit est d’une ampleur facile et harmonieuse. Ce qu’il renferme peut-être de plus caractéristique, c’est d’abord la très belle description du retour des troupeaux d’Augias, innombrables comme les nuées chassées par les vents[627], morceau digne du poète de la vie pastorale ; puis la courte description de la lutte contre le taureau, d’un sentiment plastique et sculptural intense[628] ; enfin le récit plus long de la lutte contre le lion, où l’on retrouve les mêmes qualités, avec une vive peinture de la terreur générale inspirée par le monstre[629]. — La vingt-quatrième idylle, Héraclès enfant (Ἡρακλίσκος) a pour sujet l’histoire du premier exploit d’Héraclès, sa lutte victorieuse contre les deux serpents envoyés par Héra. On a dit souvent que c’était une épopée en miniature ; le mot est très juste, dans tous les sens : cette épopée n’est pas seulement courte, elle remplace la grandeur de l’émotion par le fini spirituel des détails, avec un art d’ailleurs achevé. Pindare avait touché une fois à ce sujet : en quelques traits rapides et forts, il avait donné l’impression d’une destinée surnaturelle, d’une grandeur héroïque et franchement miraculeuse. Théocrite décrit avec une grâce infinie et tout humaine le sommeil des enfants ; il raconte avec une précision pittoresque l’arrivée des serpents, l’attitude d’Iphiclès et celle d’Héraclès, la lutte rapide, le réveil éperdu d’Alcmène, et la scène qui suit. Chaque détail pris à part est délicieux et le récit court au but sans longueurs. Mais la grandeur religieuse en a disparu, malgré la lumière divine qui éclaire la chambre : le miracle est rapetissé ; Héraclès enfant ressemble ici à ces Amours que les sculpteurs de ce temps aimaient à vêtir d’une peau de lion : on ne le prend pas au sérieux ; on sent bien que c’est un enfant comme un autre et qu’il se déguise en héros. Le malheur est que personne alors ne croyait plus aux héros, pas même Théocrite.
Voici maintenant deux pièces qui sont des hymnes. — L’une (XVII), adressée à Ptolémée, n’est qu’une œuvre académique, officielle, par conséquent froide, où l’on sent que Théocrite a mis fort peu de lui-même : il a traité consciencieusement, avec son habileté ordinaire, les divers motifs fournis par le sujet. — L’autre (XVI), adressée à Hiéron, est beaucoup plus intéressante. C’est moins un hymne proprement dit qu’une sorte d’épître, dont le ton parfois s’élève, mais qui sait aussi sourire. Au début, il se plaint que les Grâces, ses déesses inspiratrices, soient souvent mal reçues des gens riches : elles s’irritent et le querellent. Tout ce début est d’une fantaisie fort ingénieuse. Suivent des réflexions générales sur les devoirs des puissants à l’égard des poètes, puis un éloge senti de Hiéron, une délicieuse image (parfois bucolique) des bienfaits de la paix ramenée par ses victoires sur les Carthaginois, enfin de nouveau, en terminant, un gracieux appel aux Grâces d’Orchomène, étroitement mêlé à l’invitation fort claire adressée à Hiéron d’être généreux.
C’est encore une sorte d’épître, et tout à fait exquise, que la Quenouille (XXVIII), écrite en vers asclépiades. Théocrite envoie à son ami Nicias, pour sa femme, la belle Theugénis, une quenouille d’ivoire. En quelques vers délicats, il fait l’éloge de Theugénis et de Nicias.
Restent enfin des épigrammes. Nous en avons vingt-six sous le nom de Théocrite, mais quelques-unes sont certainement apocryphes[630]. Beaucoup sont fort jolies. On aimerait à y voir la main de Théocrite. On se demande pourtant si plusieurs au moins de celles-ci ne sont pas l’œuvre de lettrés spirituels ayant bien lu les Idylles : ce qui met en défiance, c’est justement le soin que prend le poète d’y tant parler de Daphnis et de Thyrsis.
La versification et le style, chez Théocrite, n’ont pas moins de nouveauté que son inspiration : en tout, c’est un rare artiste.
Bien qu’il ait composé quelques pièces en vers asclépiades et introduit une fois, dans une idylle en hexamètres, des chansons élégiaques[631], on peut dire que le trait qui frappe d’abord, dans sa versification, c’est la prépondérance de l’hexamètre : les petites épopées, le dialogue rustique, les chansons même des pâtres, tout s’exprime, chez lui, en hexamètres. Rien de moins conforme à la vieille tradition grecque, qui avait une forme de vers spéciale pour chaque genre, hexamètre pour le récit épique, iambe pour le dialogue, vers lyrique pour la chanson. Cet emploi nouveau et paradoxal du vers épique trahit une révolution profonde en littérature : on n’écrit plus pour la récitation publique ou pour le chant, mais pour les yeux ; le poète n’a désormais que des lecteurs ; le choix du mètre devient presque indifférent[632]. Théocrite a senti d’instinct la profondeur du changement et s’y est accommodé sans hésitation. Il est par là, comme nous le disions précédemment, plus novateur qu’Hérodas, et semble plus récent. Cette réforme ne s’est d’ailleurs pas faite brusquement : la transformation graduelle de l’épopée, devenue plus familière depuis Antimaque, avait peu à peu assoupli l’hexamètre. Théocrite, à son tour, reprend cette tradition nouvelle et la continue. Son hexamètre, pour se plier à des besoins nouveaux, va s’assouplir encore : il sera, selon les circonstances, tantôt coulant et facile, dans les récits ou les descriptions, tantôt vibrant comme un chant lyrique, tantôt léger, vif, coupé, comme il convient au dialogue familier. Il se déroulera en périodes, se formera en strophes plus ou moins longues, se répétera en refrains, se divisera en membres courts au gré des interlocuteurs. Il y a, chez Théocrite, des vers qui ont l’ampleur d’un vers homérique ; d’autres ont une vivacité toute nouvelle. Cette vivacité légère vient surtout des coupes. La coupe dite « bucolique », qui suspend la phrase sur un dactyle après le quatrième pied, est particulièrement caractéristique ; Théocrite ne l’a pas inventée, mais il en a fait un usage plus fréquent que personne, parce qu’elle répond à merveille à l’allure de sa phrase, comme nous le verrons tout à l’heure. De même, il s’amuse sans cesse à briser l’harmonie solennelle du vers épique par des accumulations de petits mots, par des césures inattendues. Ses fins de vers surtout sont souvent très amusantes[633]. L’hexamètre ainsi manié devient un vers tout nouveau, une création d’artiste supérieur, merveilleusement adaptée à son objet.
Le style n’est pas moins habile ni moins neuf.
Théocrite écrit d’habitude en dialecte dorien. Seules, la pièce des Dioscures et celle d’Héraclès tueur du lion sont en ionien, plus ou moins pur. Les raisons de ce choix sont faciles à voir : elles tiennent à la nature des sujets. Quelques autres, imitées des poètes de Lesbos, sont en éolien : mais la plupart sont en dorien, pour deux motifs : c’est d’abord que le mime, pastoral ou non, est dorien d’origine, et ensuite que Théocrite est dorien lui-même. Ce dorien est d’ailleurs plus ou moins populaire. Dans l’Épithalame d’Hélène, dans les deux hymnes, dans les idylles, le dialecte est plus relevé, plus mêlé d’ionismes, plus semblable à celui des lyriques classiques ; la raison en est évidente. Dans les mimes, au contraire, Théocrite parle, autant que possible, le langage de ses héros, les pâtres de Sicile, les petites gens de Syracuse. On se tromperait pourtant si l’on y cherchait une fidélité absolue à l’usage populaire : il paraît certain que, là encore, son dialecte est une langue littéraire, où des formes de la langue commune, des souvenirs de la tradition poétique, des fantaisies parfois, et peut-être des inexactitudes d’érudition, mêlent assez arbitrairement des formes quelque peu hétéroclites[634]. Le trésor de la langue grecque était alors si prodigieusement riche, que ces mélanges, conformes d’ailleurs à la tradition, étaient inévitables même pour un poète qui eût voulu les éviter : or rien ne prouve que Théocrite se soit refusé le droit de faire comme ses prédécesseurs.
Quel que soit d’ailleurs, chez un poète grec, l’intérêt du dialecte, c’est surtout dans le choix des mots et dans la structure de la phrase que réside le secret de son style.
Les mots de Théocrite ont une rare saveur. Même dans ses récits épiques, par exemple dans Héraclès enfant ou dans Héraclès tueur du lion, la qualité plastique et sensible de son vocabulaire, la simplicité hardie et colorée avec laquelle il met les choses sous nos yeux, éclate sans cesse. Mais c’est surtout dans les idylles proprement dites, dans la peinture de la : vie rurale, que son originalité est frappante. Il appelle les choses par leur nom : il désigne avec précision les plantes, les arbres, les animaux ; il sait quels sont les fruits dont les parfums se confondent dans la senteur de l’été ; il nomme les arbres qui se penchent sur la fontaine de Bourina ; il désigne avec précision le taureau qui menace, le bouc entier, la vache amaigrie et malade, l’odeur de la présure ; il n’a pas de vains scrupules de noblesse et de fausse élégance. Il imite le sifflement des bergers rappelant leur troupeau (σίττα), et le cri moqueur de la jeune fille qui s’enfuit (ποππυλιάζει[635]). S’il parle d’amour, il montre les bras jetés autour du cou (ἀγκὰς ἔχων τύ[636]) ; il a des expressions d’une tendresse naïve et profonde (τὸ καλὸν πεφιλημένε[637]). Avec cela, le mot simple et large qui, d’un seul trait, évoque la grandeur de la montagne ou de la mer, la douceur du ciel, la fraîcheur de l’ombre, l’abri du rocher. Les épithètes sont relativement rares : il n’use guère des composés dithyrambiques qui détonneraient dans le langage de ses paysans ; mais il a des adjectifs expressifs, qui traduisent l’intensité de la sensation, des métaphores vives, des mots qui font image. Il n’y a rien d’inutile dans cette sobriété pleine et douce, rien d’inutile et rien de trop : chaque trait est juste et fort. Polyphème dit à Galatée :
Ô blanche Galatée ! Pourquoi repousser celui qui t’aime ? Tu es plus blanche que la neige, plus délicate qu’un agneau, plus vive qu’une génisse, plus âcre que la grappe encore verte[638].
Autour des bords de la coupe que le chevrier offre à Thyrsis, s’enroule une branche de lierre.
Un lierre saupoudré de fleurs d’hélichryse, et sur la branche souplement enlacée brillent les baies de safran[639].
Sa phrase est souple comme ce lierre, vive aussi et légère comme Galatée. Dans le dialogue, elle est étonnamment libre et coupée ; nous avons dit qu’elle brisait le vers suivant ses caprices ; c’est pour cela qu’elle le suspend sans cesse au quatrième pied. Dans les descriptions, toujours courtes et sobres, le poète commence d’ordinaire par quelques traits pittoresques, précis, colorés ; puis, d’un dernier trait large et simple, il achève le tableau en y mettant l’effet d’ensemble, souvent même la grandeur :
Sa race remonte à Clytie et à Chalcon lui-même, qui, de son pied, fit jaillir la source Bourina, le genou bien appuyé sur la pierre : et, autour de la fontaine, les peupliers et les tilleuls tressaient leur bocage ombreux, inclinant vers ses eaux leur verte chevelure[640].
Ménalque dit à Daphnis :
Les trésors de Pélops et tout l’or de Crésus n’excitent point mon envie ; je ne me soucie pas de devancer les vents à la course : sous cette roche, je chanterai, t’enlaçant dans mes bras, surveillant du regard nos troupeaux confondus, je chanterai vers la mer de Sicile[641].
Et, dans la belle description des Thalysies, citée plus haut, qu’on se rappelle, après l’énumération détaillée des sensations diverses qui s’ajoutent les unes aux autres, le trait final, l’image qui couronne le tableau : cette Déméter rustique, qui se dresse souriante, avec des gerbes et des pavots dans les deux mains.
Mais c’est surtout peut-être dans les parties lyriques des idylles que se montre le mieux la qualité suprême de la phrase de Théocrite, le rythme haletant, pour ainsi dire, qui est sa marque propre, et qui révèle le poète ne pour traduire l’amour. Sa phrase est une musique admirable. Dans le mouvement régulier et pressé des petits groupes de mots, plus juxtaposés que liés, on sent le frisson de la passion et en quelque sorte les battements du cœur. Nous avons cité plus haut la chanson de Bombyca : c’est un exemple entre beaucoup. Le thrène sur la mort de Daphnis, dans la première idylle, les plaintes de la magicienne, dans la seconde, avec leurs refrains incessamment répétés, sont des échantillons plus amples, mais non plus expressifs, de ce rythme passionné. On peut dire que c’est le rythme fondamental de Théocrite. Même dans la brisure savamment naïve du dialogue, on entend encore vibrer la passion. Dans le récit, dans la description, le mouvement général est encore analogue. Qu’on relise, pour s’en convaincre, les Thalysies, où se rencontrent tous les tons et toutes les formes de l’idylle : on verra sans peine que d’un bout à l’autre, sous les différences extérieures, ne cesse de vibrer la même imagination facilement émue, le même lyrisme incoercible. Par là, Théocrite est vraiment unique : ni dans la poésie antérieure (sauf peut-être quelques pièces de Sappho), ni parmi ses contemporains et ses successeurs, on ne trouve rien qui approche de ce don incomparable de sentir avec force l’émotion des choses et de la communiquer par le mouvement de la phrase[642].
On voit quelle alliance de rares qualités fait à Théocrite une place à part dans la littérature alexandrine ; il est réaliste et idéaliste, dramatique et lyrique, poète toujours par l’émotion, par le rythme, par le style. Son influence fut proportionnée à son originalité. Tout un genre est sorti de lui, le genre bucolique, d’abord par d’autres alexandrins que nous retrouverons tout à l’heure, ensuite par Virgile et par tous les imitateurs de Virgile, enfin par André Chénier, qui se rattache directement à Théocrite. Cette rare fortune de créer un genre, de faire entrer définitivement dans la littérature une forme de poésie jusque là instinctive et populaire, rapproche Théocrite des créateurs de l’âge classique. Il s’en rapproche aussi par son mérite propre, puisqu’il a su retrouver, dans un âge d’érudition et d’imitation, la sincérité du sentiment, la sobriété vigoureuse et harmonieuse de la forme.
Léonidas de Tarente, auteur d’épigrammes, est loin d’égaler Théocrite : il faut pourtant le ranger à côté de lui si l’on veut se rendre compte du mouvement général de l’art dans cette période : car il a tenté, lui aussi, de combiner un certain réalisme avec la pure poésie[643]. C’est un contemporain de Théocrite, un peu plus jeune peut-être. Dans une de ses épigrammes, il célèbre Pyrrhus, roi d’Épire[644]. Le nom de Théocrite se rencontre deux fois dans ses vers[645], mais sans qu’on puisse dire au juste si c’est du poète qu’il s’agit où d’un homonyme. Il paraît cependant l’avoir connu et goûté, car il s’est certainement inspiré plusieurs fois des idylles[646]. Sa vie semble avoir été errante et pauvre[647]. Il mourut loin de sa patrie, sans avoir acquis la richesse, mais confiant dans sa renommée future[648]. — Sa confiance n’était pas téméraire : les Muses en effet, comme il le dit lui-même, l’avaient aimé. Nous possédons sous son nom cent épigrammes qui appartiennent à tous les genres alors pratiqués : épitaphes, inscriptions d’offrandes, inscriptions de statues, portraits de poètes ou d’artistes, poèmes de réflexion philosophique ou morale. Beaucoup de ces pièces sont composées pour de petites gens, des pécheurs, des fileuses, qui offrent à quelque divinité les instruments de leur travail ou qui sont morts à la peine. De la une part de réalisme très considérable : les termes techniques et précis, les mots de métier abondent dans son œuvre. Mais un peu d’émotion s’y ajoute, et le poète véritable apparaît. Sa langue et sa versification, sans être d’une pureté classique, sont généralement élégantes. Il a su dire avec charme la douceur d’une existence pauvre et laborieuse[649], la grâce du printemps[650], la fraîcheur d’une fontaine[651], et, une fois même, en s’inspirant de Simonide, le peu qu’est la vie de l’homme, ce point fugitif de la durée entre deux infinis :
Un temps immense, ô homme, s’est écoulé avant que tu vinsses au jour ; un temps immense s’écoulera après que tu seras descendu chez Adès. Qu’est-ce que l’instant de ta vie ? Un point, ou moins encore. Et cette vie est dure ; car ce moment même, loin d’être agréable, est plus pénible que la mort odieuse. Dérobe-toi donc à la vie et fuis vers le port, comme j’ai fait, moi Phidon fils de Critos, — je veux dire vers l’Adès[652].
Mentionnons encore l’ami de Théocrite, le médecin Nicias de Milet, dont il nous reste quelques épigrammes, et qui montre, dans sa douceur élégante, comme un léger reflet du rayon de poésie qui se dégage des Idylles[653].
IV
Cette sincérité d’émotion, qui fait la beauté des Idylles, est certainement ce qui manque le plus à un groupe de poètes contemporains, fort célèbres aussi, fort habiles, mais que nous caractériserons d’un mot en les appelant des poètes académiques. Ceux-là sont, dans toute la force du terme, des Alexandrins : ils personnifient au suprême degré les qualités et les défauts de leur temps ; quels que soient d’ailleurs les genres divers ou ils se soient exercés, ils ont tous ce trait commun, d’être plus savants qu’inspirés, plus capables d’analyse que de création, plus descriptifs que passionnés, plus versificateurs en somme que poètes. Tels sont le polygraphe Callimaque, le poète didactique Aratos, les poètes épiques Pthianos et Apollonios.
Callimaque, fils de Battos, est incontestablement le « maître du chœur ». Par le nombre de ses ouvrages, par leur diversité, par leurs qualités et par leurs défauts, il est comme le type même du poète alexandrin[654].
Il naquit à Cyrène vers la fin du ive siècle (entre 310 et 305 probablement)[655]. Sa famille, s’il faut l’en croire, se rattachait au héros Battos, le fondateur de la cité, l’ancêtre des rois de Cyrène chantés par Pindare[656]. Il vint étudier la philosophie à Athènes sous la direction du péripatéticien Praxiphane[657]. Puis il se rendit à Alexandrie, où il ouvrit une école de grammaire[658]. Sa réputation le mit en honneur auprès de Ptolémée Philadelphe, monté sur le trône en 285, et qui paraît l’avoir distingué quelques années plus tard : l’hymne à Zeus, composé vers 273, est une pièce évidemment officielle et commandée. Dès lors, sa faveur se soutient sans défaillance. Après la mort de Zénodote, il devient bibliothécaire[659]. Tout en continuant d’écrire des poèmes, il s’occupe de bibliographie et d’histoire littéraire. Ses dernières années furent marquées par une violente querelle littéraire avec son disciple Apollonios de Rhodes : celui-ci voulait faire renaître l’épopée héroïque : Callimaque considérait l’entreprise comme déraisonnable ; la dispute, purement littéraire à l’origine, finit par des injures grossières qui jettent un jour singulier sur la vivacité des amours-propres dans cette société de beaux-esprits. Apollonios déclara dans une épigramme[660] que le mot « Callimaque » signifiait « ordure, jouet frivole, tête de bois » ; et Calimaque écrivit l’Ibis, où il semble avoir comparé son adversaire à cet oiseau, que l’imagination populaire accusait de pratiques répugnantes, et qui, en outre, était consacré à Hermès, le dieu des voleurs[661]. Ceci se passait tout à fait à la fin de la vie de Callimaque, qui mourut sous Évergète[662], vers 235 probablement ; il avait alors environ soixante-dix ans.
Callimaque fut aussi célèbre comme érudit que comme poète. Ses écrits en prose, selon Suidas, s’élevaient à plusieurs centaines. Nous avons déjà mentionné, dans un autre chapitre, les plus considérables d’entre eux : ses fameux Tableaux bibliographiques (Πίνακες), ses recherches historiques et curieuses en tout genre. Nous n’avons pas à y revenir, sinon pour rappeler ce trait essentiel de sa physionomie, l’érudition laborieuse et infiniment variée : ce trait se retrouve en effet dans ses poèmes et on ne peut les bien comprendre si l’on ne songe d’abord qu’ils sont l’œuvre du plus savant homme de ce temps.
Ces poèmes eux-mêmes étaient nombreux et variés. Il avait écrit « dans tous les mètres, » dit naïvement Suidas, qui énumère avec admiration la liste interminable des genres divers auxquels appartenaient ses poèmes, ou leurs titres spéciaux. Il y avait des tragédies, des comédies, des drames satyriques, des chants lyriques proprement dits, des hymnes héroïques, des poèmes iambiques, des choliambes imités d’Hipponax, surtout des poèmes élégiaques en grand nombre, des épigrammes, et même une épopée (d’un genre spécial, il est vrai), l’Hécalé. Les plus célèbres de ces poèmes, les plus lus du moins, paraissent avoir été, avec l’Hécalé, les hymnes, certains poèmes élégiaques, et les épigrammes. Des œuvres dramatiques, il n’est resté aucune trace. Des chants lyriques, il ne subsiste que peu de vers, recueillis par l’Anthologie parmi les épigrammes. Six hymnes, dont un en vers élégiaques, sont arrivés jusqu’à nous, avec soixante-treize épigrammes, et quelques fragments de l’Hécalé[663]. Le plus considérable des poèmes élégiaques de Callimaque était un ouvrage en quatre livres (Αἴτια) c’est-à-dire les causes, ou, si l’on veut, les origines ; sorte de corpus érudit et poétique, recueil de vieilles légendes grecques se rattachant à l’origine de certaines villes, de certaines familles, parfois peut-être de certains usages. Il nous en reste fort peu de fragments textuels. Essayons de regarder d’un peu plus près les débris de la gloire poétique de Callimaque.
Chez un poète aussi savant, on ne sera pas surpris de trouver une théorie littéraire très arrêtée. Callimaque est un chef d’école : il sait parfaitement ce qu’il veut faire et ce qu’il veut éviter. La querelle avec Apollonios, survenue dans ses dernières années, n’est que l’explosion dernière et violente d’une lutte poursuivie pendant toute sa vie contre des tendances littéraires qu’il condamne. Après tant de siècles de littérature, la force de la tradition était immense : beaucoup d’esprits devaient se contenter de marcher sur les traces des maîtres, et de refaire, après Homère, des Iliades, après Antimaque, des Lydés. Callimaque n’est pas de ces imitateurs dociles ; il a le mérite de sentir qu’en art on ne fait rien qui vaille, si l’on ne sait donner une note originale et neuve. « Ne suivons pas, disait-il, les traces d’autrui[664]. » Et encore, dans une épigramme[665] : « Je hais le poème cyclique[666], la route banale où tout le monde passe ; je ne bois pas à la fontaine publique ; les choses populaires me dégoûtent. » Cette idée juste l’entraînait à des applications particulières qui n’étaient pas toutes incontestables. Les auteurs trop admirés le mettaient en défiance. Il semble avoir préféré Hésiode à Homère[667]. Il traitait dédaigneusement Archiloque[668]. Il raillait les poètes dithyrambiques[669]. La Lydé d’Antimaque, si vantée, lui semblait, non sans raison peut-être, lourde et sans finesse[670]. Il allait jusqu’à prescrire en général les longs ouvrages : il disait qu’un gros livre était un grand mal[671]. Et encore : « Je n’aime pas le chanteur dont les chants sont plus vastes que la mer[672]. » Il aurait signé ces vers de Théocrite : « Je déteste ces oiseaux des Muses dont le vain babillage s’épuise à lutter contre le chantre de Chios[673]. » Son idéal est donc aisé à déterminer : il veut des poèmes courts, franchement modernes, ciselés avec art, où un goût difficile et une curiosité savante trouvent une complète satisfaction. Comment l’a-t-il réalisé ? Avec beaucoup d’art en effet, mais un art qui exclut trop souvent, sinon toujours, la sincérité et la grandeur de l’inspiration.
Les six Hymnes qui nous restent de Callimaque ont été composés à des époques et dans des circonstances différentes[674]. De là des diversités de ton et de facture qui nous permettent de voir le talent de Callimaque sous des aspects multiples, sans en dérober d’ailleurs l’unité essentielle. L’Hymne à Zeus (I) fut sans doute écrit, vers 275, pour une de ces fêtes religieuses que la politique de Philadelphe favorisait à Alexandrie, et dont nous trouvons un exemple dans la fin de l’idylle des Syracusaines. L’Hymne à Délos (IV) est manifestement destiné à une fête de l’île, probablement à l’occasion de l’envoi d’une théorie de Philadelphe, vers 272. L’Hymne d’Artémis (III), plus épique que lyrique, semble avoir été fait pour un concours poétique à Éphèse, postérieurement à l’année 258. L’Hymne à Déméter (VI), écrit en dorien, ne peut convenir qu’à une fête dorienne ; il accompagnait sans doute une théorie de Philadelphe à Cnide, à peu près vers le même temps que le précédent. L’Hymne sur les bains de Pallas (V) est également en dorien ; il présente en outre ce caractère unique d’être écrit en vers élégiaques. Il fut certainement composé pour une fête argienne, mais la date en reste inconnue. Quant à l’emploi du mètre élégiaque, je serais tenté de l’expliquer par le souvenir, naturel chez un érudit comme Callimaque, des vieux nomes élégiaques attribués à Sacadas, lequel était justement d’Argos. L’Hymne à Apollon (II), enfin, composé pour une fête d’Apollon Carnéen à Cyrène, semble appartenir à la dernière année du règne de Philadelphe (248-247), après l’annexion définitive de Cyrène à l’Égypte. — On voit que ces poèmes, confondus sous le nom générique d’hymnes, sont séparés les uns des autres à la fois par leurs dates et par les occasions qui les ont fait naître. La différence des dates, à vrai dire, a peu d’importance littéraire dans ce cas particulier : l’art très savant de Callimaque est toujours le même ; il est aussi sûr de son instrument à trente ans qu’à cinquante, et aucune trace d’affaiblissement n’apparaît. La nature des occasions a plus d’importance. Certains de ces poèmes, comme l’hymne élégiaque à Pallas, semblent destinés à former la pièce centrale, pour ainsi dire, d’une fête religieuse, et évoquent le souvenir des « nomes ». D’autres sont plutôt peut-être des « proèmes », des morceaux d’ouverture pour une fête religieuse, comme beaucoup d’hymnes homériques. D’autres enfin semblent destinés à ces concours poétiques et musicaux qui accompagnaient les fêtes. De là, très probablement, le tour un peu plus lyrique de quelques-uns, le ton plus épique et narratif de quelques autres. De là, peut-être, dans l’Hymne à Pallas et dans un ou deux autres, les traces qu’on croit apercevoir de la vieille composition nomique[675]. Ces différences sont pourtant secondaires. Si la composition nomique (au point de vue littéraire, et non musical) est réellement quelque chose, elle est si semblable à la composition de tout poème lyrique grec en général que les critiques qui s’adonnent à sa recherche n’arrivent jamais à s’entendre entre eux sur sa nature propre. Et quant au plus ou moins de lyrisme dans le style, ce n’est jamais qu’une différence de degré. Les traits communs, au contraire, sont essentiels et caractéristiques.
Ce qui remplit tous ces hymnes, c’est la religion, c’est-à-dire l’éloge des dieux et le récit de leurs légendes. Mais combien cette religion est différente de celle d’un Eschyle ou même d’un Pindare ! Callimaque est un poète officiel, une sorte d’ambassadeur très solennel, qu’un roi politiquement dévot envoie auprès des dieux pour être son interprète. Il a conscience de son rôle et s’applique à y faire honneur. S’il chante la puissance des dieux, il le fait en termes nobles, et se ressouvient avec à-propos des formules ou des images consacrées par la tradition. Il s’efforce même de paraître ému. La rhétorique du lyrisme lui est familière. Il s’évertue à crier ἰὴ Παιάν en l’honneur d’Apollon. La corbeille de Déméter le jette en des transports sacrés. Il repousse bien loin les profanes : on dirait parfois un initié, un mystique. Il s’évertue à délirer. Il essaie aussi de se faire peuple, de simuler la naïveté : dans l’Hymne à Pallas, il s’écrie : « N’allez pas au fleuve aujourd’hui, femmes qui puisez l’eau ! Aujourd’hui, Argos boit l’eau des fontaines, non celle de la rivière[676] ; » car la rivière est réservée au bain de Pallas. Mais comme on sent qu’au fond tout cela le laisse froid ! Ce qui le préoccupe, c’est de faire sa cour au prince, non aux dieux. Dans les légendes divines, il cherche des allusions à Ptolémée. S’il chante Délos, patrie d’Apollon, il pense à Cos, patrie de Philadelphe. S’il chante Zeus, c’est surtout pour arriver à dire que Zeus est le protecteur des rois, et en particulier du plus grand de tous, Ptolémée, roi d’Égypte : S’il oublie Ptolémée, c’est pour revenir à sa vraie passion, la curiosité érudite et spirituelle qui s’amuse aux légendes rares, aux accumulations de faits mythologiques, historiques, géographiques, qu’il raconte ou qu’il interprète. L’Hymne à Zeus, l’Hymne à Délos sont, en certaines parties, de vraies débauches d’érudition : il y accumule les noms propres[677], les allusions à des rites bizarres[678]. Ce qu’il aime le mieux dans les légendes divines, ce sont les étrangetés, les miracles romanesques, les métamorphoses ; il y a de l’Ovide à chaque page dans ces hymnes, c’est-à-dire de l’esprit, sans aucun mélange de piété. Il y fait même une place à ses querelles littéraires : l’Hymne à Apollon se termine d’une façon singulière par une allusion mordante à son ennemi Apollonios de Rhodes. Les interprètes s’en sont étonnés ; on a quelquefois supposé que Callimaque avait dû écrire ces vers après coup, dans une révision de son poème ; mais l’hypothèse est inutile : Callimaque se souciait plus de sa grande querelle que du dieu de Cyrène, et il a trouvé l’occasion bonne pour en dire un mot.
L’art de l’écrivain traduit fidèlement son inspiration. — Dans la composition de ses hymnes, il cherche surtout le moyen de dérouler en bon ordre des morceaux où paraîtront son enthousiasme de commande, sa merveilleuse érudition, son habileté à raconter ; et il s’en tire avec beaucoup d’adresse. Il commence d’ordinaire par l’enthousiasme. Viennent ensuite, au hasard apparent des évocations, en réalité dans un ordre chronologique exact, les allusions rapides aux légendes qu’il ne tient pas à développer ; enfin la légende principale, celle où il mettra tout son art, toutes ses politesses à Ptolémée, toutes ses inventions de mythographe érudit et spirituel. La pièce se termine en général par des vœux et des allusions. Il ne faut pas chercher dans cet art de composition l’unité supérieure d’impression qui fait la beauté d’une ode de Pindare : aucun sentiment profond ne domine Callimaque ; il fait une œuvre d’habileté savante, une mosaïque patiente et ingénieuse. — Son style présente le même caractère. Le dialecte des hymnes est d’ordinaire un ionien plus ou moins composite : deux fois seulement, des circonstances particulières l’ont amené à se servir du dorien. Peu lui importe : il est savant, il connaît et manie tous les dialectes littéraires de la Grèce. Son vocabulaire est puisé à toutes les sources : il est riche, amusant, composite ; il manque de pureté, et parfois de clarté. À côté d’un terme archaïque, rare et obscur, on trouve un mot de la langue commune : cela fait une bigarrure qui trahit à la fois beaucoup de savoir et un certain manque de cette qualité plus précieuse qui produit dans les œuvres d’art l’harmonie. Il a du moins le mérite de n’être ni vague ni banal ; ses mots, quelle qu’en soit l’origine, ont un sens précis ; l’idée est nettement rendue : avec plus de netteté, il est vrai, que de poésie : sa précision a quelque chose de dur ; on y voudrait plus de grâce, plus de mollesse, un peu plus d’images et de rêve. Sa phrase est vive, brève en général, toujours nette et bien découpée. Il sait à la fois la dérouler avec élégance et la briser en petits membres courts pour simuler une émotion qu’il ne ressent pas. À ne regarder que l’extérieur, on dirait presque du Théocrite : c’est la même rapidité légère et forte, la même musique tour à tour caressante et haletante. Seulement, ce n’est là qu’une apparence : si l’on écoute les paroles de la chanson, on les trouve sèches et prosaïques[679]. — Sa versification aussi rappelle celle de Théocrite, par l’abondance des dactyles, par l’usage fréquent de la césure bucolique, par l’habileté à mettre en bonne place un grand mot, par l’emploi discret de la fin de vers spondaïque, par la coupe heureuse de la phrase poétique et l’allure dégagée de l’ensemble[680]. Mais, ici encore, cette ressemblance est superficielle : tout ce qui est du métier, Callimaque le possède en perfection. Ce qui lui manque, c’est le don inné d’accommoder cette forme impeccable à des sentiments qui l’exigent et la justifient ; c’est, en un mot, cette petite chose mystérieuse qui distingue le très habile versificateur du véritable poète.
Les autres œuvres de Callimaque, que nous connaissons mal, devaient cependant ressembler beaucoup à ses Hymnes par leurs côtés les plus importants.
Parmi ses poèmes élégiaques, les plus célèbres étaient, outre l’Hymne à Pallas, son grand ouvrage des Causes (Αἴτια) et le poème sur La chevelure de Bérénice. — Celui-ci avait inspiré à Catulle tant d’admiration qu’il l’avait traduit littéralement[681]. L’original grec est perdu, mais la traduction de Catulle nous en donne une fidèle image. C’est un jeu d’esprit par le fond et par la forme. La reine Bérénice, au moment où son mari allait partir pour une expédition militaire, avait promis de consacrer une boucle de ses cheveux à Aphrodite, afin d’assurer au roi un heureux retour. Le vœu accompli, la boucle de cheveux disparut du temple. L’astronome Conon, bon courtisan, déclara qu’elle avait été transformée en une constellation qu’il venait de découvrir dans le ciel. Callimaque fait parler la chevelure : elle raconte comment elle est devenue constellation, et elle regrette galamment son premier séjour. Sur ce canevas léger, le poète brode tour à tour des vers astronomiques, puis des descriptions spirituelles et un peu libertines de l’amour conjugal, enfin des maximes assez inattendus sur la sainteté du mariage. Tout cela forme un badinage assez agréable, mais fait trop songer aux petits poètes du xviiie siècle. — Le poème des Causes était une œuvre beaucoup plus considérable[682]. Il comprenait quatre livres, ainsi qu’on le voit par les citations des grammairiens. Ces citations, malheureusement, sont trop peu nombreuses (une quinzaine en tout), et en outre trop courtes, pour que l’on puisse aujourd’hui restituer même le plan de l’ouvrage. Les tentatives faites en ce sens par O. Schneider, l’éditeur de Callimaque, n’ont prouvé que sa propre fertilité d’invention. Tout ce qu’on peut dire des Αἴτια se réduit donc à fort peu de chose. Ce qui est certain, c’est que l’ouvrage, dans son ensemble, était une suite de récits élégiaques, consacrés à des légendes rares et curieuses, savamment compilées et mises en œuvre. Callimaque était encore à Cyrène, semble-t-il, lorsque les Muses de l’Hélicon lui avaient donné l’idée première de son œuvre, évidemment continuée ensuite pendant de longues années. Le poète, dans un prologue, racontait que les Muses lui avaient envoyé un songe : il avait écrit sous leur dictée[683]. Les légendes qu’il mettait en œuvre étaient censées donner l’explication d’une foule de faits historiques, géographiques ou autres. Elles étaient obscures, à cause des mots rares, des allusions à des choses mal connues : elles faisaient la joie des grammairiens et des érudits[684]. Quelques-unes pourtant avaient un autre caractère, bien alexandrin aussi : c’étaient des histoires d’amour. La plus célèbre était celle d’Acontios et de Cydippé, racontée au IIIe livre. Comme le sujet a été repris, après Callimaque, par l’épistolographe Aristénète[685], qui semble avoir suivi très exactement les traces de son modèle[686], nous pouvons en distinguer les principaux traits. Deux beaux enfants s’aiment avec passion : un message écrit sur une pomme (c’est peut-être ce détail qui était le prétexte du récit) informe Cydippé de l’amour d’Acontios ; vainement les parents de Cydippé veulent le marier avec d’autres, elle mourrait d`amour, si l’oracle de Delphes, en révélant son secret à ses parents, n’assurait enfin son bonheur. Autant qu’il est permis d’en juger par l’œuvre d’Aristénète, il semble que le principal mérite de Callimaque, dans ce petit roman d’amour, fut d’avoir analysé avec une finesse et une précision toutes nouvelles les diverses phases de l’agitation morale traversée par ses héros : en ce sens, il serait le véritable maître d’Apollonios de Rhodes, le créateur de Médée, le premier des grands analystes en fait de psychologie amoureuse. Nul doute d’ailleurs que l’ouvrage, dans son ensemble, ne fût une œuvre de beaucoup plus de savoir et d’habileté que d’émotion, et, même dans cet épisode célèbre, rien ne prouve que Callimaque ait poussé son analyse au delà des signes extérieurs de la passion, ni qu’il ait entendu le moins du monde dans son propre cœur l’écho de leurs craintes et de leurs espérances.
L’Hécalé fut un de ses derniers ouvrages. Comme Apollonios, dans leur grande querelle, l’accusait de ne décrier l’épopée que par impuissance d’en faire une lui-même, il voulut répondre à son ennemi en montrant par un exemple ce que devait être l’épopée moderne, l’épopée vraiment originale, et il fit l’Hécalé, c’est-à-dire un poème d’environ cinq cents vers, ou la fausse conception d’une sublimité artificielle et convenue fait place à la simplicité pittoresque de la vie familière et à de jolies curiosités. « Hécalé » est le nom d’une vieille femme de la campagne attique qui avait donné l’hospitalité à Thésée la veille de sa lutte contre le taureau de Marathon. Dans l’épopée ainsi comprise, la lutte contre le taureau passe à l’arrière-plan ; la première place est occupée par Hécalé elle-même, par la peinture de sa demeure, par ses entretiens avec le héros, peut-être par des récits de légendes curieuses (comme celle d’Érichthonios) introduites dans les entretiens mêmes et formant épisodes. Ce poème nous était fort mal connu, lorsque, en 1893, le déchiffrement d’une tablette en bois nous en a rendu cinquante vers nouveaux, accompagnés d’indications qui ont permis d’évaluer avec vraisemblance la longueur approximative de l’ouvrage[687].
Les premiers vers des nouveaux fragments semblent contenir une conversation entre Hécalé et la corneille qui avait trahi le mystère de la naissance d’Érichthonios. On voit, à la fin de ce passage, pourquoi les corbeaux aujourd’hui sont noirs, tandis qu’ils étaient blancs à l’origine. L’auteur des (Αἰτία) se trahit ici d’une manière frappante. Les vers qui suivent sont les plus jolis de ceux qu’on a retrouvés ; un voisin, tout glacé par le froid du matin, vient réveiller Hécalé, qui s’est endormie en causant :
Allons, les mains des voleurs ne sont plus en chasse ; voici que brillent les lampes matinales ; le porteur d’eau chante son refrain ; la maison voisine de la route s’éveille au bruit de l’essieu qui crie sous le chariot, et les forgerons nous assomment en s’assourdissant eux-mêmes.
Tout cela est fort joli, mais combien éloigné de l’épopée proprement dite ! On comprend qu’Apollonios et Callimaque ne pussent pas s’entendre. Le poème se terminait par le retour triomphal de Thésée, retour dont le poète nous décrit encore avec une précision érudite certains détails qui devaient avoir une valeur rituelle, et par la mort d’Hécalé[688], qui n’a d’ailleurs laissé aucune trace dans le fragment nouveau. Une épigramme de Crinagoras, dans l’Anthologie[689], montre l’estime que les connaisseurs faisaient de l’Hécalé : il est probable que c’était en effet du meilleur Callimaque.
On peut en dire autant des épigrammes qui nous restent sous son nom. Elles n’ont pas seulement l’élégance ordinaire à ce genre de composition ; elles ont du tour et du trait, elles sont vives et spirituelles. Les qualités de Callimaque, si elles n’étaient pas de celles qu’on est en droit d’attendre de qui aborde les grands sujets, convenaient au contraire merveilleusement à de petites pièces de circonstance, où la poésie proprement dite n’est pas indispensable.
La gloire de Callimaque, quoique fort grande de son vivant, eut des adversaires, nous l’avons vu[690]. Au total, c’est l’admiration qui domine. Catulle a traduit un de ses poèmes ; Ovide l’a beaucoup imité ; Properce l’invoque avec Philétas[691]. Quintilien le met encore au premier rang des élégiaques[692]. Cependant l’opinion contraire avait aussi des défenseurs. Un poète de date inconnue, Antiphane, a écrit sur lui et sur son école, sur cette race maudite de grammairiens qui rongent les grandes œuvres et ne goûtent qu’Érinna, une épigramme mordante qui n’est pas sans vérité[693]. Martial lui reproche de n’être qu’un érudit, à qui manque la saveur de la pure humanité[694]. La juste mesure se trouve peut-être dans le Traité du Sublime, dont l’auteur le range parmi ces poètes « impeccables », ces « calligraphes parfaits », qui ne tombent jamais très bas, mais ne s’élèvent pas non plus jusqu’aux cimes[695].
Le terme logique de tant d’érudition était le poème didactique, qui eut, en effet, dans la période alexandrine, une sorte de renaissance. L’initiateur de cette résurrection fut Aratos[696]. Aratos, fils d’Athénodore, naquit à Soles, en Cilicie[697]. Il était plus âgé que Callimaque[698] ; il dut naître par conséquent vers 315. Il étudia successivement à Éphèse, selon Suidas, puis à Athènes, où il fut l’élève du péripatéticien Praxiphane (avant Callimaque, sans doute), et aussi de Zénon, le fondateur du stoïcisme. On le trouve ensuite à Cos, dans l’entourage de Philétas[699]. Il y fit notamment la connaissance de Théocrite, qui l’a plusieurs fois nommé dans ses vers[700]. Le roi de Macédoine Antigone Gonatas, condisciple du stoïcien Persée, entendit sans doute parler d’Aratos par celui-ci, et les fit venir tous deux à sa cour, à l’occasion de son mariage[701]. C’est là dorénavant qu’Aratos semble avoir séjourné le plus habituellement. Il fit pourtant un séjour aussi auprès d’Antiochus, fils de Séleucus, et se rendit à Alexandrie, où il se lia avec Callimaque déjà vieux. Mais il revint auprès d’Antigone, à Pella, où il mourut. Sa mort fut probablement antérieure à 240, date de la mort d’Antigone ; mais antérieure de peu de temps, puisque Callimaque, moins âgé qu’Aratos, était pourtant déjà vieux quand ils se connurent.
Aratos était philosophe, mathématicien, érudit, poète. Il donna une édition de l’Odyssée[702]. Il composa de nombreux ouvrages en vers et en prose, aujourd’hui perdus[703]. Parmi ses poèmes, on citait en particulier un Hymne à Pan qui avait été fort admiré d’Antigone[704]. Mais il est surtout, pour nous comme déjà pour ses contemporains, l’auteur du poème didactique intitulé Les Phénomènes (Φαινόμενα), en deux livres. Dans le premier livre (732 vers), il fait un exposé des notions astronomiques alors régnantes ; le second (422 vers), cité quelquefois sous un titre distinct comme un ouvrage à part (Διοσημεῖαι, les signes du temps ou les pronostics), est un cours de météorologie populaire.
La poésie didactique, en Grèce, remontait jusqu’aux origines de la littérature, puisqu’elle avait eu pour initiateur Hésiode ; et depuis, au vie et au ve siècle, elle avait été cultivée par un Xénophane, un Parménide, un Empédocle. Mais l’ouvrage d’Aratos, tout en se reliant à cette tradition, s’en sépare sur plus d’un point. Chez Hésiode, la poésie didactique avait été surtout l’interprète grave et religieuse d’une tradition impersonnelle. Chez les philosophes du vie et du ve siècle, elle était la voix raisonneuse et passionnée de la raison individuelle marchant à la conquête du vrai. Chez Aratos, elle n’est ni l’une ni l’autre : elle est la vulgarisation élégante d’une science continuée en dehors d’elle et en dehors de la tradition. Aratos, quoique fort instruit, n’est pas un savant proprement dit, un de ceux qui créent la science ou qui lui font faire des progrès. Son ambition scientifique se borne à traduire en vers exacts et précis l’ouvrage en prose d’un vrai savant, Eudoxos de Cnide[705]. Ses visées sont essentiellement littéraires : la gloire qu’il recherche est celle d’un poète élégant, qui a su triompher des difficultés d’un pareil sujet par des miracles de style et de versification. On voit les dangers d’un pareil système : il risque d’engendrer la froideur, le prosaïsme, l’ennui. Ce qui peut sauver un ouvrage de ce genre, c’est d’abord un talent de style qui donne à certaines vérités scientifiques un caractère d’éternité, par la netteté définitive de la formule, par la toute-puissance du vers bien frappé : tel est souvent, dans un autre genre, le mérite des vers gnomiques, ou celui des vers de Boileau. C’est aussi l’émotion du poète, une imagination vive et sensible, qui lui permette, comme à un Lucrèce ou à un Virgile, de mettre toute son âme dans sa science, de vivifier et d’humaniser ses axiomes ou ses préceptes par un accent qui nous fasse tressaillir ou rêver.
Aratos n’est ni un Lucrèce ni un Virgile. C’est un Alexandrin de beaucoup de talent, et rien de plus. Il a quelques-unes des qualités d’un Boileau, avec moins de conviction et plus d’élégance. C’est, si l’on veut, un Saint-Lambert : comme le poète des Saisons, si fort admiré de La Harpe, il est bon écrivain, bon versificateur, précis, élégant et froid. Son style est d’une clarté limpide, sans images vives ni émotion. Ses descriptions sont exactes et nettes. Ses vers, toujours faciles, se gravent aisément dans le souvenir. S’il ajoute çà et là quelque chose à la leçon qu’il a apprise chez Eudoxos, c’est tout au plus, dans son exorde, une gravité religieuse qui révèle le stoïcien, et, dans le reste du poème, quelques discrets souvenirs des vieilles légendes, quelques traces de la douceur homérique, quelques timides essais d’harmonie imitative. Ce serait une étude intéressante, mais trop longue pour être faite ici, que d’examiner de près les nombreux passages où il a servi de guide à Virgile. On saisirait aussitôt la différence profonde qui sépare l’habile versificateur du grand poète : là où le premier n’a vu qu’un thème à développer en vers précis et corrects, le second s’émeut, sent la vie des choses, tour à tour grandiose, ou douloureuse, ou aimable, et par la magie de ses peintures, nous fait entrer aussi en communion avec la divine et vivante nature[706].
Tel qu’il était cependant, avec ses qualités et ses imperfections, Aratos eut une réputation considérable. Ses qualités devaient charmer sa génération, qui ne sentait pas ses défauts ; et le monde romain à son tour subit l’influence de son grand nom. Théocrite et Callimaque, qui le connurent personnellement, l’aimèrent et l’admirèrent. Son livre devint classique. Dans un âge de culture générale étendue, beaucoup de lecteurs étaient charmés d’apprendre si vite et si agréablement tant de choses considérées comme difficiles. Même de vrais savants, comme Hipparque et Denys, le commentèrent. À Rome, Varron et Cicéron le traduisirent ; Virgile s’en inspira, mais pour le dépasser. En somme, Callimaque ne l’avait pas mal caractérisé, lorsqu’après avoir rappelé le souvenir d’Hésiode, il ajoutait : « Salut, délicates et subtiles paroles, compagnes des veilles d’Aratos[707]. »
En face de ces délicats, Apollonios de Rhodes est, à certains égards, un réfractaire, puisqu’il osa, en dépit d’eux, revenir à l’épopée : ce n’est pourtant là qu’une demi-révolte, car il reste encore leur contemporain et leur disciple plus qu’il ne le croit peut-être[708].
Apollonios, dit « de Rhodes », était né réellement à Alexandrie[709] : Rhodes devint seulement sa seconde patrie, quand sa querelle avec Callimaque l’eut forcé de quitter l’Égypte. La date de sa naissance ne peut être fixée avec précision : on la détermine d’après la date de la querelle ; mais comme celle-ci à son tour dépend de la date qu’on attribue à l’Hymne à Apollon, et que cet Hymne, enfin, est tantôt avancé, tantôt reculé d’une quinzaine d’années, il en résulte que la naissance d’Apollonios, probablement comprise entre 280 et 260, ne saurait être placée avec certitude dans une année plutôt que dans une autre[710]. Ce qui est certain, c’est qu’il fut l’élève de Callimaque, qu’il composa tout jeune ses Argonautiques, en opposition complète avec les leçons et les exemples de son maître, qu’il accentua sa révolte par des récitations publiques de son œuvre, qu’il chercha des applaudissements et recueillit des sifflets, qu’une lutte ardente s’engagea entre les deux adversaires, et que, malgré un petit groupe peut-être de chauds partisans, composé des ennemis de Callimaque, il dut fuir devant l’orage[711]. Il se retira à Rhodes, qui lui fit fête, et y passa le reste de sa vie. Il est douteux que son poème fût entièrement composé à son départ d’Alexandrie : dans sa nouvelle retraite, il l’acheva, en publia deux éditions successives, et prit soin de s’y désigner lui-même comme Rhodien, au dire du biographe.
