On ne peut pas juger le monde du dix-septième siècle, sur un type unique de personne, ou de société ; car les types y ont été aussi variés que les mœurs et les idées, depuis les jansénistes jusques aux libertins ; on ne sauroit les confondre, sans manquer à la vérité du tableau. Voici la célèbre Ninon de Lenclos qui personnifie l’influence de l’école d’Épicure sur les femmes de ce siècle, et qui fut l’amie intime de Saint-Évremond. Il semble qu’il ne reste plus rien à dire sur son compte, et pourtant elle peut encore fournir matière à la plus curieuse étude. Cette femme extraordinaire, et d’ordre supérieur, comme disoit Bernier : dont la réputation a été si peu ménagée, et sur le compte de laquelle l’erreur et la sottise ont accumulé tant de traditions mensongères et d’histoires impossibles, mérite qu’on lui consacre quelques pages. L’austère et peu charitable Saint-Simon a dit d’elle :
« Ninon eut des amis illustres de toutes les sortes, et eut tant d’esprit qu’elle les conserva tous, et qu’elle les tint unis entr’eux, ou pour le moins sans le moindre bruit. Tout se passoit chez elle avec un respect et une décence extérieure que les plus hautes princesses soutiennent rarement, avec des foiblesses. Elle eut de la sorte pour amis, tout ce qu’il y avoit de plus trayé et de plus élevé à la cour ; tellement qu’il devint à la mode d’être reçu chez elle, et qu’on avoit raison de le désirer, par les liaisons qui s’y formoient. Jamais ni jeux, ni ris élevés, ni disputes, ni propos de religion ou de gouvernement ; beaucoup d’esprit et fort orné, des nouvelles anciennes et modernes, des nouvelles de galanteries, et toutefois sans ouvrir la porte à la médisance ; tout y étoit délicat, léger, mesuré, et formoit des conversations qu’elle sut soutenir par son esprit, et par tout ce qu’elle savoit de faits de tout âge. La considération, chose étrange, qu’elle s’étoit acquise, le nombre et la distinction de ses amis et de ses connoissances, continuèrent quand les charmes cessèrent de lui attirer du monde, quand la bienséance et la mode lui défendirent de ne plus mêler le corps avec l’esprit. Elle savoit toutes les intrigues de l’ancienne et de la nouvelle cour, sérieuses et autres ; sa conversation étoit charmante ; désintéressée, fidèle, secrète, sûre au dernier point ; et, à la foiblessé près, on pouvoit dire qu’elle étoit vertueuse et pleine de probité. Elle a souvent secouru ses amis d’argent et de crédit, est entrée pour eux dans des choses importantes, a gardé très-fidèlement des dépôts d’argent et des secrets considérables qui lui étoient confiés. Tout cela lui acquit de la réputation et une considération tout à fait singulière1. »
Une personne aussi rare, attire, exige même, quelque attention. Saint-Évremond n’a-t-il aimé en elle qu’une courtisane spirituelle ? Telle seroit l’opinion reçue. Nous croyons le mot et la chose fort mal appliqués à cette femme étonnante, dont la plupart des contemporains eux-mêmes ont méconnu le caractère et calomnié la vie. Sous le nom de Ninon de Lenclos ont été amoncelées toutes les effronteries d’une époque assez abandonnée ; et ces contes fabuleux, recueillis sans examen, ont été transmis de génération en génération, par les libertins, pour s’en autoriser, et par les rigoristes, pour les réprouver, en une seule et même personne. Ninon de Lenclos fut appelée, par l’indulgent et judicieux Saint-Évremond : la moderne Leontium. C’étoit, en effet, une païenne, une Leontium françoise, avec son affection pour un moderne Épicure. C’étoit une Athénienne égarée à Paris, et plus d’une fois exposée aux impertinences d’un public aussi peu réfléchi que celui du Pirée ; c’était Aspasie avec son cortège de Périclès, de Phidias, d’Anaxagore, d’Alcibiade, et ce ton de bonne compagnie si admirable dans Platon, rédacteur immortel des conversations qu’il entendoit, chez la belle Milésienne. Le personnage et la société que représentent des femmes comme Ninon de Lenclos, tout cela est perdu pour notre temps. Je ne le regrette pas, mais l’un et l’autre avoient leur raison d’être et leur place naturelle, à une autre époque. Ils tiroient leur origine du seizième siècle, du grec et du latin, de la liberté de penser dont nous avons recherché l’influence sur l’esprit françois, au début du dix-septième siècle. De pareilles figures perdent leur caractère, lorsqu’elles sont vues de loin et du milieu d’une forme nouvelle de sociabilité qui les exclut. Le dix-septième siècle leur a donné un dernier asile ; car madame du Deffand a été tout autre chose. Ninon de Lenclos est donc, à tort, qualifiée par des gens qui ne la connoissent pas, de courtisane, nom qui d’ailleurs n’avoit pas de son temps la signification d’aujourd’hui. Marion de Lorme et Ninon de Lenclos, que je ne veux pourtant pas assimiler, étaient deux belles Grecques, transplantées du Céramique au Marais ; deux femmes charmantes, nourries de belles-lettres, pleines d’esprit, de savoir et de cœur ; qui, à leur entrée dans le monde, le trouvant divisé entre Épicure et d’Urfé, se laissèrent aller à leur penchant pour Épicure. Elles menèrent un genre de vie tout antique, au fond, celui de l’hétære athénienne, françois seulement à la surface : où le plaisir et la volupté trouvoient leur compte sans doute, mais ou l’esprit avait certainement plus de part que le libertinage ; et ce qui le prouve, c’est que la meilleure compagnie du dix-septième siècle ne s’est pas crue déshonorée par ses relations avec Marion de Lorme, et surtout avec Ninon de Lenclos qui lui est bien supérieure. Le scandale de leur vie a été plutôt posthume, que contemporain. La curiosité, négligente pour d’autres plus compromises qu’elles, s’est attachée de préférence à leur mémoire. La désespérante publicité des sottes médisances, des indiscrètes révélations, des représentations dramatiques même, a perdu devant la postérité ces femmes attrayantes, qui virent leurs contemporains à leurs genoux. Qui recevroit aujourd’huy Marion de Lorme ? Elle étoit invitée chez les Condé.