Le poème des Argonautiques comprend quatre livres et près de six mille vers. C’est à peu près la moitié de l’Iliade ou de l’Odyssée ; c’est la mesure demandée par Aristote[712]. Les aventures des Argonautes avaient sans cesse inspiré les poètes ; Homère disait déjà : Ἀργὼ πᾶσι μέλουσα, « Argo qui occupe tous les hommes[713]. » Mais personne n’avait raconté en vers, dans un récit suivi, tout le voyage du navire. Apollonios se donna cette tâche. Dans les deux premiers livres, il dit la réunion des Argonautes, leur départ, leur voyage jusqu’en Colchide ; dans les deux derniers, la conquête de la toison grâce à l’aide de Médée, et leur retour en Grèce. Une foule d’épisodes, de descriptions, de combats s’enchâssent dans l’action et l’enrichissent.
La prétention évidente d’Apollonios était d’être l’Homère de son temps, de donner à la Grèce, en un seul poème, une sorte d’Iliade et d’Odyssée mise au goût du jour. En fait, il marque le terme d’une longue évolution de l’épopée. Au temps des premiers aèdes, l’épopée naïve et passionnée avait été l’histoire merveilleuse de la vie héroïque, saisie dans quelques épisodes dramatiques et vivants. Les poètes cycliques, déjà voisins des premiers logographes, mais encore naïfs et sincères, avaient essayé de relier ces épisodes, de donner un tableau d’ensemble des âges légendaires. Puis étaient venus les premiers poètes savants, un Panyasis, un Antimaque, plus tard un Chœrilos, qui avaient été franchement des imitateurs, peintres d’une antiquité imaginaire qu’ils savaient fort différente de leur temps, poètes s’adressant à des lecteurs plus qu’à des auditeurs, déjà plus curieux qu’inspirés, mais trop dévots à la tradition pour s’en écarter de parti-pris, cherchant plus à la maintenir qu’à la renouveler, et ne la modifiant, pour ainsi dire, qu’à leur insu, par l’intrusion involontaire des manières de penser contemporaines. Apollonios diffère des uns et des autres. Il n’est ni naïf ni inconscient. Il essaie de concilier, par une habileté savante, tout ce que la tradition peut offrir d’acceptable encore à ses contemporains, avec les sujets, les idées, les formes d’art que réclame le goût alexandrin. Ce qu’il retient de l’ancienne épopée, c’est le merveilleux, les combats, les aventures héroïques, les catalogues. Ce qu’il y ajoute, c’est d’abord l’érudition curieuse : géographie, mythes nouveaux, étymologies, coutumes populaires et naïves, rites exotiques ou surannés ; — c’est ensuite la peinture de l’amour. De là, dans son poème, des parties qu’on peut appeler mortes, et des parties vivantes. Les parties mortes, ce sont d’abord toutes celles où il traite les motifs traditionnels, parce qu’il n’a pas les qualités que ces sujets eussent exigées ; ce sont ensuite les parties remplies par l’érudition, naturellement réfractaire à la poésie, et surtout à ce genre de poésie. Il a fait, au contraire, œuvre vivante et durable dans la peinture de l’amour : là, il a pu déployer tout son talent, qui était considérable, et se montrer plus novateur, plus original, plus grand poète même qu’on ne le dit peut-être communément. Il faut revenir sur ces différents points et les étudier avec plus de précision.
Les règles des genres littéraires, ou, si l’on veut, leur physionomie propre, leur caractère nécessaire, sont établis une fois pour toutes, quoi qu’on fasse, par les premiers chefs-d’œuvre qui les ont fixés : il est plus facile de créer un genre nouveau que de prêter à un genre traditionnel des qualités absolument opposées à celles qu’il a d’abord présentées et dont le souvenir est ainsi devenu inséparable de l’idée même qu’on s’en fait. Pour traiter d’une manière épique les sujets traditionnels de l’épopée, il faut que le génie du poète ait de la naïveté et de la grandeur. Des dieux auxquels on ne croit pas, dont la peinture n’est que spirituelle et jolie, des combats sans ivresse furieuse, des miracles qui n’inspirent aucune terreur sacrée, ne sont pas épiques. Pour la même raison, rien n’est plus contraire au génie de l’épopée qu’une érudition sèche et pédantesque : car rien n’est plus éloigné de la grandeur et de la naïveté. Quel que soit le talent d’Apollonios, il a l’irrémédiable défaut de ne pas croire à ses dieux, de ne pas s’intéresser aux grands coups d’épée, de ne pas s’épouvanter des miracles, de vouloir à toute force étaler son savoir de géographe et de mythographe. Il remplace, en ces matières, l’émotion par l’esprit, le grand par le joli et la poésie par la prose. On peut lire, dans les Argonautiques, les deux premiers chants tout entiers, le commencement du troisième et la fin du quatrième, c’est-à-dire tout ce qui n’est pas l’épisode de Médée, sans y trouver quoi que ce soit de vraiment grand. Les épisodes agréables n’y sont pas rares, mais on attendait autre chose d’une épopée. Il y a discordance entre le cadre traditionnel de l’épopée et ces détails spirituels, parfois prosaïques, que le poète y enferme laborieusement. Au début, après une invocation académique et froide, Apollonios énumère les Argonautes : c’est un catalogue érudit, précis, sec et ennuyeux. On lance le navire Argo[714] : les vers sont ingénieux, mais si il on veut mesurer la distance qui sépare cette versification habile de la vraie grandeur, on n’a qu’à relire, dans la quatrième Pythique de Pindare, le récit du départ de Jason[715]. Une fois le navire en marche, Orphée fait entendre un chant[716] : le poète, ici, se souvient d’Empédocle et arrive presque à la grandeur ; Virgile, dans son Silène (Églogue VI), André Chénier, dans son Hermès, ont fait à l’auteur des Argonautiques l’honneur de s’inspirer de ce passage, dont le mouvement général est beau, malgré un peu de sécheresse encore dans le détail. Quand le navire passe en vue de la Thessalie, les dieux le regardent du haut de l’Olympe, et les Nymphes Péliades sortent de leurs retraites pour l’admirer[717] ; jolis vers, d’un pittoresque aimable. À Lemnos, la rencontre de Jason et d’Hypsipyle, la reine des Amazones, est assez froidement racontée. Plus loin, les Argonautes combattent des géants et les tuent : une belle comparaison, pittoresque et neuve, nous montre les géants morts étendus sur la grève, pareils à des poutres immenses que les bûcherons couchent au bord d’une rivière, les faisant baigner dans l’eau pour les durcir[718]. Au milieu de tout cela, force présages et apparitions, prophéties de Mopsos, d’Apollon, de Glaucos, de Phinée, etc. ; force érudition surtout et explications géographiques, mythologiques, étymologiques. Puis, un autre gracieux épisode, celui de la mort d’Hylas, très probablement imité de Théocrite, avec plus de pittoresque et moins de sentiment vrai[719]. Tout le second chant est formé de la même manière. Au début du troisième, les héros sont en Colchide. Héré et Athéné, protectrices de Jason, s’occupent alors de lui assurer la complicité de Médée : elles vont trouver Cypris, pour lui demander d’envoyer Éros à la jeune fille. Les déesses n’ont rien de surhumain : ce sont de belles dames d’Alexandrie, élégantes et spirituelles. Cypris est à sa toilette quand les deux autres arrivent. Éros est un enfant gâté, dont sa mère parle avec un gentil mécontentement. On le trouve en train de jouer aux osselets avec Ganymède : Cypris, pour le décider, lui promet un jouet, une sorte de ballon métallique construit jadis par Adrastée pour Zeus enfant. Éros, enchante, range ses osselets, les compte, les jette dans la tunique de sa mère et s’équipe pour sa nouvelle expédition. On voit le ton léger, le badinage spirituel, fort gracieux parfois, mais fort peu épique. Nous sommes beaucoup plus près d’Ovide que d’Homère ou même de Virgile.
Avec l’amour de Médée, tout va changer. Ce n’est pas qu’ici encore le bel-esprit alexandrin ne reparaisse en maint passage, tantôt sous la forme érudite, tantôt sous la forme du « joli » ; mais ces gentillesses passent au second plan et s’effacent ; ce qui domine, c’est un sentiment sincère et fort, une vraie passion, et le caractère du poème s’en trouve modifié profondément. Mais est-ce là, dira-t-on, un sentiment épique, au sens propre du mot ? Non, sans doute, si l’on s’en tient à Homère ; oui, si l’on doit admettre que Virgile aussi, à sa façon, est un grand poète épique : quelle que soit la force des traditions originelles, il est certain que les genres se modifient, et que ces modifications sont légitimes quand elles sont belles. Or Apollonios, en créant sa Médée, a créé une très belle chose. Il a élargi, mais non brisé, le cadre de l’épopée. Il y a fait entrer l’amour, et il a su poindre cet amour avec assez de puissance à la fois pour le rendre digne des grands noms de la légende, et assez de nouveauté pour laisser une trace impérissable[720].
La nouveauté de la peinture d’Apollonios consiste d’abord dans une subtilité d’analyse dont il n’y avait avant lui aucun exemple. On n’a peut-être pas assez dit combien c’était une chose neuve, à cette date, que d’étudier heure par heure, pour ainsi dire, l’éclosion d’un sentiment dans une âme, d’en suivre les progrès minutieusement, d’en dire les incertitudes, les combats douloureux, et d’arriver peu à peu, sans défaillance, jusqu’à l’explosion finale, décrite avec une vigueur et un pathétique admirables. Euripide, certes, avait été un grand peintre de l’amour. Sa Médée, sa Phèdre surtout, sont des amoureuses d’une grandeur tragique, mais elles ne nous font pas assister à l’évolution de leur passion : nous n’en voyons que les derniers combats. Ici, l’analyse psychologique est poussée aussi loin que dans un roman moderne. À partir du moment où Médée a été blessée par Éros[721], nous la suivons pas à pas jusqu’au terme inévitable. Après l’audience accordée par Éètès à Jason, le souvenir du héros l’obsède sans relâche[722]. Un songe achève de la troubler[723]. Sa sœur Chalcippe, comme la sœur de Didon dans l’Énéide, se fait sans le savoir, et de la manière la plus naturelle, la complice d’Éros[724].
La joie, la honte, le désir de mourir déchirent l’âme de Médée[725]. Enfin l’amour est le plus fort ; elle mettra au service des Argonautes le secours de sa puissance magique. Elle se rend au temple d’Hécate où Jason doit la rejoindre : après une attente solitaire et pleine d’angoisses, elle voit venir le héros[726]. L’entretien s’engage, admirablement dramatique par le pathétique de la situation et le mouvement : il y a un progrès, un rythme soutenu, dans l’évolution des sentiments, d’un bout à l’autre de la scène ; peu à peu, Médée donne toute son âme[727]. Elle n’a plus maintenant qu’à s’enfuir avec celui qu’elle aime. Un dernier adieu à sa chambre de jeune fille, et elle se dirige, à travers la ville endormie, jusqu’au navire Argo[728]. — On voit l’incomparable minutie de cette analyse : c’est déjà l’art d’un Virgile, d’un Racine, d’un romancier moderne. L’art classique n’offrait à Apollonios aucun modèle de ce genre. Cette psychologie délicate doit beaucoup sans doute aux leçons d’un Aristote, d’un Théophraste, d’un Ménandre ; mais pour en faire une œuvre vivante et dramatique, une part de génie était nécessaire, et Apollonios a eu ce génie.
Ce qui n’est pas moins remarquable, c’est la nature des éléments qui entrent dans cette peinture si subtile. L’amour de Médée, malgré tous les traits qui le rapprochent des sentiments exprimés par Sappho, par les héroïnes de la tragédie, par la magicienne de Théocrite, est cependant, à bien des égards, d’une autre essence, plus fine et plus rare. Médée est une jeune fille ; sa vie a toujours été chaste, son imagination est pure. Elle lutte contre elle-même avec angoisse et épouvante. Elle a des troubles exquis et des remords douloureux. Tout conspire contre sa volonté. La démarche de sa sœur a un air rassurant. Des sophismes spécieux l’enveloppent de toutes parts. L’empire que Jason prend sur son âme ne s’exerce qu’à l’aide du langage le plus insinuant, le plus réservé, et en même temps le plus persuasif. Même quand elle a pris son parti d’être criminelle, elle garde des délicatesses de langage et une dignité d’attitude qui lui donnent une physionomie à part. — C’est une grande nouveauté, dans la littérature alexandrine, qu’un amour si pudique et si douloureux. La Médée d’Apollonios laisse pressentir la Phèdre de Racine, et ce n’est pas là pour elle un médiocre honneur.
Une objection qui se présente à l’esprit tout d’abord, et qu’on a faite plus d’une fois, c’est que peut-être une passion si noble se concilie mal avec tant d’autres traits du personnage de Médée, et que l’unité du caractère en souffre. Comment unir en une même image cette jeune fille tremblante et la femme cruelle qui fait périr Absyrte[729], ou la magicienne qui force la nature et les monstres à lui obéir ? L’objection, à vrai dire, sous une forme ou sous une autre, s’adresse à toutes les œuvres d’un art composite ou des traces d’époques différentes se combinent, à l’art d’un Virgile ou d’un Racine comme à celui d’Apollonios. Et, en un sens, elle est irréfutable. Mais ce qu’on peut dire en faveur d’Apollonios, c’est qu’il a eu, comme tous les grands artistes, l’habileté de fondre ces éléments disparates en un tout suffisamment harmonieux pour que le goût ne soit pas choqué. En somme, la magicienne disparaît presque dans sa Médée : ce qui surnage, c’est le caractère de la jeune fille passionnée, ardente malgré ses troubles, et capable de tout sous l’impulsion d’un amour irrésistible. La magie n’intervient qu’à titre de donnée traditionnelle et de ressort consacré ; c’est un accessoire, cher d’ailleurs aux alexandrins, mais que le goût de tous les temps n’a pas trop de peine à accepter comme un postulat nécessaire en pareille matière.
À côté de Médée, les autres caractères pâlissent singulièrement. Jason, qui n’est, dans l’ensemble du poème, qu’une « utilité », a du moins le mérite, dans les scènes d’amour, de parler avec habileté et convenance : il y est certainement plus sympathique et plus vivant qu’Énée. Chalcippe, la sœur de Médée, est une confidente agréable. Les autres personnages ne sont que de légères esquisses ou des comparses.
Le poème finit comme il a commencé, par des récits d’aventures et de voyages, où un pittoresque assez élégant se mêle à des inventions laborieuses et à une érudition qui manque de poésie.
La versification d’Apollonios est habile et savante : on connaît en lui l’élève de Callimaque. Son hexamètre aux coupes variées, aux nombreux dactyles, se plie avec souplesse aux divers mouvements de la pensée.
Son style est inégal, comme son inspiration elle-même. Quand l’inspiration est poétique, le style traduit d’ordinaire cette poésie avec bonheur. Quand le fond des choses est prosaïque ou froid, le style trahit aussitôt le défaut de l’inspiration par la sécheresse et l’abstraction. Laissons de côté les morceaux manqués. À ne considérer que les belles pages des Argonautiques, Apollonios est un écrivain d’un talent original. Cette originalité, sans doute, est fort savante : il a toute l’érudition de ses contemporains et puise son vocabulaire dans le trésor de la poésie antérieure plutôt que dans l’usage vivant. Il a beau combiner tous ses matériaux avec choix et avec goût, il est difficile que cette marquetterie ne semble pas parfois un peu composite, qu’un substantif abstrait, des formes de langage trop compliquées, comme l’emploi du style indirect, ou trop personnelles, comme l’emploi fréquent des locutions nous savons que, à ce qu’on raconte, ne produisent pas une sorte de contraste déplaisant, au milieu de tant de vestiges confondus du style homérique et du style lyrique. La pureté du style est devenue une qualité impossible à atteindre dans l’école de Callimaque. Mais Apollonios a, malgré tout, de grandes qualités d’écrivain. Il a le mot précis et vigoureux, sinon toujours pur et poétique. Il a une imagination forte, ingénieusement réaliste ; il voit les lignes, les attitudes, et les fait voir ; il trouve des comparaisons pittoresques en abondance ; Virgile lui en doit de célèbres[730]. Il sait d’ailleurs décomposer une idée, en montrer finement toutes les parties, puis recomposer un tableau d’ensemble où chaque détail a sa juste place. Sa phrase est ferme et souple. Elle a du mouvement et du rythme. Son récit est net, facile, un peu prosaïque parfois. Ses descriptions sont vives et pittoresques. Ses discours surtout sont très habiles, exprimant avec vérité, avec force, avec éloquence, les agitations qui troublent la pensée de ses personnages. Quelques-uns des monologues de Médée sont d’une beauté dramatique achevée. Voici, dans ses grandes lignes, la scène où Médée prend sa résolution définitive ; les souvenirs des poètes antérieurs, les modèles aussi qui ont inspiré Virgile et Racine, s’y enchaînent en une trame vraiment puissante[731] :
Cependant la nuit étendait ses ombres sur la terre : en mer, les matelots s’endormaient, en contemplant de leur navire Héliké et les astres d’Orion. Le moment du sommeil était souhaité du voyageur en route et du gardien qui veille aux portes. La mère elle-même, qui vient de voir mourir ses enfants, était enveloppée dans la torpeur d’un assoupissement profond ; l’aboiement des chiens ne s’entendait plus dans la ville ; plus de rumeur sonore ; le silence possédait les ténèbres de la nuit.
Mais Médée n’était pas envahie par le doux sommeil. Mille soucis, nés de son amour, la tenaient éveillée… Sans cesse son cœur bondissait dans sa poitrine. Tel, dans une chambre, un rayon de soleil bondit, reflété par l’eau qui vient d’être versée dans un chaudron ou une terrine : agité par un rapide tournoiement, il saute çà et là ; de même le cœur de la jeune fille tournoyait dans sa poitrine…
Elle se disait tantôt qu’elle donnerait la substance pour calmer les taureaux, tantôt qu’elle ne la donnerait pas ; elle pensait à périr elle-même, puis à ne pas mourir, à ne pas donner la substance, à supporter son mal sans rien faire. Puis, s’étant assise, elle réfléchit et dit :
Infortunée que je suis ! Entourée de malheurs, où me tourner ? Partout des incertitudes pour mon âme ; aucun remède à ma souffrance, qui ne cesse de me bruler. Oh !… si Artémis avait pu me tuer de ses flèches rapides avant qu’il me fût apparu ! Comment pourrai-je, à l’insu de mes parents, préparer les substances magiques ? Quelle parole dire ? Quelle ruse inventer pour dissimuler mon aide ? Lui parlerai-je en secret loin de ses compagnons ? Malheureuse, quand même il mourrait, je n’espère pas être soulagée de mes maux : lui mort, alors encore le mal m’étreindrait. Adieu pudeur ! Adieu l’éclat de ma vie ! qu’il soit sauvé par moi, et que, sans blessures, il s’en aille loin d’ici, au gré de son cœur !… »
Quintilien dit d’Apollonios que son poème mérite l’estime par une certaine égalité de qualités moyennes[732]. Ce jugement serait équitable s’il n’avait en vue que le début et la fin du poème ; appliqué au IIIe livre, il est certainement inexact : le créateur du personnage de Médée, Alexandrin et académique par tant de côtés, a eu aussi son heure d’inspiration et son éclair de génie ; c’est ce qu’il ne faut pas oublier.
V
La virtuosité verbale mise en honneur par Callimaque devait aboutir à d’étranges abus. Quand le culte du mot et de « l’écriture artiste » se détache de plus en plus du sérieux de la pensée et de la sincérité du sentiment, il se trouve toujours quelques excentriques pour chercher, dans des combinaisons bizarres de vocables obscurs, un plaisir qui tient peut-être de la musique ou du rève, mais qui n’a certainement plus rien de commun avec le bon sens. Cela se voit de tout temps et en tout pays. À Alexandrie, l’initiateur de cette extravagance fut Lycophron, surnommé « l’obscur. »
Lycophron était né à Chalcis, en Eubée, vers la fin du ive siècle[733]. Il vint à Alexandrie comme tant d’autres, attiré par l’éclat de la cour de Philadelphe, et y conquit une grande réputation comme poète tragique et comme érudit. Il composa en prose un écrit étendu Sur la comédie[734]. Nous connaissons les titres et quelques fragments d’une vingtaine de ses tragédies et d’un drame satyrique intitulé Ménédème[735]. Il fut compté parmi les écrivains de la « Pléiade » tragique alexandrine.
Mais il doit surtout sa célébrité à l’étrange poème intitulé Alexandra. C’est une sorte de prodigieux couplet tragique, de 1474 vers, où une esclave, semble-t-il, rapporte à un interlocuteur inconnu, après quelques vers d’introduction, des prophéties d’Alexandra, c’est-à-dire de Cassandre, fille de Priam. Ces prophéties s’étendent jusqu’à la période alexandrine, ce qui a permis au dernier éditeur de placer la composition de l’ouvrage en 274 ; mais cette date, à quelques années près, est sujette à discussion[736]. La célébrité de l’ouvrage vient surtout de son obscurité. Dès l’antiquité, il faisait à la fois le tourment et le bonheur des exégètes[737]. Aujourd’hui, il n’est à peu près aucun savant qui ne recule épouvanté devant cette avalanche de phrases interminables et inintelligibles. Nous n’avons aucune intention d’essayer ici de percer ce mystère ; mais il n’est peut-être pas sans intérêt de marquer en peu de mots la nature exacte de cette obscurité, les motifs en partie spécieux qui ont pu déterminer Lycophron à entreprendre cette gageure, et même la part de talent qui s’y dérobe sous les nuages.
L’entreprise de Lycophron est, au fond, une réaction assez naturelle contre l’affaiblissement du style tragique, devenu de plus en plus semblable à celui de la comédie. Rien ne ressemble parfois à un fragment de Ménandre autant qu’un fragment d’Euripide. Lycophron, d’un seul bond, remonte, par delà Euripide, jusqu’à Eschyle et jusqu’à Pindare, c’est-à-dire jusqu’aux maitres incontestés du style lyrique et tragique ; mais il le fait avec frénésie, sans mesure et sans goût. Pindare, au lieu de dire « les taureaux aux larges flancs », disait quelquefois : « la nature largement flanquée des taureaux ». Eschyle, au lieu de dire « la mer aux mille flots souriants », disait : « le sourire innombrable de la mer. » Et ce mélange d’abstraction hardie, discrètement employé, donnait à leur style une poésie surprenante. Lycophron a bien saisi le procédé, mais il en abuse sans choix ; ce que ces grands poètes faisaient parfois, il le fait toujours, à jet continu. Et il ajoute à cette première cause d’obscurité celle qui vient des allusions amphigouriques à des mythes mal connus, une érudition laborieuse au possible, toute l’obscurité proverbiale des oracles, compliquée de pédantisme alexandrin. Si l’on détache de l’ensemble quelques vers isolés et qu’on les commente avec soin, on y sent du souffle, une sorte de couleur eschyléenne ou pindarique ; l’auteur n’est pas sans talent. Mais si l’on essaie de lire l’ouvrage dans sa teneur suivie, on perd pied au bout de peu d’instants, et l’on ne voit plus, dans ce grand effort, qu’une monstruosité. Par ce qu’il a voulu faire et même par ce qu’il a fait, Lycophron mérite une courte mention dans une histoire de l’Alexandrinisme, mais il ne mérite pas davantage.
VI
Les poètes dont nous venons de parler ont ouvert des voies en tous sens et fixé les traits essentiels de la poésie alexandrine. Après eux, pendant deux siècles encore, on les imite, on les recommence avec plus ou moins de succès, mais sans qu’aucun nom désormais s’élève décidément au dessus de la foule. Une revue rapide de ces « épigones » justifiera cette observation générale.
L’épopée est représentée par deux noms surtout, ceux d’Euphorion et de Rhianos.
Euphorion naquit à Chalcis, en Eubée, en 276, d’après le témoignage de Suidas[738]. Il étudia la philosophie à Athènes, s’enrichit, dit-on, par un amour peu honorable, et finit sa vie comme bibliothécaire d’Antiochus le Grand (224-187). Il avait composé, outre un certain nombre d’écrits en prose sur des sujets historiques (Ἄτακτα, Ὑπομνήματα ἱστορικά, etc.), divers poèmes narratifs et des épigrammes. Ces poèmes narratifs, qui portent comme titres, en général, des noms propres (Διόνυσος, Ὑάκινθος, Ἱππομέδων, Ἀρτεμίδωρος, Δημοσθένης, etc.), se rattachent au genre épique, mais conçu plutôt selon l’esprit de Callimaque, semble-t-il, qu’à la façon des Argonautiques. C’étaient des poèmes probablement assez courts, où les légendes amoureuses, les métamorphoses, les explications mythiques des faits actuels, le romanesque et le rare, tenaient la première place[739]. Les fragments qui nous en restent ont peu d’intérêt et font peu regretter la perte de l’ensemble. Euphorion, comme Callimaque et Lycophron, appartenait au groupe des stylistes savants et obscurs. Virgile, cependant, paraît l’avoir goûté[740], peut-être par respect pour les enseignements de l’école ; car Euphorion, ainsi que les autres écrivains du même genre, était fort étudié par les grammairiens. Les deux épigrammes que nous avons de lui sont conformes à sa réputation.
Rhianos, né en Crète, fut contemporain d’Ératosthène[741], c’est-à-dire qu’il écrivit dans la seconde moitié du iiie siècle. Il vint à Alexandrie, où il conquit une certaine réputation de philologue : son édition de l’Iliade et de l’Odyssée, la première après celle de Zénodote, est quelquefois citée par les exégètes postérieurs. Il composa aussi des épigrammes, mais il fut surtout poète épique. Il donna une Héracléide, et des poèmes intitulés Ἀχαικά, Ἠλιακά, Θεσσαλικά, Μεσσηνιακά, où il mettait en œuvre les légendes héroïques relatives à l’histoire de ces divers peuples. Les Messéniaques ou Messéniennes sont le seul de ces poèmes dont nous puissions savoir quelque chose de précis. Les fragments qui en subsistent sont insignifiants, mais Pausanias, dans son chapitre sur la Messénie, déclare qu’il y a puisé des informations[742]. C’est donc de Rhianos que vient l’histoire du héros Aristomène et de ses aventures merveilleuses. On voit, par le récit de Pausanias, que l’amour n’était pas oublié dans le poème : c’est une aventure amoureuse qui amène la chute d’Ira, la citadelle messénienne[743]. Par là, comme par son érudition curieuse, Rhianos est un véritable Alexandrin. Quant à son mérite d’écrivain, il nous échappe à peu près complètement : ses rares fragments épiques semblent s’inspirer de la simplicité d’Homère plus que de l’obscurité d’Euphorion ; ses épigrammes sont d’un tour agréable, sans rien de saillant.
Il faut enfin ajouter à cette liste le nom d’Archias, auteur d’un poème Sur la guerre de Mithridate, que Plutarque a peut-être suivi dans son récit[744]. Archias, né à Antioche, fut un improvisateur facile et intarissable. Nous possédons de lui un certain nombre d’épigrammes. Mais le plus clair de sa gloire lui vint certainement de la chance heureuse qui fit de lui, un jour, le client de Cicéron.
La poésie didactique n’a guère produit, dans cette période, qu’une œuvre marquante, l’Hermès, d’Ératosthène, si tant est que ce soit à proprement parler un poème didactique[745]. Le seul fragment de quelque étendue qui en subsiste a bien le caractère didactique : c’est une description des cinq zones, écrite avec une élégance un peu sèche[746], dans le goût d’Aratos, et imitée par Virgile. Mais nous savons d’autre part que le poète y racontait l’enfance d’Hermès, comment il fit jaillir la voie lactée dans le ciel en mordant le sein d’Héré, ses larcins, ses voyages, la découverte de la lyre[747]. De sorte qu’on peut se demander si l’œuvre, dans son ensemble, n’était pas surtout une petite épopée de genre, selon la poétique de Callimaque, avec certains épisodes d’un caractère descriptif et didactique.
Nicandre, au contraire, né à Colophon vers la fin du iiie siècle, est un poète franchement didactique, mais franchement médiocre[748]. Il nous reste de lui deux poèmes, les Θηριακά (958 vers), sur les morsures des bêtes et leurs remèdes, et les Ἀλεξιφάρμακα (630 vers), c’est-à-dire les « contre-poisons[749]. » Ce sont de plates compilations, dont la conservation n’est nullement due à leur mérite littéraire. Nicandre avait en outre composé un certain nombre d’autres ouvrages, les uns en prose, les autres en vers, sur des sujets d’histoire et de géographie (Κολοφωνιακά, Θηβαικά, etc.), et sur des sujets d’histoire naturelle (Γεωργικά, Μελισσουργικά, etc.). Les fragments fort courts qui en restent montrent seulement son goût, bien alexandrin, pour les aventures romanesques et les métamorphoses[750].
L’élégie, si cultivée par la première génération alexandrine, inspira encore à Ératosthène un poème assez célèbre, son Érigone, dont il nous reste quelques vers à peine[751]. On sait qu’Érigone était la fille de cet Icarios à qui Dionysos avait enseigné l’art de cultiver la vigne. Érigone, selon la légende, fut changée en constellation avec son chien[752]. Il est aisé de voir que le poème d’Ératosthène devait ressembler, par l’inspiration, aux Αἴτια de Callimaque : c’était une élégie mythologique et savante, où le grand astronome introduisait encore, par un détour, sa science préférée. L’œuvre était d’ailleurs élégante, sans faiblesses, mais sans beautés de premier ordre[753].
Après Ératosthène, il faut descendre jusqu’au ier siècle pour rencontrer de nouveau un poète qui se soit fait un nom comme élégiaque : c’est Parthénios de Nicée, l’ami de Gallus[754]. Il vint à Rome en 73, comme prisonnier, après la prise de sa patrie par un lieutenant de Lucullus. Son talent lui valut la liberté, selon Suidas. Il fut lié avec Cornelius Gallus et connut probablement Virgile[755], qui traduisit un de ses vers dans les Géorgiques[756]. Nous avons de lui un ouvrage en prose, Les souffrances d’amour (Περὶ ἐρωτικῶν παθημάτων), qu’il avait composé pour Gallus[757] : c’est un recueil de légendes relatives à des aventures d’amour qui aboutissent d’ordinaire à des catastrophes et à des métamorphoses[758]. Ce n’est d’ailleurs qu’une compilation sans prétention littéraire, un recueil de sujets à mettre en élégies ; Parthénios préparait des matériaux à son ami et ne visait à rien de plus qu’à être utile. Comme poète, il avait composé des élégies mythologiques dont nous ne savons guère que les titres (Ἀφροδίτη, Δῆλος, Κριναγόρας[759]), des chants de deuil en vers élégiaques (ἐπικήδεια), une sorte d’épître à un inconnu (ὕμνος προπεμπτικός) et de petits poèmes en hexamètres (Μεταμορφώσεις, Ἡρακλῆς), où l’on peut voir, si l’on veut, des épopées, mais qui devaient ressembler beaucoup, par leur inspiration générale, à ses élégies proprement dites : c’étaient toujours sans doute des histoires d’amour et des légendes romanesques ou bizarres. Il les racontait longuement, selon Lucien[760] : comme Euphorion, comme Callimaque, il avait à sa disposition un riche trésor de mots, et il en abusait. L’influence des premiers alexandrins était donc encore toute sensible et présente dans ses œuvres, d’où elle allait se transmettre, presque sans intervalle, à Ovide.
Théocrite aussi eut ses fidèles. La poésie bucolique devint, après lui, un genre littéraire consacré : on mit en scène les bergers, on chanta leurs amours, on célébra les divinités rustiques. Par l’auteur de l’Oaristys, par Bion et Moschos, la tradition se continue presque jusqu’à Virgile.
L’auteur de la pièce intitulée Oaristys (causerie, conversation amoureuse) est inconnu. Bien que ce poème se rencontre dans le recueil des œuvres de Théocrite (XXVII), il n’est pas de Théocrite : car on y trouve un vers, le quatrième, qui n’est que la reproduction littérale d’un vers de la IIIe Idylle (v. 20) ; Théocrite ne pouvait se copier ainsi lui-même, tandis qu’un disciple pouvait lui emprunter un vers devenu rapidement proverbial parmi les lettrés[761]. Il y a d’ailleurs d’autres différences qui séparent cette œuvre de celles de Théocrite[762]. L’une des plus remarquables, bien qu’on l’ait peu signalée, est que les deux personnages, d’un bout à l’autre de leur entretien, enferment leur pensée en un seul vers, comme dans une stichomythie tragique : cette sorte de gageure est soutenue jusqu’à la fin avec autant de rigueur que de verve brillante. Le poète inconnu à qui nous devons cette pièce était un écrivain de grand talent. Personne, en dehors de Théocrite, n’a eu au même degré, dans la poésie bucolique, le don du mouvement et de la vie. Les deux personnages, un berger et une bergère, sont d’une vérité pittoresque et spirituelle. Leurs sentiments, leurs attitudes, les diverses phases de l’entretien sont indiqués d’un trait aussi fin et aussi sûr que dans les Syracusaines. C’est un véritable mime qui se joue sous nos yeux. Tout ce dialogue, parmi ses sinuosités agréables, court au dénouement, qui est d’un réalisme un peu libre, mais discrètement voilé par l’art du poète et relevé par l’idée de l’hymen. On sait qu’André Chénier a traduit l’Oaristys : sa poétique traduction conserve bien la grâce de l’original, mais n’en rend pas toute la précision mordante et toute la finesse.
Bion et Moschos sont plus célèbres que bien connus. L’ordre même où il faut les ranger est sujet à controverse. Selon les uns, Bion est un contemporain de Théocrite, un disciple immédiat du maître[763]. Selon les autres, il a vécu après Moschos, qui fut lui-même, au dire de Suidas, disciple d’Aristarque, et qui vivait par conséquent à la fin du second siècle : de sorte que Bion aurait vécu vers le commencement du premier siècle, trente ou quarante ans seulement avant Virgile[764]. Cette dernière opinion s’appuie sur des textes peu autorisés[765]. Elle a contre elle la pièce intitulée Chant funèbre en l’honneur de Bion (Ἐπιτάφιος Βίωνος), attribuée par les manuscrits à Moschos. Si cette attribution est exacte, il est clair que Moschos a survécu à Bion. Mais, fût-elle fausse (ce qui n’est pas démontré[766]), il n’en reste pas moins certain qu’aux yeux du poète inconnu qui composa cette pièce, Bion était un contemporain des personnages qui figurent dans les Thalysies, Philétas, Lycidas, Théocrite lui-même[767]. Il est donc impossible d’admettre, avec Susemihl, que cet anonyme, contemporain lui-même de Sylla, chantait un poète mort depuis peu, et le plus sûr est de s’en tenir à l’opinion traditionnelle, qui place Bion peu après Théocrite, cent cinquante ans avant Moschos. Cette question chronologique étant ainsi réglée, arrivons à dire le peu qu’on sait sur la vie et les œuvres de l’un et de l’autre.
Bion était de Smyrne[768]. Il est rangé unanimement parmi les poètes bucoliques. Lui-même parle de ses bucoliasmes[769], et le Chant funèbre attribué à Moschos l’appelle Βώκολος[770]. Les dix-sept morceaux qui nous restent sous son nom, et dont plusieurs sont des fragments, nous permettent seulement d’entrevoir le vrai caractère de sa poésie. Le plus long de ces morceaux est un Chant funèbre en l’honneur d’Adonis (Ἐπιτάφιος Ἀδώνιδος), évidemment inspiré par le tableau qui termine les Syracusaines. Le poème de Bion est censé destiné à une fête d’Adonis[771]. C’est une longue plainte entrecoupée de refrains, à peu près comme le chant funèbre de Théocrite en l’honneur de Daphnis dans la Ire Idylle. Le sentiment en est aussi sincère qu’il pouvait l’être dans un poème de ce genre, la langue pure, le style d’une simplicité étudiée qui n’est pas sans grâce. Il y a, chez Bion, des qualités d’émotion et d’harmonie qui sont d’un véritable poète. Les fragments VI et XV mettent en scène des bergers qui dialoguent entre eux. Les autres morceaux, qui n’ont guère le caractère bucolique, nous montrent en lui surtout un homme d’esprit et un poète de l’amour. Le fragment II est une jolie fable, d’un tour tout alexandrin, où un enfant, prenant un Éros ailé pour un oiseau, cherche à s’en emparer ; un vieillard, qui l’aperçoit, lui dit en souriant :
Laisse là ta chasse, ne poursuis pas cet oiseau, fuis plutôt : c’est une bête redoutable. Plaise au ciel que tu ne l’attrapes pas, quand tu seras homme ! Cet Éros, qui te fuit aujourd’hui et saute loin de ta main, de lui-même alors venant soudain vers toi, se posera sur ta tête.
Le fragment III est du même ton. Le poète raconte que Cypris l’a chargé de faire l’éducation d’Éros enfant : naïf bouvier, il a enseigné à l’Amour les inventions de Pan, d’Athéné, d’Hermès ; mais l’Amour lui a enseigné à son tour les tendres soucis des hommes et des dieux, si bien qu’il a lui-même oublié ses propres enseignements et retenu seulement ceux de son élève.
Moschos, né à Syracuse, fut l’élève d’Aristarque[772]. Il composa probablement quelques écrits en prose sur des sujets de philologie[773]. Les huit poèmes ou fragments que nous avons sous son nom sont des imitations de Théocrite et de Bion, mais non des « bucoliques » proprement dites. Nous avons dit plus haut qu’il pouvait être l’auteur du Chant funèbre en l’honneur de Bion : c’est un nouveau rajeunissement des thrènes antérieurs sur Daphnis et sur Adonis, avec plus d’esprit d’ailleurs que d’émotion ; le poète n’a vu là qu’un joli thème littéraire à développer. Lui-même s’y présente à nous comme un poète bucolique[774]. La petite pièce sur l’Amour fugitif est spirituelle, dans le goût des Alexandrins et de Bion[775]. D’autres fragments, plus courts, n’ont rien qui mérite une attention particulière. Restent deux poèmes analogues aux petites épopées de Théocrite, Europe (162 vers) et Mégara (125 vers). Ce dernier, à vrai dire, paraît extrait d’un poème plus long : c’est une conversation verbeuse, mais assez touchante parfois, entre Mégara, la femme d’Héraclès, et Alcmène ; Mégara se lamente sur la folie d’Héraclès, et Alcmène fait écho à ses plaintes, non sans noblesse. La plupart des derniers éditeurs considèrent ce morceau comme n’étant pas de Moschos[776]. Le poème d’Europe raconte l’enlèvement de la jeune fille par Zeus, métamorphosé en taureau. Le récit est facile et agréable. L’arrivée du taureau dans la prairie, ses caresses à Europe, l’enjouement de celle-ci quand elle s’asseoit sur son dos puissant, son étonnement (plus spirituel qu’effrayé) quand le ravisseur l’emporte au milieu des flots de la mer, forment un tableau gracieux et pittoresque : le style est d’une simplicité aimable qui s’accorde bien avec l’emploi du dialecte ionien. Nous avons ici sous les yeux l’un de ces modèles de jolie poésie alexandrine que Catulle aimait tant, et dont il devait s’inspirer dans son Épithalame de Thétis et de Pélée.
À côté de ces genres divers, nous trouvons enfin, dans cette période, le genre alexandrin par excellence, l’épigramme, que tous les poètes ont traité à l’occasion, mais qui a fait plus spécialement l’occupation de quelques-uns et leur a donné la célébrité, comme autrefois à Asclépiade de Samos et à Léonidas de Tarente. Ces poetae minores sont légion : nous en connaissons plus de quarante[777]. L’art de tourner élégamment quelques distiques était devenu, à cette époque, familier à tous les hommes cultivés : historiens, savants, érudits, hommes d’état, hommes du monde s’en mêlent à l’occasion, et ne s’en tirent pas mal. Faire une épigramme est un jeu pour ces beaux-esprits. Les modèles sont si nombreux et si connus qu’il est facile de les imiter. Dans cette foule de poètes, artistes ou simples amateurs, le talent est monnaie courante. Ce qui est rare, c’est l’originalité. Rien ne ressemble à une épigramme de l’un comme une épigramme de l’autre. Ce sont toujours les mêmes thèmes, les mêmes formules, le même tour d’esprit. En dehors de ces ressemblances générales, il y a de certains sujets particuliers que chacun reprend à satiété ; par exemple l’histoire du prêtre de Cybèle qui entre dans la grotte d’un lion et qui, surpris par le retour de l’animal, le fait fuir en jouant du tambour ; — ou le désaveu de Cypris refusant des armes en offrande. Quelques pièces choisies et lues à part semblent jolies, ou même exquises ; quand on en lit beaucoup, on est surtout frappé de leur monotonie, de la pauvreté des idées el des sentiments, de ce qu’il y a d’artificiel et de convenu dans ces distiques ingénieux sur une offrande votive, sur une œuvre d’art, sur une mort prématurée, sur les flèches d’Éros et les regards de Cypris. Nous n’avons pas à suivre dans le détail toute cette production, trop abondante et trop peu variée. Il suffira d’en détacher cinq ou six noms qui, pour des motifs divers, ont quelques droits à une courte attention.
Il suffit de nommer, en passant, dans la seconde moitié du iiie siècle, Dioscoride, dont il nous reste une quarantaine d’épigrammes, mais dont le mérite est tout entier dans une élégance assez banale[778] ; — puis Alcée, de Messène, contemporain du roi de Macédoine Philippe III (220-178), et dont nous avons une vingtaine de morceaux[779]. Alcée de Messène traite avec une élégance de bon goût les sujets ordinaires de l’épigramme. Une de ses pièces, plus intéressante, raille Philippe sur sa défaite à Cynoscéphales (197). Le roi lui répondit par un distique où il essaya de mettre de la méchanceté[780].
Antipater de Sidon est le premier en date de ces Grecs de Syrie qui portèrent dans la poésie l’habitude sophistique de l’improvisation[781]. Il vécut vers le milieu du second siècle : deux de ses épigrammes font allusion à la ruine récente de Corinthe[782]. Nous avons de lui une centaine de pièces ; c’est un des poètes les plus largement représentés dans l’Anthologie. Son mérite n’est pourtant pas de premier ordre. C’est un imitateur de Léonidas de Tarente, de Callimaque, de tous les maîtres alexandrins. Il écrit avec une élégance un peu cherchée, laborieuse d’apparence (malgré sa facilité d’improvisateur), sur des sujets qui n’ont rien de personnel.
Méléagre est beaucoup plus intéressant[783]. Il était né, vers le milieu du second siècle, d’un père grec, à Gadara, en Syrie, de sorte qu’il s’appelle lui-même quelque part un « Syrien[784]. » Gadara était la patrie du philosophe cynique Ménippe et paraît avoir été un centre littéraire assez vivant. Méléagre suivit d’abord la doctrine de son compatriote, puis il se rendit à Tyr, où il mena une vie de plaisir ; lui-même fait plusieurs fois allusion à cet oubli de la philosophie et de la sagesse. La plupart de ses poésies amoureuses appartiennent à cette période. Quand l’âge l’eut un peu calmé, il se retira à Cos, où il s’occupa surtout, semble-t-il, de philosophie et d’érudition, mais sans renoncer encore à l’amour. Il y mourut dans un âge avancé.
Comme poète, Méléagre se distingue de la plupart de ses contemporains par la place considérable qu’il donne dans ses œuvres aux passions qui ont rempli sa vie. Ces passions ne sont pas, en général, d’un ordre très relevé. Les éphèbes et les courtisanes qu’il chante dans ses vers n’étaient pas de nature à lui inspirer des accents sublimes. Quelques-uns de ces vers sont obscènes ; d’autres sont gâtés par le bel-esprit. Beaucoup ont un mérite de sincérité dans l’émotion, d’ardeur naïvement sensuelle, d’admiration pour la beauté, d’esprit et de verve ingénieuse, qui suffit à les mettre fort au-dessus de la plupart des œuvres du même temps. Quelquefois, il s’élève plus haut encore : il a des accents d’une mélancolie et d’une tendresse touchantes. Quand la mort lui eut ravi Héliodora, qu’il avait souvent chantée pour sa beauté et pour son esprit, il sut dire sa tristesse en des vers vraiment beaux[785] :
Que mes larmes, jusque sous la terre, Héliodora, aillent vers toi comme un présent, comme une relique de mon amour dans l’Adès, larmes cruelles à verser. Sur ta tombe tant pleurée, je répands la libation de mes regrets, souvenir de mon amour. Moi, Méléagre, je gémis sur toi, ô chère morte, douloureusement, bien douloureusement, vaine offrande à l’Achéron. Hélas, hélas ! où est mon rameau verdoyant si aimé ! Adès me l’a ravi. Il me l’a ravi, et cette fleur épanouie a été souillée de poussière. Ah ! du moins, je t’en prie à genoux, terre nourricière, que cette enfant si regrettée soit par toi, ô mère, reçue avec douceur sur ton sein et dans tes bras !
La tristesse des choses humaines, même sans retour direct sur lui-même, l’émeut, et il retrouve quelque chose de cette mélancolie pénétrante pour chanter une jeune mariée morte le jour de ses noces[786]. Il a parfois des expressions d’une douceur exquise[787]. Ailleurs, il dit avec une grâce infinie les frayeurs douloureuses de l’amour inquiet[788]. Si l’on ajoute à cela que Méléagre est un versificateur habile, un écrivain de savoir et de goût, on comprendra les raisons de sa supériorité incontestable[789].
Il avait aussi composé un ouvrage philosophique imitée de ceux de Ménippe, et intitulé Les Grâces[790]. C’était probablement un écrit ou les vers et la prose étaient mêlés, mais nous n’en connaissons à peu près rien, sinon qu’il cherchait, comme Ménippe, à enseigner sous un masque plaisant la vraie sagesse, c’est-à-dire celle du cynisme : Strabon aurait pu l’appeler, comme Ménippe, σπουδογέλοιος[791].
Il eut enfin un autre mérite qui a contribué probablement plus que tout le reste à nous le faire connaître : ce fut de concevoir et de réaliser le projet d’une anthologie lyrique, où il réunit à ses propres œuvres celles d’une quarantaine de poètes grecs, auteurs de chansons, d’élégies et d’épigrammes, depuis les classiques du viie et du vie siècle, jusqu’à ses contemporains. Cette anthologie s’appelait « La couronne » ou « Le bouquet » (Στέφανος). Il l’avait fait précéder d’une longue dédicace en vers à son ami Dioclès, où il comparait à quelque fleur chacun des poètes de son « bouquet ». Cette dédicace nous a été conservée et nous permet de nous faire une idée très nette de l’œuvre. D’autres, à vrai dire, avaient déjà formé des anthologies : Artémidore d’Éphèse, par exemple, avait réuni un choix de poésies bucoliques. Mais la Couronne de Méléagre paraît avoir été le plus considérable de ces recueils. Il eut beaucoup de succès et devint ainsi le fond de toutes les anthologies postérieures, remaniements de celle-ci, allégées malheureusement d’un certain nombre des pièces les plus anciennes et mises au goût du jour par l’addition incessante de pièces nouvelles. Ce travail de remaniement, commencé dès le premier siècle de l’ère chrétienne, se continue encore, à Byzance, au xe siècle, avec Constantin Céphalas, et au xive siècle avec Planude. Nous y reviendrons plus loin, pour l’embrasser dans son ensemble. Toute cette bibliothèque anthologique a pour origine la Couronne de Méléagre, et il est juste de lui en savoir gré.
Mentionnons encore, sans y insister, deux poètes un peu plus jeunes, Philodème et Archias, qui ne figuraient pas dans la Couronne primitive, mais que Philippe de Thessalonique introduisit dans la nouvelle édition qu’il en donna sous les premiers empereurs : on le voit par la préface en vers qu’il y avait mise, à l’exemple de Méléagre[792]. — Philodème, né à Gadara comme Méléagre, est un philosophe épicurien que nous retrouverons plus loin[793]. Nous avons de lui une trentaine d’épigrammes qui ne sont ni meilleures ni pires que beaucoup d’autres[794]. — Archias est le poète épique, client de Cicéron, dont il a été parlé plus haut.
Manuscrits. Les cinq premiers livres de Polybe nous ont été conservés dans leur intégrité par divers mss., dont le principal et le plus ancien est le Vaticanus 124 (du xie siècle) ; les autres (Laurentianus, deux Monacenses, Parisinus 1648) sont récents et inférieurs, mais méritent d'être consultés à cause de certaines leçons de provenance ancienne. — Les livres vi-xviii nous sont connus par une suite d’extraits conservés dans un ms. d’Urbin (Urbinas 102), qui contient aussi des extraits analogues des cinq premiers livres. — Pour les derniers livres, enfin, en dehors des citations anciennes, nous en sommes réduits à des extraits disposés logiquement, dans la compilation que Constantin Porphyrogénète (xe siècle) avait fait faire des principaux historiens grecs. Cette compilation comprenait 53 sections dont chacune répondait à un ordre spécial de sujets. Il nous reste deux de ces sections : περὶ πρεσϐειῶν (peri presbeiôn), et περὶ ἀρετῆς ϰαὶ ϰαϰίας (peri aretês kai kakias), conservées surtout dans deux mss. de Munich (Monacenses 185 et 187) et dans un ms. de la Bibliothèque de Tours. Des fragments des autres sections ont été retrouvés dans divers autres mss. : un palimpseste du Vatican (Vaticanus 73) édité par Angelo Mai (περὶ γνωμῶν (peri gnômôn)) ; un ms. de l’Escurial, édité par Feder (περὶ ἐπιϐουλῶν (peri epiboulôn)) ; un ms. du mont Athos (retrouvé par Minas, et aujourd’hui déposé à la Bibliothèque nationale, suppl. gr. 607), publié par Wescher, Poliorcétique des Grecs, Paris, 1867. Un certain nombre des fragments provenant de la compilation de Constantin Porphyrogénète sont extraits des premiers livres de Polybe, dont nous avons le texte complet.
Éditions. Les principales éditions sont celles de : Hervagius, Bâle, 1549 ; Casaubon, Paris, 1609 ; Schweighäuser. Leipzig, 1789-1795 ; Bekker, Berlin, 1844, 2 vol. ; Dübner (Bibl. Didot), Paris, 1839 (1865) ; Dindorf (Bibl. Teubner), 1866-1868 ; et surtout les deux plus récentes : la grande édition critique de Hultsch, Berlin (Weidmann), 1867-1871, 4 vol., et la révision de l’édition Dindorf par Buttner-Wobst, 1882.
Lexique. Schweighauser a publié à part (Oxford, 1822) le Lexicon Polybianum contenu dans le tome viii de son édition.
Traductions. Polybe a été traduit en français par Félix Bouchot (Paris, Charpentier, 1887 ; 3 vol.) — Trad. allemande de Haakh et Kraz, Stuttgart, 1858-1875.
Pendant que les beaux esprits d’Athènes et d’Alexandrie s’amusaient à faire des vers ou de l’érudition, Rome était en train de conquérir le monde, et les lettrés me semblaient pas s’en apercevoir. L’originalité de Polybe fut de voir ce fait immense, de le comprendre pleinement, d’en saisir les causes profondes et d’en mesurer les conséquences. L’homme qui sut faire ces choses semble être d’une autre race que ses contemporains : au milieu de tant de cénacles curieux, bavards et frivoles, il est sérieux, pratique, capable d’action et de réflexion ; c’est un politique et un homme d’État ; il y a en lui du Romain. L’apparition de son œuvre marque une date considérable dans l’histoire de l’esprit grec : c’est la première fois que cet esprit prend vraiment contact avec Rome, c’est-à-dire avec le monde de l’avenir ; et, bien que le génie politique de Polybe soit nécessairement un fait exceptionnel, on peut dire qu’avec lui commence une période nouvelle, où la pensée grecque, trouvant en face d’elle-même quelque chose d’autre et d’également grand, sera conduite à y regarder de plus près.
I
Polybe était fils de Lycortas, l’ami et le disciple de Philopémen, et qui fut stratège de la ligue Achéenne après la mort de celui-ci[795]. Il naquit à Mégalopolis, en Arcadie, entre 210 et 205 sans doute[796]. Il est probable qu’il reçut une éducation littéraire et philosophique digne de sa naissance : on trouve en effet dans ses œuvres la preuve qu’il avait beaucoup étudié Isocrate et les philosophes du ive siècle[797]. Mais la vie pratique et politique le saisit de bonne heure, comme il était naturel dans ce milieu et à cette date, près de Philopémen et de Lycortas. En 190, il semble avoir fait ses premières armes dans une armée de secours envoyée par les Achéens à Eumène menacé par les Galates[798]. En 183, après la mort de Philopémen, c’est à lui qu’échut l’honneur de rapporter les cendres du héros, victime des Messéniens[799]. En 181, n’ayant pas encore l’âge légal d’être ambassadeur, il est cependant chargé d’accompagner son père en Égypte, pour renouer une alliance avec Ptolémée Épiphane[800]. On le trouve ensuite étroitement mêlé, par la parole et par l’action militaire, à toute la vie politique de la ligue Achéenne, pendant la lutte de Rome et de la Macédoine (171-168) : il est du parti de la neutralité, en 174, avec son père[801] ; mais en 169, quand la ligue se décida, malgré l’avis de Lycortas, et peut-être sur l’avis de Polybe lui-même[802], à se déclarer en faveur des Romains, il fut nommé hipparque, Archon étant stratège[803]. On le voit alors négocier avec les généraux romains sur l’envoi d’un contingent et trouver finalement des prétextes pour ne pas l’envoyer[804]. Peu après, comme la ligue, conformément à l’avis de Lycortas et de Polybe, se disposait à intervenir dans les querelles des rois d’Égypte, les Romains l’en empêchèrent[805]. Dans toute cette période, la politique de Polybe et de son père est une politique essentiellement achéenne et prudente, sans empressement à l’égard de Rome, mais sans hostilité téméraire ; c’est la politique du parti aristocratique, très vivement combattu par Callicrate et le parti démocratique, qui recherchent au contraire à tout prix l’alliance romaine pour écraser leurs ennemis intérieurs. Aussi, après la défaite définitive de Persée, en 168, Rome ne manqua pas de récompenser le zèle de ses partisans fougueux en accordant toute satisfaction à leurs haines politiques. Elle réclama des otages : sur la désignation de Callicrate, mille Achéens, choisis parmi les plus nobles, furent envoyés à Rome ; Polybe était du nombre[806]. Il avait alors environ quarante ans. Il était dans toute la force de sa maturité, instruit par vingt ans de vie politique et militaire. Il arrivait à Rome à ce moment unique de son histoire que Cicéron considérait comme l’âge d’or de la République : moment d’équilibre intérieur admirable, d’expansion vigoureuse au dehors, de fidélité persistante aux vieilles maximes, avec un commencement déjà d’élégance et de raffinement. Il fut émerveillé : tout ce qu’il avait cherché vainement en Grèce, il le trouvait chez les vainqueurs de la Grèce : une aristocratie forte et éclairée, une organisation puissante, une tradition qui n’était pas routinière, un sens pratique et moral, un esprit de discipline qui doublaient la force matérielle. Il y avait, pour ainsi dire, harmonie préétablie entre l’esprit vigoureux de Polybe et ce monde nouveau ; personne n’était mieux que lui en état de le comprendre et de l’apprécier. La loi de la guerre l’obligea d’y rester seize ans comme otage, et, par une chance heureuse, il se trouva presque aussitôt à la meilleure place pour bien voir le spectacle qui s’offrait à lui.
Tandis que la plupart des autres otages étaient internés dans divers municipes italiens, il obtint la faveur de rester à Rome, grâce à l’amitié de Fabius et de Scipion, les fils de Paul-Émile[807]. Lui-même a raconté avec beaucoup de grâce les origines de cette amitié[808]. Polybe, qui avait peut-être connu leur père dans un voyage que celui-ci avait fait à Mégalopolis, eut l’occasion de leur prêter des livres. On causa des livres prêtés. Une amitié sérieuse naquit et se développa d’abord entre Polybe et Fabius : puis Scipion, plus jeune, moins brillant que son frère, réclama sa part de cette amitié avec une modestie touchante[809]. Polybe s’y prêta volontiers, et devint pour lui comme une sorte de précepteur paternel que l’affection et le respect de son jeune élève ne tardèrent pas à récompenser[810]. Au bout de peu de temps, Polybe était tout à fait de la maison. Il y connut Lælius. Il vit toute l’aristocratie romaine, fut initié à tous les secrets. Pour un observateur tel que lui, c’était un poste incomparable.
En 150, il obtint le droit de rentrer dans sa patrie avec les autres otages[811]. Il usa de ce droit, mais Rome était désormais pour lui une seconde patrie, et il y revint souvent, soit pour y séjourner, soit pour accompagner Scipion dans ses campagnes. Il était auprès de lui en 146, à la prise de Carthage[812]. Il essaya vainement de prévenir par ses conseils la dernière révolte de la Grèce[813]. Après la prise de Corinthe, il usa de son influence en faveur de ses compatriotes et mérita leur reconnaissance[814]. Diverses villes grecques lui élevèrent des statues[815].
C’est dans la seconde période de sa vie, après son arrivée à Rome, qu’il compose ses ouvrages. De nombreux voyages d’études, en dehors de ceux qu’il dut faire par des raisons politiques ou par amitié, se placent dans le même temps, à des dates que l’on ne peut fixer avec certitude. Il alla en Libye, en Espagne, en Gaule, jusqu’à l’océan Atlantique[816]. Nous y reviendrons tout à l’heure.
Il mourut à quatre-vingt-deux ans, vers 125 par conséquent, d’une chute de cheval[817].
II
Les deux premiers ouvrages de Polybe furent une Vie de Philopémen, en trois livres[818], et un Traité de tactique[819]. Cette Vie de Philopémen était, au témoignage de Polybe lui-même, une œuvre de biographie apologétique, où il expliquait minutieusement l’éducation de son héros et justifiait chacun de ses actes : c’était une sorte d’encomion, un éloge oratoire, assez éloigné par conséquent de l’impartialité rigoureuse de l’histoire, d’ailleurs plus précis sans doute et plus technique que ne l’étaient la plupart des écrits de ce genre. Dans les dernières années de sa vie, il composa aussi un récit de la prise de Numance par Scipion (133) ; peut-être avait-il accompagné Scipion dans cette campagne[820]. Enfin on cite encore de lui un ouvrage géographique (Περὶ τῆς περὶ τὸν ἰσημερινὸν οἰκήσεως)[821], qui n’était sans doute qu’un extrait du livre XXXIV de sa grande Histoire. Celle-ci, en quarante livres, est son œuvre capitale, et de celles qui font époque dans l’évolution générale de la science historique. La composition de cet immense ouvrage dut occuper la plupart des années de sa maturité. Il eut le temps non seulement de le finir, mais encore d’y ajouter cette sorte d’épilogue, l’Histoire de la prise de Numance.
Le titre de son ouvrage est Ἱστορίαι. Le sujet, c’est l’histoire des soixante-quinze années qui s’écoulent entre le début de la seconde guerre punique (221) et la prise de Corinthe (146). Mais ce sujet ne commence qu’avec le troisième livre ; Polybe a écrit, en guise d’introduction, deux livres préliminaires sur les événements qui se sont passés de 264 à 221, c’est-à-dire depuis le commencement de la première guerre punique. De cette façon, son histoire fait suite, dans son ensemble, à l’ouvrage de Timée, qui allait jusqu’à l’année 264, et, dans sa partie essentielle, il continue celui d’Aratos de Sicyone, qui s’arrêtait à l’année 221. Ces circonstances, que Polybe rappelle lui-même[822], ont pu contribuer à déterminer le choix de son sujet. Mais d’autres raisons plus fortes, tirées de la nature des choses, devaient l’y pousser. La période dont il a entrepris de conter l’histoire est celle où se dessine clairement la plus grande révolution politique de l’antiquité, la soumission du monde civilisé tout entier aux armes de Rome. En moins de cinquante-trois ans, comme le dit Polybe[823], Rome fait passer sous sa domination presque toute la terre habitable (221-168) ; dans les vingt-deux années suivantes, elle achève la conquête de la Grèce et la destruction de Carthage (168-146). Par une conséquence nécessaire, l’histoire doit changer de nature ; particulière, il faut qu’elle devienne générale ou universelle. Jusque-là, les diverses nations de l’antiquité vivaient chacune de leur vie propre et ne se rencontraient qu’exceptionnellement : désormais, leurs histoires s’enchevêtrent et se mêlent sans cesse, et il faut que le récit qu’on en fera reproduise cette unité, comparable à celle d’un seul corps. Polybe a vu nettement le caractère de cette transformation, qu’il a décrite avec précision dans sa préface[824]. Il a voulu faire non une série d’histoires particulières, mais une histoire générale, qui reproduisît avec vérité la vie totale de ce grand corps qu’est devenu le monde civilisé. Il a suivi son plan avec ampleur et régularité. À partir du IIIe livre, il entre, avec la guerre d’Annibal, dans le cœur de son sujet, menant de front l’histoire de l’Italie et celle de la Grèce. Et ainsi se poursuit jusqu’au bout, à travers ses quarante livres, cet immense tableau de la conquête romaine.
Malheureusement, l‘ouvrage de Polybe n’est pas arrivé intact jusqu’à nous. Les cinq premiers livres sont complets : ils nous conduisent jusqu’à la bataille de Cannes. Pour les treize livres suivants (VI-XVIII), nous avons encore de longs extraits textuels, qui nous ont été conservés dans des manuscrits spéciaux. Pour les vingt-deux derniers, nous n’avons plus que des fragments d’importance et d’étendue fort inégales, dont les plus considérables proviennent d’une compilation faite au xe siècle par Constantin Porphyrogénète[825].
On s’est souvent demandé à quel moment de sa vie Polybe avait conçu la première idée de son histoire et s’il l’avait publiée en une ou en plusieurs fois[826]. Il est clair que la période de cinquante-trois ans qui finit en 168, par la défaite de Persée, est pour lui la période décisive. Il est donc permis d’en conclure qu’il conçut l’idée de son ouvrage peu après son arrivée à Rome, et que le récit des vingt-deux années suivantes lui fut suggéré après coup par la marche ultérieure des événements. D’autres indices particuliers conduisent d’ailleurs à la même conclusion[827]. Il est possible aussi que Polybe n’ait pas attendu l’achèvement complet de son ouvrage pour en offrir certaines parties à la curiosité de ses contemporains. Mais il est certain qu’il le publia lui-même sous sa forme définitive, car on trouve, jusque dans les premiers livres, des allusions précises aux quarante livres qui en formèrent l’étendue totale[828]. Prenons-le donc comme un tout, et essayons d’en dégager la physionomie de Polybe historien.
III
Ce qui le distingue profondément de tant d’autres de ses prédécesseurs ou de ses contemporains, simplement érudits et curieux, ou éloquents, c’est d’avoir voulu faire une histoire pragmatique, c’est-à-dire tournée tout entière à la connaissance précise et presque technique des choses qui font la matière de l’histoire, la politique et la guerre. Il parle dès le début du « caractère pragmatique » de son livre[829]. Il y revient sans cesse et explique abondamment son intention[830] : il veut être utile aux hommes d’État ; c’est un enseignement positif qu’il leur apporte, une sorte de « traité » (πραγματεία)[831] des choses de la politique, mais un traité non théorique, un traité en action, pour ainsi dire, et en récits, fondé sur une analyse précise et compétente des faits. Il ne s’agit pas pour lui de plaire au lecteur par la rhétorique, qui blâme ou qui loue[832], par la curiosité savante, qui raconte des généalogies, par l’imagination romanesque, qui trace le tableau des migrations et des fondations de villes[833]. Il s’en tient aux actes politiques[834], qu’il veut expliquer « scientifiquement[835]. » Peu lui importe de paraître à certains lecteurs « sévère et monotone »[836] : il ne vise qu’à obtenir l’approbation des esprits sérieux qui cherchent dans l’histoire des leçons pratiques et effectives[837].
Pour la plupart des hommes, l’histoire est avant tout une science de cabinet ou de bibliothèque. Des historiens célèbres ne connaissent que par à peu près les lieux dont ils parlent et n’ont que des idées puériles sur la politique et la guerre, qui remplissent leurs livres. Des trois parties de la science historique, connaissance des livres, connaissance des lieux, connaissance des affaires, ils n’ont que la première[838]. Cela suffit au public. Timée, avec ce seul mérite, passe pour un grand historien[839]. Cette « habitude livresque »[840] n’atteint pourtant pas à la vérité. L’historien de cette espèce est comme un peintre qui ne dessinerait que d’après le mannequin au lieu d’étudier le modèle vivant[841]. Les descriptions géographiques de Timée ont le genre de vérité des décors de théâtre[842]. L’étude des livres est certes indispensable[843] ; mais l’historien ne peut s’en servir avec fruit que s’il connaît par lui-même les choses dont il est parlé dans les livres, c’est-à-dire les affaires politiques et le théâtre des événements[844]. Platon avait dit que les affaires humaines ne seraient bien gouvernées que quand les philosophes seraient rois ou quand les rois seraient philosophes : Polybe, reprenant cette parole, déclare que l’histoire ne sera traitée comme elle doit l’être que quand les hommes pratiques consentiront à l’écrire ou quand les historiens commenceront par regarder comme indispensable à leur tâche la connaissance pratique des affaires[845]. Ainsi, l’ordre habituel des connaissances qu’on exige de l’historien doit être interverti. Aux yeux de Polybe, c’est seulement quand l’historien aura été armé d’expérience par la vie pratique qu’il pourra revenir utilement aux livres pour en dégager la vérité.
On voit combien cette théorie est originale en plein alexandrinisme. Par delà tous les rhéteurs et les compilateurs du siècle précédent, Polybe rejoint d’emblée Thucydide. Il est comme lui un homme d’action, un historien formé par la vie, et il veut faire de l’histoire un enseignement solide, soit pour les hommes d’État proprement dits, soit pour les esprits avides de savoir.
Comment Polybe a-t-il réalisé cette théorie ?
IV
Polybe apporte d’abord, dans sa tâche d’historien, une connaissance des affaires politiques et militaires qui n’a pas besoin d’être démontrée : elle résulte de sa vie tout entière, dont la première partie est remplie par l’action, et la seconde par des entretiens avec tout ce que Rome compte de plus éminent dans la politique et dans la guerre. Polybe, d’ailleurs, n’est pas seulement capable d’apprendre un art par routine : il réfléchit sur ce qu’il fait, et ne cesse d’unir à la pratique l’analyse la plus attentive et la plus méthodique. Il a même le goût de la théorie. Il a l’esprit didactique. Sur l’art de la guerre, il a écrit, nous l’avons vu, un traité spécial ; dans son histoire elle-même, il a des développements étendus, presque un traité, sur l’art du commandement[846]. Sur la politique, il abonde en réflexions.
Pour connaître le théâtre des événements qu’il devait raconter, il a fait de nombreux voyages géographiques ; car il attache, comme on sait, une importance capitale à la connaissance des lieux[847]. Trois livres entiers de son ouvrage (VI, XI, XXXIV) étaient presque uniquement remplis par d’amples exposés géographiques. Strabon cite sans cesse ses descriptions et ses évaluations de distances[848]. Lui-même nous a fréquemment parlé de ses voyages. Beaucoup de ceux-ci avaient eu pour occasion immédiate des expéditions militaires, des négociations diplomatiques, des affaires ; quelques-uns mêmes n’avaient été en principe que de simples déplacements de chasse, surtout en compagnie de Scipion[849]. Mais, en toute circonstance, l’observateur curieux trouvait son compte, et le géographe faisait ses provisions. Il parcourut ainsi, à maintes reprises, la plus grande partie de la Grèce et de l’Italie, l’Égypte, la Sicile, comme on le voit par de nombreux passages de ses récits. Mais il fit mieux encore : il entreprit de véritables voyages d’exploration. Dans un très beau passage du IIIe livre (ch. 58 et 59), il rappelle les difficultés presque insurmontables qui s’opposaient jadis, dans le morcellement et la barbarie universelle du monde ancien, aux lointaines explorations. Désormais, les conquêtes d’Alexandre et celles de Rome ont rendu ce genre de voyages sinon faciles, du moins possibles. Il a donc voulu parcourir des régions nouvelles ou peu connues. Il a visité, non sans danger, la Libye, l’Ibérie, la Gaule jusqu’à la mer extérieure (l’Océan) ; il a parcouru les Alpes, afin de mieux comprendre la marche d’Annibal[850]. Il ne néglige pas l’astronomie, qu’il juge nécessaire en quelque mesure à un bon général[851], et sur laquelle il avait peut-être écrit lui-même[852]. Mais il n’est pas, cependant, un géographe savant de l’école des Pythéas et des Ératosthène : il est avant tout un voyageur et un observateur, plus préoccupé, dans ses recherches géographiques, de guerre et de politique que de géographie pure.
En outre, il a lu les écrits de ses prédécesseurs. Sans croire que l’érudition dispense de tout le reste, il ne méprise pas l’érudition. Polybe a réellement beaucoup lu. Tous les historiens, tous les auteurs d’écrits politiques et militaires qui pouvaient lui apprendre quelque chose, il les a mis à contribution. Leurs noms remplissent son ouvrage, et souvent il y fait allusion sans les nommer. Il s’en sert, mais il les juge. Sa critique est d’une entière indépendance et presque toujours d’un rare bon sens. Elle est sévère, mais non méchante. Il excuse volontiers les erreurs qui viennent d’une ignorance inévitable[853]. Ce qu’il ne pardonne pas facilement, c’est la frivolité de ces beaux-esprits qui croient suppléer à l’intelligence des choses par la rhétorique et qui font de l’histoire un exercice d’école. Pour ceux-là, il est intraitable. On l’excusera, ou plutôt on le louera de cette âpreté, si l’on songe à tout le mal que le manque de sérieux a fait à la Grèce alexandrine dans tous les ordres de choses. Pour lui, son érudition est éclairée avant tout par sa connaissance des affaires et par son bon sens. Il sait très bien, par exemple, qu’un contemporain est d’ordinaire un meilleur témoin qu’un historien postérieur ; mais si ce contemporain est un sot ou s’il raconte des choses impossibles, son autorité de contemporain ne saurait prévaloir contre la raison et la nature des choses[854]. L’érudition de Polybe ne s’en tient pas aux œuvres littéraires : elle s’attache aux documents de première main. Il a recueilli, quand il l’a pu, les informations orales des principaux acteurs, un Philopémen, un Scipion. Il a vu en outre de nombreuses archives[855]. Il cite quelquefois les documents in-extenso[856]. Il en a trouvé lui-même plusieurs d’un vif intérêt et s’en est servi de la manière la plus savante pour redresser les erreurs de ses prédécesseurs ; par exemple quand il énumère, d’après une table de bronze de Lacinium, l’état des forces d’Annibal[857]. Cette érudition précise et solide devient ainsi pour lui un moyen de critique.
Ajoutons enfin qu’il est impartial. Jamais historien n’a eu plus nettement conscience de ses devoirs à cet égard et ne s’en est exprimé avec plus de noblesse. « Dans la vie ordinaire, dit-il, de certains égards sont permis : un honnête homme doit aimer sa patrie et ses amis : il doit s’associer à leurs haines et à leurs affections : mais quand une fois on revêt le caractère d’historien, il faut oublier tous les sentiments de ce genre ; il faut souvent louer ses ennemis et les exalter, ou au contraire convaincre d’erreur et poursuivre des reproches les plus vifs ceux qu’on aime le mieux[858]. » Cette belle profession de foi n’était pas à ses yeux un vain discours : elle fut la règle constante de sa conduite. Comme homme, il lutte pour l’indépendance de sa patrie aussi longtemps qu’elle est libre, et, après la défaite, il rend à ses concitoyens tous les services qui sont en son pouvoir. Mais, comme historien, il juge leurs fautes et leurs erreurs avec une sévérité aussi clairvoyante qu’attristée, de même qu’il dit sans détours son admiration pour Rome.
Cette enquête impartiale et critique sur le détail des faits ne suffit pourtant pas encore à l’historien. Il faut qu’il ait une philosophie, c’est-à-dire une conception générale des choses, qui le dirige dans l’étude des faits particuliers. Il reproche quelque part à Timée de manquer de philosophie[859]. La philosophie que réclame Polybe n’est d’ailleurs pas celle de telle ou telle secte spéciale : c’est plutôt un ensemble de vues générales sur les lois qui gouvernent l’enchaînement des faits historiques. On parle quelquefois de son stoïcisme, de ses relations avec Panétios[860]. Il y a quelque vérité dans ces indications ; mais il ne faut pas en exagérer la valeur. L’esprit philosophique, tel que l’entend Polybe, n’est le prisonnier d’aucune secte ; il se réduit à quelques notions très importantes, mais très simples, qui sont plutôt la marque d’une intelligence vraiment scientifique que celle d’un adepte du stoïcisme éclectique de Panétios ou de tout autre.
Ces notions directrices sont les unes plutôt théoriques, et les autres plutôt des conséquences des premières, transportées dans le domaine de l’histoire.
À ses yeux, l’utilité fondamentale de l’histoire réside dans la découverte des causes qui relient les événements les uns aux autres. Si les faits historiques étaient l’effet d’une volonté capricieuse ou d’un hasard inintelligible, la connaissance du passé serait inutile. Ce qui fait que l’histoire est un enseignement, c’est que les faits particuliers dont elle présente le tableau dans le passé sont liés entre eux par des rapports de cause à effet qui ont une valeur permanente et qui intéressent l’avenir comme le passé. Il ne faut pas confondre la cause (αἰτία) d’un événement avec ce qui en fut l’occasion, le prétexte (πρόφασις), ou simplement l’origine (ἀρχή), comme font souvent les historiens[861]. Dans l’occasion, le prétexte, l’origine, il n’y a qu’une coïncidence peu instructive. La cause, au contraire, est liée à l’effet par une loi rigoureuse. Chaque fois que la cause existe, l’effet suit nécessairement. En pareille matière, ce qui est vrai du passé l’est aussi de l’avenir. Voilà pourquoi il importe à l’homme d’État de savoir les vraies causes des événements passés, et pourquoi le premier devoir de l’historien est de les découvrir. Supprimez la recherche des causes, l’histoire pourra encore être une œuvre d’art ou d’amusement ; elle ne sera plus un enseignement ; elle manquera son but essentiel[862]. On retrouve ici la forte tradition de Thucydide, qui avait dit des choses analogues presque dans les mêmes termes[863].
Ces causes nécessaires et permanentes ne doivent être cherchées ni dans la volonté des dieux ni dans la fortune ou la destinée[864]. Ces différents noms, qui correspondent à des doctrines métaphysiques différentes, sont tous également extra-historiques. Comme homme, Polybe peut être stoïcien plus ou moins éclectique et croire en dernier ressort à une action souveraine de l’εἱμαρμένη ; ou épicurien, et croire à la τύχη ; ou enfin platonicien, et croire à la Providence. Comme historien, il laisse de côté tous ces problèmes transcendants ; il ne s’occupe pas de la fin dernière des choses, de leur cause suprême. Il ne s’occupe que des causes secondes et immédiates, de celles qui sont aisément abordables à la méthode scientifique et qui ont une action certaine et mesurable sur les événements concrets de l’histoire. « Qu’on attribue, si l’on veut, à la divinité ou au hasard les événements dont il est impossible ou difficile, pour l’esprit humain, de saisir les causes, pluies, sécheresses, pestes, etc… Il est raisonnable, dans toutes ces conjonctures, de suivre l’opinion commune, faute de mieux, et de faire des sacrifices ou des prières pour apaiser les dieux, d’envoyer consulter les oracles sur ce qu’il convient de faire ou de dire pour hâter la fin de ces fléaux. Mais quand on peut découvrir la cause vraie d’un évènement, il me paraît déplacé d’en rapporter l’origine a la divinité. » Il est à remarquer que Socrate lui-même, au début des Mémorables, ne dit presque pas autre chose. Thucydide, en tout cas, eut approuvé sans réserves. Dans un autre passage, Polybe se moque de ceux qui font intervenir témérairement « dans l’histoire pragmatique » les « dieux » et les « fils des dieux[865]. » Où est, dans tout cela, le stoïcisme proprement dit de Polybe ? Il est difficile de l’apercevoir[866]. Il n’est, à vrai dire, ni stoïcien ni épicurien ; il est historien. Il exclut l’εἱμαρμένη, comme la τύχη, de ses spéculations, bien qu’il puisse lui arriver de nommer quelquefois l’une ou l’autre, quand il est à bout d’explications scientifiques[867] ; mais les seules causes dont il s’inquiète véritablement sont les causes secondes, les causes de l’ordre naturel et positif. Sur celles-là, au contraire, il est très abondant et très précis.
Il est facile de voir qu’il en distingue de plusieurs sortes. S’il s’agit d’un événement particulier, tel que les origines de la seconde guerre punique, il s’attachera surtout à découvrir d’autres événements antérieurs, liés à celui-ci par une relation nécessaire : dans cet exemple spécial, il donne comme la cause immédiate de la guerre la politique d’Amilcar[868]. C’est assez dire la part considérable qu’il accorde à la volonté des individus dans la direction des événements. Et, de même, dans l’issue favorable ou funeste d’une guerre, d’une négociation, il est loin de méconnaître la part immense qui revient au talent ou à la sottise d’un général, au génie ou à l’erreur d’un politique. De là tant de portraits dans son histoire, tant d’attention à mettre en lumière le fort et le faible des hommes qui ont agi sur les événements, un Annibal, un Philopémen. Les volontés ou les talents de ces hommes, à un moment donné, ont été des causes : leurs « pensées », leurs « dispositions », les « raisonnements suscités en eux par les choses[869] », ont produit de grands effets. C’est donc le devoir de l’historien de les étudier, et Polybe n’y manque pas.
Mais ce genre de causes particulières n’exclut pas d’autres causes plus générales, moins communément étudiées jusqu’alors, et auxquelles Polybe attribue avec raison une importance souveraine. Ce sont les « pensées », les « dispositions », non plus d’un homme à un moment donné, mais d’une nation tout entière pendant une période plus ou moins longue, ou d’un groupe considérable d’individus. En d’autres termes, ce sont les idées traditionnelles et les mœurs, mais par dessus tout les institutions politiques et militaires, qui sont, aux yeux de Polybe, la source première des mœurs générales, et par conséquent la plus puissante des causes historiques. « En toute affaire, la plus grande cause de succès ou d’insuccès pour un État, c’est la nature du gouvernement. La constitution est la source de toutes les idées et de tous les actes qui donnent naissance aux entreprises, et c’est elle aussi qui en détermine la fin[870]. » Il serait facile, assurément, de trouver déjà, chez Thucydide ou chez Xénophon, des vues ingénieuses ou profondes sur le caractère d’Athènes et de Lacédémone, sur l’organisation de l’armée spartiate, sur la constitution des deux cités. Il y a pourtant une grande différence entre ces vues un peu éparses et fragmentaires, et la conception si nette de Polybe. Ici, nous trouvons une doctrine, un système, et des applications aussi nombreuses que méthodiques de cette doctrine. C’est là tout autre chose qu’une vue de génie jetée en passant : c’est un progrès considérable et définitif dans la conception même de l’histoire ; c’est une étape dans l’évolution de la science historique, qui a commencé par se dégager lentement de l’épopée, et qui, peu à peu, arrive à se constituer comme une science positive, toujours en mouvement, malgré les périodes de déclin et de somnolence. L’objet final de l’histoire est d’étudier d’une manière de plus en plus délicate et minutieuse la vie infiniment complexe des nations. Ce sens de la complexité vivante des choses se développe aujourd’hui encore sous nos yeux chez les historiens. L’honneur de Polybe est d’avoir attaché son nom à l’un des moments de cette évolution ininterrompue. Le progrès dont il est l’auteur n’est pas, sans doute, une création totale de son esprit : les grands novateurs ont toujours des ancêtres. D’autres penseurs, avant lui, avaient étudié les constitutions et en avaient dit l’importance. Isocrate, l’un des premiers, avait déclaré en termes admirables que « l’âme des cités, c’est leur constitution, qui joue dans chacune d’elles le même rôle que l’intelligence dans le corps des individus[871]. » Les profondes recherches d’Aristote sur les constitutions des cités grecques et barbares avaient ensuite vulgarisé cette notion. Polybe est leur successeur. Isocrate, en particulier, qui lui a tant appris pour le style, est sans doute aussi, en quelque mesure, son principal maître à cet égard. Ce n’en est pas moins un mérite éclatant, chez Polybe, que d’avoir été le premier à faire pénétrer largement cette notion dans l’histoire, et, alors que tant de ses prédécesseurs se perdaient dans une érudition stérile, d’avoir montré par son exemple la voie qui devait conduire aux vérités nouvelles et fécondes. Ses études, demeurées classiques, sur les constitutions de Sparte, de Carthage, de Rome, sur l’organisation militaire des Romains[872], ses considérations sur la phalange[873] sont des monuments admirables de science historique solide et neuve. Ce n’est pas à dire que certaines erreurs, même graves, ne s’y mêlent pas. Il croit trop que les constitutions sont l’œuvre de législateurs presque surhumains, et qu’elles ont, par leur texte seul, une sorte de vertu mystérieuse qui transforme les hommes. Il attribue à Lycurgue une philosophie politique étrangement réfléchie et consciente. Il ne voit pas assez, à notre gré, que les constitutions elles-mêmes sont l’expression d’un état social plus que l’œuvre personnelle d’un homme. Ces erreurs inévitables sont la marque du temps et la rançon nécessaire d’un grand progrès. Elles n’ôtent rien ni à la justesse des vues de détail ni à la profondeur de la conception générale.
Un autre trait essentiel de sa philosophie historique, c’est la hardiesse avec laquelle il embrasse dans une vue d’ensemble l’évolution totale de ces grands êtres qu’il étudie, les nations et les cités. Polybe sait à merveille que ces formes de gouvernement, dont il analyse avec tant de soin tous les ressorts, sont moins des mécanismes fixes que des organismes vivants, sujets par conséquent à se transformer et à mourir. Une cité n’est pas monarchique, aristocratique ou démocratique à perpétuité. Ces diverses formes se remplacent les unes les autres suivant un rythme régulier[874], et, dans l’évolution de chacune d’elles, il y a des périodes d’accroissement ou de déclin fort importantes à considérer, si l’on veut mesurer avec exactitude les forces respectives des peuples. Au temps de la guerre d’Annibal, Rome était dans sa pleine maturité, Carthage dans son déclin : de là une différence inévitable dans la vigueur de leurs résolutions, toutes choses égales d’ailleurs[875]. Cette loi inflexible d’évolution (ἀνακύκλωσις[876]) s’applique à tous les peuples. Rome elle-même n’y échappera pas : elle est florissante aujourd’hui ; mais déjà les germes de mort sont à l’œuvre, et un jour viendra où ils achèveront de détruire la constitution qui a fait sa force[877]. Ici encore, il est permis de chicaner Polybe sur certains détails de ses théories. Il semble quelquefois trop sûr de son fait. Il attribue à ses lois, trop simples, une rigueur trop « mécanique », selon le mot de Fénelon, et ne tient pas assez de compte peut-être de la complexité des choses et de la variété des circonstances. Il n’en est pas moins vrai que ce puissant effort pour dominer le détail des faits et pour ramener les contingences à une nécessité supérieure, est souvent aussi clairvoyant que hardi. Dans l’ensemble, il a presque toujours raison. À force de croire à l’empire des lois historiques, il devient presque prophète. Même si l’on est tenté de discuter certaines de ses prophéties, on ne peut s’empêcher d’admirer la hauteur sereine de son esprit, et cette foi profonde dans la science (θεωρία), si souvent justifiée par les faits.
D’où lui vient cette manière de penser ? Est-ce du stoïcisme proprement dit, comme le croit Susemihl ? On sait en effet que les stoïciens, à l’exemple d’Héraclite, admettaient des périodes du monde, terminées chacune par une résorption dans le tout, et suivies d’une résurrection des parties. Il me paraît plus vraisemblable que Polybe a puisé ces idées dans le trésor commun de la philosophie. La succession des formes de gouvernement était, depuis Platon et Aristote, un lieu commun de la science politique. Polybe cite formellement Platon dans le passage où il expose sa théorie[878]. Je ne vois pas qu’il fasse autre chose que l’abréger à sa façon. L’originalité de sa conception est moins dans le fond des choses que dans la nouveauté de cette application à des faits concrets et à une histoire « pragmatique. »
V
Les formes de l’exposition historique, au temps de Polybe, se trouvaient à peu près fixées par l’usage, de la manière suivante : longues préfaces, sinon en tête de chaque livre, du moins en tête de chacune des grandes divisions de l’ouvrage : narration suivie, plus ou moins oratoire, encadrée (depuis Timée) d’indications chronologiques minutieuses, coupée de descriptions géographiques parfois fort étendues, de digressions érudites, étymologiques, mythiques, de discussions et d’anecdotes de toutes sortes ; discours enfin, où l’historien, moins préoccupé de vérité que de style, faisait montre de son éloquence.
Polybe, avec son sérieux d’homme d’État et son respect de la vérité, a rejeté de cet héritage plusieurs choses, les digressions simplement curieuses ou mythiques, les anecdotes vaines, et enfin les discours oratoires. Il a gardé tout le reste, en le modifiant parfois quelque peu.
Pour les étymologies, mythes, curiosités simplement amusantes, rien à dire : la chose allait de soi.
La suppression des discours est une réforme beaucoup plus remarquable. Ici, en effet, ce n’est pas seulement l’abus parfois ridicule de ses prédécesseurs immédiats que Polybe rejette : c’est la tradition tout entière de l’histoire classique, depuis Hérodote et Thucydide, qu’il renie. La réforme était si hardie qu’elle ne trouva pas d’imitateurs : après Polybe, on revint universellement à l’usage traditionnel. Pour se décider à la faire, il fallait de graves raisons. Polybe, en effet, en avait de très sérieuses, d’ordre rigoureusement scientifique, et qu’il a nettement déduites. Il ne méconnaît pas l’importance extrême des discours dans la réalité : loin de là, il les considère comme le fondement de l’histoire et l’âme des faits[879]. Mais plus les paroles réellement dites ont d’importance, plus il est nécessaire de les reproduire exactement. Lui-même, quelquefois, en a donné l’exemple[880]. Mais la plupart des historiens n’ont aucun souci de cette fidélité littérale : ils refont les discours suivant un idéal arbitraire, ils les imaginent « tels qu’ils devaient être » (ὡς δεῖ ῥηθἧναι). Ce n’est plus là de l’histoire, c’est-à-dire un exposé fidèle des faits ; c’est un exercice de rhétorique[881]. Dans ce passage, Polybe a en vue Timée, chez qui l’abus en ce genre passait toute mesure. Mais le reproche, au fond, tombait également sur Thucydide, qui n’a pas d’autre règle de vérité, en matière de discours, que cette loi de reconstruction idéale, conformément aux vraisemblances. Le point de vue de Polybe, sur cet important sujet, est exactement celui des modernes, qui considèrent les paroles comme des monuments aussi inviolables que les actes, et ne se croient pas en droit de les inventer. En fait, dans les parties intactes de l’œuvre de Polybe, on ne trouve pas un seul discours à la façon de Timée ou de Thucydide. Mais on y trouve de nombreux résumés en style indirect, qui conservent le sens général des paroles sans prétendre à une restitution trompeuse. Par là, Polybe n’est pas seulement en avance sur ses contemporains : il dépasse toute l’antiquité.
Pour le reste, il est de son temps, du moins quant à la forme. Dans ses supputations chronologiques, exactes et minutieuses, il suit l’exemple de Timée. Dans l’abondance de ses descriptions géographiques, auxquelles nous avons vu qu’il consacrait des livres entiers, il fait ce que beaucoup d’autres avaient déjà fait. De même dans ses longues préfaces, souvent remplies par des polémiques, et dans ses digressions explicatives. La nouveauté, en tout cela, vient moins de la forme que du fond. Il se sert des procédés en usage, mais il s’en sert pour d’autres fins et dans un autre esprit. Les discussions et explications, notamment, sans cesse intercalées au cours de ses récits, sont très neuves par les idées de détail, par la préoccupation didactique et sérieuse ; mais elles devaient rappeler, par le dessin général, la méthode incessamment discursive des Alexandrins. Il faut cependant remarquer la place très considérable qu’elles occupent dans son ouvrage, et qui vient de son souci perpétuel d’instruire. La forme si sévèrement impersonnelle de Thucydide a fait place à une méthode toute différente : ici, l’auteur est toujours en scène, nous conduisant comme par la main, jugeant tout et expliquant tout, prévenant nos erreurs avec une attention infatigable. Au point de vue de l’art, il y aura des réserves à faire. Au point de vue scientifique, qui est celui où nous nous plaçons en ce moment, le procédé a du moins le mérite d’être très instructif, abondamment et clairement didactique.
VI
Le côté faible de Polybe, c’est celui qui relève proprement de l’art d’écrire. Son style est détestable, et sa composition, quoique bien supérieure à son style, présente de graves défauts. Le charme incomparable de la prose classique grecque, c’est de nous offrir, dans toutes ses productions, des œuvres d’art achevées. Chez un Thucydide, chez un Platon, chez un Démosthène, la composition est harmonieuse, le style est vivant et expressif. La langue qu’ils écrivent est d’une fraîcheur savoureuse où l’on reconnaît, sur un fond de parler populaire, d’heureuses trouvailles personnelles. Cette langue est très capable d’abstraction, quand la précision de la pensée l’exige ; mais le plus souvent elle est simple et concrète, et, quand elle recourt à l’abstraction, les mots qu’elle met en œuvre ont la netteté vigoureuse d’une belle médaille toute neuve. La phrase est souple, libre, variée, selon les mouvements d’une pensée qui ne suit aucune autre règle que la recherche passionnée de la vérité. L’œuvre entière est comme un être vivant, ξῷον ἓν ὅλον, qui marche et se meut avec aisance dans la justesse naturelle de ses proportions Chez Polybe, la composition manque souvent d’élégance, et le style est presque toujours fastidieux. Son architecture n’est plus celle d’un temple des Muses : c’est celle d’une usine ou d’une caserne. Son langage n’est plus celui des honnêtes gens d’une cité très artiste : c’est un pêle-mêle de termes incolores, de mots sans relief et sans charme, que charrie d’un train toujours égal une phrase uniformément abondante.
Le défaut essentiel du style de Polybe ne vient pas d’une négligence qui serait excusable chez un homme d’action, et qui pourrait être une grâce. Il s’applique à bien écrire. Il choisit des termes qui, de son temps, devaient appartenir à la langue des gens bien élevés, des termes nobles et savants. Il évite scrupuleusement l’hiatus. Il vise à l’ampleur de la phrase et au nombre. Mais il manque foncièrement d’art. Il n’a que du savoir et de l’acquis, sans aucune délicatesse naturelle d’oreille et de goût, sans ombre d’imagination verbale et de sensibilité.
Le dialecte de son histoire est la κοινὴ διάλεκτος, c’est-à-dire cet attique moderne, un peu artificiel, qu’écrivent tous les prosateurs de son temps. Rien à dire à ce sujet. Mais il l’écrit mal. La langue des gens instruits, au siècle de Polybe, est surchargée de mots abstraits. Les uns sont des termes techniques créés par la philosophie et les sciences ; les autres sont le produit naturel d’un état d’esprit nouveau, plus analytique et réfléchi que spontané ou imaginatif. Polybe a une prédilection visible pour cette manière de s’exprimer, qu’il trouve évidemment distinguée. Il aurait aimé, de nos jours, le jargon parlementaire et le jargon scientifique. Il aurait parlé d’ « agissements », de « compromissions », d’ « aboutissements », de « facteurs » et d’ « organismes ». De deux manières de rendre une idée simple, c’est la plus abstraite qu’il préfère, aussi naturellement que Xénophon préférait la plus concrète et la plus populaire. Il abonde en élégances banales et fanées, en métaphores usées[882]. Chose plus grave, il aime les grands mots vagues et inexpressifs, les épithètes qui s’appliquent à tout, parce qu’elles ne conviennent proprement à rien ; par exemple, cet adjectif ὁλοσχερής (considérable, sérieux), dont il fait un si étrange abus ; ou encore ce προειρημένος, qu’il emploie à tout instant. Pour dire que deux adversaires font trêve sans avoir pu remporter l’un sur l’autre d’avantage décisif (ce que le grec classique aurait dit à peu près ainsi : οὐδετέρων κρατησάντων λαμπρῶς), il écrira : οὐδὲν ὁλοσχερὲς προτέρημα δυνάμενοι λαβεῖν κατ’ ἀλλήλων[883]. Ou encore : Διότι πλείους εἰσὶ πιθανότητες ἐν τῇ κατ’ Ἀριστοτέλην ἱστορίᾳ (en grec classique : πιθανώτερον τὸ ὑπ’ Ἀριστοτέλους λεγόμενον). Et ainsi de suite. Une phrase de Polybe, ainsi bourrée de mots abstraits ou vagues, n’a presque plus l’air d’être grecque : on dirait une traduction médiocre d’un article de journal contemporain.
Et cette phrase est toujours d’une ampleur prolixe et monotone. Pour obtenir l’ampleur, qui semble être la qualité qu’il prise par dessus tout, il a un procédé très simple : c’est de mettre toujours deux mots où un seul suffirait ; il procède par répétitions de synonymes. Ensuite, il assemble ses membres de phrases en périodes qui visent à être isocratiques, mais qui sont surtout fastidieuses : car, n’ayant ni sensibilité ni imagination, n’étant capable que de disserter d’une façon didactique, il va toujours du même pas, sans la moindre variété d’allure, sans le moindre changement de ton. On peut dire sans exagération que la phrase de Polybe n’a vraiment qu’une qualité remarquable, la clarté.
Dans l’ensemble de sa composition comme dans les divers morceaux qu’on peut en détacher (narrations, descriptions, portraits, dissertations), la clarté reste sa qualité dominante. Les choses sont expliquées par lui avec précision. L’enchaînement des faits est bien marqué. La marche du récit est nette et ferme. Cette clarté et cette netteté, cependant, sont plutôt, d’un professeur, qui analyse exactement toutes les parties d’un sujet, que d’un artiste qui fait voir les choses dont il parle. Il raisonne sans cesse, et longuement, sur les faits. Il est toujours prêt à se répandre en considérations épisodiques. De sorte que sa netteté même est souvent prolixe, dans l’ensemble de son exposition comme dans le détail de sa phrase. Ses narrations proprement dites se développent avec une ampleur fort instructive, mais elles sont rarement émouvantes, vives, pittoresques. Ses descriptions de pays sont consciencieuses, mais froides ; et un peu vagues parfois, même quand il parle de visu ; car la topographie de Polybe, comme celle de toute l’antiquité, est toujours une topographie d’amateur, une topographie par à peu près et « au jugé ». Ses portraits manquent étrangement de vie : ils tournent toujours à la dissertation ; s’il veut parler de Philopémen ou d’Annibal, il raisonne sur leurs vertus et sur leurs défauts, qu’il catalogue et discute avec autant de froideur que de conscience. C’est peut-être dans les dissertations proprement dites que Polybe est le plus près d’être un bon écrivain. Non qu’il y parle une langue plus pure, ou que sa phrase y soit plus vivante et plus souple ; il a toujours les mêmes défauts. Mais ces défauts mêmes sont plus tolérables peut-être dans des considérations. De plus, il y porte certaines passions de polémique qui animent parfois son style, ou une bonhomie qui l’égaie. C’est dans des morceaux de ce genre qu’il a rencontré ses plus jolies comparaisons, celles des « mannequins de peintre » et des « décors de théâtre », que nous avons citées plus haut, pour exprimer ce qui manque de vérité aux personnages et aux descriptions de certains historiens.
Au total, Polybe n’a aucune des qualités essentielles d’un grand écrivain. Il manque d’imagination et de sensibilité ; il manque du sens des proportions ; il parle une mauvaise langue. S’il produit pourtant parfois sur son lecteur une sorte d’émotion littéraire qui n’est pas sans charme, cela tient aux qualités fondamentales de son esprit et de son caractère, que toute sa gaucherie d’écrivain ne peut toujours empêcher de transparaître sous l’épais badigeonnage de sa phrase. On sent, malgré tout, qu’on a affaire à un homme de haute valeur, qui s’intéresse à de graves questions, qui s’y applique de toutes les forces de son judicieux esprit, et qui, ayant, sur tous sujets, d’utiles pensées à exprimer, le fait avec un sérieux, une sincérité, une conscience et une conviction dont on ne peut manquer d’être touché, en même temps qu’on est intéressé par le fond des choses. Cela ne suffit pas pour faire de Polybe un grand écrivain, tant s’en faut. Mais cela suffit pour qu’il ait parfois de belles pages, belles au moins par l’inspiration générale et la tenue. Et surtout, cela suffit pour qu’on lui doive de ne pas s’en tenir à son égard uniquement à ce point de vue de l’art, qui ne permettrait pas de le placer à son rang dans la liste des grands historiens. Car, tout compte fait, Polybe est un très grand historien. Voilà ce qu’il faut dire pour être juste, et ce qu’il est aisé de faire voir en rappelant quelques-unes de ses vues historiques.
VII
Et d’abord, c’était vraiment une intuition d’historien que cette idée qu’il exprime dans sa préface et qui inspire tout son ouvrage, à savoir que désormais l’histoire du monde civilisé est une, et que cette unité vient de la prépondérance de Rome, qui tend de plus en plus à être le centre et la capitale des nations. Sa conception d’une histoire universelle repose, nous l’avons vu, sur cette idée, aussi juste et profonde que neuve.
Avec son perpétuel souci des « causes », il ne s’est pas contenté d’énoncer le fait : il en a cherché le pourquoi, et il l’a trouvé dans une analyse admirable des différentes forces en présence : Rome, Carthage, le monde grec.
L’image qu’il nous présente de la Rome de son temps est à coup sûr une des plus belles constructions historiques qu’on puisse contempler. Rien de ce qui fait la grandeur de Rome au iie siècle ne lui échappe : organisation politique puissante et bien équilibrée[884], organisation militaire incomparable[885], soutenues l’une et l’autre par un esprit public tout pénétré de sérieux et de moralité[886]. Il ne se fait d’ailleurs aucune illusion sur la durée de cette grandeur. Dans la force présente, il découvre déjà les germes encore obscurs de la décadence future et peut-être prochaine. Il sait comment la république périra et comment une forme nouvelle de gouvernement prendra sa place[887]. Il lit dans l’avenir avec une sagacité qui ôte à son admiration présente toute apparence de superstition.