Il est une question délicate, celle de l’argent donné et reçu. Ninon de Lenclos en a peu pris, Marion davantage. Mais l’époque explique tout, et l’on peut, à cette occasion, atténuer le reproche fait à d’autres. C’étoit le règne des partisans, des hommes de finance, enrichis souvent en quelques jours, à la face du public, par des opérations utiles à Richelieu, à Mazarin, qui, eux-mêmes, accumuloient des fortunes prodigieuses. La guerre enrichissoit ceux qui la dirigeoient ou qui la pourvoyoient. Tous ces hommes donnoient à pleines mains. La vie parisienne devenant chère et coûteuse, en se polissant, les dames qui recevoient l’argent des partisans ont cru reprendre le bien de tout le monde.
Et tout le monde, en effet, en a pris, sans distinction de rang. Une Rohan prenoit l’argent de Bullion ; la comtesse d’Olonne, prenoit l’argent de Jeannin de Castille et de Paget. Que devoient faire des femmes de moindre condition ? Peut-être, aussi, ces belles Athéniennes de Paris, en lisant leur Diogène de Laerte ou leur Menexène de Platon, avoient-elles remarqué que Socrate n’avoit pas trouvé mauvais qu’Aspasie dépensât avec grâce l’argent que Périclès donnoit avec générosité.
Voltaire a malheureusement autorisé de son témoignage et de ses cailletages, la fausse idée qui est restée de Ninon de Lenclos. Il a donné l’exemple de l’ingratitude et de la légèreté, envers cette femme excellente, dont la libéralité avoit honoré l’enfance du grand poëte, et dont la mémoire auroit dû trouver grâce auprès du vieux philosophe. Mieux placé que personne, en apparence, pour connoitre et proclamer la vérité, Voltaire n’a donné créance qu’aux mauvais bruits d’un autre temps. Il s’est trompé sur la naissance de Ninon ; il s’est trompé sur sa famille et sur sa vie ; il s’est trompé sur sa mort ; il s’est trompé sur lui-même, en cette rencontre ; et si ce n’étoit l’esprit, qui est bien celui de Voltaire, je serois tenté de contester l’authenticité de la biographie de Ninon, qu’on lit dans les Mélanges littéraires. Il s’est passé, à ce sujet, quelque chose d’inexplicable. Dans le Temple du goût, composé comme on sait, vers 1731, Voltaire avoit placé Ninon près du sanctuaire du dieu, dans un groupe de délicats, Chapelle et Chaulieu à leur tête :
Ninon, cet objet si vanté,
Qui si longtemps sut faire usage
De son esprit, de sa beauté,
Et du talent d’être volage,
Fesoit alors, avec gaîté,
À ce charmant aréopage,
Un discours sur la volupté.
Dans cet art elle étoit maîtresse ;
L’auditoire étoit enchanté,
Et tout respiroit la tendresse.
Voltaire sembloit écouter complaisamment alors le discours de Ninon. Mais voici qu’en 1773 il retranche cet éloge gracieux de la nouvelle édition du Temple du goût, celle qu’on lit aujourd’hui dans ses Œuvres ; de sorte que les vers qu’on vient d’entendre ne sont conservés depuis lors qu’en variante. Cette suppression étoit conséquente avec la notice qu’en 1771 Voltaire avoit donnée de Ninon : notice si peu flatteuse, et dont presque tous les récits sont aujourd’hui reconnus erronnés. Le père de Voltaire a été, nous le savons, notaire de Mlle de Lenclos, et à ce titre, a signé son acte de décès, en compagnie du fils du célèbre Gourville, le 17 octobre 1705. Voltaire, en ce moment, n’avoit pas complété sa onzième année2 ; et lorsque, soixante six ans après, il a réuni ses souvenirs sur Ninon, il n’en avoit plus évidemment qu’une idée confuse. Au lieu du notariat de son père, qui avoit été l’occasion de ses relations avec la famille de Lenclos, Voltaire en attribue l’origine à l’abbé de Châteauneuf qui, dit-il, avoit en la fantaisie de le présenter à Ninon, « à laquelle il plut de le mettre sur son testament. » Il ajoute qu’à ce moment il avoit treize ans. Or, lorsqu’il eut, en effet, atteint treize ans, il y en avoit près de trois que Ninon n’étoit plus de ce monde.
Voltaire ajoute que le père de Ninon étoit un joueur de luth, nommé Lenclos, a qui son instrument ne fît pas une grande fortune, etc. La voilà une fille de rien, ou du moins une fille de peu. Or, il est prouvé que la famille de Ninon étoit d’une origine distinguée, avec les meilleures alliances : un célèbre évêque de Lavaur étoit son oncle ; et nous savons que ses père et mère laissèrent à leur fille unique une fortune suffisante pour la faire vivre à l’aise, dans Paris. Ce n’est pas tout, Voltaire la fait débuter dans la vie, comme une fille publique : « Je vous dirai d’abord, en historien exact, que le cardinal de Richelieu eut les premières faveurs de Ninon, qui probablement eut les dernières de ce grand ministre. Elle avoit alors seize à dix-sept ans. » Or Voltaire, tout comme les anciens biographes de Ninon, Bret et Douxménil3, fesoient naître Ninon en 1615 ou en 1616. C’étoit donc, selon lui, vers 1632, que le cardinal auroit disposé de Ninon ; il avoit alors quarante-six ans seulement. Voilà pour l’antithèse des premières et des dernières amours. Le vrai, c’est que Ninon étoit née, non en 1615, mais en novembre 1620, suivant son acte de naissance découvert de nos jours4. M. P. Paris a déjà montré combien de contes fabuleux renversent cette date, ainsi que celle de la mort de la mère de Ninon. Voltaire parle ensuite de Gourville « que nous avons vu mourir, dit-il, l’un des hommes de France les plus considérés. » Gourville est mort en 1703 ; Voltaire avoit alors huit ans. Il a confondu le père et le fils. Il ajoute, que Ninon avoit quatre-vingt-dix ans quand elle est morte. Elle en avoit quatre-vingt-cinq. Pour ce qui est de ses amours sans fin, et de l’histoire de l’abbé de Châteauneuf, auquel d’autres ont substitué l’abbé Gedoyn, comment concilier ce qu’en dit Voltaire avec le témoignage de Saint-Simon, qui a vu mourir Mlle de Lenclos ; avec celui de Mme de Coulanges, qui a passé sa vieillesse auprès d’elle, et de Mme de Sévigné qui l’aimoit peu ; avec le témoignage enfin de Ninon elle-même, si franche d’habitude, surtout dans une lettre à Saint-Évremond ?