Son étude de Carthage est moins complète. S’il en décrit l’organisation politique avec précision, il semble qu’il passe trop vite sur l’esprit même de la nation et sur ses mœurs. C’est cependant une vue remarquable que d’expliquer sa défaite, dans sa lutte contre Rome, par le progrès même de son évolution, plus avancés alors que celle de sa rivale, et par conséquent plus voisine de la décadence[888].
Sur la Grèce, ses jugements sont d’une clairvoyance effrayants. Le patriote qui a combattu pour elle, l’ami du « dernier des Grecs », du noble Philopémen, se croit tenu, comme historien, de dire à ses compatriotes toute la vérité, et cette vérité est terrible. La Grèce se meurt, et par sa propre faute. Elle manque de moralité[889]. Elle a remplacé l’esprit public par un individualisme féroce, qui entretient chez elle des divisions incurables[890], et qui la dépeuple[891]. Sur ce dernier point, en particulier, il est d’une netteté impitoyable : les familles grecques n’ont plus d’enfants ; elles en élèvent un ou deux, pour qu’ils soient riches et vivent dans la mollesse ; vienne une guerre ou une épidémie, la race disparaît, et quand l’ennemi du dehors se présente, il s’établit sans coup férir dans un pays qui n’a plus de combattants à mettre en ligne : une population intelligente, aisée, cultivée, mais clairsemée, est une proie facile offerte aux races énergiques. — On a reproché à Polybe de manquer de patriotisme, de courtiser le succès : mais le vrai patriotisme ne consiste pas à dissimuler à sa patrie les vices dont elle meurt ; il y a certainement de l’amour dans l’âpreté de ces reproches, et sa vie suffit à le prouver. A-t-il du moins été juste pour le passé de la Grèce ? Ses jugements sur la démocratie d’Athènes et de Thèbes sont sévères[892]qui oserait dire qu’ils soient immérités ? Quelques mots sur la politique de Démosthène semblent plus difficiles à accepter[893]. Il est certain que son esprit positif était peu fait pour goûter, dans une politique généreuse, le côté sentimental, qui nous émeut aujourd’hui encore, et que cette disposition lui a peut-être fermé les yeux sur les mérites, même pratiques, de cette politique. Il faut cependant noter, pour être tout à fait juste, qu’il défend dans ce passage des hommes d’État mégalopolitains, ses compatriotes, violemment attaqués par Démosthène comme traîtres, et que son plaidoyer, d’ailleurs modéré, part d’un sentiment facile à comprendre.
Si nous passons, de ces vues générales et philosophiques, à des sujets plus particuliers, nous trouverons chez lui les mêmes mérites d’historien judicieux et pénétrant. Son récit de la marche d’Annibal, d’Espagne en Italie, est, dans l’ensemble d’une netteté supérieure[894]. Pour l’apprécier pleinement, il suffit de le comparer au récit correspondant de Tite-Live, plus brillant presque toujours, mais bien moins satisfaisant dans le détail, quoique visiblement inspiré par celui de son prédécesseur[895]. Tite-Live est pittoresque, dramatique, oratoire ; Polybe, plus terne, est plus précis, et fait mieux comprendre les choses. Par exemple, au passage du Rhône, comment Annibal peut-il réunir tant de bateaux ? Tite-Live en donne une raison morale : les barbares avaient hâte de débarrasser leur territoire de l’armée carthaginoise. Soit ; mais Polybe nous explique qu’il y avait sur le Rhône une navigation commerciale très active, et que les bateaux ne manquaient pas ; il indique en outre avec précision ce que sont ces bateaux. Dans le passage des Alpes, il y a un endroit difficile où l’armée semble près d’être arrêtée. Dans Tite-Live, la description du lieu est brillante, mais incompréhensible ; dans Polybe, tout est parfaitement clair ; il est évident que Tite-Live, tout en copiant son prédécesseur, a mal saisi l’opération et n’en a donné qu’une idée fort inexacte[896]. — Le récit de la bataille de Cannes prêterait à des observations analogues : celui de Tite-Live, très beau de sentiment et très romain, est bien moins intelligible, quant au détail précis des opérations militaires, que celui de Polybe, où ne manque d’ailleurs pas une sorte de grandeur qui vient des faits plus que des mots[897]. Et c’est ainsi partout : Polybe a toutes les qualités d’un « historien pragmatique », sinon d’un rhéteur, et il arrive quelquefois par surcroît à l’éloquence et à l’émotion, par la force de la vérité clairement déduite.
Nous avons dit plus haut que ses portraits étaient moins des portraits proprement dits que des dissertations sur les mérites de ses héros. Il convient d’ajouter du moins que ces dissertations sont instructives, et nous font, en somme, bien connaître les personnages dont il parle. Son Philopémen[898] et son Annibal[899] ne sont certes pas vivants ; ils ne se dressent pas devant le souvenir avec la netteté d’une image tracée par un Michelet. Mais on sait avec précision, après les avoir lus, ce que l’historien avait pu découvrir de leurs qualités et de leurs défauts, de leurs vertus et de leurs vices : les éléments du portrait ont été rassemblés avec diligence et soigneusement examinés. Vienne maintenant un artiste, il pourra compléter l’œuvre et dresser la statue.
VIII
Polybe a été jugé très diversement. Un rhéteur puriste, comme Denys d’Halicarnasse, devait être surtout choqué de son style et mal comprendre son mérite d’historien. Un délicat, comme Fénelon, tout en rendant meilleure justice à ses sérieux mérites, devait souffrir de le trouver si prolixe, si raisonneur, si attaché à certaines formules qui ôtent quelque chose à la souplesse infiniment complexe de la vie réelle. Au contraire, des historiens philosophes, un Bossuet, un Montesquieu, l’ont honoré de la meilleure manière, en s’inspirant de ses leçons et de ses exemples : ils en ont tiré un profit qui montre, mieux que tout, l’immense mérite de son œuvre. Polybe, en effet, est un grand esprit qui n’est pas artiste. Ce divorce entre la science et l’art, si rare dans la Grèce classique, explique tous les jugements contradictoires dont Polybe a été l’objet. Mais, quand on est irrité de sa manière d’écrire, il convient, pour être juste, de se rappeler deux choses : d’abord que le défaut contraire, l’union d’un très pauvre esprit et d’un art très raffiné, est un défaut beaucoup plus grave, et le défaut ordinaire de son temps ; de sorte que, si on le compare à ses contemporains, c’est encore lui, tout compte fait, qui tient le bon bout ; — ensuite que, si la vraie valeur des hommes doit se mesurer, en définitive, à l’étendue de leur action, le mérite de Polybe doit être estimé très haut, puisqu’il est une des trois ou quatre intelligences qui ont fait faire à l’histoire, dans l’antiquité, un progrès décisif et durable. Ce progrès, bien entendu, ne fut pas immédiat ni définitif. Polybe dépassait trop ses contemporains pour être entièrement compris par eux ; il reste une exception. Sa gloire, aux yeux de la postérité, n’en doit être que plus grande, s’il est vrai qu’il suffise de revenir à ses contemporains plus jeunes et à ses successeurs pour retrouver, comme nous allons le faire dans le chapitre suivant, la même Grèce frivole que lui-même jugeait si sévèrement.
En 146 avant J.-C., la Grèce fut réduite en province romaine ; elle prit officiellement le nom d’Achaïe, et Corinthe devint la résidence d’un préteur. L’indépendance des cités grecques, plus nominale que réelle depuis près de deux siècles, achevait de disparaître, et leurs interminables querelles s’apaisaient enfin dans leur commune sujétion à un empire dont les contemporains de Philippe et d’Alexandre avaient à peine connu le nom. Cette conquête de la Grèce par Rome est un fait capital dans l’histoire de l’Europe et les conséquences générales ou lointaines en furent immenses ; mais les conséquences immédiates, dans l’ordre littéraire surtout, n’en furent pas aussi sensibles qu’on pourrait le croire. La vie des cités grecques, sous la domination romaine, ne fut pas très différente de ce qu’elle était depuis deux siècles : la grande politique était morte depuis longtemps ; la vie municipale continua, presque pareille à elle-même, un peu moins agitée seulement, et les esprits les plus actifs continuèrent de se tourner vers les travaux intellectuels. Or, dans ceux-ci, l’influence de Rome ne pouvait guère s’exercer d’abord très fortement : Rome était ignorante ; les Grecs étaient des maîtres pour elle, et des maîtres très fiers de leurs traditions. Il fallait le génie politique d’un Polybe pour renouveler l’histoire en découvrant, du premier coup d’œil, l’intérêt extraordinaire de cette « barbarie » occidentale qui entrait en scène. D’ailleurs, en dehors de la Grèce propre, l’Orient grec restait indépendant, pour quelques années encore : à Pergame, à Alexandrie, rien n’était changé provisoirement. Rome, évidemment, grandissait de jour en jour, et les regards se tournaient plus souvent vers elle ; on venait davantage dans la « Ville », on y résidait même, on y enseignait, on y faisait des affaires, mais on y restait étranger ; la différence des races était trop forte. Quelques-uns ouvraient les yeux sur le monde romain ; très peu subissaient l’action de l’esprit romain. C’est peu à peu seulement, par une infiltration lente et irrégulière, que certaines idées romaines, certaines manières de sentir, certaines formes de goût se glissent çà et là dans les esprits grecs et annoncent, sur quelques points isolés du domaine littéraire, une transformation partielle. Cette transformation ne fut jamais bien profonde : le génie grec a trop de vitalité pour se laisser absorber ; et il est trop personnel pour sortir aisément de lui-même. Il était impossible pourtant qu’il restât tout à fait réfractaire. Ce sont ces premiers et très légers symptômes de changement que nous avons à démêler, au milieu d’une production abondante et d’ailleurs assez semblable, en ses traits essentiels, à celle des deux siècles précédents. Les écrivains continuent d’être nombreux, mais l’originalité, sinon le talent, reste rare. C’est toujours la curiosité qui domine ; les sciences et l’érudition sont exubérantes : elles poussent même des branches nouvelles. La philosophie, fort riche aussi, au moins par le nombre des écrits, fait entendre çà et là des accents nouveaux, et dans la rhétorique, enfin, on discerne, au milieu de beaucoup de choses traditionnelles, quelques traces d’une évolution.
I
C’est à cette période de l’Alexandrinisme finissant qu’appartient l’honneur d’avoir produit le plus grand astronome de l’antiquité, Hipparque, de Nicée en Bithynie[900]. Le temps de la vie d’Hipparque est déterminé avec une grande certitude par la date connue de ses observations astronomiques[901], comprises entre 161 et 126. La plupart de ces observations ont été faites à Rhodes, dont le nom commence dès lors à paraître fréquemment dans l’histoire des choses intellectuelles. On ne sait s’il vécut longtemps à Alexandrie. Hipparque fut un travailleur infatigable. Il avait beaucoup calculé, et beaucoup écrit. De ses ouvrages, il ne nous reste qu’un Commentaire des Phénomènes d’Aratos, en 3 livres, qui est considéré en général comme un ouvrage de jeunesse[902]. Mais ses principales découvertes nous sont assez bien connues par Strabon, par Pline, surtout par Ptolémée. Les savants modernes sont émerveillés de la hardiesse de ses entreprises, de la sûreté fréquente de sa méthode, de la grandeur des résultats qu’il obtint avec des ressources si faibles[903]. Il est astronome, mathématicien, géographe. En astronomie, s’il eut le tort de continuer, après Aristarque de Samos, à mettre la terre au centre du monde, il fit d’admirables recherches sur la marche du soleil et de la lune, et essaya d’en calculer la distance à la terre : pour la lune, ses calculs sont presque entièrement exacts. Il découvrit la précession des équinoxes et commença sur les étoiles fixes des études étonnamment précises et fécondes. En mathématiques, il invente la trigonométrie. En géographie, il proclame la nécessité de s’appuyer avant tout sur le calcul des longitudes et des latitudes et essaie de donner à la cartographie une méthode plus rigoureuse[904]. Rien de tout cela, à vrai dire, ne relève proprement de la littérature, il n’est cependant pas inutile, pour apprécier l’esprit alexandrin, de songer qu’il a pu produire un Hipparque à côté d’un Archimède. Car ces grands noms sont bien exclusivement alexandrins : ils expriment en perfection l’épanouissement de cet esprit dans ce qu’il a de plus noble et de plus hardi. Il y avait là une sève qui, pour se détourner de la littérature, n’en était pas moins singulièrement forte et féconde encore. Après eux, la période des grandes découvertes scientifiques est close : on commentera les hommes de génie, on fera des applications de leurs théories, mais on ne retrouvera plus de longtemps cette vigueur originale[905].
En médecine déjà, la décadence est frappante. Nous ne trouvons plus, à la fin du second siècle et au début du premier, un seul homme vraiment grand. Les deux noms marquants de cette période sont ceux d’Héraclide et d’Asclépiade, qui ne sont que des hommes habiles. Héraclide, né à Tarente, à une date qu’on ne peut préciser, fut surtout remarquable, au dire de Galien, par les progrès qu’il fit faire à la préparation des médicaments[906] : en d’autres termes, il fut un excellent pharmacien, un des inventeurs de la pharmacie. Parmi ses ouvrages, dont nous ne connaissons guère que les titres, il y avait des Commentaires sur Hippocrate[907]. — Quant à Asclépiade, né à Pruse, en Bithynie, vers le même temps qu’Héraclide, c’est surtout un type curieux de médecin beau parleur, inventeur de remèdes nouveaux, de ces remèdes qui font fureur pendant dix ans et ne guérissent que tant qu’ils sont à la mode[908]. Il avait commencé par être rhéteur. Il porta dans la médecine ses qualités et ses défauts de rhéteur, assurance imperturbable, connaissance des hommes, habileté à s’exprimer, facilité à construire de belles théories. Il avait exposé son système dans de nombreux écrits qui sont perdus. En somme, il avait eu, semble-t-il, quelques idées justes au milieu de bien des théories superficielles, et surtout il gagna beaucoup d’argent. Notons encore qu’il vint à Rome et que c’est sur ce nouveau théâtre, devenu le plus illustre du monde antique, qu’il édifia son immense et éphémère réputation[909].
II
La grammaire et la philologie ne sont guère davantage du domaine de la littérature proprement dite. Notons cependant, ici encore, des efforts méritoires et d’incontestables progrès.
Le grand grammairien de ce temps est Denys de Thrace, le véritable organisateur, sinon le fondateur, de la science grammaticale dans l’antiquité. Cette science, nous l’avons vu, avait débuté au ve siècle, avec les premiers sophistes. Elle avait ensuite été cultivée par les écoles philosophiques, surtout par les stoïciens, et avait dû de nouveaux progrès aux philologues alexandrins. Mais c’est Denys de Thrace qui l’a codifiée, pour ainsi dire, et qui lui a donné sa forme définitive pour de longs siècles. — Denys était né à Alexandrie, d’une famille d’origine thrace[910], un peu avant le milieu du iie siècle. Il fut l’élève d’Aristarque. Puis il s’établit à Rhodes, devenue un centre philosophique, littéraire et artistique très brillant, et y enseigne la « grammaire », au sens grec du mot, c’est-à-dire la philologie tout entière[911]. Il composa probablement divers écrits exégétiques analogues à ceux de son maître Aristarque, dont on voit qu’il critiqua parfois les idées[912]. Mais l’ouvrage qui a fait sa gloire est un Traité de grammaire, une Τέχνη γραμματική, qui fut le premier essai tenté pour coordonner la science grammaticale jusque là éparse, et pour en présenter un exposé systématique, court, facile à étudier[913]. Le livre eut un succès prodigieux. Pendant douze siècles, il fut reproduit, commenté, abrégé, amplifié, traduit[914]. Nous en possédons des rédactions et des traductions partielles dans des manuscrits datant du xe siècle environ. Le texte original, dans un ouvrage de cette sorte, était particulièrement exposé à subir des altérations variées : c’était un « Lhomond » sans cesse remanié. On y voit cependant encore le genre de mérite de Denys. La rédaction est précise et claire. Les termes techniques, très nombreux, y sont nettement définis. On y reconnaît l’esprit classificateur et subtil de la Grèce. Le défaut de cet esprit, parfois logique à l’excès, se révèle dans l’exposé des formes (par exemple dans la conjugaison du verbe τύπτω), où le grammairien, fidèle aux théories d’Aristarque sur l’analogie, ne résiste pas au plaisir de conjuguer des formes verbales logiquement correctes, mais inusitées. Il est difficile aujourd’hui de dire exactement quelle était dans tout cela la part vraiment personnelle de Denys ; mais son mérite d’arrangeur au moins n’est pas douteux.
Mentionnons encore, à côté de Denys, son disciple Tyrannion l’ancien[915], amené à Rome par Lucullus, et le disciple de celui-ci, Tyrannion le jeune, qui vécut aussi à Rome. — Tyrannion l’ancien, souvent cité par Hérodien pour ses commentaires sur la poésie homérique, est surtout connu pour ses travaux sur les copies des ouvrages inédits d’Aristote, qu’Apellicon de Téos avait récemment exécutées, et que Sylla venait de transporter à Rome[916]. — Tyrannion le jeune avait commenté à son tour certains écrits de son maître.
Vers le même temps, la philologie proprement dite a pour représentant principal Didyme, né à Alexandrie, et surnommé Χαλκέντερος, « aux entrailles d’airain », à cause de sa prodigieuse activité littéraire[917]. Il vécut, dit Suidas, au temps de Cicéron et d’Antoine, et jusque sous Auguste. Si l’importance littéraire des écrivains se mesurait au nombre des ouvrages, Didyme serait peut-être le premier des écrivains grecs. C’est par milliers que l’on comptait ses écrits, commentaires des classiques, études grammaticales et lexicologiques, études sur les mythes et les antiquités. Beaucoup des observations de Didyme nous ont été conservées par les scholiastes. C’était à coup sûr un prodigieux érudit. Mais, quand on a loué comme il convient son activité infatigable, il semble bien qu’on soit quitte envers sa mémoire.
Nous en dirons à peu près autant de son contemporain (un peu plus jeune peut-être), Tryphon d’Alexandrie[918], qui s’était renfermé plus strictement dans l’étude des mots et de la grammaire, mais qui, dans ce domaine particulier, avait conquis une maitrise souvent célébrée. Nous possédons les titres et des fragments d’une trentaine de ses ouvrages.
III
L’histoire proprement dite, dans la période qui suit immédiatement Polybe, est remarquablement stérile. Jusqu’à Diodore de Sicile et Nicolas de Damas, qui appartiennent au temps d’Auguste, on ne rencontre que des polygraphes, des curieux qui touchent certains points d’histoire en passant, par occasion, ou qui explorent des provinces voisines, et par exemple la mythologie. Aucun d’entre eux ne fait à proprement parler figure d’écrivain.
Apollodore d’Athènes, le premier en date, est un mythographe plus qu’un historien[919]. Élève à la fois des Stoïciens de Pergame et d’Alexandrie, il vécut surtout à Pergame, sous le règne d’Attale II (à qui l’un de ses ouvrages fut dédié), c’est-à-dire vers le milieu du iie siècle. On ne sait rien de sa vie. Parmi ses écrits, quelques-uns se rattachaient à la tradition d’Aristarque, par exemple des traités Sur Sophron, Sur Épicharme, Sur les étymologies. D’autres, comme son ouvrage Sur les courtisanes athéniennes, révèlent déjà chez lui le goût des faits et des anecdotes. Il est probable que son commentaire en douze livres Sur le catalogue des vaisseaux, dans l’Iliade, avait le même caractère. Mais ses deux écrits les plus célèbres se rapprochent davantage de l’histoire proprement dite. L’un était une Chronique rimée (Χρονικά), où il fixait en vers mnémomiques la suite des faits depuis la guerre de Troie jusqu’à l’époque contemporaine ; inutile de dire que la poésie n’avait en cela que peu à voir. L’autre était une Histoire des Dieux (Περὶ θεῶν), en 24 livres[920] ; immense et savant répertoire, où toutes les traditions différentes mises en œuvre par les poètes et les historiens, toutes les opinions même émises sur les dieux par les philosophes, se trouvaient recueillies, classées, interprétées allégoriquement selon la doctrine stoïcienne[921].
Métrodore de Scepsis, né vers le milieu du second siècle, est un polygraphe[922]. Élève de son compatriote Démétrios, puis de Carnéade, il se tourna, dit Strabon, vers la politique et la rhétorique[923]. Mais la politique, à cette époque, ne se faisait plus qu’à la cour des princes. Métrodore, en effet, fut longtemps l’ami de Mithridate Eupator, qu’il finit par desservir auprès de Tigrane, et qui se vengea en le faisant périr[924] (70 avant J.-C.). Métrodore haïssait Rome[925]. C’est peut-être le trait le plus original de son caractère. Quant à la rhétorique, c’est probablement dans son Histoire de Tigrane qu’il en avait déployé les ornements[926]. Par cet ouvrage, d’ailleurs totalement perdu, il avait pris rang parmi les historiens. Mais il avait aussi traité d’autres sujets que l’histoire. On lui attribuait un écrit Sur l’art de la lutte (περὶ ἀλειπτικῆς) et un ouvrage Sur l’habitude (περὶ συνηθείας), où il semble avoir surtout parlé des animaux, mais plutôt en ami des récits extraordinaires qu’en naturaliste[927].
Vers le même temps que Métrodore, mais peut-être un peu plus jeune, vivait Artémidore d’Éphèse[928], dont la Géographie (Γεωγραφούμενα), en onze livres, fut une des sources de Strabon[929].
Alexandre de Milet, surnommé Polyhistor, c’est-à-dire le curieux ou l’érudit, est célèbre par le nombre plus que par la qualité de ses ouvrages[930]. Il vint à Rome comme prisonnier de guerre vers le temps de Sylla, fut esclave pédagogue chez Lentulus, qui l’affranchit, et resta en Italie, où il mourut assez âgé, dans l’incendie de sa maison de Laurente. Nous connaissons les titres et nous possédons des fragments d’un certain nombre de ses ouvrages. C’étaient des monographies historico-géographiques, semble-t-il, sur une foule de parties du monde ; sans compter des Histoires merveilleuses (Θαυμασίων συναγωγή) et une Succession des philosophes (Διαδοχαὶ φιλόσοφων), à l’imitation de tant d’autres écrits analogues de la période alexandrine. Ce qu’il y a peut-être de plus intéressant à signaler dans son œuvre, qui paraît n’avoir été qu’une immense compilation, c’est sa curiosité pour les choses de l’Orient : il avait consacré des monographies à l’Inde, à la Syrie, à Babylone, à l’Égypte. Il avait même écrit un ouvrage Sur les Juifs (περὶ Ἰουδαίων). Il nous reste de ce dernier écrit une vingtaine de fragments, conservés par Eusèbe et par Clément d’Alexandrie : ces fragments ont de l’intérêt par les renseignements qu’ils nous donnent sur les travaux antérieurs qui avaient servi de sources au Polyhistor, mais ils nous montrent en même temps que sa curiosité, toujours attirée vers de nouveaux objets, se contentait en somme de copier et d’extraire, et ne sut jamais faire œuvre originale.
Castor de Rhodes, qui doit son surnom à la cité où il avait étudié, et dont le lieu de naissance est inconnu, est un contemporain de Polyhistor. Sa vie fut un roman[931] : sorti d’une humble condition, il entre par un mariage dans la famille de Déjotarus, prince des Galates ; il rend des services à Pompée, qui lui donne le titre d’ami du peuple romain, et il meurt victime de la vengeance de Déjotarus, qu’il était venu accuser sans succès devant César. Son principal titre à figurer ici consiste dans un ouvrage intitulé Χρονικά, sorte de table ou de résumé chronologique, donnant la date de tous les règnes, de toutes les magistratures éponymes des pays civilisés, depuis le fabuleux Ninus jusqu’au triomphe de Pompée en 61. Ce n’était certainement pas l’œuvre d’un écrivain. Il n’est même pas sûr que ce fut l’œuvre d’un grand savant. Mais c’était un ouvrage commode, assuré par conséquent d’un succès qui a préservé son auteur de l’oubli[932].
IV
La philosophie de cette période, sans s’élever bien haut, est plus intéressante que l’histoire. Ici encore, la grande originalité créatrice manque. Les écoles traditionnelles offrent chacune un corps de doctrine arrêté, qui suffit en général aux besoins des intelligences. La morale, d’ailleurs, continue à être plus goûtée que la métaphysique. Mais il s’opère, sur les confins des écoles, pour ainsi dire, un mouvement d’échanges et d’emprunts qui a sa nouveauté. Dans cet âge d’érudition, l’ardeur des luttes anciennes fait place à une curiosité sympathique et éclectique. De là, sous la diversité des étiquettes officielles, une sorte de philosophie des honnêtes gens, qui doit peut-être quelque chose au peu de goût du monde romain pour les disputes purement dialectiques, et qui, en tout cas, s’adapte mieux ainsi au nouveau milieu dans lequel elle doit se développer. Car c’est à Rome ou en Italie que vivent désormais les philosophes les plus en renom. L’esprit romain, sérieux et pratique, aime les choses morales. Les philosophes sentent le terrain favorable et s’y engagent de plus en plus, en prenant, peut-être par une sorte d’instinct obscur, les précautions nécessaires pour plaire à leurs nouveaux disciples. Comme d’ailleurs quelques-uns de ces philosophes sont des hommes distingués, il vaut la peine d’esquisser rapidement leurs physionomies.
Le premier en date, et l’un des plus remarquables, est le stoïcien Panaitios[933]. Né à Rhodes dans le premier quart du second siècle, il eut pour maîtres, soit à Pergame, soit à Athènes, divers philosophes, et surtout Cratès de Mallos, à la fois stoïcien et grammairien. Il vint à Rome, où il vécut longtemps dans le cercle des Scipions ; il y connut Polybe[934]. Il passa probablement ses dernières années à Athènes. Bien que stoïcien de profession, Panaitios n’est pas un sectateur servile de toutes les traditions du stoïcisme : c’est un esprit libre et délicat, qui prend son bien partout où il le trouve, chez les plus grands esprits de toutes les écoles. Il admire Platon, qu’il appelle l’Homère des philosophes[935], et il accepte beaucoup de ses idées, tout en repoussant les théories du Phédon[936] ; il cite sans cesse Aristote, Crantor, Théophraste, Démétrios de Phalère, auxquels il fait des emprunts[937]. Dans son style aussi, à la différence de la plupart des stoïciens, il vise à plaire et se pique de parler la langue des honnêtes gens[938]. Il avait composé de nombreux ouvrages, notamment Sur le devoir (Περὶ τοῦ καθήκοντος), Sur la providence (Περὶ προνόιας), Sur la politique (Περὶ πολιτείας). On sait combien Cicéron les goûtait et combien il s’en inspira. Il est très regrettable que nous n’ayons plus le moyen de nous en faire une idée sur le peu de fragments qui nous en restent. Mais on ne risque guère de se tromper si l’on imagine l’auteur de ces traités comme une sorte de Cicéron grec, moins orateur probablement et moins « consulaire », mais d’une simplicité très élégante et très agréable, un imitateur habile des modèles attiques.
Posidonios, d’Apamée (en Syrie), fut l’élève de Panaitios[939]. De grands voyages d’exploration, dans l’Occident, l’amenèrent à Rome, où il se lia avec les personnages les plus considérables ; il s’établit ensuite à Rhodes, où il enseigna. Sa réputation fut grande : Cicéron, Pompée, beaucoup de Romains illustres vinrent l’entendre[940]. Ses ouvrages, fort nombreux, se rapportaient aux objets les plus différents, — philosophie, philologie, histoire, géographie, — et partout il laissa le souvenir d’un très savant homme, ami de la vérité, de plus de zèle pourtant que de critique. Stoïcien, mais éclectique, il avait une tendance au mysticisme. Dans l’explication des poètes, il aimait les allégories. En histoire, il croyait au merveilleux. C’est en géographie que sa fidélité à rapporter ce qu’il avait vu l’avait peut-être le mieux servi. Quoi qu’il en soit, son traité Du devoir, ses Histoires, où il continuait Polybe, sa Météorologie, son ouvrage Sur l’Océan, dont il avait exploré les côtes en Espagne et en Gaule, eurent un grand succès. Le De officiis de Cicéron doit quelque chose au premier de ces ouvrages, et les autres ont servi de source à Nicolas de Damas, à Trogue-Pompée, à Tite-Live, à Strabon[941], dans les écrits desquels ils ont probablement passé en grande partie. Si Posidonios n’est pas un très grand esprit, il représente bien ce stoïcisme éclectique, intelligent, ami des Romains, dont Panaitios avait donné l’exemple.
Les autres écoles philosophiques de ce temps ne comptent pas de représentants aussi considérables que Panaitios et Posidonios. Nous nous bornerons par conséquent à mentionner l’épicurien Phèdre, que Cicéron, dans sa jeunesse, entendit à Rome[942] ; — l’académicien Philon de Larisse, qui fut, en philosophie, le principal maître de Cicéron[943] ; — les péripatéticiens Apellicon de Téos et Andronicos de Rhodes, dont le souvenir se rattache à la publication des œuvres inédites d’Aristote[944]. — Un autre épicurien, Philodème de Gadara, qui vécut aussi à Rome au temps de Cicéron, n’est pas par lui-même un plus grand personnage que les philosophes dont on vient de lire les noms, mais il a eu cette bonne fortune qu’une partie de ses écrits ont été retrouvés dans les fouilles d’Herculanum, et que nous pouvons lire aujourd’hui encore des fragments assez étendus de ses traités Περὶ εὐσεβείας, Περὶ κακιῶν, Περὶ μουσικῆς, Περὶ ῥητορικῆς, etc.[945]. À vrai dire, sa gloire d’écrivain et de philosophe y a peu gagné : outre que ces ouvrages étaient probablement médiocres, il est souvent difficile, dans l’état du papyrus, de saisir la suite du discours ; mais on y trouve quelques faits intéressants, de sorte qu’on les consulte et qu’on les cite. Un autre de ses écrits, dont il nous reste aussi quelques fragments, était intitulé Σύνταξις τῶν φιλοσόφων[946] ; il n’est pas douteux que ce ne fût une source très utile pour l’histoire de la philosophie.
Ajoutons enfin le nom d’Énésidème, le rénovateur du scepticisme, qui vécut également au temps de Cicéron[947]. Son principal ouvrage était intitulé Discours pyrrhoniens (Πυρρώνειοι λόγοι), et comprenait huit livres[948]. Énésidème avait passé par la nouvelle Académie, mais il en était sorti pour pousser jusqu’au scepticisme radical de Pyrrhon, au service duquel il avait mis toute la dialectique et toute la savante méthode de l’Académie. Comme écrivain, Énésidème nous est inconnu, mais — il a toujours sa place dans l’histoire de la philosophie[949].
V
La rhétorique, comme la philosophie, trahit un certain effort vers la nouveauté ; mais ici les noms saillants et les œuvres durables sont rares. La réputation d’Hégésias, si brillante au iiie siècle, avait bientôt décliné : ses concetti, son éloquence à pointes et à facettes, avaient provoqué de divers côtés une réaction, incertaine d’abord, ensuite plus vive. L’école philologique de Pergame, en relations fréquentes avec Athènes, donna le signal d’un retour vers l’atticisme. On a vu plus haut que Cratès de Mallos, l’un des fondateurs de la philologie de Pergame, avait consacré un long ouvrage à l’étude du langage attique. En même temps, Rome entrait en scène : Cratès y fut envoyé comme ambassadeur par Attale ; il fallait discuter avec le Sénat ; le sérieux dut rentrer peu à peu dans l’éloquence[950]. La forme du discours subit le contre-coup de ce changement. On se dégoûta des jeux de mots et des pointes. Presque personne cependant ne se proposa pour modèle la simplicité vigoureuse d’un Démosthène. Les uns, surtout en Asie, se firent une éloquence abondante et fleurie qui visait sans doute à rappeler Isocrate : c’est l’éloquence asiatique contemporaine de Cicéron, celle qu’Hortensius avait transportée à Rome[951]. Cicéron mentionne Eschyle de Cnide et Eschine de Milet, d’ailleurs inconnus, comme les maîtres de cette éloquence dans son temps. — D’autres s’attachèrent à Hypéride, dont la facilité spirituelle et brillante avait plus de séduction que l’âpreté de Démosthène. L’initiateur de ce mouvement paraît avoir été un certain Ménéclès, d’Alabanda en Carie, qui fut le maître d’Apollonios et de Molon[952]. Ceux-ci à leur tour furent les célèbres rhéteurs de Rhodes. Le second surtout doit une partie de sa gloire à ce qu’il fut le maître de Cicéron. Venu à Rome en 81, comme ambassadeur, il y donna des séances oratoires. Cicéron l’entendit et, trois ans plus tard, devint son élève à Rhodes[953]. Molon avait composé des discours, des traités de rhétorique, peut-être des histoires[954]. Il ne nous en reste rien, mais nous savons assez bien, par Cicéron et par Denys d’Halicarnasse, quelle était l’originalité de cette école de Rhodes dont Molon est le principal représentant : elle tenait le milieu entre l’abondance fleurie des asiatiques et la nudité un peu grêle des atticistes de Rome[955] ; elle s’inspirait d’Hypéride et, sans atteindre à sa grâce, n’évitait pas toujours quelque sécheresse[956]. — Il faut encore citer un contemporain plus jeune de Molon, Apollodore de Pergame, qui vint s’établir à Rome, où il obtint une grande réputation. César le choisit pour enseigner la rhétorique au jeune Octave[957]. Apollodore n’avait guère laissé d’écrits, mais il eut une influence considérable par son enseignement et par ses élèves, et il n’est pas douteux qu’il n’ait contribué beaucoup à répandre le goût des grands modèles classiques de l’atticisme[958]. — Avec Molon et Apollodore de Pergame, nous touchons à la victoire du goût classique, achevée par Cæcilius de Calacté et Denys d’Halicarnasse ; il en sera question dans un des chapitres suivants.
PÉRIODE DE L’EMPIRE
I
Avec l’établissement de l’Empire, ou peu avant, vers le milieu du premier siècle avant notre ère, s’ouvre la dernière période de la littérature grecque. Elle se prolonge jusqu’au règne de Justinien, et même au delà, car il est aussi malaisé d’en marquer d’une manière précise le terme que d’en fixer rigoureusement le commencement. C’est un espace de plus de sept siècles que nous avons par conséquent à embrasser du regard.
Ce premier aperçu d’ensemble est d’autant plus nécessaire que, dans cette longue durée, les faits à considérer ne se groupent pas d’eux-mêmes comme dans les périodes précédentes. Des époques assez brillantes y apparaissent entre des époques de médiocrité générale. Le second siècle et le quatrième produisent dans divers genres des séries d’œuvres remarquables ; le troisième, tout désolé qu’il est par l’anarchie, peut se glorifier d’Origène, de Dion Cassius, de Plotin et de Porphyre. Mais le premier siècle est pauvre, le cinquième et les suivants sont de plus en plus stériles. Comment s’orienter au milieu de ces alternatives ? Quelle est la formule de cette évolution obscure et compliquée ?
Pourtant, les événements de l’histoire intellectuelle et morale, si difficiles à débrouiller qu’ils puissent paraître quelquefois, ne flottent pas au hasard. Ils se rattachent à des causes générales qui produisent des mouvements toujours explicables et toujours soumis à une certaine régularité. Et ils n’entrent même dans la science, ils ne deviennent vraiment matière de connaissance intelligente, qu’à la condition d’être mis en rapport avec ces causes et avec ces mouvements. Voilà pourquoi nous ne pouvons nous dispenser ici, avant d’en venir au détail, d’essayer de montrer à grands traits comment s’enchaînent entre elles les époques que nous allons avoir à parcourir.
II
On vient de voir, dans la fin de la période alexandrine, le génie grec s’appauvrir de jour en jour. Certes, les différents États helléniques issus de la monarchie d’Alexandre n’avaient jamais offert à la vie de l’esprit des conditions comparables à celles qu’avait réalisées la Grèce indépendante du ve et du ive siècle. Néanmoins, plusieurs d’entre eux avaient constitué dans les pays de l’Orient des foyers d’hellénisme très actifs. Leurs capitales étaient autant de centres importants, où les hommes de talent avaient chance de trouver des ressources de travail, un public, des récompenses et de la considération. À mesure que ces États perdirent leur autonomie et se transformèrent en provinces romaines, ces centres déclinèrent. Les gouverneurs romains du dernier siècle de la République ne pouvaient se substituer aux rois grecs disparus, dans leur rôle littéraire et artistique. Beaucoup d’entre eux n’étaient rien moins que des lettrés, et, le fussent-ils, ils n’étaient là qu’en passant, occupés à établir l’autorité romaine, à conduire les armées, à négocier, à s’enrichir, mais nullement à propager l’hellénisme. Le royaume grec d’Égypte fut le dernier, parmi les États de quelque étendue, qui perdit son indépendance ; et c’est pourquoi la réduction de ce royaume en province romaine (30 av. J.-C., événement qui coïncide presque avec l’établissement de l’Empire, peut, si l’on veut, être considérée comme marquant la fin d’une période et le commencement d’une autre ; en réalité, les faits caractéristiques de cette ère nouvelle étaient déjà en pleine manifestation vingt ans plus tôt, vers l’an 50 avant notre ère.
Le plus important de ces faits, c’est l’affaiblissement de la vie régionale, qui a pour conséquence l’émigration des Grecs vers la ville de Rome. C’est là que nous allons rencontrer les principaux écrivains dont nous aurons à parler, sous César, sous Auguste et ses successeurs, et il en sera ainsi jusque vers la fin du premier siècle après notre ère. Ce mouvement, commencé dès le temps de Polybe, atteint sous le règne d’Auguste son maximum d’intensité. Nous aurons donc affaire, dans cette première époque, à une littérature dépaysée et, pour ainsi dire, déracinée, vivant d’une manière artificielle sur un sol qui n’était pas le sien. Une telle littérature ne pouvait avoir ni beaucoup de sève ni beaucoup d’éclat. C’est celle des Diodore, des Denys d’Halicarnasse, des Strabon. Elle se nourrit dans les bibliothèques, elle fleurit dans de petits cercles lettrés, elle vise surtout soit à la conservation, soit à la vulgarisation des connaissances acquises et des idées traditionnelles. Nulle haute ambition de propagande et un très faible souci de l’art d’écrire ; toujours la manière banale, impersonnelle, des derniers temps de la période précédente.
Cependant, on commence du moins à réagir contre l’incorrection, le mauvais goût, l’abus du langage technique. De plus, on cherche à faire apprécier du vainqueur le passé de la Grèce, à propager parmi les Romains eux-mêmes la connaissance de ses idées, sa science de l’histoire, sa philosophie, à faire admirer ses grands écrivains. Et par là se prépare une renaissance, qui ne sera sans doute ni très complète, ni très durable, mais qui aura néanmoins son éclat. Ce premier âge est donc surtout un âge de transition : il se relie étroitement, par ses habitudes d’esprit, ses méthodes, sa manière même d’écrire, à celui qui l’a précédé immédiatement ; mais, d’autre part, il élabore les éléments, littéraires et moraux, qui vont rendre à l’hellénisme une certaine force de vie, à savoir une philosophie religieuse et le goût de l’art oratoire.
III
Dès le temps des Flaviens, dans le dernier tiers du ier siècle, les signes de cette renaissance se manifestent. Ils se produisent en même temps que se relève la nationalité hellénique. Sans doute, l’état politique de celle-ci n’est pas changé. Mais les conditions de l’existence deviennent meilleures en Grèce et en Asie. Les provinces, protégées par les empereurs, se voient moins du rement traitées ; les fortunes se sont refaites, et, avec elles, certaines grandes situations sociales ; les villes prospèrent, la vie municipale prend plus d’activité. Si l’on va toujours à Rome, du moins on ne s’y établit plus guère à demeure. Les ambitions littéraires et même politiques trouvent à se satisfaire dans la province natale.
Alors, un mouvement remarquable se produit dans les esprits. La philosophie, qui, sous les premiers empereurs, vivait dans les petits cercles de Rome, reprend de l’autorité. Avec Épictète, Dion et Plutarque, elle se met progressivement à jouer un tout autre rôle. Elle ose aspirer de nouveau à se faire écouter dans le monde ; et, en effet, sa voix est entendue au loin, partout où l’on parle grec ; on recueille ses enseignements, on les sollicite même ; ils se répandent à travers les provinces, dans toute la société cultivée. Et cette philosophie a, au fond, de plus hautes visées que celle de la période alexandrine. Elle s’est sensiblement dégagée des vaines disputes ; elle tend à l’essentiel, elle veut élever et fortifier les âmes, et, dans la morale ou au delà, elle cherche Dieu.
À côté de la philosophie renaît l’éloquence. Elle non plus ne veut plus s’enfermer dans l’école : elle donne des séances publiques, elle brille dans l’improvisation et dans les sujets fictifs, elle traite même les questions morales et les affaires publiques ; et, sous toutes ces formes, elle provoque l’enthousiasme, elle redevient une puissance dans la société. Cette sophistique, quels que soient ses défauts, a au plus haut degré le sentiment de l’art et elle le communique à toutes les parties de la littérature qui l’avaient perdu. C’est ainsi qu’au second siècle, sous les Antonins, les Grecs se remettent à écrire en vue de plaire. D’ailleurs, cette activité littéraire réveille le goût et l’admiration du passé. Elle ramène donc avec elle tout un cortège d’idées, de souvenirs, d’impressions ; et, par suite, elle redonne à la pensée plus de vigueur et plus de souplesse, elle rend aux natures d’élite ces qualités de délicatesse, de finesse, d’élégance qui leur permettent de manifester ce qu’elles ont de personnel. Si la littérature grecque compte alors trop de rhéteurs fastidieux, elle a aussi des pamphlétaires de valeur, comme Lucien, des historiens sérieux, tels qu’Arrien et Appien, des moralistes tels que Marc-Aurèle.
Bien plus confiant en lui-même qu’au siècle précédent, le génie hellénique ne se contente plus de commenter ni de vulgariser, il ose prétendre de nouveau à une certaine originalité créatrice. L’instruction morale, telle que la comprend Dion de Pruse, la biographie anecdotique entre les mains de Plutarque, le dialogue, moitié comique, moitié sérieux, de Lucien, même la méditation solitaire chez Marc-Aurèle sont, en un sens et à des degrés divers, des genres nouveaux, tout au moins des genres naissants.
Le défaut irrémédiable de presque tous ces genres, malgré leur réel mérite, c’est qu’au lieu de surgir des sources populaires et de s’y alimenter, — comme autrefois l’épopée, le lyrisme, l’art dramatique, l’éloquence, — ils naissent tous de l’imitation littéraire. Floraison de serre chaude, qui ne peut vivre que par artifice, dans un milieu tout spécial. La grande masse des populations grecques ou hellénisées ne les comprend pas ou ne s’y intéresse pas. Et, à vrai dire, cette masse ne semble pas avoir eu alors une culture grecque suffisante pour qu’elle fût capable de besoins littéraires ou artistiques. Elle était trop mélangée, trop hétérogène. Hommes de toute origine et de toute race, Égyptiens, Syriens, Cappadociens, Phrygiens, menés par des fonctionnaires romains, que pouvaient-ils mettre en commun, sinon des sensations ou des instincts très simples ? Fêtes publiques, jeux, spectacles et pantomimes, voilà ce qui pouvait les émouvoir, non les idées. D’ailleurs, indifférents aux choses publiques, habitués à vivre en troupeau humain, quel grand courant de pensée ou de sentiment aurait pu se développer parmi eux ? Les lettrés vivaient au dessus de cette foule et en dehors d’elle, formant comme un monde distinct, qui n’avait pas d’action sur ces multitudes inférieures, et qui ne cherchait pas à en avoir. Polis, élégants, instruits, faisant de l’art savant et ingénieux, ils n’étaient bien compris que des gens polis eux-mêmes, c’est-à-dire d’une classe restreinte.
Cela les condamnait forcément, après une courte période de succès, à la stérilité. Car cette classe supérieure, toujours la même, indéfiniment soumise à la même éducation, à peu près étrangère à tout ce qui venait d’en bas, ne renouvelait guère ses idées ; or l’imitation qui ne change jamais de modèles est destinée à s’épuiser promptement. Ce sort fatal fut celui de l’éloquence profane dès la fin du second siècle. Après la période brillante que clôt Lucien, elle décline à vue d’œil. Au iiie siècle, elle est surtout représentée par des sophistes sans idées, qui imitent des imitateurs et qui se travaillent à orner des choses insignifiantes ; c’est le fait des Élien, des Philostrate, des Athénée. Dion Cassius fait exception au milieu d’eux par un certain sérieux, qui manque d’ailleurs d’élévation et de force.
La philosophie seule, en ce temps, fit un effort intéressant pour sortir du milieu étroit où s’enfermait la littérature proprement dite. Dion, au début du second siècle, avait essayé déjà, comme nous le verrons, une sorte de prédication populaire. Mais une pareille entreprise ne pouvait avoir qu’une apparence éphémère de succès. Avec tout son esprit, celui qui la tentait ne possédait aucun moyen efficace de toucher les multitudes ; car il ne pouvait s’entendre avec elles que sur quelques points d’une morale assez banale. Au fond, les croyances, les habitudes d’esprit de l’orateur étaient entièrement différentes de celles de son public. Cela n’eut donc ni effet ni durée. Et la philosophie, se repliant sur elle-même, se mit à faire du syncrétisme savant, de la morale très haute, mais qui demandait trop à l’effort personnel de l’individu. Elle essaya de renouveler l’idée de Dieu, de la rendre plus pure et plus vivante. Elle y travailla pendant tout le second siècle ; elle put croire, au troisième, qu’elle y avait réussi. Le néoplatonisme, enfanté par la grande âme de Plotin et consolidé par la science de Porphyre, fut une œuvre admirable en son genre, puisqu’il réussit à condenser dans une doctrine systématique, aussi rationnelle qu’elle pouvait l’être alors, tout ce qui restait encore de force vive dans l’hellénisme. Mais ce fut une œuvre de savants, d’ascètes, de solitaires, qui ne pénétra jamais profondément dans le peuple, parce qu’elle supposait une culture dont il était dépourvu.
Ce qui toucha la multitude, le voici. Dès le milieu du second siècle, le christianisme, sortant de son obscurité primitive, avait fait son apparition dans le monde grec ; il s’y était révélé, presque aussitôt, comme doué d’une force d’expansion merveilleuse. C’est que le christianisme répondait justement aux besoins profonds de ces masses que la haute culture hellénique n’atteignait pas. Celles-ci hésitaient au milieu de croyances confuses, changeantes, les unes vieillies et qu’on sentait affaiblies par les interprétations des esprits cultivés, les autres trop locales, sans autorité morale, sans dogmes précis. Le christianisme, au contraire, était à la fois jeune et ancien : jeune par ses apôtres, par son évangile ; ancien par la tradition biblique à laquelle il se rattachait. Il était simple, concret, parlant au cœur et à l’imagination. Il apportait des récits touchants et merveilleux, des miracles, des prophéties qu’il montrait réalisées, et, avec cela, des affirmations définies, des promesses précises, des prescriptions fermes. Enfin, il avait pour lui la foi de ses premiers adhérents, leurs vertus, et l’héroïsme de ses martyrs.
Dès qu’il eut vaincu les premières difficultés, il grandit rapidement à côté de l’hellénisme ; et il le dessécha dans ses racines, en attirant à lui, pour ainsi parler, toute la sève de la terre. Les premiers apologistes, au second siècle, sont en général de faibles écrivains et de médiocres penseurs. Mais ils manifestent une force qui n’a besoin ni de style ni de dialectique, celle de la croyance et de l’amour. C’est par la foi, et non par le raisonnement, que le christianisme a détruit l’hellénisme. Le raisonnement au contraire, même chez les docteurs chrétiens, tendait plutôt à le sauver, en l’incorporant, plus ou moins modifié, à la croyance nouvelle. Cela est bien sensible chez les théologiens du iiie siècle, chez Clément et chez Origène. L’un et l’autre se rattachent à Platon pour la métaphysique, au stoïcisme pour la morale. Ils tendent donc à fondre l’hellénisme dans le christianisme, et ils préparent ainsi l’union éphémère qui va se réaliser après eux.
IV
Tout stérilisé qu’il fût déjà, l’hellénisme semble reprendre quelque vie au ive siècle. Après les guerres civiles et l’anarchie de la seconde moitié du iiie siècle, l’empire, réorganisé par Dioclétien, retrouve quelque prospérité. Les écoles, en particulier, se relèvent pour un peu de temps, et c’est par elles que la tradition grecque profane se perpétue. Ses principaux représentants au ive siècle siècle sont des maîtres de rhétorique, tels qu’Himérios et Libanios ; des philosophes enseignants, comme Jamblique et Thémistios ; des historiens rhéteurs et beaux-esprits, tels qu’Eunape. Julien lui-même, quoique empereur, est un homme d’école. En fait, tout ce qu’ils produisent est peu de chose, et la vraie littérature grecque, au ive siècle, est la littérature chrétienne.