M. Walckenaer a réuni5, et spirituellement coordonné, quoique avec trop de confiance, des documents épars sur une partie de la vie de Ninon. Mais il n’a pas connu l’acte de naissance, ce qui lui fait ajouter foi à des traditions trompeuses, sur ses premières amours. Il attribue pour amants à Ninon, le mari, le fils et le petit-fils de Mme de Sévigné. Où a-t-il pris ce petit-fils ? je l’ignore. Il a fait bonne justice, toutefois, de la fable de Voltaire touchant le cardinal de Richelieu. Du reste, plusieurs contemporains de Ninon de Lenclos n’ont pas été plus véridiques ou mieux informés ; témoin ce journal manuscrit dont M. P. Paris cite un fragment. Je prouverai plus tard la fausseté de l’arrestation, rapportée par ce bourgeois de Paris.
Il est probable que Saint-Évremond avoit connu Ninon de Lenclos dès son jeune âge, chez Marion de Lorme. Le père de Ninon, voisin de celle-ci, au Marais, étoit très-familier chez Marion, et y mena sa fille de bonne heure. François de Rouville, cousin de Saint-Évremond, beau-frère de Bussy-Rabutin, et l’un des plus brillants seigneurs de l’époque et des plus répandus, homme d’esprit autant que de plaisir, avoit été l’un des premiers amants de Mlle de Lorme, et y avoit introduit Saint-Évremond.
Marion de Lorme, que le cardinal de Retz qualifie d’un peu moins qu’une prostituée, et dont le jugement a été accepté sur la parole d’un garant si respectable, Marion étoit d’une des meilleures maisons de Champagne, riche, considérée et possédant de beaux manoirs. Elle naquit vers 1611. La famille de Lorme avoit un établissement à Paris, sous la paroisse de Saint-Paul, et destina Marion au couvent. Comme elle ne répondit point à ce vœu, on voulut la marier. Mais elle avoit déjà goûté la philosophie épicurienne qui couroit les salons du Marais, où abondoient les esprits forts. Elle y fut initiée par le célèbre Desbarreaux. Marion refusa un engagement qui l’enchaînoit, et il faut lui savoir gré de cette honnêteté. Elle étoit d’une beauté merveilleuse. La poursuite animée de Desbarreaux provoqua ses premiers sentiments ; entraînée par cet esprit vif, hardi, brillant et téméraire, elle l’aima d’un amour abandonné. Qui cède à Mars peut se rendre à Neptune, comme dit Voltaire de Pandore ; le marquis de Rouville rechercha Marion, fit goûter ses agréments, fort en vogue à la place Royale, et supplanta Desbarreaux. Il fut plus tard un des amants de Mme de Montbazon, et il y laissa bien des plumes, s’il faut en croire Tallemant. Mais fort épris, alors, de Marion, il se battit pour elle avec le marquis de la Ferté Senneterre, bonne et belle épée de ce temps. Puis vinrent Miossens, qui fut le maréchal d’Albret, autre ami de Saint-Évremond, et Arnaud, le mestre de camp. Mais, la plus vive passion et la plus retentissante qu’inspira Marion, fut celle de Cinq-Mars, plus tard M. Le Grand. Tout Paris s’en émut. Cinq-Mars quitta sa mère et se vint loger chez Ruvigny, rue Saint-Antoine, pour vivre librement avec Marion, qui habitoit la place Royale, à côté de l’hôtel Guéménée d’aujourd’hui. La maison d’Effiat sollicita un édit, pour empêcher le mariage des deux passionnés ; on appeloit déjà Marion : Madame la Grande. Telle est l’origine de l’ordonnance de 1639 contre les mariages clandestins. Peu de temps avant la catastrophe de Cinq-Mars, Richelieu eut fantaisie de Marion, qui se donna le plaisir de la coquetterie avec le cardinal, lequel la reçut plusieurs fois, déguisée en courrier. Il avoit pris goût au jeu, mais il n’est pas sûr qu’il l’ait conduit à fin heureuse. Marion ne se donnoit que selon son cœur, et Richelieu avoit 50 ans. Elle fut moins cruelle avec le beau duc de Châtillon, qui passa d’elle à Ninon, de Ninon à Mlle de Guerchi, de celle-ci à une épouse qui lui rendit avec usure ses galanteries ; il fut tué au combat du faubourg Saint-Antoine. Avant ou après Chàtillon, figurèrent, parmi les amants de Marion, le surintendant d’Emery, dont elle reçut les splendides générosités, et enfin ce pauvre Brissac, le héros de cette immortelle aventure du chevalier de Grammont, racontée avec tant d’esprit par Hamilton.
Telle est la liste donnée par Tallemant et, selon lui, avouée par Marion elle-même. Il n’y a pas, en vérité, de quoi se récrier ; mais, sans désobligeance, on peut la croire incomplète, et une érudition inexorable devroit y ajouter quelques noms ; sans parler des éclats de colère de mécontents mal élevés, tels que le maréchal de la Meilleraye. Pour ne citer qu’un exemple d’omission, il est impossible de ne pas joindre au catalogue le nom de Saint-Évremond. Homme discret, entre tous, s’il a laissé croire à ses succès auprès de Marion, on peut s’en tenir pour assuré ; c’est la seule révélation de ce genre qu’il se soit permise.
Marion s’étoit posée en Laïs. Ce rôle fut accepté dans la grande société parisienne. Elle avoit un salon très-bien composé. Les hommes les plus marquants s’y rencontroient, et Marion à son tour étoit reçue dans de bonnes compagnies, même chez les princes. Nous savons qu’au mariage du duc d’Enghien (le grand Condé), avec Clémence de Maillé, Marion fut priée au ballet, avec grandes excuses « de quoi elle ne le fut point le jeudi d’auparavant6. » Marion mourut en 1650, dans tout l’éclat d’une beauté surprenante. Elle avoit de l’esprit, une gaieté folle, avec moins de tenue que Ninon. L’attrait du plaisir dominoit chez elle ; l’attrait de l’esprit chez Ninon. Elle côtoya la dépravation, dont celle-ci se tint fort éloignée. Sa mort prématurée fut, dit-on, la suite d’un avortement, qui n’étoit, selon Tallemant, pas le premier, mais pour lequel les contemporains de Mlle de Guerchi furent plus indulgents que nous-même7. Le plus profond mystère a couvert les détails de cette fin tragique, si peu croyable, qu’on a douté pendant longtemps de sa réalité. Un roman ridicule sur la longévité de Marion a eu crédit auprès de certaines gens. Marion a passé pour vivre encore, cent ans après sa mort. Cependant ses obsèques furent célébrées avec pompe. Elle resta même exposée, pendant vingt-quatre heures, sur un lit de parade, dans son hôtel, avec une couronne de vierge… que le curé trouva ridicule et fit ôter.