Certes, celle-ci est alors profondément pénétrée d’hellénisme. L’érudition historique d’un Eusèbe, l’éloquence d’Athanase, de Basile, de Grégoire de Nazianze, de Chrysostome, leur dialectique même, et une partie de leur théologie, tout cela vient de la tradition grecque. Et ce qui semblait mort entre les mains des Grecs païens, qui n’avaient plus rien à dire, redevient vivant chez ces hommes qui sont en communion intime avec les multitudes. Il semble donc que l’hellénisme, définitivement épuisé dans sa veine primitive, se renouvelle alors sous forme chrétienne. On voit renaître les genres anciens, mais christianisés, l’éloquence surtout, tantôt militante, tantôt familière et didactique, la philosophie, l’histoire, la littérature épistolaire. À ces genres, le christianisme fournit la plupart des idées et des sentiments ; quant à l’hellénisme, s’il leur donne, lui aussi, des idées, il leur apporte surtout son art et ses méthodes. Au premier abord, l’alliance ainsi contractée semble féconde. Et pourtant les résultats qu’elle donne sont incomplets et de peu de durée. En y réfléchissant mieux, on en comprend la raison. C’est que cette alliance a été plus accidentelle que nécessaire, ou, pour mieux dire, c’est qu’elle était peu conforme à la nature des choses.
Le christianisme avait grandi en dehors de l’hellénisme, ou plutôt en opposition avec lui ; et, aussi, en dehors de toute préoccupation d’art et de beauté sensible. Jusqu’à la fin du iiie siècle, le goût de la forme littéraire lui est totalement étranger. Ses apologistes, ses docteurs, ses premiers historiens se servent de la langue avec indifférence, sans se soucier le moins du monde de la faire concourir, par des qualités originales, à l’effet qu’ils veulent produire. Les emprunts qu’ils font à la tradition grecque sont des emprunts de pensée, pour nourrir leurs discussions, pour développer leurs doctrines. Mais ils sont aussi affranchis qu’on peut l’être de ce désir de satisfaire le goût, de charmer ou de frapper l’imagination, sans lequel il ne peut y avoir de création littéraire à proprement parler.
Si cela change au ive siècle, c’est qu’alors l’Église est bien plus mêlée au monde. Elle atteint les hautes classes de la société, les classes lettrées et savantes ; elle recrute ses évêques parmi les élèves des écoles, qui se sont formés dans leur jeunesse à l’art de la parole. Ceux-ci font profiter l’enseignement religieux de tout ce qu’ils ont appris auprès de leurs maîtres païens. Ce sont les disciples d’Himérios et de Libanios qui montent dans les chaires épiscopales de Césarée, d’Antioche et de Constantinople. Ils y portent l’art qu’ils se sont assimilé, un art tout hellénique. Sensibles au bienfait qu’ils en ont reçu, ils recommandent à leur tour cette éducation aux jeunes gens. Seulement, tout en la recommandant, ils la détruisent à leur insu. Ils veulent réduire l’enseignement profane au très modeste rôle de préparation première ; et ils ne voient pas qu’’ainsi humilié et découronné, condamné à servir des fins qui ne sont pas les siennes, il ne peut que dégénérer en une sorte de mécanisme. Étudier l’éloquence, si l’éloquence elle-même a peu de prix, chercher des modèles chez des auteurs dont on considère non seulement les idées comme erronées, mais la méthode même comme mauvaise, est-ce une tentative qui puisse réussir ?
L’éducation hellénique ne pouvait être féconde qu’à la condition de croire à la puissance de la raison, à la valeur de la beauté sensible, à la légitimité des hautes ambitions, à l’importance des meilleurs intérêts terrestres. Privée de tous ces sentiments qui faisaient sa vie, elle n’était plus rien, qu’un bavardage puéril. Or le christianisme, au ive siècle, en Orient surtout, était profondément imprégné de sentiments ascétiques, comme d’ailleurs l’était aussi la philosophie contemporaine ; mais, de plus qu’elle, il répudiait tout le passé de l’hellénisme. Comment n’aurait-il pas bientôt laissé tomber et dépérir cette forme de culture intellectuelle, qu’il avait bien pu adopter un instant, mais dont l’esprit même était en désaccord avec le sien ?
V
Après le ive siècle, cet effet nécessaire se produit rapidement. L’enseignement des écoles semble avoir perdu sa substance même : il devient de plus en plus formel, mécanique, stérile ; il n’a plus de relation directe avec la vie, il n’en est plus l’apprentissage normal. D’ailleurs il faut le reconnaître, les circonstances politiques contribuent aussi pour une large part à ce déclin des études. L’empire d’Orient s’enferme dans son formalisme étroit, dans son despotisme administratif et bureaucratique. Plus d’initiative, plus de débouchés ouverts aux hommes de talent et d’énergie ; tout est réglé, classé, hiérarchisé, prévu et prescrit. L’hellénisme, qui était par essence liberté, activité d’esprit, perd en peu de temps toute possibilité d’existence.
La littérature profane se précipite alors vers son déclin, dans une sorte de survie tout artificielle. La sophistique est de plus en plus creuse et misérable au ve siècle ; elle disparaît à une date indéterminée, comme une chose qui n’a plus sa raison d’être et qui s’éteint faute d’aliment. Il est vrai qu’une poésie inattendue, celle de Nonnos et de son école, surgit alors ; mais il est trop visible qu’elle ne tient à rien, qu’elle ne naît point du sol, qu’elle est le produit éphémère d’une élaboration de lettrés. Elle aboutit tout naturellement à la poésie de cour du vie siècle, à celle des Agathias et autres beaux-esprits du temps de Justinien, pour aller se perdre au delà, sans interruption apparente, dans la versification bavarde des Byzantins. Seule, la philosophie fait encore quelque figure au ve siècle, avec Proclos et l’école d’Athènes. C’est vraiment le dernier reste de l’hellénisme. Mais cette philosophie même tourne de plus en plus au commentaire. Elle vit du passé, qu’elle ne renouvelle qu’en apparence, et qu’elle cesse bientôt tout à fait de renouveler. Elle se prolonge ainsi à travers tout le vie siècle, et au delà, — même après la fermeture officielle de l’école d’Athènes en 529, — par les commentateurs attitrés d’Aristote et de Platon, qui se passent de main en main la chaîne de la tradition. Puis, peu à peu, vers le viie siècle, cet enseignement stérile cesse de trouver des disciples ; les derniers tenants de l’hellénisme ont disparu.
De son côté, la littérature chrétienne, qui aurait pu sembler appelée à de meilleures destinées, n’a guère un sort plus brillant. Elle est entraînée, elle aussi, dans la décadence générale. N’ayant pas su se faire un art qui lui fût propre, elle voit décliner celui qu’elle a emprunté, à mesure que décline l’hellénisme lui-même. Au ve siècle, elle compte encore des historiens de quelque valeur relative, bien que dénués d’originalité, un Socrate, un Sozomène, un Théodoret, et plusieurs autres ; au vie siècle, elle n’a plus, sauf Évagrios, que des moines chroniqueurs et compilateurs, sans idées, sans critique, sans art, dont la série va se prolonger à travers le moyen-âge byzantin. L’homilétique, qui avait fait sa gloire au ive siècle, tombe très vite, elle aussi, après Chrysostome ; sans cause apparente, par impuissance de vivre ; les Antiochus de Ptolémaïs, les Sévérianus de Gabala, les Théodote d’Ancyre, et beaucoup d’autres qu’il est inutile de nommer quant à présent, sont tous des inconnus pour la postérité. La théologie proprement dite montre, il est vrai, un peu plus de vitalité : Théodoret de Cyr et Cyrille d’Alexandrie, au ve siècle, sont encore des penseurs et des dialecticiens. Pourtant, la querelle du Nestorianisme est loin d’avoir, au point de vue littéraire, l’éclat qu’avait eu celle de l’Arianisme au siècle précédent. Et, après eux, la philosophie chrétienne va se perdre obscurément, à travers le mysticisme de quelques moines, dans la scolastique byzantine, qui commence au viiie siècle avec Jean de Damas.
On peut donc dire que, vers le viie siècle, l’hellénisme prend fin, en tant que forme distincte de culture intellectuelle et morale, pourvue de caractères propres. Et même, dès la fin du vie siècle, ce qui en survit n’est presque rien. Voilà pourquoi il n’y a pas d’inconvénient à donner pour terme à cette histoire, d’une manière générale, le règne de Justinien, tout en nous réservant d’indiquer brièvement ce que chaque genre devient au delà, et comment il se relie à ce qui peut se rencontrer d’analogue dans la littérature byzantine.
Ces directions générales permettront sans doute au lecteur de se reconnaître plus aisément dans le détail des faits qui vont suivre. Essayons à présent de les exposer dans leur ordre, en marquant de plus près, pour chaque période, les caractères qui viennent d’être indiqués ici sommairement.
Pour les auteurs dont il ne reste que des fragments ou des ouvrages de peu d’étendue, voir les notes bibliographiques au bas des pages.
Diodore de Sicile. — Manuscrits. Sur les mss. de Diodore, consulter la préface de Dindorf (édition de 1828) et ses additions dans son édition de la Biblioth. Teubner. Le principal, pour les parties conservées dans leur entier, est un ms. de Vienne (Vindobonensis 79). Les autres parties proviennent des recueils de Constantin Porphyrogénète (De insidiis, ms. de l’Escurial ; de virtutibus et vitiis, ms. de Tours ; de legatis, ms. de Munich ; de sententis, ms. du Vatican). Voir, plus loin, les notes bibliographiques du texte. — Éditions. Après celle d’Henri Estienne, in-fol. 1559, les principales sont : celle de P. Wesseling, avec trad. lat. de Laur. Rhodoman et les annotations de divers savants, 2 vol., Amsterdam, 1746, ; celle de Eichstaedt, qui n’est guère que la reproduction de la précédente, 2 vol., Halle, 1800 ; l’édition de Deux-Ponts, par Eyring, qui a également pour fondement celle de Wesseling ; les trois éditions de L. Dindorf, savoir : celle de 1828-1831, dite editio major. Leipzig, 5 vol. in-8o ; celle de la Biblioth. Didot, enrichie de fragments nouveaux par C. Müller, Paris, 1842 ; celle de la Biblioth. Teubner, en 5 vol. Leipzig, 1867 ; nouvelle édition dans la même Biblioth. Teubner, par Fr. Vogel, commencée en 1893. — Les fragments avaient été publiés à mesure qu’ils étaient retrouvés ; ceux du ms. de Tours par H. de Valois, Paris, 1634 ; ceux du ms. de l’Escurial par Feder, Darmstadt, 1848 ; ceux du ms. du Vatican par A. Mai, 1829 (Scriptor. veter. nova collectio, t. II).
Traductions françaises de Terrasson, Paris, 1737, 7 vol. in-12, (très inexacte) ; de Miot de Mélito, Paris, 1834 ; de Hoefer, Paris, 1846.
Denys d’Halicarnasse. — Manuscrits. 1o Ouvrages de rhétorique. Les ouvrages de rhétorique de Denys sont dispersés dans des mss. nombreux et très incorrects, qui n’ont pas encore été l’objet d’une étude d’ensemble définitive. On trouvera des indications partielles dans la préface de H. van Herwerden, en tête de son édition des Epistolæ criticæ tres ; dans celle de Usener, en tête de son édition du De imitatione ; dans un travail du même savant (Neue Jahrb. f. Philologie, t. CVII, p. 145) ; dans celui de L. Sadée, De Dionysii Halic. scriptis rhetoricis quæstiones criticæ, Strasbourg, 1878 (extrait des Dissertationes philologicæ Argentoratenses) ; et surtout dans l’excellente préface de A. M. Desrousseaux à son édition du Jugement sur Lysias. Les deux principaux mss. pour les ouvrages de rhétorique sont l’Ambrosianus D 119 suppl., du xve s., et le Laurentianus F (pl. Lix, 15), du xiie s. — 2o Histoire romaine. Étude des ms. par Kiessling en tête de son édition. Pour les dix premiers livres, les plus importants sont un Urbinas (xe s.) et un Chisianus (même temps) ; le 11e livre nous a été conservé seulement par des mss. plus récents. Les fragments des neuf derniers livres proviennent des recueils d’extraits de Constantin Porphyrogénète, conservés dans les mss. cités plus haut à propos de Diodore de Sicile. Un ms. de la bibliothèque Ambrosienne, de Milan, a fourni à A. Mai l’Abrégé qui permet de suppléer en quelque mesure aux livres perdus (Scriptor. vet. nova collectio, t. II). Sur l’état du texte, consulter Cobet, Observationes crit. et palæogr. ad Dion, Halic. antiquitates romanas, Leyde, 1877.
Éditions. Les œuvres complètes ont été éditées pour la première fois en grec par Rob. Estienne, Paris, 1546. Les principales éditions qui ont suivi sont : celle de Sylburg, avec traduction latine, Francfort, 1586 ; puis celle de Reiske, 6 vol. in-8o, Leipzig, 1774-1777. Cette dernière a été reproduite, avec les fragments découverts par A. Mai, dans la petite édition de la biblioth. Tauchnitz, Leipzig, 1823. — L’Histoire romaine a été publiée séparément par A. Kiessling dans la biblioth. Teubner, Leipzig, 1860-70. Une nouvelle édition, due à Jacoby, a été commencée en 1889 dans la même collection. — Pour les ouvrages de rhétorique, dont le texte était particulièrement défectueux, des éditions partielles étaient indispensables. Il faut citer les suivantes : Dionys. Halic. epistolæ criticæ tres (duæ ad Ammæum, una ad Cn. Pompeium), de H. van Herwerden, Groningue, 1861 ; Première lettre à Ammée, texte grec annoté par H. Weil, Paris, 1878 ; Dion. Halic. librorum de imitatione reliquiæ epistulæque criticæ duæ (Lettre à Cn. Pompée et lettre à Ammæos sur Thucyd.), de Herm. Usener, Bonn, 1889 ; Jugement sur Lysias, texte et traduction française avec un commentaire critique et explicatif, par A. Desrousseaux et Max Egger, Paris, Hachette, 1890 ; Dionysii Halic. quæ fertur ars rhetorica, par Herm. Usener, Leipzig, 1893. Enfin, on peut rappeler pour mémoire le très médiocre travail de E. Gros, Examen critique des plus célèbres écrivains de la Grèce par Denys d’Halicarnasse, texte, traduction et notes, Paris, 1826-27, 3 vol. in-8o.
Strabon. — Manuscrits. Étude générale de Kramer dans la préface de son édition. Ces mss. sont très corrompus et généralement incomplets. Le meilleur, qui est le Parisinus 1397 (A), ne contient que les neuf premiers livres. Il doit être suppléé, pour les huit autres livres, par le Parisinus 1393, qui contient tout l’ouvrage, avec d’assez graves lacunes. — Divers abrégés et listes de chapitres nous ont été conservés. L’Epitome Palatina se trouve dans le ms. 398 de Heidelberg (xe s.) ; l’Epitome Vaticana, dans le ms. 482 du Vatican (xive s.) — Sur l’état du texte, A. Meineke, Vindiciarum strabonianarum liber, Berlin, 1852. — Éditions. Édition princeps (en grec), Alde, 1516. Les éditions à mentionner sont : celle de Casaubon, Paris, 1620, dont on cite communément la pagination, celle de Coraï, Paris, 1815-19 ; puis l’édition critique de Kramer, Berlin, 1844-52, qui a marqué un progrès important dans l’établissement du texte ; celle de Meineke, dans la Biblioth. Teubner, Leipzig, 1853, faite sur la précédente, avec un assez grand nombre de corrections ; celle de C. Müller et F. Dübner, dans la Biblioth. Didot, avec trad. latine et 15 cartes, Paris, 1858. — Les Fragments historiques ont été publiés par C. Müller, dans ses Fragm. Hist. gr., t. III, p. 490. — Traduction française par Am. Tardieu, Paris, Hachette, 1873.
Philon. — Manuscrits. Étude d’ensemble dans les Prolégomènes de Cohn et Wendland. Les livres de Philon semblent avoir été rassemblés par Clément d’Alexandrie et Origène. Nos mss. dérivent d’un exemplaire de la bibliothèque de Césarée, copié et corrigé au ive siècle. Les principaux sont le Laurentianus 10, 20 (du xiiie s.), le Vaticanus 381, les Monacenses 459 et 113. — Éditions. L’édition princeps, donnée par Turnèbe, Paris, 1552, était encore très incomplète. Divers opuscules furent mis en lumière dans la fin du xvie siècle et dans le courant du xviie s., notamment par Hoeschel. Au xviiie siècle, parut l’importante édition de Thomas Mangey, avec traduction latine et commentaires, Londres, 1742, 2 vol. in-fol. Angelo Mai publia à Milan, en 1816 et 1818, plusieurs opuscules jusque là inédits. En 1822 et 1826, le Lazariste J. B. Aucher y ajouta en latin, d’après une traduction arménienne, les opuscules Sur la Providence (I et II), Sur les animaux, quatre livres Sur la Genèse, deux Sur l’Exode, et d’autres encore. C’est le texte de Mangey, ainsi complété, qui a été reproduit par Holtze dans la petite bibliothèque Tauchnitz, Leipzig, 1851-53. Il sera heureusement remplacé par celui de la grande édition critique de L. Cohn et Wendland, dont le tome I a paru à Berlin, en 1896.
Fl. Joseph. — Manuscrits. Sur les mss. de Joseph, consulter les préfaces des tomes I, III, V, VI, de la grande édition de Niese (voir ci-après). L’Antiquité juive semble avoir été ordinairement divisée en deux parties, la première contenant les l. i-x, la seconde les livres xi-xx avec l’Autobiographie. — Les mss. de la première partie paraissent dériver d’un archétype : datant du second ou du troisième siècle. Ils se divisent en deux groupes. Le premier, qui représente une tradition plus pure, comprend aujourd’hui deux mss. : R, Parisinus gr. 1421 (xive siècle) et O, Bodleianus, Miscell. gr. 186 (xve siècle). L’autre renferme tous les autres mss. et dérive d’un exemplaire qui a été corrigé et remanié ; ils sont donc plus éloignés de l’archétype, bien que plus corrects parfois en apparence. — Les mss. de la seconde partie et de l’Autobiographie remontent, eux aussi, probablement, à un archétype du second siècle. Le plus voisin de l’original, malgré ses fautes, est P, Palatinus 14, de la biblioth. vaticane (ixe ou xe siècle). — Nous possédons en outre un abrégé de l’Antiquité juive en grec, qui semble avoir été composé, au xe ou au xie siècle, par un Grec instruit, et qui peut servir quelquefois à corriger le texte original. Voy. Niese, éd. citée, t. I, p. xviii et suiv. Cet abrégé a été utilisé par Zonaras, dans la composition de sa chronique, au xiie siècle. — Pour la Guerre des Juifs, les meilleurs mss. sont le Parisinus 1425, du xe ou du xie siècle (P de Niese), et un Ambrosianus (A de Niese), du même âge. Toutefois, les autres mss. semblent avoir conservé, çà et là, une tradition indépendante et meilleure. Ces mss. sont décrits dans Niese, t. VI, Præfatio. — Les mss. du Contre Apion dérivent tous, selon Niese (t. V, Præfatio) du Laurentianus LXIX, 22.
Éditions. Les ouvrages de Joseph furent d’abord édités en latin. L’édition princeps en grec parut à Bâle, en 1544, par les soins d’Arlen. Les xvie, xviie et xviiie siècles, très épris de l’historien juif, multiplièrent les éditions de ses œuvres. Il suffira de mentionner ici : celle de Thomas Ittig, Cologne, 1691 ; celle de Havercamp, La Haye, 1726, qui a établi la division traditionnelle du texte ; celle de Dindorf (Bibl. Didot), Paris, 1845. — La meilleure édition aujourd’hui est celle de B. Niese, en sept vol. in-8o, Berlin, 1887-95, avec un apparatus critique très complet. On doit au même savant une editio minor, plus riche que la grande en conjectures et en corrections. — L’édition de la Bibliotheca Teubneriana, due à Naber, donne à peu près le même texte ; l’annotation critique est plus abondante que dans la petite édition de Niese.
I
La période que nous considérons dans ce chapitre s’étend depuis le milieu du ier siècle avant J.-C. environ jusqu’à la mort de Domitien (96 ap. J.-C.). Elle embrasse donc un peu plus d’un siècle. C’est, comme nous l’avons dit plus haut, une période de transition. L’art alexandrin disparaît, avec les idées qu’on peut appeler hellénistiques. De nouvelles idées commencent à apparaître, en morale, en religion, en littérature, et aussi une conception différente de la société. Pour les traduire, un art nouveau cherche à se constituer ; mais rien de tout cela ne se dégage encore nettement. Ce sera seulement à partir du règne de Nerva, et dans le cours du second et du iiie siècle, qu’on verra s’épanouir successivement, comme autant de productions caractéristiques de l’âge impérial, la philosophie morale sous la forme que lui donneront Dion de Pruse, Épictète, Plutarque, Marc-Aurèle, la sophistique avec Polémon, Hérode Atticus, Ælius Aristide, Maxime de Tyr, l’historiographie renouvelée par Arrien, et Appien, puis continuée par Dion Cassius, Hérodien, le pamphlet social et religieux avec Lucien, l’apologie et la théologie chrétiennes avec Justin, Athénagoras, Clément, Origène, enfin le néoplatonisme avec Plotin et Porphyre. En attendant, on essaye de tout, sans avoir encore bien clairement conscience de ce qui est appelé au succès.
La Grèce propre, devenue la province d’Achaïe, n’a qu’une très petite part dans ce mouvement. Affreusement dévastée par les guerres de Mithridate, puis par les guerres civiles, elle végète alors pauvrement et se refait par de longs efforts. Ce n’est que dans la période suivante qu’elle recommencera à jouir de quelque prospérité[959]. Au contraire, Alexandrie, très riche et très brillante, bien qu’elle ait cessé d’être la capitale d’un royaume indépendant, demeure la plus grande ville du monde après Rome ; avec son Musée, ses écoles de grammaire, ses bibliothèques, et aussi son importante communauté de juifs hellénisants, elle entretient un actif mouvement d’idées et d’études. Son rôle propre sera de fondre ensemble l’hellénisme et le judaïsme, et déjà elle y travaille activement avec Philon. À côté d’elle, la Judée, sous les Hérode, s’ouvre aux influences grecques, et, si le peuple en masse y reste hostile, la cour de Jérusalem du moins devient un foyer d’hellénisme : nous y trouverons l’historien Nicolas de Damas. Moins heureuses, les provinces grecques de Syrie et d’Asie Mineure, fort appauvries aussi par les guerres, semblent avoir perdu pour quelque temps leur vie propre. C’est seulement vers la fin du ier siècle, sous les Flaviens, que les écoles de Smyrne, d’Éphèse, de Pergame recommenceront à sortir de leur obscurité. Celles de Syrie ne grandiront qu’à partir du second ou du troisième siècle. Pour le moment, ces provinces se contentent d’envoyer à Rome ce qu’elles produisent d’hommes actifs, intelligents et ambitieux.
Rome est en effet devenue, par le fait de l’établissement de l’Empire, une ville unique, qui attire tout à elle et dont l’influence se fait sentir partout. C’est à Rome que la littérature grecque va, pour ainsi dire, se transporter, jusqu’au temps où la Grèce et l’Orient grec auront retrouvé, dans des conditions de vie meilleures, une certaine indépendance intellectuelle. La conséquence immédiate de cette émigration, c’est que les Grecs de ce temps écriront souvent pour les Romains, autant ou plus que pour leurs compatriotes. Devenus leurs clients et désireux d’être approuvés d’eux, les critiques se proposeront de leur faire mieux connaître les grands écrivains qui sont considérés comme des maîtres par les deux peuples également ; les historiens rassembleront et résumeront pour eux les annales des royaumes qu’ils ont soumis ; les philosophes approprieront à leurs besoins l’enseignement traditionnel de leurs écoles.
Cette situation nouvelle aura ses inconvénients et ses avantages. L’inconvénient le plus apparent, et le plus grave à coup sûr, c’est que toute cette littérature, ainsi dépaysée et souvent trop protégée, manquera absolument d’originalité, de hardiesse, faute d’être alimentée et encouragée par un sentiment national indépendant. Un autre, c’est que, pour satisfaire à la curiosité un peu puérile de ses protecteurs, elle donnera parfois trop d’importance à des futilités[960]. Nous trouverons dans la littérature grecque de ce temps mainte trace de cette influence déprimante et rapetissante.
Mais, d’autre part, on ne peut nier que Rome, en attirant à elle les Grecs, et en leur imposant quelque chose de son esprit, ne leur ait rendu service à bien des égards.
D’abord, elle leur a offert des moyens de travail qu’ils auraient difficilement trouvés ailleurs. Elle a mis à leur disposition ses bibliothèques[961], ses archives publiques et privées ; elle a tourné leur attention vers son histoire, ses mœurs, ses institutions, ses monuments ; elle les a mis en relations avec les héritiers et les représentants de ses grandes familles ; elle leur a fait voir de près sa force et ses moyens de gouvernement. Ce que des historiens, même d’un génie médiocre, ont dû tirer de là d’informations et de vues nouvelles, on le devine aisément.
En second lieu, elle a certainement donné occasion, à quelques-uns au moins d’entre eux, aux plus intelligents, à un Strabon surtout, de voir les choses de plus haut. Il était plus facile de se représenter le monde en son ensemble, de Rome, qui en était le centre, que, d’Amasée dans le Pont. Vues du voisinage du Capitole, les petits pays semblaient petits comme ils l’étaient réellement, tandis qu’ils auraient risqué de paraître plus grands qu’ils n’étaient à des gens qui n’en seraient jamais sortis.
En troisième lieu, l’esprit romain, avec ses qualités pratiques, a tempéré heureusement, pour un temps au moins, ce qu’il y avait de trop spéculatif dans l’esprit grec. La philosophie morale des Sextius, des Musonius, et par conséquent celle d’Épictète, qui en est issue, si elle est grecque par la tradition dogmatique, a cependant subi fortement l’influence de la vertu romaine. Et il n’y a pas lieu de le regretter, ni au point de vue moral, ni au point de vue littéraire, puisqu’il s’en est dé- gagé quelque chose d’original, qui ne peut être confondu ni avec le stoïcisme d’un Chrysippe, ni avec l’ascétisme mystique des néoplatoniciens. Enfin, pour ne parler que du goût, le génie des Romains répugnait plus que celui des Grecs à l’afféterie, au verbiage vide et sonore ; il avait quelque chose de solide et de sain ; et nous allons entendre les Grecs eux-mêmes reconnaître que son influence n’a pas peu contribué à cette renaissance de l’atticisme dont nous aurons à nous occuper presque immédiatement.
II
Le premier écrivain qui se présente à nous, moins pour raison de chronologie que parce qu’il tient très étroitement à la période antérieure, c’est Diodore de Sicile. Abréviateur des historiens qui l’avaient précédé, ce n’est pas assez de dire qu’il dépend d’eux, car en réalité son œuvre n’existe que par la leur, dont elle n’est, à proprement parler, qu’une appropriation. Mais, d’autre part, cette œuvre est née à Rome, et, dans une certaine mesure, elle est marquée de l’empreinte romaine. Par là, elle se prête à être regardée comme la première où se révèle le caractère, médiocrement original d’ailleurs, du premier siècle de l’Empire.
Né vers l’an 90 à Agyrium en Sicile[962], Diodore, grec d’origine, y apprit de bonne heure le latin (Hist. i, 4). Dès qu’il eut conçu le projet de sa grande œuvre historique, il s’y prépara par de longs et pénibles voyages à travers l’Europe et l’Asie[963]. Cela laisse supposer qu’il jouissait d’une assez large fortune pour être libre de son temps et ne pas regarder à la dépense. Un de ses voyages le conduisit en Égypte dans la 180e Olympiade (60-57 av. J.-C.). Il fit aussi de nombreux et longs séjours à Rome, où il trouva, nous dit-il, les ressources de travail nécessaires à sa grande entreprise (i, 4). Celle-ci lui demanda trente années de préparation (Ibid.). Elle semble avoir été achevée et publiée vers le début du règne d’Auguste, car il y est fait allusion à l’apothéose de César (i, 4, 7) ; on s’explique que l’auteur d’où Suidas a tiré sa notice ait fait vivre Diodore sous Auguste, si c’est alors en effet qu’il se fit connaître. D’autre part, il est peu probable que l’ouvrage ait été publié plus tard, car il n’y est fait aucune allusion aux événements postérieurs à l’an 30 ; d’ailleurs, Diodore ne devait plus être jeune, lorsque l’empire fut établi. Le titre authentique de l’ouvrage paraît avoir été Bibliothèque historique (probablement Ἱστοριῶν βιβλιοθήκη)[964].
Persuadé de l’utilité de l’histoire, surtout de l’histoire universelle, qu’il vante dans sa préface, et, sans doute aussi, ambitieux d’attacher son nom à une grande œuvre, Diodore se proposa surtout de réunir en un exposé synthétique, sous une forme claire, la masse de faits que ses contemporains étaient obligés de chercher dans des ouvrages divers, et dont ils avaient peine par suite à saisir la concordance. L’idée première de cette œuvre lui avait été certainement inspirée par les histoires universelles déjà tentées, en particulier par celles d’Éphore et de Polybe. Mais la sienne devait dépasser toutes les autres en étendue[965] ; car il se proposait d’y faire figurer tous les siècles, depuis les origines fabuleuses jusqu’à son temps, tous les peuples, aussi bien les barbares que les Grecs et les Romains, et enfin toutes les parties de la connaissance historique, géographie, histoire des institutions et des mœurs, des arts et des lettres. C’était une véritable encyclopédie historique qu’il avait en vue, et on ne peut nier qu’il n’y eût dans ce projet même une certaine grandeur et un sentiment juste des besoins du temps.
Pour constituer le plan de cet immense exposé, Diodore, pénétré de l’importance d’une bonne composition, voulut avec raison associer l’ordonnance chronologique à une combinaison raisonnée qui grouperait les choses de manière à en faciliter l’intelligence[966]. Attentif à suivre d’une manière générale l’ordre des temps, et soigneux de fixer dans le détail les dates précises en établissant la concordance entre les divers systèmes de chronologie usités jusque-là, il se refusait pourtant à morceler son récit par années, et il entendait le diviser en périodes assez larges, dans lesquelles il exposerait, l’une après l’autre, les diverses séries d’événements parallèles. Telle était du moins son intention ; il l’avait conçue et mûrie à la lecture d’Éphore ; et elle était excellente en elle-même[967]. Voici comment il la réalisa.
Lui-même nous donne, dans sa préface, comme la table sommaire de sa bibliothèque[968]. Divisée en quarante livres, elle embrassait une période de onze cent trente-huit ans, sans compter les temps antérieurs à la chronologie, laquelle commençait pour Diodore à la guerre de Troie[969]. Ces livres étaient répartis en trois groupes :
Premier groupe, période mythique antérieure à la guerre de Troie : six livres, dont trois pour l’histoire primitive des barbares et trois pour celle des Grecs : — l. I, en deux parties, Égypte ; — l. II, Assyrie, Chaldée, Médie, Inde, Scythie, Arabie, Îles de l’Océan ; — l. III, Éthiopie, Peuples d’Afrique, Amazones, Atlantes, Généalogie des dieux issus d’Ouranos ; — l. IV, Mythologie grecque ; — l. V, Histoire primitive des Îles ; îles de la Méditerranée ; îles de l’Océan, Bretagne, et incidemment les Celtes, les Celtibères, les Ligures, les Tyrrhéniens ; îles de l’Océan Indien, et notamment Panchæa ; enfin, îles de la mer Égée, parmi lesquelles la Crète avec ses légendes ; — l. VI, Fin de la mythologie grecque. — De ces six livres, nous ne possédons plus que les cinq premiers avec quelques fragments du sixième.
Second groupe, de la guerre de Troie à la mort d’Alexandre : onze livres. D’abord quatre, presque entièrement perdus, savoir : l. VII, de la guerre de Troie au commencement des Olympiades (1183-776 av. J.-C.) ; — l. VIII, fondation de Rome, colonisation grecque, guerres de Messénie, etc. ; l. IX, suite des rois de Rome, Solon et les Sages, Crésus. Phalaris, Cyrus, Pisistrate, etc. ; — l. X, derniers rois de Rome, Pythagore, fin de Cyrus et Cambyse, les fils de Pisistrate, première guerre médique. — Puis, sept livres, qui subsistent en entier et qui embrassent la plus importante période de l’histoire ancienne, de 480 à 323 ; savoir : l. XI, de 480 à 451, seconde guerre médique ; la Grèce, la Perse, l’Égypte, la Sicile dans les dix-neuf années suivantes ; — l. XII, de 450 à 416, développement de l’empire d’Athènes sous Périclès ; suite de l’histoire de la Sicile et de la Grande Grèce, Charondas ; les décemvirs à Rome et la loi des douze tables ; première partie de la guerre du Péloponnèse ; — l. XIII, de 415 à 405, fin de la guerre du Péloponnèse ; guerre des Carthaginois en Sicile ; — l. XIV, de 404 à 387, les trente tyrans à Athènes ct leur renversement, Denys tyran de Sicile, expédition de Cyrus le jeune, et retraite des dix mille, les Grecs en Asie Mineure, Denys et les Carthaginois, guerre de Béotie, Agésilas, invasion des Gaulois en Italie ; — l. XV, de 386 à 361, Évagoras et la Perse, la cour de Denys à Syracuse et la fin de son règne, succès des Thébains, révolte de l’Égypte, affaires de Thessalie et de Macédoine ; — l. XVI, de 360 à 336, règne de Philippe de Macédoine et faits contemporains, en Sicile particulièrement (expédition de Timoléon) ; — l. XVII, de 335 à 323, Alexandre et son temps.
Enfin, les vingt-trois derniers livres embrassaient seulement deux siècles et demi, de la mort d’Alexandre au commencement de l’expédition de César contre les Gaulois[970]. — De cette série, nous ne possédons plus que les livres XVIII, XIX et XX, qui vont de 323 à 302, contenant par conséquent l’histoire complète des successeurs d’Alexandre, celle d’Agathocle et la suite des guerres du Samnium. Les vingt autres livres sont perdus, à l’exception d’un assez grand nombre de fragments[971]. En somme, sur un total de quarante livres, quinze seulement subsistent, c’est-à-dire un peu plus du tiers de l’ouvrage.
Lorsqu’on embrasse du regard ce vaste ensemble, si justement dénommé « bibliothèque », il est difficile de ne pas éprouver quelque admiration pour la force de travail de celui qui l’a exécuté et quelque reconnaissance pour le service qu’il nous a rendu par là. Son ouvrage a été dès son apparition, et il est devenu de plus en plus, à mesure que d’autres disparaissaient, la plus abondante source d’informations pour l’histoire des peuples anciens. Beaucoup lu sous l’empire, il valut à son auteur une renommée méritée[972]. Cette renommée s’est perpétuée jusqu’aux temps modernes ; mais elle y a été vivement contestée. Dès l’époque de la Renaissance, Diodore a rencontré à la fois des admirateurs et des critiques[973]. Et, mieux on s’est rendu compte des vraies conditions du travail historique, plus, il faut l’avouer, on s’est montré sévère à son égard. Juste au fond, cette sévérité a été quelquefois exagérée, et nous devons essayer de la ramener ici à la vraie mesure. Il est certain d’abord qu’une entreprise comme celle de Diodore offrait des difficultés de plusieurs sortes, dont il ne paraît pas s’être douté, et dont, en tout cas, il était hors d’état de se tirer. La première était celle de la chronologie. Diodore ne semble avoir eu aucune pratique raisonnée du calcul des temps ; il a cru qu’il suffirait, pour ce qu’il voulait faire, de mettre à profit les travaux antérieurs. La chronique d’Apollodore lui servit, pour ainsi dire, de canevas chronologique pour toute la première partie de son histoire, et sans doute même au delà[974] ; mais, en outre, il emprunta tout simplement à chacun des historiens qu’il dépouillait sa manière propre de compter le temps, bien que les uns comptassent par années solaires, d’autres par saisons, d’autres encore par olympiades ou par années attiques ; et il le fit, sans se préoccuper de les concilier ; de là, malgré son exactitude apparente, quantité de divergences gênantes dans le détail des faits. De plus, il a voulu superposer la chronologie romaine à la chronologie grecque, sans se rendre compte des obscurités de la première et sans remarquer que l’année grecque ne coïncidait pas avec l’année romaine[975].
Cela, toutefois, n’aurait donné lieu qu’à un défaut accessoire. Une autre difficulté, bien plus grave parce qu’elle touchait au fond même des choses, était de faire la critique de témoignages multiples et parfois contradictoires, soit pour les concilier, soit pour choisir les meilleurs en connaissance de cause. Cette critique, Diodore ne paraît pas avoir cherché sérieusement à l’exercer. L’étude de ses sources a permis peu à peu de discerner sa méthode et de constater à quel point elle est loin d’être scientifique[976]. Pour chaque partie de son exposé, il suit un auteur principal, qu’il ne nomme pas, mais que l’on peut ordinairement reconnaître. Il le choisit le plus souvent, moins pour son renom de véracité, que pour certains caractères de son récit : il aime la multiplicité des détails, la variété, les tableaux éloquents, plus encore les histoires d’ensemble toutes faites, qui simplifiaient sa tâche : c’est ainsi qu’il a négligé Thucydide et Xénophon, pour se servir d’Éphore, parce que celui-ci avait simplifié les récits de ses prédécesseurs et que d’ailleurs sa nature d’esprit convenait mieux à celle de Diodore.
Ses principales sources semblent avoir été : pour l’histoire primitive de l’Égypte, Hécatée d’Abdère (I, 37, et 46) ; pour celle de la Perse, Ctésias (II, 32 et XVI, 46) ; pour La période mythologique de la Grèce, Denys le Cyclographe (III, 52 et 66) ; pour l’histoire grecque jusqu’à Alexandre, Hérodote (II, 15 et 32 ; XI, 37), Éphore et Théopompe, qu’il cite fréquemment, Anaximène de Lampsaque (XV, 76 et 89), Callisthène (XIV, 117) ; pour celle d’Alexandre, Clitarque (II, 7, 3) ; Pour La période des Diadoques, Douris de Samos (XV, 60). L’histoire de la Sicile, qui tient une grande place dans son récit, est écrite surtout d’aprés Philistos (XIII, 103 et XV, 89) et Timée (citations fréquentes). Pour celle de Rome, il dépend de Ménodote de Périnthe et de Sosylos d’Ilium (XXVI, 4), de Polybe et de Posidonios. Beaucoup de ces auteurs semblent avoir été suivis par lui pas à pas, le plus souvent abrégés, quelquefois copiés, ou peu s’en faut. Jamais, il ne s’est avisé de remonter au delà, de les contrôler par les monuments, les archives, les inscriptions, ou simplement par un sens ferme de la probabilité. D’un bout à l’autre, sa bibliothèque est donc, non seulement un ouvrage de seconde main, mais presque une série d’extraits, légèrement arrangés. Il est vrai que ce manque même d’originalité lui donne en un certain sens une valeur spéciale, puisqu’elle nous a ainsi conservé une sorte de reproduction de beaucoup d’ouvrages perdus.
Cette manière de faire suffit à dénoter une médiocrité d’esprit, qui apparaît plus vivement encore dans le travail proprement littéraire. Enchaîné à ses auteurs, Diodore n’a pas même su suivre le plan qu’il s’était tracé à lui-même. Après avoir répudié, comme on l’a vu, la méthode annalistique, qui morcelle le récit par années, il y revient dans une grande partie de son exposé. Comment en serait-il autrement ? Les vues générales qui lui auraient seules permis de constituer dans l’histoire universelle des groupes de faits vraiment homogènes, il ne les a pas. Nulle idée du progrès ou de la décadence des peuples, des causes qui les ont mis en contact les uns avec les autres, des emprunts qu’ils ont pu se faire mutuellement, ni de la marche de la civilisation. La constitution des grands empires, le développement de la puissance romaine, en un mot les faits dominants qui englobaient tous les autres, ne semblent pas l’avoir frappé. Il n’a point de philosophie. Il est vrai qu’il voit partout l’action de la providence ; mais cette action, telle qu’il la conçoit, se réduit à une puérile distribution de récompenses et de peines. Du reste, il n’est ni homme d’État, ni homme de guerre. Même l’histoire des lettres et des arts, à laquelle il a eu la bonne idée de faire une place çà et là, est étrangement traitée par lui, selon le hasard de ses informations : il parle de Philoxène et de Timothée (XIV, 46), et il a raison ; mais il ne nomme pas Euripide, et il ne mentionne Eschyle qu’à propos de son frère.
Comme écrivain, son principal mérite est d’être clair. Il écrit avec une facilité banale, dans une langue sans couleur[977]. Sans cesse, il se sert des mots abstraits et vagues qui remplaçaient alors dans l’usage les manières de dire précises et vivantes d’autrefois. Dans l’exposé des faits, il est plutôt sec ; dans ses préfaces, lorsqu’il énonce des considérations générales, il n’est pas exempt d’emphase. Louons-le du moins de n’avoir pas abusé des harangues (XX, 1).
En somme, Diodore nous fait sentir très vivement à quel point la littérature grecque avait alors besoin de se relever par le sentiment de l’art. Ce sentiment est chez lui aussi faible que possible ; il n’était pas plus fort chez la grande majorité de ses compatriotes. Mais une réaction commençait à sc dessiner ; et nous avons maintenant à en suivre le développement, d’abord lent et obscur, puis rapide et décisif.
II
On a vu combien l’art d’écrire avait été négligé par les philosophes et par un certain nombre d’historiens dans la fin de la période précédente, et d’autre part quelle fâcheuse tendance se manifestait dans la rhétorique d’alors. L’éloquence dite Asiatique avait paru quelque temps devoir prédominer dans tout le monde grec, et on l’avait vue, à Rome même, se faire accueillir d’un certain nombre d’orateurs, préoccupés de suivre la mode. Mais, en général, le bon sens romain avait résisté. En résistant, il rendit aux Grecs le service de leur ouvrir les yeux sur leurs propres ridicules. Dès les dernières années de la République, la réaction est manifeste, et elle s’accentue, d’une manière décisive, dans les premières années de l’Empire.
Cicéron, un des maîtres du goût romain, avait éloquemment recommandé, dans un grand nombre de ses ouvrages, l’étude des meilleurs écrivains classiques et décrié le mauvais goût contemporain. Sénèque le père, dans ses Controverses, atteste que l’opinion des écoles, au temps d’Auguste, opposait à la frivolité prétentieuse de la déclamation grecque la vigueur plus saine de la déclamation latine[978]. De tels jugements devaient rappeler les Grecs à eux-mêmes : leurs propres témoignages nous apprennent que cette influence fut efficace[979].
Si les études proprement grammaticales ne semblent pas avoir eu d’action bien marquée sur cette renaissance du goût littéraire, elles y contribuèrent du moins indirectement en perpétuant l’étude des auteurs classiques. Toutefois, elles n’eurent pas assez d’éclat sous le règne d’Auguste et de ses premiers successeurs pour que nous puissions nous y arrêter longtemps. Nous n’en dirons que quelques mots.
C’est toujours entre Rome et Alexandrie qu’elles continuent alors à se partager. Presque tous les grammairiens de ce temps, comme ceux de la précédente génération, procèdent d’Aristarque et se proposent de continuer ses travaux. Ce sont, comme lui, des critiques et des commentateurs. Ils s’attachent, comme lui, aux textes classiques, particulièrement à ceux des poètes, et de préférence à Homère. Accessoirement, ils s’occupent aussi de travaux plus généraux sur la langue, et déjà quelques-uns d’entre eux cherchent à établir l’usage attique, sans être toutefois dominés encore par les préoccupations de purisme qui prévaudront un peu plus tard. Quant à la théorie grammaticale, ils semblent se soucier médiocrement de la faire progresser : elle restera jusqu’au temps d’Apollonios Dyscole ce que Denys le Thrace l’avait faite.
Beaucoup de ces grammairiens ne peuvent être ici que mentionnés en passant : tels Apollonidès de Nicée, Philoxène d’Alexandrie, Zénon, Polybe, contemporains de Tibère et admis à sa cour, Sotéridas, qui vivait sous Néron, Alexion, Archibios de Leucade, Héracléon, Héraclite de Milet ; tel encore Épaphrodite de Chéronée, qui enseigna à Rome sous les règnes de Néron, Vespasien, Titus et Domitien, et mit à profit les ressources de sa riche bibliothèque pour commenter Homère, Hésiode, Pindare, Callimaque et les poètes comiques[980]. — Quelques autres, sans avoir eu peut-être un mérite supérieur, ont un peu plus d’importance néanmoins, parce que leurs ouvrages nous sont mieux connus. Théon, par exemple, qui probablement tint école de grammaire sous Auguste, doit une certaine notoriété à ses scolies, souvent citées, sur les poètes tragiques et comiques ainsi que sur Apollonios de Rhodes, et à son Lexique de la tragédie et de la comédie. Il semble avoir été un de ceux avec qui commença cette littérature de lexiques spéciaux, qui va se continuer à travers toute la période impériale[981]. — En ce genre, un des plus notables grammairiens des débuts de l’Empire, est Pamphilos d’Alexandrie, un peu postérieur à Théon. Son ouvrage Sur les expressions rares (Περὶ γλωσσῶν ἤτοι λέξεων), immense recueil en 95 livres, était une sorte de monument élevé par l’érudition à la littérature classique ; et nous voyons, en fait, que les philologues des siècles suivants n’ont cessé d’y puiser comme dans un trésor[982]. — Très au dessous de lui, on peut nommer aussi Érotien, qui composa sous Néron un Lexique d’Hippocrate, venu jusqu’à nous[983].
Dans le groupe plus intéressant des commentateurs d’Homère, mentionnons d’abord : Ptolémée d’Ascalon, qui semble avoir vécu et enseigné à Rome au temps de César[984] ; Séleucos, surnommé « l’Homérique », un des grammairiens attitrés de Tibère[985] ; puis les auteurs de Lexiques homériques, Apollonios, fils d’Archibios, Apion, Hérodore. Le Lexique d’Apollonios est venu jusqu’à nous, du moins en abrégé[986] ; celui d’Apion paraît s’être fondu, par suite de remaniements, avec celui d’Hérodore, de façon qu’ils n’ont plus formé qu’un seul ouvrage, souvent cité dans nos scolies[987]. Apion, du reste, s’est plus adonné à l’érudition historique qu’à la grammaire proprement dite, et nous aurons à revenir sur lui un peu plus loin, quand nous parlerons de l’historiographie du premier siècle. — Enfin, il faut surtout distinguer, comme le plus important pour nous des « homéristes » d’alors, Aristonicos d’Alexandrie, probablement contemporain d’Auguste[988]. Sa notoriété lui vient de ses deux traités Sur les signes de l’Iliade et Sur les signes de l’Odyssée (Περὶ σημείων Ἰλ. καὶ Ὀδ.), où il expliquait la signification et la raison d’être des signes qu’Aristarque avait mis en marge des deux poèmes. C’était en réalité un double commentaire, dans lequel les remarques d’Aristarque étaient critiquées et complétées. Les fragments qui nous en restent en attestent encore la valeur[989].
En dehors de ce groupe, mais toujours parmi les auxiliaires de la littérature qui ne sont pas eux-mêmes des littérateurs, on peut nommer encore Héliodore, connu surtout par ses travaux sur la métrique d’Aristophane, bien qu’il se soit, lui aussi, occupé d’Homère[990]. Héliodore a continué, comme métricien, la tradition qui avait commencé avec Aristophane de Byzance et qui allait se continuer jusqu’à Héphestion ; la valeur de cette méthode a été appréciée plus haut.
Tous ces spécialistes ont eu leur rôle et leur mérite. Mais il n’y a parmi eux ni un homme supérieur, ni un novateur, ni un écrivain. Ils n’intéressent l’histoire de la littérature que d’une manière indirecte.
On peut en dire autant des maîtres de rhétorique contemporains.
Lorsque le fils de Cicéron étudiait à Athènes, en 44, il prit des leçons d’éloquence grecque auprès d’un certain Gorgias[991]. Quintilien nous le signale comme l’auteur d’un traité en quatre livres Sur les figures de rhétorique, qui fut traduit en latin et abrégé par Rutilius Lupus[992]. L’original est perdu, mais l’abrégé nous reste[993] ; il suffit à nous montrer que Gorgias était un Attique décidé et qu’il faisait étudier l’art de la parole d’après les œuvres des grands orateurs du ive siècle.
Plus célèbres que lui furent les deux rhéteurs Apollodore de Pergame et Théodore de Gadara, qui fondèrent les deux écoles rivales des Apollodoréens et des Théodoréens[994]. Apollodore donnait des leçons au jeune Octave à Apollonie d’Épire, en 44, lorsque celui-ci fut rappelé à Rome par le meurtre de César. Théodore, notablement plus jeune, enseignait encore à Rhodes, quarante ans plus tard, au temps où Tibère, irrité contre Auguste, s’y retira dans une sorte d’exil volontaire. Apollodore, d’après Quintilien, avait écrit un Traité de Rhétorique, dédié à Matius ; ses préceptes furent exposés en grec, sans doute sous une forme plus développée, par Atticus. Les œuvres de Théodore étaient plus nombreuses[995]. La plus intéressante à noter ici est son livre perdu Sur la puissance de l’orateur. Son principal disciple fut un certain Hermagoras, que quelques contemporains de Quintilien avaient encore pu connaitre[996], et qui ne doit pas être confondu avec le premier Hermagoras, dont il a été question plus haut.
Les discussions des Apollodoréens et des Théodoréens ont rempli et passionné les écoles de rhétorique grecque pendant tout le premier siècle de notre ère et au delà. Bien qu’il soit impossible aujourd’hui de formuler avec une précision absolue les doctrines des deux sectes rivales, il apparaît assez clairement que le différend portait sur la valeur des règles et des classifications. Les Apollodoréens, héritiers peut-être de l’esprit rigoriste et stoïcien des grammairiens de Pergame, considéraient la rhétorique comme un art immuable, et ils n’admettaient pas qu’on dérogeât à ses préceptes traditionnels ni qu’on prétendît se mettre à l’aise avec ses divisions ou sa nomenclature. Les Théodoréens, plus libres d’esprit, moins doctrinaires, concevaient une rhétorique plus souple, plus changeante, obéissant à l’expérience et se modifiant avec les circonstances. Il ne paraît guère douteux aujourd’hui qu’ils ne fussent en cela beaucoup plus près de la vérité[997].
Mais deux hommes surtout, en ce temps, eurent le mérite de dégager déjà la critique littéraire de l’enseignement purement technique et de la mettre au service d’un goût passionné pour les belles œuvres classiques. Ce furent Denys d’Halicarnasse et Cécilius.
III
Denys, né à Halicarnasse et fils d’un certain Alexandre, vint à Rome en l’an 30, après la fin des guerres civiles[998]. Probablement jeune encore en ce temps, il y apprit le latin, étendit ses connaissances en tout genre, et se mit par là en état de profiter du séjour qu’il comptait y faire[999]. Ce séjour semble s’être prolongé autant que sa vie. En tout cas, il durait depuis vingt-deux ans, lorsque Denys, en l’an 8 avant J.-C., écrivait la préface de son Histoire primitive de Rome ; et la façon dont il s’y exprime montre assez que, peu à peu, il s’était attaché de cœur à sa nouvelle patrie[1000]. La vie semble en effet lui avoir été agréable dans le milieu où il avait été transporté. Très laborieux, il trouvait à Rome des ressources abondantes el précieuses pour composer la grande histoire qui fut son œuvre de prédilection. En outre, il s’y était fait une société selon ses goûts : un certain nombre de Grecs savants et lettrés, maîtres de rhétorique ou simples amateurs, Cécilius, qu’il appelle son « très cher ami »[1001], Zénon, qui peut-être le mit e n relations avec Cn. Pompée[1002], Démétrius, à qui est dédié son Traité de l’imitation[1003], Ammacos surtout, probablement son premier protecteur, esprit ouvert et curieux ; qui s’intéressait à toutes les questions littéraires[1004] ; puis, quelques Romains de moyenne condition, tels que Cn. Pompée, sans doute un affranchi lettré sorti de la maison du grand Pompée ; enfin, plusieurs membres de l’aristocratie, Rufus Melitius, dont le jeune fils fut son élève, Q. Aelius Tubero, l’historien, d’autres encore. Rien ne prouve que Denys ait tenu école de grammaire ou de rhétorique, à proprement parler : les seules allusions de ses écrits qui pourraient le faire croire semblent se rapporter plutôt à un enseignement privé ; c’est ainsi qu’il donnait au jeune Rufus Melitius des leçons quotidiennes de littérature, lisant et étudiant avec lui les grands écrivains grecs, poètes ou prosateurs[1005].
Dans ce cercle intelligent, on causait littérature ; et Denys, avec son érudition, ses lectures variées, son goût juste et ses qualités critiques, y était fort écouté. Beaucoup de ses écrits naquirent de ces conversations. Les uns sont des consultations littéraires, adressées à quelques amis absents ; d’autres sont des explications, à propos de tel ou tel point débattu et resté douteux ; le plus petit nombre seulement consiste en de véritables traités, composés à loisir. Quels qu’ils soient, tous ont cet intérêt, de nous représenter très fidèlement la vie intellectuelle de cette petite société érudite, pédante et batailleuse, qui, après tout, ne doit pas être considérée comme un élément sans importance dans la grande société romaine du temps.
L’horizon des idées y était étroit, comme il l’est naturellement dans les écoles qui n’ont point d’ouverture sur la rue. Les grandes choses du monde touchaient médiocrement ces petits professeurs grecs. Ils vivaient en dehors de la vie réelle, dans leurs livres ; et il leur manquait à tous cette largeur de vues, cette liberté d’esprit, cette faculté de juger de la valeur réelle des choses, qui ne se forment que par une ample expérience de l’humanité. Nulle philosophie en eux, ni spontanée, ni acquise. Un dogmatisme médiocrement intelligent, et des passions de bibliothécaires. Vivant sur le passé, habitués à commenter des textes et à les critiquer devant des élèves, exclusifs dans leurs admirations, entêtés dans leurs jugements, ils se querellaient tous les jours sur des questions de goût, qu’ils interprétaient petitement. Une exagération provoquait une exagération contraire : les uns ne juraient que par Platon, les autres lui en voulaient furieusement de ce qu’il n’avait pas écrit comme Lysias ; quelques-uns faisaient de Thucydide le modèle même de l’histoire, et d’autres au contraire se scandalisaient de sa subtilité puissante et même de son admirable sens de la vérité[1006]. Tous ces partis-pris se heurtaient, se chamaillaient, s’évertuaient à s’accabler mutuellement sous une grêle de citations, qu’on prenait à pleines mains dans les commentaires, accumulés depuis deux ou trois siècles par les grammairiens. Car l’érudition de ces lettrés querelleurs semble avoir été souvent une érudition d’emprunt. Grands lecteurs d’un petit nombre de livres, où ils enfermaient leur idéal, il est bien probable qu’ils relisaient rarement ceux qu’ils décriaient.
Denys n’était pas une nature assez puissante ni assez personnelle pour réagir bien vivement contre l’influence de ce milieu. Ce qu’il faut dire en sa faveur, c’est qu’il y avait apporté une sincérité, une modération et une honnêteté naturelles, que le mauvais exemple ne réussit pas à pervertir complètement. Conservateur et profondément classique, par tempérament et par éducation, c’était une peine pour lui que d’avoir à toucher aux réputations établies[1007]. Le malheur était que, malgré cela, il ne réussissait pas à se détacher assez des préjugés ambiants pour étudier avec liberté les grands auteurs qui ne répondaient pas à son idéal. Frappé de ce qu’il croyait voir de défectueux en eux, il se sentait tenu en conscience de le dire, « car la première chose, écrivait-il, c’est de ne pas tromper volontairement et de ne pas souiller sa conscience[1008]. » Le critique à ses yeux avait en effet charge d’âmes ; c’était son rôle que de prévenir une imitation irréfléchie qui aurait altéré le goût[1009]. Voilà comment il s’autorisait lui-même dans ses partis pris et se croyait obligé de les soutenir, sans ménagements et sans compromis.
Les Études sur les anciens orateurs (Περὶ τῶν ἀρχαίων ῥητόρων ὑπομνηματισμοί) semblent être le plus ancien des écrits de Denys qui soient venus jusqu’à nous[1010]. La préface, écrite avec une ardeur où se trahit encore la jeuesse, est une sorte de manifeste contre la rhétorique asiatique : on y sent la passion d’un homme qui entre pour la première fois dans la lutte. D’ailleurs, il ne s’agit pour lui que d’achever la victoire, car il considère l’ennemi comme déjà vaincu. Le meilleur moyen de l’accabler, c’est de mieux faire connaître les vrais modèles. Dans ce dessein, Denys choisit six grands orateurs, qu’il répartit en deux groupes : première génération, Lysias, Isocrate, Isée ; seconde génération, Démosthène, Hypéride, Eschine. Nous ne possédons que la première partie, mais la seconde fut certainement écrite et publiée[1011]. Dans les trois études conservées, le plan suivi par l’auteur est uniforme : d’abord, une esquisse de la vie de l’orateur ; puis les caractères distinctifs de son style (ὁ λεκτικὸς χαρακτήρ) ; ensuite ceux qui touchent à la composition et à la manière de traiter les diverses parties du discours (ὁ πραγματικὸς χαρακτήρ)[1012] ; enfin un choix de morceaux, donnés comme exemples à l’appui des jugements émis. L’étude sur Lysias est particulièrement intéressante et tout à fait propre à faire apprécier le sens critique et le bon goût de Denys.
Le Dinarque est indépendant du précédent ouvrage, mais s’y rattache pourtant par le dessein et a dû le suivre d’assez près. L’auteur veut compléter sa première série d’études (c. 1). Toutefois, sa méthode est un peu différente, en raison même du sujet. Dans les Observations sur les anciens orateurs, Denys était préoccupé principalement de dire ce qu’il fallait admirer et imiter chez ses auteurs : ici, l’authenticité de beaucoup de discours attribués à Dinarque étant douteuse, il s’attache à bien établir les caractères qui permettront à ses lecteurs de reconnaître ce qui est de lui.
On peut rapprocher de ces écrits la Première lettre à Ammæos, dont la date est incertaine. C’est une simple discussion de chronologie, provoquée par un incident de dispute littéraire. Un philosophe péripatéticien s’était fait fort, en présence d’Ammæos, de démontrer que Démosthène devait son éloquence aux préceptes d’Aristote. Indigné, Denys le réfute, en établissant que tous les grands discours de Démosthène sont antérieurs à la publication de la Rhétorique. Sa réfutation, fondée sur les témoignages des historiens, est un document capital pour le classement chronologique de ces discours.
Le Traité de l’arrangement des mots (Περὶ συνθέσεως ὀνομάτων), œuvre de la maturité de l’auteur[1013], est aussi le plus remarquable de ses écrits. Cette fois, l’auteur s’en prend à tous ceux qui font peu de cas du style, à tous les tenants de la littérature négligée. Pour les combattre, il médite deux traités, qui embrasseront toute la doctrine du style, telle qu’elle avait été constituée depuis Aristote et Théophraste : le premier, sur le choix des mots (ἐκλογὴ ὀνομάτων) ; le second, sur la manière de les arranger dans la phrase (σύνθεσις ὀνομάτων). Il commence par le second, qu’il dédie à son jeune élève, Rufus Melitius, pour son jour de naissance, et c’est le seul qu’il semble avoir rédigé. Dans une première partie (c. 1-20), il montre, par des exemples frappants, l’importance de l’arrangement des mots ; puis, il en étudie les secrets, sans dédaigner d’entrer dans des détails minutieux sur la structure des membres de phrase, sur l’accent et sur le rythme. Une seconde partie (c. 21-24), est consacrée à la distinction des trois genres d’arrangement, d’où résulte le caractère général du style : l’arrangement sévère (αὐστηρὰ σύνθεσις), l’arrangement brillant ou fleuri (γλαφυρά ou ἀνθηρά), et l’arrangement moyen (κοινή)[1014]. Enfin, dans une dernière partie (c. 25 — fin), l’auteur étudie les rapports entre la poésie et la prose, relativement à l’arrangement des mots. Plein de renseignements techniques, l’ouvrage, dans son ensemble, se recommande à quiconque veut faire une étude précise du style des écrivains grecs. Il renferme en outre un grand nombre de citations, qui nous ont conservé plusieurs fragments précieux[1015].
L’étude Sur la force du style de Démosthène (Περὶ τῆς λεκτικῆς Δημοσθένους δεινότητος), dédiée à Ammæos, est postérieure au Περὶ συνθέσεως ; (cité aux ch. chapitres 49 et 50). Une lacune au début est probablement la cause de certaines difficultés critiques qui ne laissent pas que d’être embarrassantes. L’ouvrage semble avoir fait partie des Études sur les anciens orateurs ; car Denys lui-même, dans des écrits postérieurs, le cite sous ce titre général[1016]. D’autre part, il diffère absolument, quant au plan, des études sur Lysias, Isée et Isocrate : c’est un travail bien plus largement conçu, qui comporte de nombreuses comparaisons, et qui devait être complété par une autre étude, de même ampleur probablement, Sur les idées et la composition dans Démosthène (Περὶ τῆς πραγματικῆς Δημοσθένους δεινότητος)[1017]. Il est difficile de croire que deux morceaux aussi développés n’aient été que des chapitres de l’ouvrage sur les orateurs. En outre, l’auteur renvoie lui-même à un autre écrit de lui sur Démosthène, où était discutée l’authenticité des discours qu’on lui attribuait[1018] ; c’est celui-là, semble-t-il, qui devait faire suite et pendant aux études sur Lysias, Isée et Isocrate. Ces difficultés se résolvent, je crois, assez simplement, si l’on admet que le Traité sur le style de Démosthène est un remaniement du chapitre des Anciens orateurs relatif à Démosthène. Denys expliquait sans doute, dans la préface aujourd’hui perdue, quels motifs l’amenaient à retoucher cette ancienne étude pour lui donner de nouveaux développements. Ces motifs, nous les devinons en partie. Il a voulu entrer plus avant dans l’étude de l’art de Démosthène, faire mieux ressortir par des comparaisons sa supériorité sur tous les autres prosateurs, et en particulier sur Thucydide et Platon, qui avaient l’un et l’autre leurs admirateurs exclusifs. Dans ces développements nouveaux, il a profité des théories sur le style qu’il venait d’exposer dans le traité de l’Arrangement des mots. Nous y retrouvons les qualités critiques de l’auteur ; mais le jugement sur Platon dénote une sévérité étroite, due à d’étranges préjugés de rhéteur. Nous savons par le Traité du sublime (c. 32, 8), que Cécilius, l’ami de Denys, était un « ennemi » de Platon. Denys, lui, proteste de son admiration pour le génie du grand philosophe et même pour son talent d’écrivain ; ce qui n’empêche pas qu’il ne comprend ni son ironie charmante, ni sa fantaisie, ni la souplesse ondoyante de son style.
C’est ce jugement sur Platon qui a motivé la Lettre à Cn. Pompée. Denys y répond à une lettre de Pompée, qui s’était étonné de ses critiques ; il les maintient en les expliquant, et, malgré ses protestations, il les aggrave par là même. Dans la seconde partie de la même lettre (à partir du ch. 3), il expose le plan de son Traité de l’imitation, auquel il travaillait alors, et cite par avance de nombreux extraits de la seconde partie.
Ce traité de l’Imitation (περὶ Μιμήσεως), presque entièrement perdu, dut paraître peu de temps après. C’était en quelque sorte le résumé de tout l’enseignement de Denys. L’imitation méthodique des grands écrivains était, avant lui déjà, une des trois parties cataloguées de l’éducation de l’orateur[1019] ; mais il s’était appliqué plus que personne à l’éclairer par des jugements réfléchis : toute sa critique tendait principalement à distinguer ce qu’il fallait imiter en chaque auteur. L’ouvrage, d’après ce qu’il nous apprend lui-même[1020], comprenait trois parties. — La première traitait de l’imitation en général : c’était donc une sorte d’introduction théorique, dont il nous reste à peine quelques lignes : le chapitre de Quintilien Sur l’imitation (l. X, c. 2) peut nous donner une idée des questions qui s’y trouvaient débattues. — La seconde partie, probablement beaucoup plus étendue, énumérait les auteurs qui doivent être imités, en donnant une appréciation résumée des principaux caractères de chacun d’eux. Nous en avons encore la préface et deux séries de jugements. Les uns sont cités par Denys lui-même dans sa Lettre à Pompée ; ils nous ont été ainsi conservés textuellement et dans toute leur étendue ; ce sont les jugements sur Hérodote, Thucydide, Xénophon, Philistos et Théopompe, c’est-à-dire sur quelques-uns des principaux historiens. Les autres, abrégés nous ne savons par qui, et réduits parfois à l’état de simples formules, nous sont parvenus avec la préface comme un ouvrage distinct, sous le titre de Jugements sur les anciens (Ἀρχαίων κρίσις). Quintilien, en composant le chapitre premier de son Xe livre, avait sous les yeux le texte complet de Denys, qu’il a suivi de près et quelquefois traduit. — La troisième partie de l’ouvrage traitait de la manière d’imiter (πῶς δεῖ μιμεῖσθαι) ; il ne nous en reste rien.
L’écrit Sur le caractère de Thucydide (Περὶ τοῦ Θουκυδίδου χαρακτατῆρος) fut adressé à Q. Ælius Tubero, sur sa demande, pour motiver d’une manière plus complète les jugements déjà portés sur Thucydide dans l’étude Sur le style de Démosthène et dans le traité de l’Imitation[1021]. Aucun ouvrage ne montre mieux les graves défauts de la critique de Denys, à côté de ses qualités. Non seulement les reproches essentiels qu’il fait à Thucydide dénotent une inintelligence absolue du vrai rôle de l’historien et de ses devoirs, mais la manière même dont il juge son style trahit une critique trop peu habituée à tenir compte des temps.
À cet écrit se rattache, de la manière la plus étroite, la Seconde lettre à Ammæos, sur les particularités de Thucydide (Περὶ τῶν Θουκυδίδου ἰδιωμάτων). L’auteur y reprend en son entier un des passages principaux de l’écrit précédent, et, pour répondre à un désir d’Ammæos, il le justifie par des citations. C’est donc en quelque sorte une « leçon » écrite, et c’est ce que Denys indique lui-même en nous prévenant qu’il donne ici à la critique la forme « scolastique », au lieu de la forme « épidictique » (c. 4, fin). Rien ne nous fait mieux voir, d’ailleurs, combien ses jugements étaient estimés dans le cercle de ses amis, et combien on tenait à le faire expliquer en détail sur certaines hardiesses.
Outre ces écrits, venus jusqu’à nous, Denys en avait composé d’autres du même genre, qui se sont perdus. Il cite par exemple (Caract. de Thucydide, c. 2) un traité Sur la philosophie politique, dans lequel il semble avoir opposé la philosophie des orateurs, celle qui est l’aliment naturel de l’éloquence, à la philosophie des écoles, réservée aux gens du métier, et dont il faisait sans doute peu de cas. Çà et là, il annonce des ouvrages en projet ou en préparation, qui peut-être n’ont pas tous été réellement écrits[1022]. Le traité Sur le choix des mots, qui est annoncé dans le Περὶ συνθέσεως, a dû être achevé et publié, car il est cité par le scoliaste d’Hermogène[1023]. Quintilien (IX, 89), paraît faire allusion à un écrit spécial Sur les Figures. Enfin, il n’est pas impossible que Denys eût composé une Rhétorique[1024] ; mais celle que nous possédons sous son nom n’est qu’un assemblage tout artificiel de morceaux de différents âges, dont aucun peut-être ne provient réellement de lui[1025].
Il ressort de cette simple énumération que Denys, tout en écrivant beaucoup, n’a jamais su concentrer sa doctrine ni réunir ses observations dans une grande œuvre de théorie littéraire ou de critique, comparable par exemple à l’Institution oratoire de Quintilien. Son Traité de l’imitation, aujourd’hui perdu, semble avoir été ce qu’il composa en ce genre de plus considérable. Ses au- tres écrits ne sont que des études isolées, qui tournent autour des mêmes idées, plutôt qu’elles ne développent une doctrine suivie et personnelle.
Comme théoricien de l’art d’écrire et comme critique, Denys procède de tous ses devanciers, des érudits d’Alexandrie et de Pergame, et aussi des philosophes péripatéticiens. Il a pris aux premiers, outre un grand nombre d’observations de détail[1026], les méthodes même de la critique d’authenticité ; aux seconds, leur nomenclature technique et les idées qui s’y rattachaient. Mais, en remontant jusqu’à Aristote et à Théophraste, dont il dut particulièrement mettre à profit les études sur le style, il a donné peut-être à la critique, — autant du moins que nous pouvons en juger aujourd’hui — plus de valeur littéraire. Comme les péripatéticiens, il entrevoit l’importance de l’histoire dans l’appréciation des écrivains et de leurs relations mutuelles ; il fixe des dates, il distingue des âges successifs ; mais, pas plus qu’eux, il ne sait tirer parti de ses connaissances historiques pour étudier dans le détail les transformations morales de chaque auteur, les progrès ou le déclin de son talent, pour le remettre dans son milieu, pour rechercher ce que son œuvre a dû aux circonstances. La psychologie d’ailleurs ne lui fait pas moins défaut que l’histoire. Jamais il ne songe à chercher l’homme dans l’écrivain, encore moins à expliquer l’un par l’autre. Par suite, sa critique reste sèche et scolastique : chaque genre a pour lui des règles (κανόνες)[1027] et comporte un certain nombre de qualités, les unes nécessaires, les autres simplement utiles ou agréables, qui sont cataloguées dans sa tête, comme elles l’étaient dans les traités spéciaux. Étudier un écrivain, de la façon qu’il l’entend, c’est donc se poser à son sujet une série de questions, arrêtées d’avance et toujours les mêmes ; c’est dresser son signalement suivant un formulaire, qu’il s’agit simplement de remplir. Comment ce procédé monotone se prêterait-il à une étude vraiment vivante des esprits ? C’est d’ailleurs, il faut le reconnaître, celui de toute la critique ancienne, de Cicéron en particulier[1028]. Mais Cicéron atténue les défauts de sa méthode par la largeur de son plan, par la force de ses idées générales, par sa connaissance des hommes, par sa finesse et son éloquence naturelles. Denys, au contraire, les rend souvent plus sensibles par un dogmatisme raide, qui sent l’école, et par une certaine étroitesse de vues, que sa sincérité un peu âpre fait encore ressortir.
Admirateur passionné de Démosthène, il le considère volontiers comme la règle même du style oratoire. C’est de lui qu’on doit apprendre le choix des mots et l’art de les assembler[1029]. Jugement fondamental en quelque sorte, sur lequel reposent tous ses jugements particuliers. Et non seulement cette superstition d’un orateur unique l’empêche d’être juste pour les autres, mais elle nuit même à l’appréciation qu’il fait de celui-là. Ses vues sur Démosthène, dominées par son parti pris, manquent de variété, et par conséquent aussi d’un certain degré de vérité. Il semble, à l’entendre, que le génie du grand orateur soit fait surtout d’une combinaison étonnante de petits calculs et d’une prodigieuse série de réussites partielles. Ainsi, ce qui nous frappe le plus en lui, c’est-à-dire la vie, le mouvement, la puissance de la dialectique, sensibles jusque dans les moindres détails de la phrase, voilà justement ce que Denys fait le moins ressortir.
Ces défauts, il faut l’avouer, sont de nature à rebuter un lecteur moderne. Mais il ne semble pas qu’ils aient été aperçus de même par les contemporains, ni, à plus forte raison, par les rhéteurs des âges suivants. Les uns et les autres appréciaient avec raison l’érudition de Denys, la justesse de son esprit, sa finesse dans le discernement des ressemblances et des différences, la solidité de sa doctrine, son goût dans le choix des exemples. De plus, ils se sentaient touchés, comme nous et plus que nous, par la vivacité de ses admirations, par cette sorte de foi communicative, qui faisait de lui le défenseur des traditions classiques. Ainsi s’explique la grande autorité dont il semble avoir joui dans son milieu et qui s’est perpétuée ensuite dans les écoles[1030]. Quant à son influence immédiate, qu’il ne faut pas exagérer, elle fut certainement utile. Il contribua, pour une certaine part, à cette amélioration générale du goût et à cette sorte de restauration du souci de bien écrire, qui se manifesta alors dans le monde grec[1031].
IV
Persuadé qu’il possédait à fond les secrets du style, Denys eut l’ambition de les mettre en pratique dans une composition historique de longue haleine. Ce fut sans doute la raison principale qui lui fit écrire son grand ouvrage intitulé Antiquité romaine (Ῥωμαϊκή ἀρχαιολογία), c’est-à-dire Histoire primitive de Rome.
L’histoire de Rome était devenue, par suite des événements qui avaient changé la face du monde, le plus grand et le plus beau sujet historique qu’il y eut alors. D’autres Grecs, comme on l’a vu, avaient déjà raconté, depuis un siècle et demi, la série de victoires qui, à partir des guerres puniques, avaient fait du peuple romain le maitre du monde. Mais l’histoire des premiers siècles, si curieuse, si riche d’enseignements, si nécessaire à l’intelligence des temps ultérieurs, aucun d’entre eux encore ne l’avait retracée en détail[1032]. Denys comprit qu’il y avait là matière à une grande œuvre, et il crut pouvoir l’accomplir.
Le plan qu’il conçut était aussi large que possible. Partant de la fondation de Rome, son récit s’élendait jusqu’à la première guerre punique, c’est-à-dire jusqu’au temps où commençait celui de Polybe[1033]. Il embrassait donc cinq siècles ; et, dans cette longue période, l’auteur se proposait de mener de front l’histoire des institutions et des mœurs avec celle des guerres et des traités. Il voulait que son ouvrage fût utile aussi bien aux hommes d’État qu’aux hommes de guerre, et qu’il fournit en outre une lecture pleine d’intérêt à tous les esprits curieux[1034].
Pénétré de l’importance de sa tâche, Denys, malgré ses préoccupations littéraires, voulut s’y appliquer sérieusement. De l’an 30 à l’an 8 avant notre ère, il fut à l’œuvre constamment pour réunir ses informations, les comparer et enfin les faire passer dans son récit[1035]. Il déclare lui-même qu’il a lu et extrait les annalistes romains les plus renommés, Caton, Fabius Pictor, Valérius d’Antium, Licinius Macer, les Ælius et les Gellius, les Calpurnius, et beaucoup d’autres[1036] ; et en effet, toute la substance historique de l’ouvrage de Denys est empruntée à leurs écrits. Il a, par là même, une valeur documentaire incontestable, puisqu’il nous a conservé, plus complètement que Tite-Live, une foule de témoignages précieux, qui représentent les traditions romaines, telles qu’elles s’étaient conservées ou créées peu à peu. Seulement, s’il a fait preuve d’exactitude dans ce travail, il n’en a pas moins manqué des qualités de jugement qui lui étaient indispensables pour le mener à bien. Rien chez lui de cette intelligence vive et intuitive qui aurait pu suppléer en quelque mesure à l’absence d’une véritable méthode critique. Il rapporte les vieilles fables, sans y croire, il est vrai, mais sans se montrer capable de deviner ce qu’elles contiennent de réalité. Les combinaisons mythiques qui plaisent à son patriotisme rencontrent chez lui une indulgence puérile : il ne veut pas douter que les Romains ne soient les descendants d’anciens colons grecs établis dans le Latium. Nulle recherche personnelle sur ces questions d’origine ; suivant pas à pas les vieux annalistes, il refait leur récit à sa manière, sans avoir plus qu’eux le sens exact de l’évolution naturelle des choses. Ses exposés de mœurs et d’institutions, clairs et bien composés, sont sans profondeur et sans cohésion. Incapable de profiter des exemples de Polybe, il se montre aussi dénué qu’on peut l’être de philosophie politique et de vues originales, dans une entreprise qui ne pouvait s’en passer. Sa chronologie même, fondée sur le synchronisme des consuls de Rome et des archontes d’Athènes, prouve qu’il n’a pas aperçu les difficultés de sa tâche ou qu’il se les est dissimulées volontairement. On a l’impression, en le lisant, qu’il n’a jamais eu le sens de la vérité historique : satisfait des recherches faciles, qui ne demandaient que des lectures, il s’est arrêté devant celles qui auraient exigé un effort personnel, et il s’est satisfait lui-même avec des combinaisons spécieuses, d’une justesse purement apparente, capables de tromper seulement des regards peu attentifs.
Ces graves défauts sont bien loin d’ailleurs d’être compensés, comme chez Tite-Live, par le mérite littéraire. Le récit de Denys, correct et médiocre, semble une série d’amplifications, tantôt narratives, tantôt oratoires, composées selon les règles de l’école. Ce qui y manque le plus, c’est un accent personnel quelconque. Jamais rien qui ressorte, qui saisisse, qui émeuve ou qui fasse penser. Tout, dans cette longue composition monotone, est dit du même ton, tous les personnages y tiennent le même genre de discours, toutes les scènes y ont même couleur. En vain, on y chercherait quelque chose de romain. L’auteur ne semble pas s’intéresser avec force à la croissance de ce peuple, qu’il admire assurément, mais auquel il est si étranger par le caractère. D’ailleurs, comme il ne se rend pas compte des causes profondes de cette croissance, il ne sait pas en marquer les grandes phases. Nulle part l’organisation de la famille, celle de la cité, celle de la religion ne sont mises en relief comme des faits de première importance. Nulle part n’apparaît la continuité de la politique, personnifiée dans le sénat. Le lecteur suit mollement le cours du temps, assistant à un défilé d’événements que n’enchaîne aucun lien intime ; il n’a pour guide, dans ce long voyage monotone à travers les siècles, qu’un honnête professeur de rhétorique, homme simple et pieux, dont toute la philosophie consiste en une croyance banale à une providence sans desseins, qui châtie ou qui récompense de temps en temps, mais qui ne conduit rien. Ses préférences politiques, s’il en a, sont discrètes. Il aime une aristocratie sage, une démocratie tempérée, une liberté qui se modère, une autorité qui se contient, comme il aime le bon goût en littérature ; ce qui revient à dire qu’il n’aime rien fortement. Il n’y a ni passion dans son cœur, ni saveur dans son récit[1037].
V
Ami de Denys et appartenant à la même société, Cécilius aurait mérité sans doute, lui aussi, d’être distingué par la postérité entre les critiques du temps d’Auguste, si ses œuvres étaient parvenues jusqu’à nous[1038].
Tout ce que nous savons de sa vie, c’est qu’il naquit à Calé-Acté en Sicile, peut-être de parents juifs et esclaves ; qu’il s’appela d’abord Archagathos ; qu’il vint ensuite à Rome, qu’il y professa la rhétorique grecque sous Auguste, et qu’il fut lié d’amitié avec Denys[1039]. Si incomplets que soient ces renseignements, ils nous permettent au moins de replacer Cécilius dans son milieu, puisqu’ils nous le représentent comme un membre actif de la petite société littéraire que nous avons décrite plus haut. D’ailleurs, nul plus que lui ne manifesta le tour d’esprit et de caractère qui était propre à cette société. Ses passions de critique étaient singulièrement vives, et elles lui dictaient parfois d’étranges jugements. « Il aimait Lysias plus que lui-même, nous dit l’auteur du Traité du sublime, mais il détestait Platon plus encore qu’il n’aimait Lysias[1040]. » Voilà un trait qui définit un homme. Au demeurant, plus lettré qu’aucun autre, et, autant qu’on peut en juger, supérieur à Denys en hardiesse et en variété d’aperçus[1041].
Comme critique, Cécilius semble avoir pris à tâche de faire connaître, d’expliquer, de louer et d’enseigner l’atticisme. Il avait signalé les mérites de la langue attique dans une sorte de lexique raisonné (Ἐκλογὴ λέξων κατὰ στοιχεῖον), qui semble avoir porté aussi le titre de Καλλιρρημοσύνη[1042]. Sa grande passion pour Lysias et sa haine de Platon pourraient faire craindre, il est vrai, qu’il n’ait compris l’atticisme d’une manière étroite, à la façon de Licinius Calvus et de Brutus. Mais il faut remarquer qu’une certaine malveillance à l’égard de Platon était alors chose commune chez tous les rhéteurs ; rivaux des philosophes dans l’éducation, il leur était désagréable qu’on leur proposât, comme modèle d’écrivain, un philosophe. Et quant à Lysias, tout en l’aimant avec une sorte de prédilection, Cécilius pouvait ne pas méconnaître en quoi il était resté inférieur aux orateurs de la génération suivante. Ce qui doit faire croire qu’il pensait ainsi, c’est qu’il s’occupa dans ses écrits, non de lui spécialement, mais de tous les orateurs attiques, et plus particulièrement même de Démosthène. Dans un traité Sur les dix orateurs attiques (Περὶ τοῦ χαρακτῆρος τῶν δέκα ῥητόρων), il avait dû essayer de noter avec précision, selon la méthode que nous avons vue appliquée aussi par Denys, les caractères distinctifs de chacun d’eux[1043]. Dans un autre, plus synthétique, il essayait de dégager la définition même de l’atticisme, et il opposait l’éloquence attique à l’éloquence asiatique (Τίνι διαφέρει ὁ ἀττικὸς ζῆλος τοῦ Ἀσιανοῦ). Peut-être, suivant une ingénieuse conjecture, était-ce là encore le sujet de son écrit contre les Phrygiens (Κατὰ Φρυγῶν), où il aurait donné à sa doctrine la forme d’une sorte d’invective contre les orateurs de l’Asie[1044].
Démosthène devait naturellement tenir sa place dans ces écrits. Mais, de plus, Cécilius lui avait consacré plusieurs études spéciales. L’une avait pour objet de discerner, entre les discours qui portaient son nom, ceux qui étaient authentiques et ceux qui ne l’étaient pas (Περὶ Δημοσθένους, ποῖοι αὐτοῦ γνήσιοι λόγοι καὶ ποῖοι νόθοι). Une autre était une comparaison développée entre lui et Eschine, considérés comme les deux princes de l’éloquence attique (Σύγκρισις Δημοσθένους καὶ Αἰσχίνου). Enfin, dans une autre encore, Cécilius, par une initiative digne d’être notée chez un Grec, n’avait pas hésité à toucher à la littérature latine, en comparant le maitre de l’éloquence grecque au maître de l’éloquence romaine, Démosthène à Cicéron (Σύγκρισις Δημοσθένους καὶ Κικέρωνος). Il est vrai que cette tentative est jugée sévèrement par Plutarque, qui laisse entendre que Cécilius en cela avait mal mesuré ses forces[1045]. Quoi qu’il en soit, l’idée même de cette comparaison impliquait à tout le moins une liberté d’esprit et une intelligence de l’histoire littéraire qui n’étaient pas communes dans le milieu où il vivait.
Professeur en même temps que critique, Cécilius avait écrit sur diverses parties de la rhétorique, notamment un Traité des Figures (Περὶ σχημάτων), qui est plusieurs fois cité par Quintilien et par les rhéteurs qui se sont occupés du même sujet[1046]. Son livre Sur le Sublime (Περὶ ὕψους) donna plus tard naissance à l’ouvrage bien connu sur le même sujet, dont nous parlerons tout à l’heure. D’après les témoignages du faux Longin, Cécilius s’y attachait trop à définir le sublime, et ne se préoccupait pas assez d’enseigner les moyens de l’atteindre. Avait-il vraiment tort en cela ? Il est permis d’en douter. Il étudiait les sources artificielles du sublime, c’est-à-dire le choix des mots, les figures (particulièrement les métaphores), la construction des phrases ; par contre, il négligeait ses sources naturelles, notamment la passion, peut-être parce qu’il estimait sagement que ce n’était pas là matière à enseignement. Il citait de nombreux exemples, et, en les appréciant, faisait preuve d’un goût qui paraît avoir été parfois un peu timide ou étroit ; mais, après tout, son atticisme, rendu très sévère par le dédain qu’il professait pour les orateurs de la décadence asiatique, avait souvent raison contre la fausse rhétorique et le bel esprit des Timée et des Théopompe[1047]. Au fond, la pensée générale de Cécilius, dans ce livre, semble avoir été de montrer à ses contemporains que la vraie grandeur, en matière de style, était toujours simple et raisonnable, qu’elle excluait tout ce qui était contourné, démesuré, paradoxal, les néologismes, les mots extraordinaires, les accumulations de métaphores. On ne peut nier que ce ne fût une leçon opportune et sensée.
Cécilius, de même que Denys, avait peut-être composé des ouvrages historiques. On l’a cru ; mais il faut avouer que les témoignages à cet égard sont insuffisants et pourraient bien se rapporter simplement à un écrit didactique Sur l’histoire (Περὶ ἱστορίας)[1048]. La question reste donc douteuse. En tout cas, ces ouvrages, s’ils ont existé, n’ont rien ajouté à la réputation de leur auteur. Celle-ci reposait uniquement sur le rôle qu’il avait joué comme critique. Ce fut un homme de goût et d’esprit, qui eut son influence, et qui méritait de l’avoir par bien des qualités assez rares.
À cette littérature critique il faut rattacher un ouvrage renommé, et vraiment remarquable, qui semble dater de la seconde moitié du premier siècle. C’est le traité Du Sublime, faussement attribué à Longin[1049].
Le nom de l’auteur nous est inconnu ; mais certains indices permettent de conjecturer en quel temps il vivait. Une chose frappante, tout d’abord, c’est que, tout en aimant vivement les grands écrivains attiques, il n’a lui-même dans son style aucun scrupule d’atticiste. Cela n’était guère possible qu’avant le siècle des Antonins. Sa manière d’écrire est très voisine de celle de Plutarque dans ses premiers ouvrages. D’autre part, dans le dernier chapitre, il reproduit et discute une opinion récemment exprimée par un philosophe[1050] : à savoir que l’éloquence a besoin de la liberté. On ne peut pas ne pas songer, en lisant ce passage, à la discussion que l’auteur du Dialogue des orateurs a placée en 78, sous Vespasien. L’analogie des idées indique probablement que les deux auteurs ont puisé à une source commune, qui doit être un écrit d’un philosophe de ce temps : car c’est surtout sous le règne de Vespasien que l’éloge, au moins théorique et indirect, des institutions républicaines semble avoir été à la mode chez un certain nombre de philosophes[1051]. D’ailleurs, les allusions à la sophistique naissante et la définition même de l’esprit contemporain, telle que la donne l’auteur, semblent convenir aussi à ce moment[1052]. Et enfin, il faut ajouter que l’auteur pourrait bien avoir entendu les leçons de Théodore, et qu’il se rattache encore au mouvement antiasiatique du règne d’Auguste[1053].
L’ouvrage même, dont un quart environ est perdu, a été inspiré par la lecture de l’écrit de Cécilius sur le même sujet (ch. 1). Celui qui l’a composé était, comme Cécilius, un critique de profession. Il fait allusion à plusieurs écrits qu’il a publiés (ch. 9), en particulier à un traité en deux livres, Sur l’arrangement des mots (ch. 39 et 40), et peut-être aussi à un autre Sur l’usage oratoire des passions (ch. 4)[1054]. Tout en rendant justice au mérite de Cécilius, il lui reproche de n’avoir pas fait un livre assez pratique (ch. 1). Son but à lui est de réunir des observations et des exemples qui puissent suggérer à des orateurs politiques, d’ailleurs bien doués, le sens de la grandeur et les mettre en garde contre les défauts voisins (ch. 1 et ch. 5).
Le mérite propre de l’ouvrage n’est pas dans l’originalité de la doctrine. L’auteur ne se fait même pas une idée très nette de son sujet. Ce qu’il appelle τὸ ὕψος, c’est tantôt le sublime proprement dit, tantôt la simple élévation des pensées ou des sentiments, tantôt la force de l’expression, tantôt l’éclat des images, ou la puissance de l’effet dû à la composition[1055]. Évidemment, il y aurait là, pour une critique plus exacte, bien des distinctions à faire, qu’il ne fait pas. En outre, le plat général de son traité ainsi que la plupart de ses idées sont empruntés à une rhétorique traditionnelle. Tout ce qu’il enseigne sur les figures, sur l’arrangement des mots, rappelle d’assez près ce qu’on pouvait lire dans beaucoup d’écrits antérieurs. C’est la même nomenclature, et ce sont les mêmes théories.
Mais si cet inconnu n’est ni un esprit très puissant, ni un novateur, ce n’est pas non plus un rhéteur quelconque. Il s’en faut de beaucoup. Et il a même une personnalité intéressante, qui se marque dans plusieurs traits caractéristiques.
En premier lieu, un esprit naturellement large et très ouvert. Point de préjugé national. Il a lu les écrivains latins et il les admire : il compare Cicéron à Démosthène (ch. 12), et il apprécie fort bien ses qualités propres. Chose plus surprenante : il n’est même pas étranger à la littérature judaïque : c’est le premier Grec, à notre connaissance, qui ait senti la grandeur des premiers versets de la Genèse (ch. 9). Point de timidité scolaire non plus. L’école incline toujours à mettre la correction au-dessus de tout. Il estime, lui, qu’il n’y a point de grandeur sans défaut, et il n’admet pas que les écrivains impeccables puissent être égalés à ceux qui tombent parce qu’ils s’élèvent (ch. 33)[1056].
En second lieu, un sentiment littéraire très vif, très sincère, très ardent même par moments, qui donne à toutes ses appréciations, et aussi à son style, quelque chose de vivant et de personnel[1057]. Il sent avec force la beauté d’une peinture de passion, telle que celle du célèbre fragment de Sapho qu’il nous a conservé (ch. 10) : et quand il commente certains traits admirables d’Homère, d’Eschyle ou de Démosthène (ch. 9, 15, 46), s’il n’est exempt ni de recherche ni de bel esprit, son enthousiasme a pourtant quelque chose de communicatif. D’ailleurs, la finesse, la grâce, l’ironie légère le touchent aussi ; et, bien qu’il mette avec raison Hypéride au-dessous de Démosthène, il a défini son talent en termes excellents (ch. 34).
Enfin, une certaine générosité morale, qui révèle l’honnête homme dans le professeur. Nul, mieux que lui, n’a compris et dit à quel point la grandeur littéraire est liée à celle du cœur et de l’esprit (ch. 9). Et c’est un honneur pour ce Grec distingué de s’être rencontré en cela avec Tacite, et d’avoir expliqué comme lui la décadence de la littérature en son temps par l’affaiblissement des caractères et l’amollissement des mœurs (ch. 41).
Nous ne savons guère quel fut le succès de ce traité dans l’antiquité. Mais il a été grand depuis la Renaissance, et il méritait de l’être. Non seulement, les humanistes modernes ont été heureux d’y retrouver quelques beaux fragments d’ouvrages perdus, mais presque tous ont été charmés des jugements de cet ancien sur les grands écrivains de l’antiquité. Casaubon l’appelait un livre d’or »[1058]. Il fut traduit en latin au xvie siècle, puis en français au xviie par Boileau, et cette traduction, accompagnée de Remarques, n’a pas peu contribué à augmenter chez nous la renommée de l’ouvrage[1059]. La Harpe, un siècle plus tard, l’analysait dans le second chapitre de son Cours de littérature, immédiatement après la Poétique d’Aristote, comme une des sources de toute bonne doctrine littéraire. Si de nos jours, il a cessé d’occuper à ce point l’attention, c’est surtout parce que la critique historique s’est substituée de plus en plus à la critique esthétique. Il a vieilli brusquement, avec beaucoup d’autres œuvres de même nature, sans que son mérite propre ait été pour cela méconnu des juges éclairés.
De tout ce qui précède, on est en droit de conclure que la critique littéraire, au premier siècle de l’Empire, fut sur le point de se constituer à l’état de genre distinct ; sous une forme étroite, il est vrai, faute de vues historiques, mais vivante pourtant et adaptée aux besoins du temps. Ce mouvement aboutit chez les Latins à l’Institution Oratoire de Quintilien. Il se perdit chez les Grecs dans la sophistique du siècle suivant.
VI
Les événements qui avaient eu pour terme la fondation de la monarchie impériale semblaient de nature à favoriser l’histoire, en un certain sens du moins. Sans doute, c’était un grave inconvénient pour elle que la suppression de la liberté. Mais, d’un autre côté, l’unité romaine permettait d’apercevoir bien plus clairement la solidarité naturelle des nations, la convergence longtemps latente des événements, et cette lente évolution qui peu à peu avait fait passer les races humaines d’un état primitif de dispersion et d’hostilité à un état final de communauté. Déjà, Polybe, avec une admirable clairvoyance, avait entrevu ce rôle nouveau de l’histoire. Le spectacle de Rome absorbant peu à peu tous les peuples lui avait donné l’idée de cette sorte d’histoire supérieure et largement humaine. Un siècle et demi plus tard, quand Auguste, maître du monde, l’organisa d’une manière qui devait paraître alors définitive, combien cette même idée ne dût-elle pas prendre de force, de netteté, d’évidence pour les esprits ouverts et réfléchis ! Imaginons en ce temps un homme de génie, observateur et philosophe, un Grec doué, pour les spéculations libres et hardies, élevé par les traditions de sa race au-dessus du point de vue annaliste el administratif où s’enfermaient trop les Romains, un écrivain et un penseur, un Thucydide ou un Aristote, et représentons-nous l’admirable tableau qu’il aurait pu nous donner s’il eût voulu retracer à grands traits la marche inconsciente des races humaines vers l’unité morale et politique.
Il faut croire qu’une si large synthèse était plus difficile alors à réaliser qu’elle ne le paraît aujourd’hui. Peut-être n’avait-elle pas été assez préparée encore par les études de détail ; peut-être aussi manquait-il aux hommes de ce temps, pour la concevoir et l’entreprendre, cette sorte d’excitation intellectuelle, de confiance joyeuse et d’audace, qui, en certains siècles, doublent la puissance du génie. Quoi qu’il en soit, il ne fut donné à aucun d’entre eux de la réaliser. Tout au plus peut-on dire qu’elle a été comme un idéal confus et latent, dont l’influence s’est fait sentir plus ou moins à tous ceux qui ont touché alors à l’histoire, même aux compilateurs, même aux simples érudits. Cet idéal certainement se laissait entrevoir déjà dans la Bibliothèque de Diodore. Il n’était pas entièrement étranger non plus à Denys d’Halicarnasse, quand il racontait les origines de la ville qui avait conquis le monde. Nous allons le retrouver chez Strabon, chez Nicolas de Damas, chez tous les historiens du règne d’Auguste et de Tibère.
Entre tous, c’est Strabon assurément qui a été le plus près de le dégager et de le saisir. Son œuvre, tout incomplète et insuffisante qu’elle est, apparaît néanmoins, en son genre, comme la plus grande de ce temps[1060].
De l’homme même, nous ne savons que fort peu de chose[1061]. Né à Amasée dans le Pont, vers l’an 60 avant J.-C., il appartenait à une famille grecque qui avait eu autrefois des relations avec les rois du pays. Sa fortune lui permit, non seulement de recevoir une éducation libérale et complète, mais, plus tard, de voyager à son gré. Il fréquenta, — sans que nous puissions dire à quelles dates précises ni dans quel ordre, — les écoles de Nysa en Carie, de Rome, d’Alexandrie. Il eut pour maîtres, d’abord le grammairien et rhéteur Aristodème de Nysa ; puis son compatriote, le savant philologue Tyrannion d’Amasée, amené à Rome par Lucullus, et à qui Cicéron confia la première éducation de ses fils ; enfin le philosophe péripatéticien Xénarque de Séleucie. Il est impossible de dire aujourd’hui quelle fut en lui la part d’influence de chacun de ces maîtres. Strabon d’ailleurs en eut d’autres encore, dont nous ignorons les noms, mais auxquels il dut peut-être davantage : car il se donne partout pour stoïcien, et nous ne savons pas qui l’initia au stoïcisme[1062]. Ajoutons qu’à n’en pas douter il se forma en grande partie lui-même par ses lectures et par ses voyages. Un instinct d’historien et de géographe le poussa à visiter une grande partie de l’Empire[1063]. Il vit l’Asie Mineure jusqu’à l’Arménie, les îles grecques, peut-être la Syrie, fit un long séjour à Alexandrie, parcourut l’Égypte, vers l’an 20, avec son ami Ælius Gallus qui en était gouverneur, traversa la Méditerranée, une partie de la Grèce, visita l’Italie, et séjourna sans doute plusieurs fois à Rome. Mais, s’il aimait à voir, il semble qu’il ait aimé encore davantage à lire. Polybe et Posidonios furent ses véritables maîtres, et ils le firent ce qu’il a été. Toute sa vie semble avoir été absorbée par ses travaux. Riche et dénué d’ambition, il recueillit des matériaux et les mit en œuvre dans deux grands ouvrages, ses Études historiques et sa Géographie. Il vit tout le règne d’Auguste et une partie de celui de Tibère : il semble être mort peu avant l’an 25 de notre ère, en tout cas après le roi Juba de Mauritanie.
Son premier ouvrage, intitulé Études historiques (Ἱστορικὰ ὑπμνήματα), est aujourd’hui perdu[1064]. Il dut le composer dans la première partie du règne d’Auguste, c’est-à-dire au temps où Denys d’Halicarnasse écrivait son histoire primitive de Rome, mais dans un tout autre esprit. Ces Études remplissaient quarante-sept livres. Les quatre premiers formaient une sorte d’introduction, où l’auteur rappelait peut-être les principales époques de l’histoire du monde jusqu’au second siècle avant notre ère[1065]. Les conquêtes de Rome, du moins les premières, devaient y être brièvement résumées, car l’auteur n’avait pas voulu refaire le récit de Polybe. Le sien commençait proprement à la date où Polybe s’était arrêté, c’est-à-dire à la destruction de Carthage en 146, et, à partir de là, se développait jusqu’à la fondation de l’Empire, en quarante-trois livres, dont l’ensemble constituait ce qu’il appelle lui-même la Suite de Polybe (τὰ μετὰ Πολύβιον)[1066].
Comme le titre l’indique, c’était plutôt une série continue « d’études » ou de « notes » qu’une histoire proprement dite. Strabon lui-même a défini son dessein : il avait voulu faire, nous dit-il, un ouvrage utile « à la philosophie morale », où tout le monde pût trouver à s’instruire ; et, pour cela, laissant de côté les menus détails, il s’était attaché seulement aux hommes et aux choses dignes de mémoire[1067]. Il s’adressait, non aux érudits, ni aux spécialistes, mais à tous les esprits qui aimaient à juger et qui voulaient connaître les grands traits de l’histoire, Grecs ou Romains indifféremment, en particulier à ceux qui exerçaient des charges (τοὺς ἐν ταῖς ὑπεροχαῖς), parce qu’ils avaient plus besoin que les autres de cette sorte d’expérience humaine ; et il se proposait de leur donner des leçons pratiques, faciles à retenir, au moyen de récits qui se liraient agréablement.