Il est resté des relations passagères de Saint-Évremond avec Marion de Lorme, deux pièces de vers qui ne sont pas des meilleures : l’une qui rappelle une saison d’eaux de Bourbon, passée en compagnie de Mlle de Lorme et de Mme de Montbazon8 ; l’autre qui sont des Stances sur la mort de la belle Marion de Lorme, où on trouve quelques vers heureux.
Philis n’est plus : tous ses appas
Aussi bien que toutes mes larmes,
Contre la rigueur du trépas
Ont été d’inutiles armes.
Ici les amours sont en deuil,
Et la volupté désolée
Cherche à l’entour de son cercueil
Où son ombre s’en est allée.
On l’entend gémir quelquefois,
Comme une misérable amante,
Qui du triste accent de sa voix
Se plaint du mal qui la tourmente.
En des lieux inconnus au jour,
Loin du soleil qui nous éclaire,
Les seules peines de l’amour
Font sa douleur et sa misère.
Bien loin de ces grands criminels,
Dont le sort est si déplorable,
Bien loin de ces feux éternels,
Dont le ciel punit un coupable ;
Philis n’a pour toute rigueur
Que le supplice de sa flamme,
Et rien qu’une triste langueur
Consume cette belle âme.
Tantôt elle veut retenir
L’image des choses passées,
Et le plus tendre souvenir
Entretient ses molles pensées.
Tantôt, excitant ses désirs,
Son âme encor voluptueuse,
Qui soupire après les plaisirs,
S’attache à quelqu’ombre amoureuse.
Dans ses inutiles desseins,
Elle va chercher, etc.
Revenons à Ninon de Lenclos. Inférieure à Marion pour la beauté, supérieure par l’esprit et le caractère, elle a obtenu ce qu’on a refusé à celle-ci, la considération. Tout en conservant la plus complète indépendance, elle a professé le respect de l’opinion. Elle a vu, dans le cours d’une existence plus longue et plus réglée que celle de Marion, le terrible Richelieu aimable pour elle, la fière Christine de Suède dans son salon, le grand Condé chapeau bas à sa portière, presque tous les beaux esprits du siècle empressés auprès de sa personne. En lui donnant le premier rang, dans le Dictionnaire des précieuses, ce catalogue si curieux des femmes distinguées de l’époque, Somaize parle d’elle avec autant d’estime que Saint-Simon, et le témoignage en est d’autant plus remarquable, que Ninon avoit alors quarante ans (en 1660), que tous les actes de sa vie étoient connus, et qu’elle estimoit peu l’affectation des Précieuses. Sous le nom de Nidalie, Somaize en trace le portrait suivant :
« C’est une étrange chose que le penchant que nous avons à juger des gens par l’apparence, et qu’elle l’emporte presque toujours sur la raison. Ce prélude, peut-être, semblera inutile en parlant d’une précieuse ; mais, à le bien examiner, l’on verra qu’en parlant de Nidalie j’avois sujet de poser ces fondements, puisque ceux qui l’ont mal connue l’ont voulu faire passer pour ce qu’elle n’est point. Mais, pour en parler plus juste que ceux là n’ont fait, je dirai que c’est une fille fort rêveuse et qui se laisse aller à une mélancolie dont ceux qui ne la verroient qu’en compagnie la croiroient peu capable, car elle y paroît agréable, et y marque une vivacité d’esprit qui la fait rechercher de tous ceux qui savent goûter le plaisir de converser avec les personnes spirituelles. Pour de la beauté, quoique l’on soit assez instruit qu’elle en a ce qu’il en faut pour donner de l’amour, il faut pourtant avouer que son esprit est plus charmant que son visage9, et que beaucoup échapperoient de ses fers, s’ils ne fesoient que la voir, qui ne s’en pourraient pas défendre s’ils l’entendoient parler ; et c’est cette aimable qualité qui a si longtemps attaché Gabinius (le duc de Guiche) auprès d’elle. Cette illustre personne est connue pour un des plus accomplis courtisans de la cour d’Alexandre, et il est vrai qu’il ne la cherchoit que pour son esprit, non pas dans la pensée que beaucoup ont eue, qu’il y avoit quelque intrigue entre eux, ce que l’on n’a jamais que soupçonné, sur les conjectures de ses visites. Je sais bien que qui voudroit écrire tout ce que l’on pourroit dire d’elle, n’auroit jamais fait ; qu’on l’a soupçonnée d’avoir eu des amants qui n’étoient pas mal auprès d’elle ; qu’on l’a même accusée d’avoir des emportements pour eux ; mais moi qui n’aime à parler des choses qu’avec connoissance, je me contente d’ajouter à ce que j’en ai dit qu’elle loge proche la place Dorique (la place Royale). »
Je le demande à tout homme non prévenu : est-ce ainsi qu’un contemporain a dû parler d’une effrontée, d’une courtisane, d’une pervertie, perdue de réputation, comme nous l’a donnée Voltaire ?