Ce point de vue large, élevé, vraiment universel, Strabon le devait à la fois à Polybe, son maitre, et à l’influence de son temps. C’était peut-être par là que son ouvrage se distinguait à première vue de l’ouvrage analogue de Posidonios (Ἱστορία ἡ μετὰ Πολύβιον), qui semble avoir été plus annalistique, plus abondant en détails d’érudition et de curiosité morale[1068]. D’ailleurs le récit de Posidonios n’embrassait qu’une cinquantaine d’années ; celui de Strabon s’étendait à plus d’un siècle. Il est probable, en outre, — et les fragments confirment cette conjecture, — qu’il avait insisté justement sur les événements de la dernière période, dont Posidonios ne parlait pas, sur les guerres de Lucullus et de Pompée en Asie, sur les affaires du Pont, d’Arménie, de Syrie, événements qui l’intéressaient lui-même personnellement. Plusieurs citations faites par Fl. Joseph prouvent qu’il avait donné de bien curieux renseignements aussi sur les Juifs, leurs établissements en Égypte et en Cyrénaïque, et leurs rapports avec Rome[1069]. Pour composer ce grand ouvrage, Strabon avait lu et dépouillé un grand nombre d’histoires, partielles ou générales, notamment les écrits de Timagène, d’Asinius Pollion, d’Hypsicrate[1070] ; mais on peut croire qu’il avait su choisir et proportionner ses emprunts, en restant fidèle à son dessein original.
Toutefois, ce ne sont pas ces Études historiques qui ont fait vivre le nom de Strabon ; sa réputation est fondée sur un second ouvrage, la Géographie ou Études géographiques (Γεωγραφικά, sous-ent. ὑπομνήματα), qui nous a été conservé presque en entier.
Par le dessein fondamental, ce second ouvrage, composé dans les premières années du règne de Tibère[1071], ressemblait sensiblement au premier : mais il en différait par le cadre et par la proportion des éléments dont il était fait. Dans ses Études historiques, Strabon avait voulu faire connaître l’ensemble du monde par son histoire, et il en avait surtout défini l’état présent, en montrant comment il s’était transformé depuis un siècle. Dans ses Études géographiques, il se proposait également de faire connaître l’ensemble du monde, mais par la géographie, et il en définissait aussi l’état présent ; mais en rappelant comment il se rattachait au passé : S’adressant toujours au même public, il devait employer la même méthode : laisser de côté tout ce qui n’intéressait que les spécialistes, négliger les détails minimes ; choisir et condenser, dans un exposé clair et rapide ; ce que tous les hommes bien élevés avaient besoin de savoir, surtout ceux qui participaient aux affaires publiques[1072]. Il fallait pour cela se servir discrètement de la géographie mathématique, en lui empruntant seulement quelques grandes notions préliminaires, qui permettraient de définir la forme du monde et d’asseoir ensuite sur un fondement solide les mensurations et les déterminations de climats ; — puis, s’attacher à la géographie physique, décrire les continents et les mers ; le relief du sol et le cours des eaux, faire ressortir ce que chaque région avait de propre et les conditions qu’elle imposait à la vie des hommes ; — enfin (et ce devait être là le principal), dans le cadre ainsi tracé, distribuer les races humaines, expliquer d’où procédait leur état présent, rappeler à grands traits ce qu’elles avaient fait du sol qui leur appartenait, quelles villes elles avaient fondées, quels grands travaux exécutés, quelles voies de communication ouvertes, et même, en quelques mots, comment elles s’étaient illustrées. La géographie ainsi conçue tendait à se rapprocher de l’histoire. C’était une géographie philosophique et humaine, qui prenait pour point de départ l’univers et la terre, mais qui aboutissait à l’homme, comme à son terme naturel. Elle devait utiliser, chemin faisant, la science astronomique et géodésique des Alexandrins, celle des Ératosthène et des Hipparque, les relations des voyageurs, des commerçants et des généraux, plus encore les récits des historiens, et en somme demander son unité et son achèvement à la réflexion personnelle de l’auteur. Voilà quel fut en gros le dessein de Strabon, inspiré à la fois, ici encore, par la lecture de Polybe et par le spectacle de l’empire romain. On ne peut nier que ce dessein n’eût en lui-même de la grandeur. Essayons de montrer ce qui en a été réalisé et aussi ce qui a manqué à l’exécution.
La Géographie de Strabon comprend dix-sept livres. L’auteur établit d’abord sa méthode, en disant ce qu’il entend par l’histoire de la géographie, qu’il rattache à Homère, et en rappelant les notions générales dont ses lecteurs ne peuvent se passer (l. I et II) ; — puis, suivant l’ordre adopté déjà par Ératosthène, il commence sa description du monde en faisant le tour de la Méditerranée par le Nord. Il parcourt l’Ibérie (Espagne), qui remplit tout le livre III ; la Celtique (Gaule), la Bretagne avec Ierné (Irlande) et Thulé, les Alpes avec les régions adjacentes (livre IV) ; — l’Italie avec la Sicile (livres V et VI) ; — remontant alors vers le Nord, il décrit plus sommairement les pays barbares entre le Rhin et le Danube, ainsi que le Nord de la péninsule des Balkans, y compris l’Épire, la Thrace et la Macédoine (livre VII[1073]) ; — enfin il achève la description de l’Europe en s’étendant assez longuement sur la Grèce et les îles qui en dépendent, dans les livres VIII, IX et X. — De l’Europe, il passe à l’Asie. Partant du Tanaïs, il traverse le Caucase, et décrit d’abord rapidement les régions et les peuples qu’il rencontre jusqu’au golfe Persique, à l’Est du Tigre (livre XI) ; — puis, revenant vers l’Ouest, il s’arrête complaisamment à l’Asie Mineure et aux îles adjacentes (livres XII, XIII, XIV) ; — il retourne alors à l’Est, pour exposer assez brièvement ce qu’il sait de l’Inde et de la Perse (livre XV) ; — et il achève la géographie de l’Asie, en décrivant sommairement l’Assyrie, la Mésopotamie, la Syrie, la Phénicie, la Palestine, l’Arabie et les régions voisines (livre XVI). — Reste la troisième et dernière partie du monde, l’Afrique, y compris l’Égypte, qui forme le sujet du livre XVII.
Le simple exposé de ce plan et la proportion des parties qui le composent dénotent un esprit juste et maître de son sujet. Strabon vise à offrir un ensemble complet, mais il proportionne heureusement ses développements à l’intérêt que chaque région lui paraît offrir à ses lecteurs, et aussi au plus ou moins d’abondance de ses renseignements. La Méditerranée est pour lui le centre du monde. L’Italie, la Grèce, l’Asie Mineure sont les régions où il s’arrête le plus longtemps. Sans doute, au point de vue moderne, nous sommes portés à lui reprocher de n’avoir donné ni à l’Égypte, ni à la Judée, ni à l’Orient en général, l’importance qui leur était due d’après leur rôle dans l’histoire totale de l’humanité. Mais n’oublions pas qu’un contemporain d’Auguste et de Tibère ne pouvait pas voir ces choses comme nous les voyons. D’ailleurs, là même où Strabon est relativement bref, ses indications sont précises, exactes et intéressantes.
Il a mis à profit tout ce qui avait été écrit d’essentiel sur les sujets qu’il traitait, depuis Homère, qu’il aime citer, jusqu’aux auteurs de son temps[1074]. Toutefois, ce sont surtout les géographes et les historiens des trois derniers siècles qui lui sont familiers. Il doit à Ératosthène et à Hipparque toutes ses connaissances en géographie mathématique et astronomique ; et, s’il les combat assez fréquemment, c’est toujours avec leurs propres armes, en les opposant l’un à l’autre. Ératosthène lui a fourni, de plus, le cadre même de ses descriptions. Après les savants alexandrins, les auteurs qu’il a le plus étudiés sont Polybe (notamment pour son 34e livre aujourd’hui perdu, qui était entièrement géographique), Artémidore, les historiens des guerres de Mithridate et des Parthes, Posidonios. Toutefois, en les mettant à profit, il s’est toujours réservé de les contrôler, et il faut avouer qu’il les a quelquefois corrigés malheureusement. Ses déterminations de latitude, fondées sur l’observation des climats et des productions des divers pays, sont souvent beaucoup moins exactes que celles d’Ératosthène, obtenues par l’étude des éclipses et l’emploi du gnomon. Mais on peut dire que cette inexactitude même, qui s’explique après tout par une erreur très naturelle, est l’indice d’un désir de vérité qui fait honneur à Strabon. Dans l’ensemble, ses informations sont à peu près les meilleures qu’on pût alors recueillir.
La Géographie a donc une réelle valeur au point de vue scientifique, malgré ses lacunes et ses erreurs. Elle en a une aussi, et très sérieuse, au point de vue littéraire, sans qu’on puisse néanmoins la considérer vraiment comme une œuvre d’art.
Son grand défaut, c’est que la personnalité de l’auteur n’y apparaît pas avec assez de force et d’intérêt, ni avec assez de variété. Cela tient d’abord à ce qu’il y manque un parti pris bien arrêté. Des divers éléments dont il veut constituer un genre nouveau, aucun n’est vraiment prédominant. Il fait de la géographie physique, mais trop peu à notre gré ; de la géographie économique et commerciale, mais en passant ; de l’histoire, mais sans suite. L’idée constitutive et nécessaire de son ouvrage, c’était de montrer ce que la terre, en chaque pays, avait donné à l’homme et ce que l’homme avait fait de la terre. Or cette idée, partout latente, n’apparaît nulle part avec éclat. Strabon, esprit juste, méthodique, mesuré, ne semble pas avoir eu la vigueur d’intelligence qu’il aurait fallu pour en prendre lui-même nettement conscience, ni par conséquent pour la dégager clairement.
Ce parti pris faisant défaut, l’œuvre devait manquer d’unité. Mais elle aurait pu racheter cet inconvénient par des qualités originales dans le détail. Celles de Strabon n’ont rien de supérieur. Ni vivacité, ni couleur, ni grâce, ni éloquence, ni grandeur, ni charme d’imagination. Un exposé nourri, bien conduit, correct et clair, mais toujours sévère, parfois jusqu’à la sécheresse ; peu de descriptions, et en revanche trop de nomenclatures. L’auteur ne se révèle guère que dans le choix des détails, dans la méthode, et surtout dans les réflexions, toujours un peu courtes, mais justes et intéressantes, qui éclairent les parties principales de son œuvre. Ce qui n’est que pittoresque lui échappe. Il ne nous donne jamais l’impression vive des choses ; il ne paraît sentir ni leur beauté, ni leur charme, ni même toujours leur caractère propre : quand il le définit, c’est par réflexion ; il analyse, il ne fait pas voir. Aussi son livre a beau nous intéresser par les renseignements dont il est plein, il ne réussit jamais à nous captiver. Nous y trouvons la matière d’une œuvre littéraire, mais cette œuvre elle-même n’a pas été faite.
Ajoutons que le style de Strabon n’a rien non plus d’original. C’est La langue du temps, sans mauvais goût, mais sans grâce, claire et saine dans les exposés, médiocre dans les réflexions, lourde, et quelquefois obscure, dans les discussions ; d’ailleurs incolore et en quelque sorte indifférente, nullement créée pour le sujet ni délicatement adaptée à ses besoins, monotone et froide, sans caractère, et par conséquent sans beauté.
La réputation de Strabon, comme géographe, paraît avoir été lente à s’établir, peut-être en raison de cette simplicité même. Une telle œuvre dut peu plaire à un siècle qui goûtait la rhétorique d’un Pomponius Méla et l’affectation d’un Pline l’ancien. Il est remarquable que celui-ci, dans la partie de son Histoire naturelle qui est consacrée à la géographie, ne nomme pas Strabon. Cette injustice fut bien réparée dans la suite. Cet ouvrage, qui offrait un tableau si complet du monde au début de l’empire, méritait de devenir classique, et il le devint en effet. Pour les Grecs des derniers siècles, Strabon fut « le géographe » par excellence, ὁ γεωγράφος, comme Homère était pour eux « le poète » et Démosthène « l’orateur ».
À la géographie de Strabon, on peut rattacher les œuvres très secondaires de quelques géographes contemporains, sur lesquelles il n’y a pas lieu d’’insister.
Le bithynien Ménippe, de Pergame, contemporain du poète Crinagoras et par conséquent d’Auguste[1075], avait composé un Périple de la Méditerranée (Περίπλους τῆς ἐντός θαλάσσης), qui ne nous est plus connu que par quelques citations et par le remaniement abrégé qu’en fit au ve siècle le géographe Marcien d’Héraclée[1076].
Isidore de Charax fut un des ingénieurs chargés par Agrippa d’établir les mesures de distances les plus intéressantes à relever pour évaluer l’étendue de l’empire. Il s’occupa spécialement de l’Orient. Nous avons de lui, sous le titre d’Étapes de Parthie (Σταθμοὶ παρθικοί, en latin Mansiones Parthicæ), une sorte d’itinéraire, de Mésopotamie en Arachosie, qui n’est probablement qu’un fragment d’un ouvrage beaucoup plus étendu[1077].
Un écrit anonyme, d’époque byzantine, intitulé Mesure ou Périple de la Grande Mer (Σταδιασμὸς ἤτοι περίπλους τῆς μεγαλῆς θαλάσσης), paraît remonter à un original grec composé à Alexandrie dans les premiers temps de l’empire. C’est une description mutilée, mais intéressante, des côtes de la Méditerranée. Elle se rattache très probablement, elle aussi, au mouvement de recherches géographiques dont l’établissement de l’empire fut l’occasion et dont Agrippa fut le promoteur[1078].
VII
Avec ses qualités et ses défauts, l’œuvre de Strabon suffit à définir l’idée de l’histoire, telle qu’elle a été comprise par les Grecs de ce temps. Nous pouvons donc passer plus rapidement sur les écrits d’un certain nombre d’historiens et d’érudits de moindre importance. Contentons-nous de nommer : Dios, auteur d’une histoire de Phénicie, dont Joseph vante l’exactitude reconnue[1079] ; — Chérémon, qui avait écrit des Αἰγυπτιακά, dont il nous reste d’intéressants fragments[1080] ; — Athénodore de Tarse, le philosophe stoïcien, maître d’Auguste, auteur d’une histoire de sa ville natale[1081] ; — Memnon, dont Photius nous a conservé un assez long fragment sur l’histoire d’Héraclée[1082] ; — enfin Ménandre d’Éphèse, qui traduisit du phénicien en grec les archives de Tyr et qui est souvent cité par Joseph[1083].
Mais, au-dessus d’eux, il faut placer un auteur d’histoire universelle, le Syrien Nicolas de Damas, qui nous introduit à la cour moitié juive, moitié grecque d’Hérode le grand[1084]. Né en 64 av. J.-C., à Damas, il était fils d’un certain Antipater, homme actif et disert, qui semble avoir fait fortune comme orateur, soit dans les écoles, soit dans les tribunaux. Par les soins de ce père riche, instruit et intelligent, il reçut une éducation brillante dans les écoles grecques de son pays, et se distingua dès sa jeunesse, ainsi que ses frères, dans cette société frivole autant que lettrée[1085]. Il hésitait alors sur la direction future de sa vie, fit des tragédies et des comédies, puis se décida pour la philosophie et embrassa les doctrines péripatéticiennes. Nous ne savons quelle circonstance au juste le mit en rapport avec Hérode, devenu roi des Juifs en 40 par la faveur du triumvir Antoine. Toujours est-il qu’il gagna bientôt sa confiance et finit par devenir son secrétaire, puis son confident[1086]. Habile et souple, très instruit, bon à tout, non seulement il servait le roi dans sa politique, mais il se mettait au service de tous ses goûts, passablement changeants. C’est ainsi qu’ils firent d’abord ensemble de la philosophie, puis de la rhétorique, et enfin, Hérode s’étant pris d’une belle passion pour l’histoire, son philosophe domestique se fit historien et composa pour lui une histoire universelle[1087]. Grâce à ces dons variés, Nicolas devint un personnage à la cour d’Hérode, où il introduisit son frère Ptolémée. Mêlé à toutes les affaires du roi, il fut envoyé par lui à Rome pour expliquer à Auguste sa conduite à l’égard des Arabes ; et il réussit doublement dans sa mission, car il justifia son maître et gagna lui-même les bonnes grâces de l’empereur. Dans les dernières années du règne d’Hérode, il ne resta pas étranger aux tragédies qui ensanglantèrent le palais de Jérusalem. S’il ne fut pas consulté, quand le roi mit à mort les deux fils qu’il avait eus de Mariamne, ce fut lui du moins qui, un peu plus tard, porta la parole au nom d’Hérode pour accuser un autre de ses fils, Antipater, devant le gouverneur de Syrie, Varus. Après la mort d’Hérode, en l’an 4 av. J.-C., Nicolas, âgé de soixante ans, voulut se retirer. Mais il dut rester encore au service du jeune Archélaos et même se rendre de nouveau à Rome pour y défendre ses intérêts. Il est probable qu’après cette mission, sa vieillesse s’acheva tranquillement, soit en Orient, soit à Rome.
La principale œuvre de Nicolas fut la grande Histoire universelle (probablement intitulée Ἱστορίαι[1088]), dont nous venons de parler[1089]. Elle comprenait 144 livres et s’é- tendait depuis les origines de l’humanité jusqu’au temps d’Auguste. Par l’ampleur de son plan, elle répondait bien au goût d’un siècle qui aimait ces grands répertoires de faits, faciles à lire et à consulter. Mais les proportions du développement variaient selon les temps. La partie moderne y était traitée avec beaucoup plus d’étendue que la partie ancienne ; car nous voyons que, dès le 96e livre, l’auteur racontait les guerres de Mithridate et de Tigrane[1090]. Par conséquent, une cinquantaine de livres au moins, plus du tiers de l’ouvrage, se rapportaient à l’histoire du dernier siècle. Composée pour distraire Hérode, cette immense narration dut être lue, à mesure qu’elle était écrite, c’est-à-dire livre par livre, devant le roi et les Grecs lettrés dont il aimait à s’entourer. Ces conditions obligeaient l’auteur, qui n’était d’ailleurs historien que par occasion, à travailler vite et à se préoccuper surtout de plaire. Lorsqu’il nous parle du labeur d’Hercule qu’il eut à accomplir[1091], cela s’entend du dépouillement des ouvrages antérieurs, mais nullement de recherches personnelles. Il ne semble pas cependant qu’il ait copié, à proprement parler, aucun de ses prédécesseurs[1092]. Sa méthode, autant que nous pouvons en juger, consistait plutôt à refaire assez librement, en conteur et en moraliste, les récits qu’il venait de lire. Traitant l’histoire, sinon comme un roman, du moins comme une matière littéraire et philosophique, il visait avant tout à composer une narration agréable et instructive : pour cela, il y insérait des discours de sa façon, arrangeait les caractères et les rôles, choisissait entre les traditions, et se plaisait à moraliser élégamment à propos de Crésus ou de Cyrus[1093]. C’était en somme la manière de faire de presque tous les historiens du temps, quand ils traitaient des faits anciens, et la seule chose qui distinguât Nicolas de Damas, c’est qu’il semble l’avoir pratiquée avec plus de désinvolture, en sa double qualité de philosophe et de bel esprit. Toutefois, le caractère de l’œuvre dut changer nécessairement, lorsque l’auteur arriva aux événements de son temps. Hérode et sa politique tenait une grande place dans les derniers livres ; et, sur tout cet ordre de faits, Nicolas était lui-même un témoin des mieux instruits. Il est donc certain qu’il se donnait, dans toute cette partie de son récit, l’air d’un homme qui sait le fond des choses ; mais il ne l’est pas moins qu’il les présentait de manière à plaire à son maître. Joseph le traite ouvertement de flatteur[1094] ; nous aurions deviné qu’il en était ainsi, quand même on ne nous l’aurait pas dit. Ce volumineux ouvrage était donc, à tous les points de vue, un ouvrage médiocre. Mais il était facile à lire et dispensait de beaucoup d’autres. Cela explique la faveur dont il jouit à Byzance[1095].
Outre son histoire universelle, Nicolas de Damas avait encore composé une Vie d’Auguste, une Autobiographie, un Recueil de traits de mœurs, et divers écrits philosophiques.
La Vie d’Auguste (Βίος Καίσαρος), dont il nous reste des morceaux étendus, se compose aujourd’hui de deux grands fragments. Le premier, publié par Henri de Valois (Paris, 1834) d’après un manuscrit de Tours, comprend le récit de la jeunesse d’Octave, de son éducation et de ses rapports avec son père adoptif, Jules César[1096]. Le second, emprunté à un manuscrit de l’Escurial, a été copié par E. Miller, qui le signala dans son Catalogue des mss. de l’Escurial (Paris, 1849), puis publié par Feder (Darmstadt, 1850) d’après une copie qu’il en avait faite lui-même antérieurement[1097] : c’est le récit de la conjuration contre César, de sa mort, du débarquement d’Octave en Italie et de ses premiers actes, jusqu’aux préparatifs de sa lutte contre Antoine. L’auteur, dans ces pages, se montre aussi flatteur à l’égard d’Auguste qu’il l’avait été dans son Histoire universelle à l’égard d’Hérode. Mais il donne quelques renseignements précis qu’on ne trouve pas ailleurs, et sa narration se lit en somme avec intérêt[1098].
De l’Autobiographie (citée par Suidas sous le titre Περὶ ἰδίου βίου καὶ τῆς ἑαυτοιῦ ἀγωγῆς, il nous reste six fragments étendus[1099]. Tout ce qu’on peut en dire, c’est que la vanité de l’auteur s’y montre avec la plus amusante naïveté. Poussée à ce point, l’admiration de soi-même désarme la critique.
Le Recueil de traits de mœurs (Ἐθῶν συναγωγή) nous a été conservé par Stobée dans son Florilège. C’est une simple collection de particularités curieuses sur les mœurs d’une cinquantaine de peuples, recueillies sans critique chez un grand nombre d’historiens, de géographes et de voyageurs. Photius nous apprend qu’elle était dédiée au roi Hérode[1100].
Les écrits philosophiques de Nicolas semblent avoir été assez nombreux. Ils se rapportaient presque tous à la philosophie péripatéticienne, dont il faisait profession, et la plupart n’étaient même probablement que des commentaires sur diverses œuvres d’Aristote. Nous n’en connaissons que quelques titres[1101]. On a supposé de nos jours que le Traité sur les Plantes, en deux livres, qui fait partie de notre collection aristotélique, était l’œuvre de Nicolas[1102]. C’est là une simple conjecture, qui n’a pu être sérieusement démontrée ; elle semble peu justifiée par la comparaison entre cet ouvrage et les fragments authentiques de l’ami d’Hérode.
Déjà, chez Nicolas de Damas, à côté de l’historien ou du prétendu historien, nous entrevoyons, ne fût-ce que par le Recueil de traits de mœurs, l’érudit curieux et le collectionneur. C’est qu’en effet, tandis que le goût du temps élargit d’un côté l’histoire en y faisant entrer tous les peuples et tous les siècles, il tend d’un autre côté à la compléter par une foule de menues informations. L’érudition alexandrine survit, très active, et elle suscite des antiquaires, des fureteurs, qui amassent des renseignements sur toute sorte de choses, pour le simple plaisir de les amasser.
Un des plus illustres représentants de cette classe de savants fut un Numide, le roi Juba[1103]. Fils du roi de Numidie Juba I, qui avait combattu à Thapsus dans les rangs des Pompéiens et qui s’était donné la mort après la défaite (46 av. J.-C.), il fut emmené tout enfant à Rome et figura dans le triomphe de César. L’éducation très soignée qu’il reçut par la volonté du vainqueur fit de ce barbare un Grec des plus instruits. Tout jeune encore, il combattit avec Octave contre Antoine, et, pour le récompenser de ses services, Octave lui rendit le royaume de son père (29 av. J.-C.) ; il lui donna en outre pour femme Cléopâtre Séléné, fille de la célèbre Cléopâtre et d’Antoine. Quatre ans plus tard, l’empereur lui assignait comme royaume la Mauritanie Tingitane et Césarienne avec une partie de la Gétulie. Le nouveau roi de Mauritanie établit alors sa capitale à Jol, qu’il appela Césarée (aujourd’hui Cherchel). C’est là qu’il semble avoir vécu paisiblement jusque sous le règne de Tibère ; il dut mourir vers l’an 19 ou 20 ap. J.-C.
Ce prince, que Plutarque appelle « le plus distingué des rois », ὁ χαριέστατος βασιλέων[1104], fut aussi, suivant un autre mot du même écrivain, « le plus narrateur de tous les rois », ὁ πάντων ἱσστορικώτατος βασιλέων[1105], et, comme dit Athénée, un homme d’une instruction des plus variées, ἀνὴρ πολυμαθέστατος[1106]. On cite de lui des Recherches sur l’histoire romaine, un ouvrage Sur les Assyriens, un volume de Comparaisons historiques, des écrits concernant la géographie ou l’histoire naturelle (Sur la Libye, Sur l’Arabie, Sur certains phénomènes de la nature, Sur la plante appelée euphorbe, Sur la sève), puis un certain nombre de traités relatifs à des questions de critique, de grammaire ou d’histoire littéraire (Sur les peintres, Recherches sur l’histoire du théâtre, Sur la corruption du style). De toute cette encyclopédie, nous ne retiendrons ici, comme particulièrement caractéristiques, que trois ou quatre ouvrages.
Dans ses Recherches sur l’histoire romaine (Ῥωμαϊκὴ ἱστορία)[1107], il se montrait, autant que nous pouvons en juger, grand chercheur de petites choses. L’ouvrage semble avoir été de médiocre étendue ; car il était question de Numance dans le second livre[1108]. Il est manifeste, par les citations de Plutarque et d’Athénée, que l’auteur s’y occupait surtout des anciens usages, des étymologies, des particularités de mœurs, des faits singuliers, en un mot de tous les petits côtés de l’histoire, qui étaient ceux qui l’intéressaient le plus[1109].
Son ouvrage Sur la Libye (Λιβυκά[1110]), où il s’était aidé d’anciens livres carthaginois, comprenait de la mythologie, de la géographie, des descriptions de sites, d’animaux et de plantes, auxquelles la connaissance personnelle du pays que possédait l’auteur donnait plus de précision et d’autorité. Il a fourni à Pline des renseignements intéressants sur l’Atlas et les îles Canaries, dus en partie sans doute aux explorations que Juba avait fait faire ou aux informations qu’il avait recueillies tout exprès[1111]. Sa Description de l’Arabie fut composée pour le jeune Caïus César, fils d’Auguste, au moment où il songeait à une expédition en ce pays (1 av. J.-C.)[1112]. Elle ne nous est connue que par les citations de Pline et semble avoir contenu un grand nombre de fables.
L’ouvrage Sur la peinture (Περὶ γραφικῆς ou περὶ ζωγράφων)[1113], en huit livres au moins, semble avoir eu surtout un caractère biographique. Dans les Recherches sur l’histoire du théâtre (Θεατρικὴ ἱστορία)[1114], qui comprenaient au moins dix-sept livres, Juba faisait l’histoire des instruments de musique, des danses, des chants, des rôles et de leur attribution, en un mot de toutes les parties du matériel et de l’organisation du théâtre. Il est probable qu’une partie de la substance de ce livre a passé sans nom d’auteur dans nos scolies et dans le lexique de Pollux. Nous n’en devons pas moins regretter un si précieux recueil de renseignements.
Bon nombre d’ouvrages de ce genre avaient leur principale raison d’être dans le pédantisme des gens oisifs qui formaient alors la société. Un peu plus tard, des recueils tels que les Propos de table de Plutarque, les Nuits attiques d’Aulu-Gelle accuseront plus vivement encore ce goût, qui se développa promptement, quand on cessa de s’intéresser aux affaires publiques. On avait besoin, pour alimenter les conversations, d’une ample provision d’anecdotes, de faits curieux, de bons mots ; les livres qui les versaient ainsi à profusion étaient nécessairement les bienvenus. Mais il faut reconnaître que l’histoire de la littérature n’a vraiment que peu de chose à en tirer. Aussi, entre les nombreux érudits dont on pourrait donner ici la nomenclature, il suffira de mentionner Apion et Pamphila, qui, l’un et l’autre, représentent assez bien cette tendance.
Apion, Grec alexandrin d’origine égyptienne, fut le disciple d’Apollonios et le successeur de Théon dans la chaire de grammaire d’Alexandrie[1115]. Il enseigna aussi à Rome, sous les règnes de Tibère et de Claude. Son opiniâtreté d’érudit l’avait fait surnommer Μόχθος, « Labeur ». Aussi vaniteux d’ailleurs que savant, il avait l’ambition de faire le plus de bruit possible dans le monde[1116], ce dont Tibère le raillait, en l’appelant « la cymbale du monde[1117] ». Son principal ouvrage de « grammairien » fut sans doute le Glossaire homérique dont Eustathe fit grand usage. Nous en avons parlé plus haut. Mais, en outre, il avait fait œuvre d’historien dans un ouvrage qui est cité sous le titre d’Histoire par peuples (Ἱστορία κατ’ ἔθνος)[1118]. Cette désignation suggère l’idée d’une sorte de collection historique, dont les parties devaient être plus ou moins indépendantes, et qui probablement ne fut jamais achevée. Il est vraisemblable que ses Égyptiaques (Αἰγυπτιακά), d’où Aulu-Gelle a tiré l’anecdote du lion d’Androclès, n’étaient qu’une section de cette histoire[1119] ; on y trouvait mentionné à peu près tout ce qui se voyait ou se racontait de merveilleux en Égypte[1120]. Malgré cela, cet ouvrage serait sans doute bien peu connu aujourd’hui, si les imputations injurieuses contre les Juifs, qui en remplissaient le troisième livre, n’avaient donné lieu à la célèbre réfutation de l’historien Joseph. Les citations de celui-ci montrent qu’en touchant à ce sujet, le Grec d’Alexandrie, emporté par la passion antisémitique qui était si ardente dans cette ville, avait fait preuve de beaucoup d’ignorance et de légèreté.
Bien différente de ce grammairien vaniteux et bruyant, la savante Pamphila[1121] vécut pendant vingt-trois ans en Grèce à Épidaure, sans quitter son foyer domestique, recueillant, dans les conversations de son mari, Socratidas, que nous avons nommé plus haut, et des hommes distingués qui fréquentaient sa maison, des anecdotes et des faits plus ou moins dignes de mémoire ; elle en forma un vaste recueil, intitulé Notes historiques (Ὑπομνήματα ἱστορικά). L’ouvrage fut composé sous le règne de Néron. Aulu-Gelle le cite fréquemment, et atteste l’estime dont il jouissait.
VIII
Quittons maintenant ces érudits pour jeter un coup d’œil sur la littérature philosophique du même temps.
Si nous faisions ici l’histoire des idées, nous devrions étudier l’évolution des doctrines traditionnelles, leur persistance et leur fusion progressive chez les quelques hommes qui les représentent alors. Nous aurions à insister en particulier sur la renaissance du scepticisme pyrrhonien, qui semble s’être produite à partir du milieu du ier siècle avant notre ère, et qui se formula, d’abord, comme on l’a vu plus haut, dans les écrits d’Énésidème[1122]. Mais toute cette philosophie, dont les productions ont d’ailleurs disparu, n’a vraiment aucun titre à figurer dans la littérature proprement dite, puisqu’elle n’a ni créé des œuvres d’un caractère original, ni même préparé des matériaux pour de telles œuvres, ni accusé vivement aucune forme intéressante du goût contemporain. Laissons-la donc de côté, et ne nous occupons que des écoles ou des hommes qui ont eu part, en quelque degré, au mouvement littéraire du temps.
C’est dans les cinquante années qui ont immédiatement précédé l’ère chrétienne, que les écrits néopythagoriciens ont commencé à se répandre dans le monde et qu’ils semblent avoir surtout abondé[1123]. L’école pythagoricienne proprement dite avait disparu depuis trois cents ans. Mais une bonne part de l’esprit du maître, sensiblement altérée d’ailleurs, avait survécu dans les mystères orphico-pythagoriciens et dans une discipline traditionnelle qui constituait la vie dite pythagoricienne. Au ier siècle, cet élément se réveilla sous diverses influences. Le Pythagorisme avait pour lui d’être une école d’autorité dogmatique et de discipline morale sanctionnée par une croyance religieuse. Il convenait, par là même, à un grand nombre d’âmes, éprises de règle et de certitude. Sa raison d’être, lorsqu’il reparut, ce fut d’offrir satisfaction à ceux que la philosophie attirait par sa noblesse et décourageait par ses incertitudes. Il leur apporta un enseignement simple et pratique, qui empruntait à Platon, à Aristote, aux Stoïciens ce qu’ils avaient de plus élevé, qui fondait tout cela en une doctrine courte et substantielle, très affirmative, appuyée sur l’autorité prétendue de Pythagore et de ses disciples immédiats, et qui aboutissait à des préceptes de vie précis, sévères, et raisonnables pourtant dans leur austérité.
Il est probable que cette philosophie se forma vers le commencement du ier siècle av. J.-C. à Alexandrie[1124]. Nous la voyons admise à Rome, un peu plus tard, dans l’entourage de Cicéron[1125]. Sous Auguste, elle attire l’attention du savant roi Juba, qui se met à faire collection de ses œuvres et qui achète naïvement comme anciens beaucoup de livres pythagoriques nouveaux[1126]. C’est donc le moment où sa vogue est établie. Elle se maintient ou grandit pendant les deux siècles suivants, puis, vers le milieu du iiie siècle de notre ère, ce néopythagorisme va se fondre dans le néoplatonisme.
Sa place dans la littérature est marquée d’abord par toute une série d’œuvres apocryphes, dont il nous reste des fragments importants, puis par un petit nombre d’œuvres authentiques, presque entièrement perdues.
À la première catégorie appartiennent les Vers d’Or (Χρυσᾶ ἔπη), le traité de Timée de Locres Sur l’âme du monde et sur la nature (Περὶ ψυχᾶς κόσμω καὶ φύσιος), celui d’Okellos de Lucanie Sur la nature du tout (Περὶ τῆς τοῦ παντὸς φύσεως), les écrits faussement attribués à Philolaos, à Archytas[1127], à Brontinos, à Théano, à Arésas, et à d’autres, puis des traités moraux qui nous sont donnés comme des œuvres d’Hippodamos, d’Euryphamos, d’Hipparque, de Théagès, de Métopos, de Clinias, de Criton, de Polos de Lucanie, de Dios, de Bryson, de Callicratidas, de Pemphélos, ou de femmes pythagoriciennes, Périctioné et Phintys.
Les Vers d’or nous offrent en quelque sorte les commandements de Dieu et de l’Église, selon la formule pythagoricienne, en 71 vers généralement médiocres ou mauvais. Il n’est pas douteux qu’une partie de ces préceptes ne soient anciens, même quant à la forme. Mais il y a tout lieu de croire qu’ils ont été grossis, arrangés, complétés, probablement vers le temps ou se constituait le néopythagorisme[1128]. Sous leur forme actuelle, on sent qu’ils ont été destinés à combler une des lacunes de la morale et de la religion des philosophes, en résumant leurs préceptes les plus essentiels et leurs promesses les meilleures dans quelques formules faciles à retenir. La doctrine en est religieuse et humaine ; elle recommande la piété envers les dieux, le respect des parents, la douceur, la tempérance sans ascétisme, la justice, la résignation aux maux inévitables, la réflexion indépendante sans mépris hautain de l’opinion ; elle invite le fidèle à examiner chaque soir ses actions du jour pour les juger ; elle lui prescrit aussi, mais rapidement, certains rites, certaines purifications ; et, pour prix de cette sage conduite, elle lui promet, dès à présent, une paisible sagesse et, plus tard, une immortalité bienheureuse. En somme, une sorte de memento, mal ordonné, mais contenant en abrégé les règles de la vie, l’essence de la religion et le fonds des plus précieuses espérances. Le beau commentaire qu’en a donné au ve siècle le platonicien Hiéroclès montre qu’on pouvait en tirer sans trop d’effort une philosophie complète ; il témoigne en outre du grand prix que les derniers siècles du paganisme ont attaché à ce résumé bienfaisant, et il explique le titre brillant qu’une reconnaissance et une admiration traditionnelles lui ont donné.
Les autres écrits qui viennent d’être cités sont dus certainement à des faussaires de bonne foi, dont ils nous révèlent le curieux état d’esprit. Ceux qui composaient ainsi, avec des idées empruntées à Platon, à Aristote, à Chrysippe, des traités, qu’ils attribuaient à d’anciens pythagoriciens, n’étaient pas de vulgaires trompeurs. C’étaient des hommes instruits, qui, dominés par un parti pris, croyaient retrouver chez ces divers philosophes les débris des vieilles doctrines pythagoriciennes et n’hésitaient pas à les rendre à leurs véritables auteurs. D’ailleurs, en reconstituant tout un pseudo-pythagorisme primitif, ils obéissaient à des intentions que leur suggéraient les besoins du temps. Constituer une philosophie complète, mais simple, qui donnât aux contemporains, sous l’autorité d’une tradition antique et vénérée, supérieure par conséquent aux sectes, toutes les idées nécessaires sur Dieu, sur le monde, sur l’homme, sur la société, sur la famille, sur le bonheur et sur la vertu, voilà au fond ce qu’ils se proposaient. Et ce dessein déterminait la forme de leurs œuvres. S’ils s’efforçaient, par une nécessité du genre, d’écrire dans le dialecte dorien qui avait été celui des premiers Pythagoriciens, ils le faisaient du moins avec un remarquable souci de la clarté. À en juger par nos fragments, tous ces écrits, malgré des dissemblances nécessaires, se ressemblaient par une commune méthode d’élocution : une phrase courte, analytique, nettement divisée ; des définitions brèves, des préceptes, des formules, çà et là quelques comparaisons traditionnelles ; d’ailleurs, nulle rhétorique, point d’amplification, peu de dialectique. De vrais « manuels » par conséquent, sans originalité de pensée, mais commodes et pratiques.
C’est probablement à la même littérature qu’appartient le premier fonds de ces collections de Sentences et de Comparaisons pythagoriciennes qui ont été recueillies plus tard par divers auteurs[1129]. Quelques-unes étaient anciennes, d’autres furent créées alors, d’autres s’y ajoutèrent plus tard : il est impossible aujourd’hui de les distinguer d’après leur âge relatif ; mais, comme ensemble, elles répondent bien aux besoins et au goût que nous signalons en ce moment.
À côté de ces œuvres anonymes ou apocryphes, il y en eut d’autres qui furent publiées par leurs auteurs sous leur vrai nom. Les principaux pythagoriciens de ce siècle[1130] sont les deux Sextius, contemporains d’Auguste et de Tibère[1131], Sotion d’Alexandrie, disciple de Sextius le père et l’un des maîtres de Sénèque[1132], puis, sous Néron, Moderatus de Gadès[1133], Areios Didymos[1134], enfin Apollonios de Tyane, qui vécut jusqu’au temps de Nerva[1135]. Quelques-uns de ces noms sont connus ou même illustres, mais aucun n’a une grande importance dans l’histoire littéraire.
Sextius le père avait composé en grec quelques écrits de morale demi-stoïcienne, demi-pythagoricienne, qui ne nous sont plus connus que par les éloges enthousiastes de Sénèque[1136]. Nous possédons encore un certain nombre de Sentences et la traduction latine d’un Manuel, qui sont ou de lui ou de son fils[1137]. Il est possible que le manuel ait été interpolé ; mais quelques additions çà et là n’en ont pas altéré la forme primitive ni l’esprit. Les 427 sentences qui le composent sont presque toutes remarquables, non seulement par l’élévation morale et par le sentiment religieux, mais par un tour plein de vigueur, qui justifie en partie l’admiration de Sénèque[1138].
De Sotion, il ne nous reste qu’un petit nombre de passages, conservés par Stobée[1139]. Les uns semblent provenir d’un traité Sur l’amour fraternel ; les autres sont empruntés à un écrit Sur la colère. On y trouve, à côté d’anecdotes citées en exemple, le même usage des sentences et des comparaisons que chez les autres pythagoriciens.
Les rares fragments tirés des dix livres de Leçons pythagoriques (Πυθαγορικαὶ σχολαί) de Moderatus[1140] se rapportent à la doctrine des nombres et n’ont pas d’intérêt littéraire. — Il en est de même de ce qui nous reste du livre Sur les sectes d’Areios Didymos, qui fut le maître d’Auguste[1141]. Si importants pour l’histoire de la philosophie ancienne que soient ces extraits, où l’auteur expose en abrégé la doctrine morale des stoïciens et celle des péripatéticiens, ils n’offrent rien où se marque une personnalité originale[1142].
Apollonios de Tyane est célèbre surtout comme un des « saints » du Pythagorisme[1143]. Sa réputation s’est faite avec sa légende dans le cours du second siècle, et elle s’est achevée au troisième par la biographie que composa Philostrate. Nous reparlerons de lui à propos de cet écrit. Quant à ses œuvres littéraires, elles étaient peu nombreuses et nous n’en possédons à peu près rien. Sa Vie de Pythagore a été utilisée par Porphyre et Jamblique[1144] ; le dernier en analyse même un assez long passage, tout le récit de l’expulsion des Pythagoriciens de Sybaris, qui semble confus et négligé. Le traité de la Divination astrologique (Περὶ μαντείας ἀστέρων), cité par Philostrate, est entièrement perdu[1145]. En revanche, Eusèbe nous a conservé quelques lignes d’un écrit Sur les sacrifices[1146], qui semble avoir fait partie d’un ouvrage étendu, intitulé Théologie (Θεολογία). Dans ce curieux morceau, animé du plus pur esprit pythagoricien, l’auteur condamne les sacrifices et recommande la prière silencieuse de la raison. Si la pensée est belle en elle-même, le tour est d’un écrivain médiocre. Enfin Apollonios, selon Philostrate, avait écrit un grand nombre de lettres[1147], que son biographe déclare avoir mises à profit, et dont il cite en effet un certain nombre ; malheureusement, celles qu’il cite font justement suspecter le recueil tout entier. Nous en possédons 77 d’une autre collection, dont on n’a encore démontré définitivement ni l’authenticité ni la fausseté[1148].
À la série des écrits pythagoriciens de ce temps doit être probablement rattachée la courte et célèbre composition allégorique connue sous le nom de Tableau de Cébès (Κέβητος πίναξ). Nos manuscrits l’attribuent au philosophe pythagoricien Cébès de Thèbes, évidemment à celui qui figure dans le Phédon de Platon, et nous voyons par diverses citations de Lucien (Salariés, 42 ; Maître de rhétorique, 6) que cette attribution était admise au second siècle[1149]. En réalité, l’authenticité n’en est pas soutenable, bien qu’elle ait été longtemps admise, et même encore de notre temps ; non seulement parce que l’auteur nomme les hédoniques et les péripatéticiens (c. 13) et cite les lois de Platon (c. 33 ; cf. Lois, VII, 808 D, E), mais plus encore à cause du caractère général de l’ouvrage. Quel qu’en soit l’auteur, il est probable qu’il a voulu imiter une composition analogue du stoïcien Cléanthe[1150]. Son sujet est la description et l’explication d’un tableau allégorique que deux étrangers admirent dans un temple de Cronos, où il a été consacré autrefois par un Pythagoricien (c. 1 et 2). Ce tableau est une image de la vie humaine, et l’explication qui en est donnée constitue toute une doctrine de salut[1151]. L’idée essentielle, c’est que l’homme entre dans la vie, plein d’illusions (c. 5) ; il est séduit par le plaisir ou par la fausse science, et s’il s’y attache définitivement, il est perdu ; il s’y épuise et n’y trouve que le malheur. Heureux, s’il s’en dégage à temps par le repentir (Μετάνοια, c. 10 ; Μεταμέλεια, c. 35) ! car, alors, par une route étroite, en pratiquant une discipline austère (c. 16, Ἐγκράτεια, Καρτερία), il arrive à la vertu, à la vraie science et au bonheur. Tout l’ouvrage est plein d’un profond mépris de l’instruction profane[1152], non seulement on peut arriver sans elle à la vraie science, qui est celle du bien, mais c’est à peine si elle y contribue, alors même qu’elle est bien dirigée (c. 33) ; sa principale utilité, c’est d’occuper les jeunes gens, de les détourner des plaisirs (ibid.). Cette conception de la vie est au fond stoïcienne, et elle appartient au stoïcisme de l’empire, à celui d’Épictète. Mais, outre que le livre se donne lui-même pour pythagoricien, il l’est en effet par l’emploi de l’allégorie, par le désir manifeste de résumer tout ce qu’il faut savoir pour bien vivre en quelques traits satisfaisants, faciles à retenir, et de les grouper même en une image. Si l’idée religieuse, familière au néopythagorisme, en est absente, c’est sans doute que l’auteur a voulu surtout faire ici appel aux profanes. Le grand succès de l’ouvrage est attesté à partir du second siècle de notre ère[1153] ; nul ne le cite auparavant ; il est probable qu’il a dû naître peu avant ce temps, puisqu’il est d’ailleurs imprégné de l’esprit qui se manifestait alors. De nos jours, l’allégorie, surtout lorsqu’elle est longue et compliquée, a peu d’admirateurs ; celle-ci est sèche, laborieuse, sans grâce ; mais si on la considère comme un moyen de populariser un enseignement essentiel, on ne peut lui refuser tout mérite.
Dans ces divers écrits, s’accuse fortement la tendance profonde du néopythagorisme, celle qui en détermine le caractère essentiel. C’est une école de morale religieuse, très pure, mais inclinant au mysticisme ; une école de recueillement, de tradition, de prière, de vie intérieure harmonieuse et paisible, en union avec Dieu ; digne par conséquent de tout respect, mais peu faite pour la popularité.
IX
Tout autre était le stoïcisme. Armé pour la lutte, il eut l’honneur de constituer sous les mauvais règnes une certaine force de résistance et de représenter la protestation de la dignité humaine. Lorsqu’on se rappelle tant de pages éloquentes de Sénèque, tant de beaux vers de Perse et de Lucain, qu’il a inspirés ; lorsqu’on le voit d’autre part à l’œuvre dans certains récits de Tacite, où il apparaît comme le soutien des plus nobles oppositions et des morts les plus courageuses, on est en droit de penser qu’il a dû se montrer non moins fier ni moins militant dans les écrits grecs du même temps. Or cette attente est déçue par les faits. Pour rencontrer un stoïcien, de culture grecque, qui se soit distingué, comme écrivain et comme homme, par une personnalité tout à fait éminente, il faut aller jusqu’à Épictète, qui appartient déjà presque au siècle des Antonins. Ses prédécesseurs, les maîtres ou les amis des grands Romains du temps de Néron, sont des hommes de second ordre, très recommandables par leur caractère et même par un certain talent, mais qui ne font guère que répéter et transmettre sans éclat l’enseignement traditionnel de l’école. Deux d’entre eux seulement retiendront quelques instants notre attention.
L’Africain L. Annaeus Cornutus[1154] est bien connu comme le maître du poète Perse, qui a su dire dans des vers célèbres la douceur de son intimité, sa bienfaisante influence et le charme de sa sagesse socratique[1155]. C’était un grammairien autant qu’un philosophe, et un Latin d’éducation autant qu’un Grec. Il avait composé en latin des Commentaires sur Virgile, en 10 livres[1156], un écrit Sur la prononciation et l’orthographe[1157], peut-être même des tragédies[1158], et divers ouvrages de rhétorique, dont un traité Des figures de pensée[1159]. Le seul livre grec qui nous reste de lui est intitulé Abrégé des traditions grecques relatives à la théologie (Ἐπιδομὴ τῶν κατὰ τὴν ἑλληνικὴν θεολογίαν παραδεδομένων)[1160]. C’est un résumé sans valeur littéraire, mais fort curieux, des interprétations étymologiques et symboliques données par l’école stoïcienne à la mythologie poétique et populaire. L’auteur expose brièvement à un enfant ce que d’autres avant lui avaient développé longuement[1161]. Ces ouvrages antérieurs étant perdus, rien ne vaut aujourd’hui ce petit livre pour montrer ce qu’il y avait de puéril et d’arbitraire dans ces explications d’écoles, qui essayaient de concilier les vieux mythes avec la philosophie.
Moins maltraité par le temps, C. Musonius Rufus tient encore sa place entre les moralistes de ce siècle[1162]. Chevalier romain, d’une famille étrusque originaire de Bolsène, il fit profession de philosophie, et se rendit célèbre par son enseignement sous Néron. Sa renommée et l’influence qu’il prenait sur la jeunesse le firent exiler en 65. Il fut relégué en Grèce, d'où il revint à la mort de Néron ; il embrassa la cause de Vespasien, qui lui parut celle de l’honnêteté. Dès le début de son règne, il accusa et fit condamner le délateur Celer. Quand Vespasien à son tour, chassa de Rome les philosophes, en 71, Musonius fut excepté de cette rigueur par une faveur spéciale. Le second Pline put encore le voir et l’aimer ; mais il semble être mort avant le règne de Domitien. Sa maison était comme le sanctuaire du stoïcisme à Rome sous Néron et Vespasien. On y voyait venir, entre autres disciples, le jeune Épictète, qui y fut initié à la philosophie[1163]. Les conversations privées qui s’y tenaient et quelques conférences publiques en grec que donna Musonius[1164] furent plus tard publiées en substance par un certain Pollion, évidemment son disciple, sous le titre de Souvenirs de Musonius (Μουσωνίου ἀπομνημονεύματα) ; recueil dont un assez grand nombre de morceaux nous ont été conservés dans les extraits de Stobée[1165].