Ninon est née en novembre 1620, sous la paroisse de Saint-Jean en Grève, ou probablement elle a résidé jusqu’à la mort de sa mère. De Saint-Jean en Grève il ne reste plus une pierre. Elle étoit située derrière et joignant l’hôtel de ville. Fille unique d’un père qui étoit gentilhomme du duc d’Elbeuf, elle eut de bonne heure entrée dans la plus grande compagnie. Avec les habitudes de son temps, M. de Lenclos avoit les idées d’un épicurien. Il étoit des esprits forts du Marais. Mme de Lenclos étoit vertueuse de conduite, pieuse de sentiment, médiocre d’esprit. La jeune Anne de Lenclos, entre les exemples de sa mère et les principes de son père, fut entraînée par ces derniers. À douze ans elle avoit lu Montaigne, dont elle fit ses délices pendant le reste de sa vie. Non content d’être un esprit fort, M. de Lenclos étoit encore un habile joueur de luth. Il communiqua son talent à sa fille qui hrilloit déjà par une grâce remarquable et précoce, à la danse. Ces avantages de l’esprit et du talent, joints à une tournure enchanteresse, firent de la jeune Anne de Lenclos l’objet prématuré de tous les regards et de tous les hommages. Aussi, lorsqu’un duel célèbre (1632) eut obligé son père à s’exiler : son père qu’elle ne devoit plus revoir qu’un moment, dix ans après10, et qui la laissoit, à douze ans, sous la garde d’une mère respectée, mais d’habitudes si différentes des siennes ; les dames du voisinage, pleines de sympathie pour Ninon, s’appliquèrent à lui donner des soins. L’imprévoyance de sa mère, tout absorbée en piété, paroît avoir facilité ces relations qu’elle ne surveilloit pas, Mlle de Lorme, la Marion de la postérité, dont le salon, à la place Royale, étoit couru de toute la brillante jeunesse du temps, attira la fille de son ami, Mlle de Lenclos, qui trouva chez elle la séduction de l’esprit jointe à l’entraînement du plaisir. Il se repandit alors que Marion de Lorme avoit conduit la jeune et belle Anne de Lenclos chez le cardinal de Richelieu ; et le rédacteur des mémoires supposés du comte de Chavagnac, s’est fait l’historien hasardeux de cette aventure. Ce qui est plus probable c’est que Ninon, courtisée par de jeunes et hardis poursuivants, commença sa carrière par des intrigues sans conséquence, et à petit bruit, avec deux jeunes hommes dont le nom, révélé par Tallemant, resta inconnu des contemporains ; et avec un financier qui fit un peu plus d’éclat, sans qu’il soit possible de croire à ses succès, lesquels n’ont d’autre garant que la mauvaise langue de des Réaux, dont le récit est encore suspect, par des contradictions nombreuses et par des suppositions que repousse la vie entière de Ninon. Comment concilier, en effet, ce grossier commerce de Coulon, gendre de Mme Cornuel, avec la passion de Ninon pour le brillant d’Andelot, depuis duc de Châtillon, qui, dans la société parisienne, a été proclamé le premier amant heureux de Mlle de Lenclos, ainsi que le témoigne Saint-Évremond lui-même ?
La connoissance et l’amitié de Saint-Évremond date de la même époque, et il paroît que déjà les leçons du jeune philosophe avoient porté leur fruit dans l’âme de la moderne Leontium. En effet, une tradition autorisée, fait honneur à Saint-Évremond d’une victoire remportée sur une grande résolution de la jeune fille. À l’exemple de Marion de Lorme, elle avoit repoussé plusieurs propositions de mariage. C’étoit en l’an 1643, la date est attestée par Scarron, un ami de la famille. Mme de Lenclos venoit de mourir dans les bras de sa fille éperdue, âgée alors non pas de quinze ans, comme on l’a dit et répété, mais de vingt-trois ans. Cette séparation suprême et prématurée émut si vivement la bonne nature de Ninon, qu’elle courut porter dans un couvent son désespoir et ses regrets, après la perte d’une mère vénérée et chérie, quoique vivant dans des pratiques fort différentes de celles de sa fille. Il paroît bien assuré que Saint-Évremond est accouru pour arracher Ninon de cette retraite, et qu’il l’a détournée d’une vocation si peu solide. Le langage et la persuasion de l’amitié l’emportèrent sur le mouvement irréfléchi de la douleur. De cette époque seulement commence la vie indépendante et aventureuse de Ninon : si elle est marquée par des entraînements, elle est dominée par une fermeté philosophique, qui n’a eu qu’une légère intermittence. Se livrant à la méditation des choses de la vie, elle reconnut, dit-elle, que dans le partage des destinées, la société avoit chargé les femmes des attributions les plus frivoles, et que les hommes s’étoient réservé le droit aux avantages les plus solides. De ce moment, ajoute-t-elle, je me fis homme. La lecture fortifia ces conclusions de son esprit.
Malgré son affection pour le duc de Châtillon, l’ami de cœur du vainqueur de Rocroi, affection qui lui fit conseiller au duc un changement de religion favorable à sa fortune : Ninon, confirmée par cet autre païen Des-Yveteaux, s’abandonna à la profession déclarée d’une philosophie sensuelle et raffinée. S’attaquant avec une discrétion délicate, mais résolument, à l’institution sociale elle-même, elle entreprit la conquête pour son sexe, ou du moins pour elle, en particulier, de l’indépendance virile. Elle s’appuyait sur le droit de la nature, dont elle faussoit le précepte, tout en l’invoquant avec esprit : reconnoissant toutefois à la société le droit de la contraindre non-seulement au respect des loix sociales, mais encore à la bienséance extérieure, en ce qui les concerne ; et donnant l’exemple invariable de cette bienséance, à titre de bonne éducation. Elle ne vit donc plus dans l’amour qu’un mouvement aveugle, que la sagesse humaine avoit dû soumettre à certaines règles de convenance et d’honneur. L’amour ne lui parut désormais, dit l’abbé de Châteauneuf, qu’un goût fondé sur les sens, un sentiment accidentel, qui ne suppose aucun mérite dans celui qui le fait naître, ni ne l’engage à aucune reconnoissance envers celui qui le satisfait ; en un mot, un caprice dont la durée ne dépend pas de nous, et sujet au dégoût comme au repentir. À l’amitié seule elle réserva son culte et une inviolable fidélité. Pour les dogmes religieux, elle en fit aussi bon marché que de la contrainte de son sexe, en matière d’amour ; bornant tous ses devoirs à vivre comme un honnête homme.
Aussi n’est-ce plus, dorénavant, comme une femme, que les contemporains, de son bord, au moins, ont apprécié Ninon ; le jugement de la femme a été abandonné au vulgaire, et c’étoit une manière d’expiation dont elle s’est peu inquiétée11. Pour le monde épicurien, Ninon n’a plus été qu’une personne affranchie de mille règles de convention, souvent chimériques ; de mille petites décences d’état et d’usage, nécessaires mais arbitraires ; elle n’a plus fait partie que du corps des honnêtes gens de son siècle, avec une des meilleures places. Et l’épicurienne, il faut l’avouer, s’est fait honorer de toutes les personnes qui l’ont approchée. Ce succès de l’esprit est une des plus rares merveilles de l’histoire du dix-septième siècle.