D’après les témoignages les plus autorisés, notamment ceux d’Épictète et d’Aulu-Gelle, l’enseignement de Musonius était remarquable par sa sincérité vigoureuse et son caractère pratique[1166]. Sans dédaigner aucune partie de la doctrine traditionnelle, il s’attachait surtout à la morale. Ses leçons étaient de vives peintures, franches et familières, où chacun se reconnaissait. Volontairement étranger à toute rhétorique, il se proposait d’éveiller la conscience de ses auditeurs, d’y faire naître le reproche secret qui seul rend efficace la parole du maître, et il y réussissait par une précision pénétrante.
Cette impression des contemporains, nous ne l’éprouvons pas complétement en lisant les fragments qui sont venus jusqu'à nous. La faute en est sans doute au rédacteur, qui n’a pas su garder tout ce qui faisait la force et le charme de la parole du maître. Les qualités propres de celui-ci apparaissent davantage dans les mots cités isolément par Plutarque, Aulu-Gelle, Stobée. Mais les fragments étendus nous donnent du moins l’idée nette de l’esprit de son enseignement moral. Ce sont des instructions familières qui touchent à toutes les choses quotidiennes, à la nourriture, à l’habitation, aux vêtements, au mariage, aux droits des parents, aux peines de la vie, à la vieillesse[1167]. Les idées viennent de Platon, d’Aristote, de Chrysippe ; ce sont celles que nous rencontrons vers le même temps chez Sénèque et chez les pythagoriciens. Si Musonius se distingue par quelque chose entre les maîtres du stoïcisme, c’est surtout par un remarquable bon sens pratique, qui n’exclut pas l’élévation des sentiments ; il prend la société telle qu’elle est, il ne sacrifie pas la famille à un ascétisme chimérique[1168], il donne à la femme sa véritable place au foyer et il élève très haut l’association conjugale[1169]. On comprend mieux, en le lisant, quelle influence salutaire exerçait alors la philosophie grecque dans le monde romain. Ses vrais propagateurs étaient des hommes d’une vie exemplaire, qui ne cherchaient pas à faire de brillants discours, mais qui ; avertissaient à propos, signalaient le mal à éviter, montraient familièrement le devoir quotidien, et rappelaient en toute occasion l’idéal prochain qui devait ennoblir la vie[1170]. La vénération affectueuse que témoigne Pline le jeune pour la mémoire de Musonius et pour son gendre, le philosophe Artémidore, en dit très long sur le bien que ces sages modestes faisaient autour d’eux.
X
Les autres écoles, platonicienne et péripatéticienne, pourraient être passées ici sous silence, si l’on ne tenait compte que des maîtres obscurs qui représentèrent alors dans la société romaine les traditions de l’Académie et du Lycée, plus ou moins fondues ensemble[1171]. Mais à côté de cet enseignement sans nouveauté, une tentative originale, curieuse et féconde doit attirer notre attention : c’est celle du juif alexandrin Philon, qui peut être considéré comme le prédécesseur du néoplatonisme.
La communauté juive d’Alexandrie, nombreuse, active, intelligente, et depuis longtemps hellénisée, n’avait pas pu rester étrangère à la philosophie grecque, régnait partout et sans laquelle il n’y avait pas alors de culture classique[1172]. Il a été question plus haut du péripatéticien juif Aristobule, qui, au second siècle, prétendait retrouver dans les doctrines du Lycée une émanation de la sagesse de Moïse et des prophètes. Les documents nous manquent pour suivre le développement, ou tout au moins la transmission, de ces idées dans les écoles juives d’Alexandrie jusqu’au commencement de notre ère ; mais nous ne pouvons pas douter qu’elles ne s’y soient perpétuées, puisque nous les retrouvons chez Philon, qui les traite comme des vérités admises. C’était donc, à n’en pas douter, une opinion déjà ancienne et commune chez les juifs hellénisants d’Alexandrie au temps d’Auguste, que la sagesse grecque ne différait pas essentiellement de la sagesse hébraïque, c’est-à-dire, suivant eux, de la révélation contenue dans les livres saints, qu’elle en était même certainement issue, et qu’elle pouvait en être considérée comme une sorte de commentaire, grâce auquel les données de la révélation étaient mises à la portée de l’intelligence humaine. Toute l’œuvre de Philon procède de là.
Né, vers l’an 20 avant notre ère, d’une famille sa- cerdotale qui semble avoir tenu un haut rang parmi les Juifs d’Alexandrie, Philon reçut dans sa jeunesse une double éducation, hellénique et hébraïque, des plus complètes[1173]. Il connut tous les grands écrivains de la Grèce, poètes et prosateurs, mais plus particulièrement les philosophes, et, entre ceux-ci, Platon, dont l’influence le pénétra tout entier[1174]. En même temps, il étudia à fond l’Ancien Testament, non seulement en le lisant lui-même, mais en l’entendant commenter dans les écoles juives et dans les synagogues. Devenu homme, il semble avoir vécu constamment dans le milieu où il avait été élevé, aimant la retraite et se donnant avec amour à cette philosophie religieuse qui était tout pour lui. Lui-même comptait alors au nombre des principaux docteurs de la sagesse révélée ; et l’on sent que la plupart de ses ouvrages, avant d’être écrits, ont dû être professés à l’école ou dans le temple. Il vécut ainsi, sous Auguste et sous Tibère, de plus en plus renommé parmi les siens pour sa vertu, pour sa science et pour son éloquence. C’était un homme grave, détaché du monde, que l’on devait vénérer profondément. Sous Caligula, d’abord, puis sous Claude, les Juifs d’Alexandrie, mal vus de la population grecque ou égyptienne, furent en butte à de terribles épreuves. On excita contre eux la colère du prince, on les massacra, on voulut les forcer à introduire dans leurs synagogues les statues des empereurs. Dans ces cruelles circonstances, Philon, déjà vieux, ne manqua, pas à son peuple. Il s’arracha à la retraite qu’il aimait, à ses études chéries, pour remplir le rôle dangereux dont la confiance des siens voulait l’investir. Il se rendit en ambassade à Rome auprès de Caligula, il y retourna peut-être encore sous Claude. Rentré sain et sauf à Alexandrie, il semble y avoir achevé sa vie studieuse en écrivant jusqu’à la fin[1175].
Les écrits de Philon étaient très nombreux. Notre collection, quoique fort étendue, n’est pas complète. Elle s’est grossie pourtant, depuis le siècle dernier, de quelques ouvrages, ou parties d’ouvrages, qui ont été retrouvés dans une version arménienne et traduits en latin, et aussi d’un petit nombre de traités et de fragments, découverts dans diverses bibliothèques. Elle peut par suite s’enrichir encore. Telle que nous la possédons, elle soulève des questions d’authenticité, de classement et de chronologie, qui sont loin d’être résolues[1176]. Ne pouvant ici entrer dans des discussions qui seraient infinies, nous nous contenterons de quelques indications générales.
Les ouvrages de Philon se divisent assez naturellement en deux groupes. Le premier comprend tous ceux qui se rapportent à l’explication du Pentateuque ; le second, un certain nombre d’ouvrages de propagande ou d’apologie, et quelques traités philosophiques.
Le premier groupe formait une longue série continue. C’étaient d’abord les Questions et Solutions sur la Genèse et l’Exode, dont il nous reste seulement quelques fragments, soit en grec, soit en latin. Venait ensuite le Commentaire allégorique de la Genèse, dont nous possédons la plus grande partie sous divers titres. M. Massebieau a montré comment l’auteur, tout en suivant l’ordre de son texte, en tirait, par l’interprétation allégorique, une « histoire continue de l’âme », depuis sa formation jusqu’au degré de perfection qu’elle peut atteindre et qui était représenté par le type de Moïse[1177]. La série se complétait par une Exposition de la loi, qui prenait pour point de départ la création du monde, montrait ensuite la loi réalisée sous une forme vivante dans les biographies d’Abraham, d’Isaac, de Jacob, de Joseph[1178], et enfin étudiait le décalogue et les lois particulières, de façon à en tirer toute une législation religieuse, morale et politique. C’est à peine si nous possédons la moitié des ouvrages où se développait cet enchaînement de pensées.
Le second groupe offrait presque autant de diversité qu’il y avait d’unité dans le premier. On y trouvait d’abord le Moïse que nous lisons encore en trois livres, avec plusieurs traités qui le complètent (Sur l’humanité, Sur le repentir, Sur la noblesse). Tous ces écrits s’adressaient aux païens qui se sentaient attirés vers le judaïsme. Philon y combattait leurs préjugés et leur ouvrait la voie, soit en leur faisant connaître le législateur d’Israël et sa doctrine, soit en répondant à leurs doutes et à leurs objections. — Dans les Ὑποθετικά, aujourd’hui perdus, il semble qu’ayant un dessein analogue, il en poursuivait l’accomplissement par une méthode un peu différente[1179]. — C’était encore une pensée de propagande qui lui avait fait composer cette Apologie des Juifs, à laquelle Eusèbe rapporte le fragment qu’il nous a transmis Sur les Esséniens. Il semble naturel d’y rattacher aussi le traité Sur la vie contemplative, dont l’authenticité a été si vivement discutée, mais qui paraît bien porter son empreinte personnelle. — Le récit de l’Ambassade à Caligula, si intéressant, et l’écrit Sur Flaccus, sont deux ouvrages très voisins des précédents par l’esprit, mais distincts pourtant, et indépendants l’un de l’autre. — Enfin, il convient de mettre dans le même groupe quelques ouvrages philosophiques, qui s’adressent aussi à un public mêlé, aux païens aussi bien qu’aux juifs, et même plutôt aux païens. Tels sont l’écrit perdu Sur l’esclavage de l’insensé, celui que nous possédons Sur la liberté du sage, s’il est réellement de Philon, enfin les Traités sur la Providence et l’Alexandre, traduits de l’arménien, et à propos desquels il convient de faire toutes les réserves nécessaires quant à leur forme primitive.
Cette immense série d’écrits témoigne non seulement d’une merveilleuse activité, mais aussi d’une remarquable puissance d’esprit. On y sent partout de larges pensées et de grands desseins, qui se développent avec ampleur et patience, sans précipitation, sans sursauts, sans interruptions. Les dégager et les examiner en détail est l’affaire de la philosophie. Pour l’objet que nous nous proposons ici, il suffira d’étudier sommairement, dans l’ensemble de cette grande œuvre, l’esprit et le talent de Philon, en marquant à grands traits l’influence qu’il a exercée, soit sur la philosophie néoplatonicienne, soit sur la littérature chrétienne.
La méthode de Philon, dans ses commentaires sur l’Ancien Testament, c’est l’interprétation allégorique pratiquée avec une liberté, ou plutôt une fantaisie, qui nous paraît à nous un défi perpétuel au bon sens[1180]. Cette méthode, Philon l’a reçue toute faite. Elle avait été appliquée par la philosophie grecque, par les Stoïciens surtout, à l’interprétation de la mythologie ancienne et à celle des textes classiques, spécialement des poésies d’Homère. Elle était passée de là à Alexandrie, et nous savons par Philon lui-même que ses prédécesseurs en faisaient usage depuis longtemps pour expliquer l’Écriture, qu’ils considéraient pourtant comme révélée. Il n’a donc rien innové à cet égard. Mais, en raison de la conservation de ses œuvres, c’est chez lui que cette méthode nous apparaît le plus clairement. Ainsi traitée, l’Écriture n’est vraiment plus qu’un prétexte. Méprisant le plus souvent le sens littéral, qui lui paraît indigne de Dieu, il fait dire au texte tout ce qu’il veut. Et c’est ainsi qu’avec une assurance sereine et vraiment étonnante, il y retrouve, sans la moindre difficulté, les grandes doctrines de Platon, d’Aristote, de Pythagore, celles des Stoïciens, qui, selon lui, ont été toutes empruntées par leurs prétendus auteurs à la source juive.
La doctrine qu’il tire de là ne peut être indiquée ici qu’en quelques mots[1181]. Un dieu unique, qu’il essaye de dégager autant que possible de toute détermination, afin de le rendre plus pur ; un dieu qui est l’être, l’absolu, l’un, mais qui pourtant, par une contradiction nécessaire, se trouve posséder aussi certaines qualités humaines, la bonté, l’activité, la volonté. Puis, pour ne pas mêler ce dieu au monde, pour ne pas être obligé surtout de lui imputer le mal physique et moral, toute une série d’êtres intermédiaires, d’ailleurs insuffisamment définis et classés, des êtres qui sont quelque chose de lui et qui ont pourtant une existence distincte, ses puissances (δυνάμεις), dans la conception desquelles nous reconnaissons à la fois les Idées platoniciennes, les causes aristotéliques, la raison créatrice des Stoïciens, les démons de la mythologie païenne et les anges de la Bible. Parmi ces puissances, la première, la plus constamment en scène, est le Verbe (Λόγος), qui apparaît, dans toute cette doctrine, comme un intermédiaire nécessaire entre le vrai dieu et le monde[1182].
Cette métaphysique est dispersée dans tous les écrits de Philon, d’où il faut la dégager ; et justement à cause de cela, elle ne semble pas s’être organisée en un système très complet ni très fortement étudié dans ses détails. D’ailleurs, quelque intérêt qu’elle inspirât à son auteur, elle le préoccupait moins que la morale. Le grand objet qu’il se proposait, c’était la vie spirituelle, pour lui-même et pour les autres : tous ses écrits tendent à définir, à recommander, à célébrer cet idéal. Sa doctrine morale est stoïcienne en son fond ; elle l’est par son ascétisme décidé, par son dédain absolu de tout ce qui ne dépend pas de la volonté, par l’idée qu’elle se fait du sage, par sa notion du progrès (προκοπή), qui est la loi même de la vie. Et pourtant, sous ces ressemblan- ces frappantes, des différences très sensibles éclatent, dès qu’on y regarde de près. La morale de Philon est en réalité pénétrée de l’esprit juif et de l’esprit platonicien, et par là elle est bien plus voisine du christianisme que ne l’était le stoïcisme. Fondée sur la croyance à une révélation et à une inspiration divines, bien loin de faire du sage une sorte de dieu, elle ne conçoit la vertu que comme un don d’en haut, sans cesse renouvelé ; la notion de la grâce lui est essentiellement inhérente. De là vient qu’elle n’a rien de l’orgueil ni de la sécheresse des Stoïciens. D’ailleurs elle ne se complaît pas en elle-même ; son idéal n’est pas humain ; elle est mystique et parfois enthousiaste. Le rêve de l’âme éprise du bien, c’est, pour Philon, de se détacher du corps et de la terre, de s’élever jusqu’à Dieu, de vivre en lui, dans une contemplation pleine de joie et d’amour. Aussi, tandis que les Stoïciens du temps s’attachent minutieusement à régler tous les détails de la vie, à en prévoir toutes les circonstances, lui, au contraire, en méditatif exalté, semble oublier le plus souvent toutes les menues choses d’ici-bas, qui ne l’intéressent ni ne le préoccupent, et sa pensée monte, d’un doux essor, jusqu’à ces hauteurs sereines qu’elle considère comme sa vraie patrie. Si l’extase n’est pas encore pour lui un besoin constant, s’il n’y vise pas, par un dessein arrêté et conscient, comme à l’état suprême où doit tendre la philosophie, on ne peut nier du moins que le mouvement même de ses sentiments ne l’y porte, comme à leur terme naturel.
C’est en cela précisément que consiste la personnalité de Philon ; et cette personnalité, tendre et pieuse, tout animée d’une religion d’amour, est aussi ce qui le rend original et intéressant comme écrivain. Les sentiments qui remplissent ses écrits et la manière dont il les traduit font de lui, au point de vue littéraire, une sorte d’intermédiaire entre Platon et les écrivains chrétiens. Ceux qui disaient de lui, comme le rapporte Suidas[1183], qu’il « platonisait », traduisaient ingénieusement une impression juste, mais qui a besoin d’être définie et complétée.
Bien des affinités naturelles rapprochaient Philon de Platon, et il n’avait qu’à suivre son instinct pour se développer, en tant qu’écrivain, sous l’influence prédominante et constante de cet admirable modèle. Il ressemble à Platon par l’abondance facile, par le courant large et libre du style, par une ampleur qui est ordonnée sans être périodique ; il a, comme lui aussi, quoique à un moindre degré, le don d’associer sans disparate la poésie à la prose, l’invention des images, la faculté de rendre vivantes les choses abstraites, celle de mélanger la subtilité de la dialectique à une certaine grâce originale de rêve et de sentiment.
Mais, outre qu’il est très inférieur à son maître par l’imagination, il manque absolument de cet instinct dramatique qui prêtait tant de vie et de variété à la dialectique platonicienne. Son abondance est presque toujours prolixe et devient vite monotone. D’ailleurs, il est bien loin de cette spontanéité charmante, qui n’avait pu se produire qu’en un moment bien court, dans la floraison toute jeune de l’atticisme. Bien qu’il rejette très heureusement le vocabulaire technique et disgracieux des écoles de philosophie contemporaine, il emploie encore trop de termes abstraits, quelquefois aussi des expressions recherchées, dont le sens précis demeure obscur. La rhétorique des écoles, sans le dominer, ne lui est pas non plus étrangère, surtout dans les parties narratives de ses œuvres, où il met en scène des personnages. Il y a donc de l’artifice dans sa manière, comme dans celle des meilleurs écrivains grecs de son temps ; et peut-être, à cet égard, ses écrits les plus soignés, tels que son Moïse par exemple, sont-ils dans l’ensemble de son œuvre les moins réellement platoniciens.
Mais ce serait lui faire tort que de s’en tenir à ce point de vue. Le mérite original de Philon comme écrivain n’est pas d’avoir reproduit quelque chose du langage de Platon ; c’est bien plutôt, à mon avis, d’avoir souvent réussi à traduire des sentiments nouveaux dans une forme appropriée. La Grèce païenne avait peu connu le mysticisme ; du moins, elle ne l’avait exprimé qu’accidentellement dans sa littérature. Philon est le premier prosateur qui ait su s’adresser à Dieu, ou parler de lui aux hommes, avec cet accent de piété ardente et cette sorte de solennité sincère qui allaient devenir ordinaires aux écrivains chrétiens.
Pour préciser cette observation, remarquons d’abord qu’il a déjà, quand il parle des œuvres divines, la magnificence à demi poétique, mais en même temps profondément religieuse, des futurs prédicateurs chrétiens :
« Quelqu’un qui entrerait dans une cité bien policée, où toute la vie publique serait ordre et beauté, ne se dirait-il pas aussitôt : Voilà une cité qui a pour la gouverner des chefs excellents ? Eh bien, celui qui arrive dans la cité vraiment grande, je veux dire cet univers, et qui contemple la montagne et la plaine également remplies d’animaux et de plantes, le cours des fleuves qui naissent des sources et celui des eaux torrentielles, les mouvements des mers, l’heureux équilibre de la température et la succession des saisons de l’année, puis le soleil et la lune, ces guides, du jour et de la nuit, et ces révolutions des astres, fixes ou errants, qui tournent comme un chœur de danse avec le ciel tout entier, n’est-il pas naturel, ou plutôt n’est-il pas nécessaire, qu’il conçoive aussitôt un dieu, qui en est le père et le créateur et en même temps le guide suprême[1184] ?
Sans doute, l’idée exprimée ici remonte au moins jusqu’à Socrate. Mais il y a, dans l’allure de la phrase et dans la pompe des expressions, une sorte de lyrisme, fait à la fois d’admiration naïve, de conviction ardente, et d’amour, qui prête à cette très vieille idée un accent nouveau.
Et encore, il n’est question dans ce passage que du monde extérieur. Combien Philon ne sera-t-il pas plus original, quand il parlera de cette vie spirituelle qui lui est si chère et dont il a fait son domaine propre ! Écoutons-le, lorsqu’il paraphrase les paroles de Moïse devant le buisson ardent, priant Dieu de se révéler à lui. Ici, le sentiment qui s’exprime est celui de la foi inspirée par l’amour, l’élan de l’âme qui veut connaître Dieu pour le mieux aimer, et qui n’attend que de lui l’illumination dont elle a besoin ; et c’est par conséquent l’une des inspirations fondamentales du christianisme :
« Ah ! Révèle-moi qui tu es en vérité. Car, s’il ne s’agissait que de ton existence, l’univers me l’a enseignée ; il t’a fait connaître à moi, comme un fils fait connaître son père, comme l’ouvrage fait connaître l’ouvrier. Mais ce que tu es en ton essence, voilà ce que j’ai soif de savoir ; et cette science-là, il n’est pas une des parties de l’univers entier qui puisse m’en donner l’accès. Donc, je te prie et je t’implore, pour que tu accueilles la demande d’un suppliant, qui est plein de ton amour, et qui ne veut adorer que toi seul. La lumière ne se manifeste par rien d’étranger à elle-même : elle est sa propre manifestation ; et, de même, toi, tu peux seul te faire connaître à nous. Voilà pourquoi je crois mériter d’être pardonné, si, manquant de maître, j’ai osé me jeter à tes pieds, pour me faire instruire par toi-même[1185]. »
À côté de ces passages pleins d’élan, on pourrait en citer plusieurs autres où se laisse pressentir un aspect un peu différent de la littérature chrétienne, la méditation grave et triste sur les peines de la vie, adoucie par la piété qui se réfugie en Dieu. Détachons seulement quelques lignes des pages touchantes où Philon, en gémissant sur les circonstances qui l’ont arraché à sa vie tranquille, laisse deviner la consolation qu’il trouve à revenir, dès qu’il le peut, à ses hautes contemplations :
« Si tout à coup, dans cette tempête de la politique, un instant de calme m’est donné, alors, ouvrant mes ailes, je m’élève au-dessus des flots ; je m’élance presque dans les routes de l’air, porté par les souffles de la science, qui me conseille sans cesse de fuir avec elle, de me soustraire à ce dur esclavage, non seulement des hommes, mas des affaires, qui fondent sur moi de tout côté comme les eaux de l’orage. Et pourtant, dans ces épreuves, il convient encore de remercier Dieu, de ce que, couvert par les vagues, je ne suis pourtant pas englouti. Non, ces yeux de l’âme, que quelques-uns croyaient fermés à jamais par la perte de toute espérance, je les ouvre toujours, et j’y laisse pénétrer la lumière de la sagesse, sans vouloir abandonner toute ma vie aux ténèbres[1186]. »
À coup sûr, ce n’est plus là du Platon ; c’est quelque chose de neuf et de personnel, ou la poésie de la Bible se mêle aux souvenirs classiques, sous l’influence prédominante d’un mysticisme qui appartient à un autre âge de l’humanité.
Voila ce dont il faut tenir compte pour apprécier justement l’influence et le mérite de Philon. Comme penseur, il a été le principal promoteur d’un grand renouvellement de la philosophie ancienne ; il annonce déjà le néoplatonisme, et aussi la théologie chrétienne, en ce qu’elle a de commun avec cette doctrine[1187]. Mais son influence ne se borne pas là. Philon a été lu par tous les Pères de l’Église grecque, et, comme écrivain, il est un des maîtres dont ils procèdent tous, directement ou indirectement. C’est chez lui que nous voyons apparaître la prose religieuse de l’Orient hellénique, avec ses caractères déjà manifestes, son lyrisme biblique, sa pompe et sa douceur brillante, sa subtilité aussi, ses grâces un peu prétentieuses et molles, son mysticisme enfin et sa spiritualité passionnée[1188]. On ne peut nier que ce ne soit là une forme d’art très intéressante en elle-même, dont l’influence s’est perpétuée, par la diffusion du christianisme, jusque dans les temps modernes.
XI
Tandis que la philosophie, dès le temps de Tibère, de Caligula et de Claude, se préparait ainsi à de nouvelles destinées, l’histoire, depuis Strabon, végétait en somme assez misérablement dans des écrits sans relief et sans importance. Les règnes de Caligula, de Claude, de Néron lui furent, comme on l’a vu plus haut, peu favorables. Mais sous la dynastie flavienne, c’est-à-dire dans les trente dernières années du premier siècle environ, elle redevient pour nous un intéressant sujet d’études, grâce à l’écrivain juif Joseph.
Il y avait alors près de deux cents ans que l’histoire du peuple juif était vraiment entrée dans le cercle des connaissances helléniques. Et toutefois aucun grand ouvrage d’ensemble ne l’avait encore mise, comme un tout, à la portée des Grecs instruits et curieux. L’extension du judaïsme à travers le monde gréco-romain rendait une œuvre de ce genre chaque jour plus désirable. On rencontrait les Juifs sur tous les points de l’Empire, partout organisés en communautés, gardant leurs lois, leurs mœurs, leur religion, partout actifs et industrieux. Il était naturel qu’on désirât savoir qui ils étaient, comment ils avaient vécu jusque-là, d’où leur venaient ces lois si particulières, en un mot quel était leur passé, en tant que race et nation. La guerre furieuse qui éclata en Judée sous Néron donna encore à ces questions un intérêt beaucoup plus vif ; et quand le général qui avait commencé cette guerre fut devenu lui-même empereur, quand son fils, Titus, y eut mis fin, en 70, par la prise de Jérusalem après un siège mémorable, il arriva que l’histoire des Juifs se trouva liée jusqu’à un certain point à celle de la nouvelle dynastie, puisque la gloire de Vespasien et celle de Titus provenaient surtout de leur triomphe judaïque.
Or, justement en ce temps, un homme put se croire désigné par les circonstances pour devenir l’historien de la Judée.
Issu d’une famille sacerdotale, Flavius Joseph naquit à Jérusalem en l’an 37 ap. J.-C.[1189] Par les soins de son père Matthias, il reçut dans sa ville natale une éducation qui dut être exclusivement juive[1190]. De seize à dix-neuf ans, il s’attacha à un ermite, nommé Banous, et vécut avec lui au désert. Rentré dans le monde en l’an 53, il embrassa les principes austères des Pharisiens, qui étaient, comme il l’a dit lui-même, les Stoïciens du judaïsme, et il prit part dès lors aux affaires de son pays. À vingt-six ans, en 63, sous le règne de Néron, il fut chargé d’aller négocier à Rome la liberté de quelques prêtres juifs, qui avaient été jetés en prison pour les motifs arbitraires. Grâce à la faveur de Poppée, non seulement il réussit dans sa mission, mais il revint chez lui chargé de présents.
À ce moment, la Judée commençait à s’agiter. Joseph fut un des agents les plus actifs du conseil sacerdotal de Jérusalem, qui essayait de résister à l’entraînement du peuple, sans se compromettre auprès de lui. Envoyé en Galilée, il dut à la fois négocier et combattre, et y courut les plus grands dangers. À la fin, il fallut en venir à la guerre ouverte avec les Romains (66 ap. J.-C.). Défait par Vespasien, alors général de Néron, à Garis, assiégé par lui dans Jotapata, Joseph fut pris. Mais, s’il faut l’en croire, il eut l’art de prédire à son vainqueur sa grandeur future[1191] et gagna ainsi sa bienveillance. Après la chute de Néron, Vespasien, proclamé empereur par ses troupes, emmena Joseph à Alexandrie, puis il le confia à son fils Titus, qui le ramena en Judée et le garda auprès de lui pendant tout le siège de Jérusalem. Joseph assista donc en témoin à la ruine de sa patrie (70 ap. J.-C.), après avoir essayé plusieurs fois, non sans courir de grands risques, d’amener ses concitoyens à cesser une résistance inutile. La ville une fois prise, il s’employa, nous dit-il, à sauver les livres saints et le plus grand nombre possible de prisonniers.
À partir de ce moment, le rôle public de Joseph était fini. Il semble avoir vécu depuis lors à Rome, où la faveur de Vespasien, de Titus et de Domitien lui demeura constante. Vespasien lui conféra le titre de citoyen romain et lui donna, pour l’habiter, la maison qu’il occupait lui-même à Rome avant d’être empereur. En outre, il lui attribua d’importants domaines en Judée, et Domitien exempta ces terres de l’impôt foncier. Joseph dut mourir sous Trajan. Nous ignorons en quelle année exactement.
Son premier ouvrage, qui est aussi le plus estimé, fut la Guerre des Juifs, en sept livres, publié sous le règne de Vespasien. Titus en personne avait pressé l’auteur de l’écrire[1192]. Joseph, comme il nous l’apprend lui-même, le composa d’abord en hébreu, et, sous cette forme, l’ouvrage se répandit en Orient ; puis, voyant que la vérité des faits était altérée par les historiens de langue grecque, il le traduisit en grec, en se faisant d’ailleurs aider dans cette tâche, comme il le déclare loyalement[1193]. Après avoir rappelé dans le premier livre les événements qui mirent les Juifs en contact avec les Romains, et principalement le règne d’Hérode le Grand, l’auteur passe rapidement dans le second sur tout ce qui suivit et arrive au soulèvement de la Judée sous Néron. À partir du livre III, il fait la chronique de la guerre ; les livres V et VI, qui sont les plus dramatiques, retracent jour par jour le tableau du siège de Jérusalem ; le VIIe expose les derniers mouvements qui suivirent la victoire de Titus. Acteur d’abord dans cette guerre, puis témoin oculaire du siège, Joseph, parfaitement informé de tout, nous apprend qu’il composa son récit d’après les notes qu’il avait prises au jour le jour[1194]. L’ouvrage fut offert par lui à Vespasien et à Titus, puis au roi Hérode-Agrippa[1195]. Malgré les professions réitérées de sincérité absolue que fait l’auteur[1196], il est bien difficile de croire que la préoccupation de plaire à ces augustes lecteurs et de se faire valoir lui-même auprès d’eux n’ait eu aucune influence sur son récit. Joseph s’applique manifestement à rejeter toute la responsabilité de la guerre et des destructions sur un seul parti, celui des zélotes ; et, par suite, il fait constamment l’apologie indirecte de sa propre politique ; en même temps, il disculpe les Romains de toute violence volontaire, et il prête à Titus une sorte de rôle idéal, dans lequel s’unissent toutes les vertus. Ce point de vue, plus ou moins conscient, l’a tout au moins empêché de montrer assez fortement ce qu’il pouvait y avoir de sincérité ardente dans le fanatisme de ceux qu’il appelle « les brigands ». Voilà pourquoi il ne nous représente pas l’âme juive en son entier, telle qu’elle se révéla au milieu de cette crise sanglante et de ces tempêtes. On sent trop dans son récit l’homme du sanhédrin, le pharisien, doublé d’un historiographe officiel. Malgré cela, il est impossible de ne pas reconnaître qu’il excite, en somme, un intérêt des plus vifs. La fermeté générale du dessin, la précision et l’abondance des détails, l’heureux choix des traits de mœurs, mêlés aux descriptions techniques, lui donnent une grande valeur historique et dramatique. L’auteur a cru, il est vrai, en augmenter l’effet, çà et là, par un fâcheux mélange de rhétorique, où se fait sentir l’influence de la sophistique contemporaine[1197]. Mais ce sont là, pour ainsi dire, des pièces de rapport, qu’il est facile d’éliminer. L’ensemble, dégagé de ces morceaux à effet, se recommande par des qualités sérieuses et fortes. Quant au style, on a vu qu’il n’appartenait pas entièrement à Joseph, puisqu’il déclare s’être fait aider quand il transcrivit son ouvrage en grec. Toutefois il a été au moins modelé d’après l’original, avec la participation active de l’auteur, et l’on y reconnaît certainement, sous la médiocrité correcte et soignée de la langue hellénistique, la netteté ferme de son esprit[1198].
Tout en écrivant cette histoire de la dernière guerre, Joseph avait déjà conçu l’idée d’un autre ouvrage, bien plus étendu, où il ferait connaître aux Grecs l’ensemble des annales de son peuple[1199]. Il fut encouragé dans ce dessein par le savant Épaphrodite, Grec instruit, qui jouit d’une haute fortune au temps des Flaviens[1200] : et, malgré la difficulté qu’il éprouvait toujours à écrire dans une autre langue que la sienne[1201], il se mit à l’œuvre et réalisa ce qu’il s’était proposé. Il nous apprend lui-même que l’ouvrage fut achevé la treizième année du règne de Domitien, c’est-à-dire en 94 : Joseph avait alors cinquante-sept ans[1202].
L’Antiquité juive (Ἰουδαικὴ ἀρχαιολογία)[1203], en vingt livres, embrasse toute l’histoire des Juifs, depuis la création du monde jusqu’à la douzième année du règne de Néron (66 ap. J.-C.), où elle se relie à la guerre racontée précédemment. Les dix premiers livres conduisent le lecteur jusqu’à la captivité de Babylone. Puis, à mesure que les événements se rapprochent, le récit s’étend. La vie d’Hérode le Grand remplit près de quatre livres (XIV-XVII). Les trois derniers racontent l’histoire des fils d’Hérode et celle de la Judée sous Auguste, Tibère, Caligula, Claude et Néron. Toute la première partie de l’ouvrage n’est guère, comme l’auteur le déclare lui-même, qu’une transcription abrégée de l’Ancien Testament[1204]. La seconde a été rédigée d’après des sources variées, parmi lesquelles il faut citer d’une part un certain nombre d’historiens grecs, dont Nicolas de Damas, d’autre part des documents juifs, tels que les listes des grands prêtres[1205].
On comprend que les premiers livres aient pu offrir un intérêt de curiosité à des Romains et à des Grecs qui ne lisaient pas l’Ancien Testament. Mais cet intérêt a disparu depuis que la Bible est dans toutes les mains. Le récit de Joseph est une sorte d’« histoire sainte », sans originalité, une pâle et médiocre transcription, qui n’a ni la naïveté, ni la grâce, ni la grandeur du texte original. La rhétorique des écoles s’y mêle plus d’une fois, d’une façon puérile, à la simplicité biblique. Abraham fait un discours à son fils avant de l’immoler, et Isaac y répond, comme dans les tragédies, par de nobles paroles[1206]. D’un autre côté, les choses importantes à signaler ne sont pas traitées comme elles auraient dû l’être. Les pages relatives à la législation de Moïse ne sont qu’un exposé médiocre, très inférieur aux éloquents écrits de Philon sur le même sujet. Pour que ce livre révélât vraiment la Judée au monde gréco-romain, il eût été nécessaire que l’auteur eût eu plus fortement conscience du grand rôle que la tradition juive était appelée à jouer dans l’histoire de l’humanité. Joseph, quoique intelligent et croyant, était un esprit trop positif, trop attaché aux choses présentes, pour être capable de ces larges vues. Il fallait interpréter la Bible en penseur et en poète : il s’est contenté de la transcrire en chroniqueur[1207]. — Heureusement, cette insuffisance cesse dès qu’il n’est plus enchaîné à un texte vénéré, et voilà pourquoi les derniers livres de l’ouvrage sont pour nous très supérieurs aux premiers. Lorsque Joseph redevient vraiment historien, il retrouve ses qualités. Le caractère et la politique d’Hérode le Grand sont bien étudiés et bien exposés. Le narrateur est un homme de sens, qui comprend les affaires et la politique, qui connaît les passions humaines, sait démêler les intrigues et mettre en lumière les motifs des actions. Son récit, bien qu’un peu long, a du mouvement, parce qu’il est conduit avec ordre et marche constamment à sa fin ; et les tragédies de palais, causées par l’humeur soupçonneuse et jalouse du vieux roi, en rompent dramatiquement la monotonie. Hérode et Mariamne, Antipater et les fils de Mariamne, sont des figures vivantes, qui ont été presque populaires chez nous au xviie siècle, grâce à l’influence du théâtre, inspiré par l’historien juif[1208]. En outre, cette partie de l’ouvrage de Joseph nous fournit les renseignements les plus intéressants sur l’histoire morale et religieuse de la Judée, depuis le temps des Asmonéens jusqu’à celui de l’auteur, c’est-à-dire dans la période de son existence où elle s’est le plus transformée. C’est par lui surtout que nous connaissons d’une façon précise les Pharisiens, les Sadducéens, les Esséniens. Il est vrai qu’on a pu lui reprocher avec raison de chercher à helléniser ses compatriotes[1209] ». La remarque est excellente, et elle indique bien en quel sens les informations qu’il donne doivent être en quelque sorte transposées. Il n’en est pas moins vrai que, sans lui, toute une partie notable des antécédents judaïques du christianisme serait presque inintelligible pour nous.
En achevant son Antiquité juive, Joseph annonçait l’intention de composer un ouvrage en quatre livres Sur Dieu et son essence et sur les lois (Περὶ θεοῦ καὶ τῆς οὐσίας αὐτοῦ καὶ περὶ τῶν νόμων)[1210]. Cet ouvrage n’a probablement pas été écrit. Ce qui semble en avoir empêché la composition, ce fut l’incrédulité soulevée par les récits de l’Antiquité juive. Le public gréco-romain avait son opinion faite sur les Juifs, et il acceptait légèrement beaucoup de calomnies sur leur compte : tout ce que Joseph racontait, d’après la Bible, des origines du peuple élu, de la vocation d’Abraham, de la captivité en Égypte et de l’exode, était naturellement accueilli comme un tissu de fables. Étonné sans doute et affligé de ce jugement sommaire, notre historien comprit qu’il ne suffisait pas à un homme de sa race de raconter pour être cru, mais qu’il était encore obligé de raisonner et de discuter. De là, l’écrit apologétique en deux livres, que nous appelons assez improprement Contre Apion[1211].
Joseph s’y adresse à son ami Épaphrodite, et il entreprend à la fois de démontrer aux incrédules la haute antiquité du peuple juif et de répondre à certaines calomnies des écrivains grecs. Rien ne montre mieux que cet ouvrage à quel point les esprits cultivés étaient alors dominés par la superstition de la science hellénique. Il leur semblait réellement impossible qu’il eût existé près de la Méditerranée une civilisation aussi forte, aussi élevée que celle qu’on attribuait à Moïse, sans que les historiens grecs en eussent parlé. C’est à cette objection, exprimée ou latente, que répond surtout Joseph dans son premier livre. Il explique l’isolement des Juifs, il montre avec force la jeunesse relative de la société grecque ; puis il prouve que les Juifs n’ont pas été aussi ignorés qu’on veut bien le dire, et pour cela, grâce à son érudition étendue, il cite des témoignages empruntés aux historiens Manéthon, Dios, Ménandre d’Éphèse, Bérose, Hécatée d’Abdère, qui avaient fait connaître aux Grecs les vieilles traditions de l’Égypte, de la Phénicie et de la Chaldée ; il y ajoute même quelques autres témoignages isolés, qu’il demande à divers écrivains. Si d’ailleurs tant d’autres n’ont rien dit des Juifs, il l’explique par des sentiments de jalousie, dont il trouve la preuve dans les calomnies qui couraient le monde (c. 23), et qu’il se met alors à réfuter (c. 24-fin). — On voit que, dans tout cela, il n’est pas même question d’Apion. Celui-ci fait le sujet d’une partie seulement du second livre[1212]. On a vu plus haut (p. 405) qui était ce singulier personnage. Son outrecuidance et sa légèreté expliquent le ton de mépris que prend Joseph dans cette partie de son apologie, où il ne trouve en effet à réfuter que des affirmations sans valeur. Quand il en a fini avec Apion, il entreprend, contre Apollonios Molon et Lysimaque, la défense des lois juives (à partir du chap. 14 jusqu’à la fin) ; et, sans doute, il dut faire entrer dans ces chapitres la substance de ce qu’il s’était proposé de développer dans ses livres projetés sur Dieu et sur les lois.
Cette apologie a dû être opportune et par conséquent intéressante, lorsqu’elle parut. Mais, comme beaucoup d’apologies, elle a perdu une partie de son intérêt en gagnant sa cause. Personne aujourd’hui ne songe à mettre en doute l’antiquité d’Israël ni à considérer les Juifs comme une bande de lépreux chassés d’Égypte. Par suite, nous ne cherchons plus guère dans l’ouvrage de Joseph que l’attestation curieuse de préjugés disparus, et nous y retrouvons avec plaisir un certain nombre de fragments d’historiens perdus. Les derniers chapitres, où il expose et loue la loi de son peuple, sont restés plus vivants. Le sentiment en est fier ; on y voudrait un esprit plus philosophique ; l’auteur a toujours quelque peine à se détacher du détail minutieux et à dégager les idées générales.
Le dernier écrit authentique de Joseph semble avoir été son Autobiographie, qui fut composée peu après l’Antiquité juive et semble y avoir été rattachée. L’auteur nous y renseigne en détail sur son éducation, sur sa vie privée et publique, en complétant sur quelques points ce qu’il avait dit déjà dans sa Guerre des Juifs. L’ouvrage est intéressant à lire, non seulement en raison des faits précis qu’il énonce, mais parce qu’il découvre au mieux le caractère de celui qui se met ainsi en scène. Il y apparaît avec sa vanité naïve, sa pleine satisfaction de lui-même, et en somme une certaine médiocrité de caractère. C’était à coup sûr un honnête homme, dont la conduite dans l’ensemble semble avoir été sage et correcte, mais c’était aussi un politique, qui ne s’élevait jamais complètement au-dessus de ses préoccupations d’intérêt personnel.
Nous avons encore, sous le nom de Joseph, un discours ou plutôt une sorte de déclamation intitulée Les Maccabées ou la Souveraineté de la raison. C’est l’œuvre d’un sophiste judaïsant, où l’on ne retrouve ni l’esprit ni le style de l’historien de la guerre des Juifs.
Le nom de Joseph rappelle naturellement celui d’un autre historien juif, le Galiléen Justus de Tibériade[1213], qui fut son adversaire politique, son ennemi acharné, et qui écrivit, peu après l’an 100. Il avait composé une chronique, qui embrassait toute l’histoire nationale, depuis Moïse jusqu’à la mort du roi Hérode-Agrippa II. Photius, qui la lisait encore, loue la concision du style et la rapidité substantielle du récit[1214]. Joseph lui reproche formellement d’avoir écrit pour altérer la vérité[1215]. Il nous est impossible aujourd’hui d’apprécier jusqu’à quel point ce reproche était fondé.
XII
Il nous reste, pour compléter le tableau de la littérature du ier siècle, à ajouter quelques mots sur la poésie de ce temps.
À vrai dire, on peut se demander s’il y a eu alors une poésie grecque. Une inspiration grande et sincère était impossible chez les Grecs humiliés et devenus les clients des Romains. Il n’y avait plus en eux ni vive fierté nationale, ni sincère attachement aux vieilles légendes, ni religion profonde, ni, d’une manière générale, assez d’indépendance individuelle pour qu’ils osassent exprimer avec éclat des sentiments profonds et hardis sur quoi que ce fût. Dans ces conditions, des hommes d’esprit pouvaient écrire des vers de société avec plus ou moins de race ; mais on eût vainement cherché parmi eux un poète digne de ce nom.
Arrêtons-nous d’abord un instant au recueil d’épigrammes qu’un macédonien, Philippe de Thessalonique, composa sous le règne de Caligula[1216]. Thessalonique, capitale de la province de Macédoine, semble avoir été alors un centre littéraire de quelque importance. Philippe se proposa de compléter la Couronne de Méléagre (voy. ci-dessus, p. 257), en y ajoutant un choix des meilleures épigrammes publiées depuis la formation de ce premier recueil. Dans une courte dédicace, adressée à un certain Camille, il énumère les principaux auteurs qu’il avait jugé à propos d’y faire figurer[1217] : Antipatros, Crinagoras, Antiphilos, Tullius Lauréas, Philodème, Parménion, Antiphane, Automédon, Zonas, Bianor, Antigone, Diodore et Évènos. Lui-même s’était adjoint à ces poètes ; car, il nous reste de lui environ 88 épigrammes, sans originalité bien marquée.
Les plus intéressants de ces versificateurs sont Philodème d’une part, dont il a été déjà question plus haut et sur lequel nous n’avons pas à revenir, et, d’autre part, Antipatros, Crinagoras et Antiphile.
Tous, bien qu’à divers degrés, se rattachent à Léonidas de Tarente, mais laissent sentir l’influence de la rhétorique, spécialement de la rhétorique asiatique, en opposition avec l’art raffiné des Alexandrins. C’est peut-être même pour nous l’intérêt principal de cette anthologie de Philippe, que de montrer très vivement cette réaction, qui caractérise un temps nouveau.
Antipatros[1218], né à Thessalonique comme Philippe, vécut sous le règne d’Auguste et passa probablement une partie de sa vie à Rome. Il eut pour protecteur L. Calpurnius Pison, consul en l’an 15 avant J. C. ; parmi ses épigrammes, la dernière à laquelle on puisse assigner une date fut adressée au roi Cotys après l’an 12 de notre ère[1219]. Antipatros était un improvisateur. Une curieuse épigramme (Anth. Pal. vii, 409) nous montre en lui un admirateur passionné de cet Antimaque, que le goût exigeant d’Alexandrie avait autrefois décrié par la bouche de Callimaque. Ses propres poésies semblent dénoter un travail rapide. Il aime les pointes, qui plaisaient tant à tout un groupe de rhéteurs asiatiques ; son style est d’ailleurs banal, nourri d’emprunts, peu personnel. Dans le choix de ses sujets, il s’inspire volontiers de Léonidas de Tarente et de son homonyme Antipatros de Sidon.
Antiphile de Byzance[1220], vécut, comme Antipatros, sous le règne d’Auguste. Les cinquante épigrammes qui portent son nom dénotent un art prétentieux et médiocre ; des combinaisons de mots, au lieu d’impressions vraies, une vaine rhétorique, dissimulant la pauvreté de la poésie[1221].
Crinagoras de Mitylène[1222] est, lui aussi, un contemporain d’Auguste ; et nous voyons par ses épigrammes qu’il fut en relations avec la famille impériale. Plus poète qu’Antipatros et qu’Antiphile, plus sensible et plus délicat, il est souvent, comme eux, contourné, obscur, et il se travaille, comme eux, à poursuivre de vaines antithèses.
D’autres poètes de la même période, que Philippe n’a pas nommés ou qui lui sont postérieurs, figurent aussi dans l’Anthologie : Archias, le client de Cicéron dont il a été question plus haut, l’historien Théophane, ami de Pompée, Alphée de Mitylène et Thallos de Milet, contemporains d’Auguste, Lollius Bassus, sous Tibère, Gætulius, sous Caligula, Léonidas d’Alexandrie, Érykios de Cyzique, Lucilius, contemporains de Néron. Aucun d’eux n’a d’originalité bien marquée.
Les genres dramatiques sont particulièrement délaissés au premier siècle. Nicolas de Damas nous dit bien, dans son autobiographie, qu’il avait composé en sa jeunesse des tragédies et des comédies. Mais il est clair qu’il s’agit là de jeux de lettré, qui n’eurent et ne pouvaient avoir aucun retentissement. Nous savons pourtant qu’on jouait, alors, encore des tragédies grecques, même en Italie[1223]. C’étaient presque sûrement des tragédies anciennes ; nulle part, il n’est question de tragédies nouvelles alors mises à la scène, ni d’aucun poète tragique contemporain[1224]. D’ailleurs le succès croissant des pantomimes faisait déjà grand tort à la tragédie. Et au début du second siècle, d’après le témoignage de Dion, on ne représentait guère les pièces classiques qu’abrégées, en laissant de côté toutes les parties chantées[1225]. Il en était sans doute de même de la comédie. Nous ne connaissons pas non plus de poète comique de ce temps. Mais nous savons qu’on jouait des pièces de la comédie nouvelle en certaines circonstances, dans de somptueux banquets par exemple[1226], et sans doute aussi sur les théâtres.
Toutefois, un genre voisin de la comédie, le mime, semble avoir eu alors un regain de succès. Dans la fin du règne d’Auguste probablement, ou sous Tibère, parut un homme, qui sut réunir à un haut degré les qualités de fantaisie, d’invention et d’observation satirique qui font le poète mimique, sans parler des dons propres de l’acteur, qu’il y joignait peut-être. C’est Philistion, de Pruse ou de Nicée, qui, malheureusement, nous est bien mal connu[1227]. Suidas nous dit qu’il avait composé des comédies biologiques (κωμῳδίας βιολογικάς), c’est-à-dire sans doute des scènes qui imitaient la vie sous ses aspects ridicules, plutôt que des pièces à proprement parler. C’étaient donc des mimes sous un nom nouveau ; et il paraît en effet que quelques-unes au moins de ces comédies s’appelaient, d’un nom d’ailleurs obscur pour nous : Μιμοψηφισταί[1228]. Philistion laissa la réputation d’un auteur à la bouffonnerie irrésistible[1229]. Il nous reste sous son nom un assez grand nombre de sentences ; mais beaucoup paraissent provenir plutôt du poète comique Philémon, par suite d’une confusion de noms qui prouve d’ailleurs la notoriété de Philistion[1230].
La poésie didactique, si en honneur dans la période alexandrine, continue à végéter au début de la période suivante, sans rien produire de saillant. Il suffit d’enregistrer sans commentaire des œuvres de simples versificateurs, telles que le poème d’Héliodore Sur les merveilles de l’Italie (Ἰταλικὰ θαύματα), dont il nous reste un fragment relatif aux eaux chaudes de Pouzzoles