Mettant au service de ses doctrines l’originalité piquante de son intelligence si vive, et la grâce incomparable dont elle étoit douée ; non-seulement elle accommoda sa vie à son système, avec une liberté complète, mais encore elle ouvrit, en quelque sorte, une école de philosophie, dogmatique et pratique, où de son salon elle fit une académie, professant, tout à la fois, le scepticisme et l’art de la vie, avec un charme séducteur dont tous les contemporains ont témoigné. « Qu’elle est dangereuse cette Ninon, s’écrioit Mme de Sévigné ; si vous saviez comme elle dogmatise ! » En effet, dégagée de tout scrupule et affranchie de toute gêne importune, elle donna un libre cours à la satisfaction de ses goûts, avec un abandon qu’on pourrait appeler méthodique ; aimable en même temps que calculé. Mais ce qui fut aussi surprenant, c’est l’observation des convenances, à laquelle elle ne manqua jamais, et qu’elle sut imposer à tout son entourage, autant que le respect de sa personne et de sa liberté ; dominant les situations les plus difficiles, pour une femme, par l’autorité supérieure de son esprit, par l’ascendant de sa politesse, et par l’avantage qu’elle se donna de l’usage du monde le plus consommé. Tel est le spectacle que cette fille étonnante, orpheline, livrée à elle-même, sans famille, et sans autre appui que l’esprit et la beauté, a donné à la France et à l’Europe, pendant plus de soixante années. Et comme en France, où l’esprit est le plus populaire des pouvoirs, tout le monde veut donner encore de l’esprit à ceux qui en ont déjà beaucoup, on a prêté à Ninon une foule de traits ou de mots, réputés spirituels, dont elle a toujours été fort innocente. On lui a fait le même honneur qu’à Rivarol et à M. de Talleyrand.
Quoi qu’il en soit, elle a vu à ses pieds la pleïade entière des hommes illustres de son temps. Tout ce que la cour a eu de plus distingué, les lettres de plus poli, le parlement de mieux élevé, la finance de plus brillant, a recherché les bonnes grâces de cette femme célèbre. Ce fut un titre à l’estime, dans le monde, Mme de Coulanges nous l’atteste, que d’être reçu chez Mlle de Lenclos. La faveur en fut plus ambitionnée qu’elle ne fut accordée, et s’il est vrai, comme on l’a dit, qu’elle changeât d’amant au gré de ses caprices, et que d’un amant congédié elle en fît un ami sûr et dévoué : quel empire, quel charme, quelle influence de cœur et de caractère il faut supposer à cette femme, pour avoir conservé l’estime, et gardé les attachements, au milieu de tels périls ; et pour avoir résolu le problème, répute chimérique, de la conversion de l’amour en amitié ! L’amitié d’un amant est un mensonge, dit Mme de Lambert ; il n’a plus de sentiment à vous offrir. Le secret de Ninon, qui donna un démenti à la maxime, fut de ne recevoir chez elle que d’honnêtes gens ; de les choisir encore parmi les gens d’esprit, et de ne tromper jamais personne. Elle échappa ainsi à l’indélicatesse et au ressentiment, tout en appliquant librement sa volage philosophie.
Il y a peu d’intérêt aujourd’huy, il y a même de l’indiscrétion, à rechercher quels furent les amis de Ninon qu’elle favorisa d’une intimité sensible. Sans revenir sur la fable du cardinal de Richelieu qui n’a pour garant que le faux Chavagnac, on peut croire qu’elle fut présentée au grand ministre, et que ses protecteurs obtinrent de lui la pension de deux mille livres, dont parle Voltaire. Il faut mettre aussi au rang des fables, l’intrigue avec Cinq-Mars, qui a la même origine, et dont M. Walckenaer accepte trop facilement la vérité. Cinq-Mars a eu la tête coupée en 1642. À cette époque, la mère de Ninon vivoit encore, et celle-ci avoit peu fait parler d’elle. Cependant elle avoit connu Cinq-Mars chez Marion de Lorme, qui tenoit beaucoup à son amant préféré. Contentons-nous donc de passer une rapide revue de ce brillant cortége des adorateurs de Ninon. Dans une épître charmante qu’on lira dans notre second volume : Chère Philis, qu’êtes-vous devenue ? etc. Saint-Évremond nous a laissé une sorte de gracieux nécrologe des amours de son amie. Il étoit trop délicat pour y marquer sa place ; mais on peut assurer que Saint-Évremond a été l’une des affections premières de la moderne Leontium. Desbarreaux avoit formé Marion de Lorme ; Saint-Évremond a formé Ninon de Lenclos. La différence du maître a fait, peut-être, la différence de l’élève. Les principes de l’un ont fait la pratique de l’autre : de là le nom de moderne Leontium, et la vie intime de Ninon n’a été que la mise en œuvre des maximes de l’Épicure français :
Il faut brûler d’une flamme légère,
Vive, brillante et toujours passagère ;
Être inconstante aussi longtemps qu’on peut,
Car un temps vient où ne l’est pas qui veut.
Ailleurs Saint-Évremond dit à son amie :
Dans vos amours on vous trouvoit légère ;
En amitié, toujours sûre et sincère :
Pour vos amants les humeurs de Vénus,
Pour vos amis les solides vertus.
Et plus bas, au sujet du caractère de Ninon :
Tantôt c’étoit le naturel d’Hélène :
Ses appétits, comme tous ses appas ;
Tantôt c’étoit la probité romaine,
Et de l’honneur la règle et le compas.
La correspondance de Ninon de Lenclos et de Saint-Évremond est un des monuments les plus touchants et les plus intéressants du culte de l’amitié. Elle honore à jamais la mémoire de tous les deux ; il n’y a pas de trace d’un nuage, dans cette intimité de trois quarts de siècle. Il en reste, dit-on, encore quelques lettres inédites, que M. Feuillet promet de donner bientôt au public.
Au comte de Coligny, depuis duc de Châtillon, si tendrement aimé par Ninon, pendant je ne sais combien de semaines, et qui avoit commencé sa réputation, succédèrent le séducteur Miossens, aux maris si terrible, et plus tard maréchal d’Albret12, rare en esprit, magnifique en dépense ; et Palluau, qui devint le maréchal de Clérembaut : tous deux, amis intimes de Saint-Évremond. Puis vint :
Ce jeune duc, qui gagnoit des batailles,
Qui sut couvrir de tant de funérailles
Les champs fameux de Nordlingue et Rocroi.
Infortunée Marthe de Vigean ! Le héros vous aimoit pourtant, mais le soir il alloit souper chez Ninon. Personne, au reste, n’a donné plus de marques publiques d’estime à Mlle de Lenclos que le grand Condé. Lorsque des dévotes en crédit suscitèrent des tracasseries à la belle indévote, et qu’on craignit pour elle une incarcération, Condé promenant, un jour, au Cours-la-Reine, rendez-vous habituel de la société parisienne, et y voyant arriver Ninon, descendit de voiture et s’avança, le chapeau à la main, du carrosse de Mlle de Lenclos, qu’il entretint pendant longtemps, en lui donnant toutes sortes de marques d’honneur, à la vue de toute la population : lui qui, selon la parole de Mme de Sévigné, ne jetoit pas son estime à la tête des dames.
Le prince de Marsillac (le célèbre duc de la Rochefoucauld) vit Ninon, pour la première fois, vers cette époque, et il se lia bientôt avec elle d’une amitié qui dura jusqu’à la mort. Il conduisit plus tard, chez elle, le jeune comte de Saint-Paul, fils de Mme de Longueville, et si cher à l’auteur des Maximes. Rien ne fit plus d’honneur à Ninon que son noble désintéressement au milieu de ces relations illustres. Elle avoit sept ou huit mille livres de rente, et se fesoit honneur de ce petit revenu patrimonial, mais viager, qu’elle joignoit, peut-être, à la pension du cardinal de Richelieu.
Après une maladie qui la mit aux portes du tombeau et pendant laquelle elle montra une grande constance philosophique, Ninon, que ses amis désolés avoient fidèlement entourée, ce qui lui fesoit dire en souriant : « Je ne laisse après ma mort que des mourants ; » Ninon reprit toute sa beauté et se montra sensible aux hommages du marquis de Jarzay, célèbre par sa passion folle pour la reine Anne d’Autriche, et par l’aventure du jardin de Renard, pendant la Fronde. Elle fut touchée aussi de l’affection du chevalier de Méré, dont l’esprit un peu recherché eut son tour de faveur. On prétend qu’à l’occasion des magnificences de Miossens, que payoit peut-être, sans s’en douter, la duchesse de Rohan, le chevalier de Méré avoit fait cette épigramme spirituelle, mais injuste : car Ninon, fidèle en cela aux principes de Marion de Lorme, ne consulta jamais que les mouvements libres de son âme, pour distinguer ses élus.
Au temps heureux où régnoit l’innocence,
On goûtoit, en aimant, mille et mille douceurs,
Et les amants ne fesoient de dépense
Qu’en soins et qu’en tendres ardeurs.
Mais aujourd’hui, sans opulence,
Il faut renoncer aux plaisirs.
Un amant qui ne peut dépenser qu’en soupirs
N’est plus payé qu’en espérance.
En ce temps-là, il faut placer le voyage insensé de Ninon à Lyon : voyage motivé par un caprice pour le beau Villars, surnommé Orondate, père du maréchal, et après lequel elle couroit. Pour la seconde fois, elle se jeta dans un couvent, et pour la seconde fois elle en sortit. Le cardinal-archevêque de Lyon, un frère de Richelieu, lui fit là de fréquentes visites, qui n’avoient pas précisément le salut de Ninon pour objet. Un opulent négociant de Lyon, Perrachon, lui offrit des dons considérables, qu’elle refusa. Précédemment, un riche partisan, nommé Fourreau, qui s’étoit épris d’elle, avoit aussi mis sa fortune à sa disposition. Elle en profita, pour répandre des bienfaits. Elle distribuoit des bons au porteur, signés d’elle : « Fourreau payera, etc. » Fourreau paya toujours et eut la délicatesse de ne jamais rien demander à Ninon, qui cessa, par discrétion, seulement, de tirer sur lui.
Son retour à Paris fut marqué par l’aventure retentissante de Navailles, plus tard maréchal, qu’elle emmena chez elle, et auquel elle fit peur, sous le déguisement des propres habits militaires du jeune homme aviné : espièglerie compromettante qui, heureusement pour elle, ne s’est point renouvelée. Un feu léger pour le duc de Candale ; une passade avec le comte de Brancas ; une foiblesse pour un jeune homme intéressant, nommé Moreau, enfin le fameux billet de la Châtre sont du même temps. Il est probable aussi qu’il faut y rapporter l’inénarrable débat de paternité, ouvert entre le maréchal d’Estrées et l’abbé d’Effiat, et qui fut réglé au sort des dés, selon une tradition qui m’est suspecte ; enfin joignons-y une galanterie de quelques mois avec le surintendant d’Émery, l’ancien tenant de Marion. C’est là que M. Walckenaer rapporte aussi la prétendue partie avec Coulon. Il se trompe sur l’époque et sur la chose. La vie entière de notre héroïne dépose contre cette sotte et grossière vénalité. Ses caprices avoient, d’ailleurs, alors, un certain feu, une sorte d’impétuosité qui ne pouvoits’accommoder à la figure blafarde du gendre de Mme Cornuel.
Peu de temps après, le comte d’Aubijoux sut inspirer à Ninon un goût si vif, que, sous prétexte de se rapprocher de Scarron, elle quitta son logement du Marais, pour suivre le comte au faubourg Saint-Germain, où elle loua une maison, probablement vers le bas de la rue des Saints-Pères. Mais, pour le malheur du comte d’Aubijoux, Ninon, dans cette fugue, fut suivie aussi par quelques-uns de ses martyrs. Boisrobert, malgré son esprit libertin, n’étoit pas dangereux ; mais le sensible marquis de Villarceaux fut bien plus ravageur. Vivement épris d’amour, il quitta la rue Richelieu pour s’établir en face d’elle, aux Saints-Pères, et il finit par supplanter d’Aubijoux, en allumant chez Ninon la passion la plus longue peut-être qu’elle ait éprouvée. Dans l’intervalle, elle avoit accru sa célébrité en enlevant bruyamment à Mme de Sévigné un époux qui eut bientôt le sort de tous les adorateurs de Lenclos, celui de recevoir son congé. La maladie de langueur de Villarceaux, le sacrifice que lui fit Ninon de ses cheveux, leur fuite en Normandie, où ils ont vécu pendant deux ans dans l’intimité, loin des agitations politiques ; tout cela est connu et je ne le redirai point. C’est alors que Saint-Évremond adressa à la belle fugitive, cette charmante cpître dont nous avons déjà parlé : Philis, qu’êtes-vous devenue ? etc. La voix du maître ramena l’amoureuse à Paris. On venoit de sortir des troubles de la Fronde, à la faveur desquels M. de Lenclos père avoit cru pouvoir revenir de l’exil. Sa fille eut à peine le temps de l’embrasser et de lui fermer les yeux. Elle avoit alors trente-deux ans.
Gourville, homme de beaucoup d’esprit, très-attaché à la maison de Condé, se crut obligé de s’exiler, après l’arrestation des princes. C’est en ce moment qu’il confia le fameux dépôt à Ninon, si fidèle à restituer à l’ami, si prompte à remplacer le galant. La société de notre épicurienne devint tant à la mode, après son retour, qu’on vit se présenter chez elle tous les parvenus qui vouloient prendre rang dans le monde. Elle fut sans quartier pour le plus grand nombre. Le président Tambonneau, dit Tallemant, alloit chez Ninon « pour faire d’autant plus l’homme de cour. » Ninon s’en moquoit fort. Il paroît qu’à cette époque elle étoit dans la force de son talent sur le luth. C’étoit à qui obtiendroit de l’entendre ; mais, elle n’en prodiguoit pas la faveur.
Les délations intolérantes d’une autre époque se renouvelèrent, vers 1656 ; on n’en sauroit douter. De pieux dénonciateurs émurent la reine Anne d’Autriche, dont grande étoit pourtant l’indulgence. Mais que Ninon ait été emprisonnée aux Madelonnettes, ou aux filles repenties, comme l’ont cru Tallemant, l’auteur du journal anonyme encore inédit, cité par M. P. Paris, et beaucoup d’autres après eux : tout cela est pure fable, ainsi que les propos gaillards qu’on prête à Ninon à ce sujet. Jamais elle n’aima la désinvolture ni le cynisme ; et tout ce qui s’écartoit des bienséances, elle l’avoit en horreur. Mais pour les menaces, les calomnies, les périls, on peut y croire. Elle avoit, parmi les rigoristes, des ennemis violents, acharnés, et plus de Condé pour la défendre. Peut-être, afin de leur échapper, avoit-elle quitté Paris, en cette année 1656 ; car il est certain que la reine Christine de Suède, désirant la voir et la connoître, la fut chercher aux champs. Le témoignage de la sévère Mme de Motteville ne nous laisse aucun doute, sur cette visite. « (La reine Christine) dit-elle, partit de Compiègne le 23 de septembre 16S6. La reine la fit conduire à deux lieues de là, et ces deux princesses se séparèrent avec quelques marques d’attendrissement. Le marquis de Saint-Simon la traita à Senlis, et M. et Mme du Plessis la reçurent à leur belle maison de Fresnes, avec une magnificence extraordinaire. Passante un certain bourg, proche de ce lieu, elle voulut voir une demoiselle (fille noble) qu’on appeloit Ninon, célèbre par son vice, par son libertinage et la beauté de son esprit. Ce fut à elle seule, de toutes les femmes qu’elle vit en France, à qui elle donna quelques marques d’estime. Le maréchal d’Albret et quelques autres en furent cause, par les louanges qu’ils donnèrent à cette courtisane de notre siècle. »
Or, c’est l’année 1656 même, que le journal anonyme assigne comme date de la réclusion aux Madelonnettes. Si la réclusion avoit précédé la visite, Mme de Motteville ne l’auroit pas ignorée, et n’auroit manqué de le dire. Elle aimoit trop peu et Ninon et Christine pour s’en gêner. Loin d’être aux Madelonnettes, Ninon étoit en Normandie, probablement chez M. de Varicarville où elle alloit souvent passer l’été. Loin de se cacher, elle se mon- troit à la reine de Suède, que son mot sur les jansénistes de l’amour amusa beaucoup ; et la reine écrivoit peu de jours après, au cardinal Mazarin, cette lettre dont les deux Hollandois bien instruits, qui voyagèrent en France, de 1657 à 1658, ont rendu compte ; et dans laquelle elle disoit : « Qu’il ne manquoit rien au roy que la conversation de cette rare fille pour le rendre parfaict. » Et les deux Hollandois, qui virent aussi Ninon, en cette année 1657, ajoutent13 : « Elle a effectivement beaucoup d’esprit, et tous ceux qui s’en piquent se rendent chez elle pour exercer le leur, comme sous une maîtresse avouée pour la belle galanterie : » sans y mêler un seul mot qui fasse allusion aux Madelonnettes. Ainsi c’est pur commérage que toute cette histoire, dont Voltaire lui-même a porté le même jugement: « Elle avoit trop d’amis et étoit de trop bonne compagnie, pour qu’on lui fit cet affront, dit-il. La reine, qui étoit très-indulgente, la laissa vivre à sa fantaisie14. »
Il est vrai que, vers ce temps, un petit livret de Saint-Évremond, la Conversation du maréchal d’Hocquincourt, couroit les salons, en manuscrit, et devoit exaspérer les affirmatifs, comme les appeloit Charron : car ce petit chef-d’œuvre de l’esprit François, est une incomparable profession de foi du scepticisme. La société de Ninon de Lenclos le vit éclore et l’applaudit ; mais l’auteur n’en fut pas, pour tout le monde, avoué. Si nous en croyons Des Maizeaux, et il n’y a aucun motif de lui refuser créance, ce pamphlet charmant, ébauché en 1654, fut perfectionné en 1656. Il circula trente ans, par la voie des copies ; nul imprimeur françois n’osa le publier. Barbin se garda bien de le reproduire dans ses volumes ; il y eut perdu son brevet et ses presses. La Hollande se chargea de l’imprimer ; mais le recueil où on le trouve, portant la date de 1686, sans nom d’auteur, est d’une excessive rareté. Bayle est témoin15 que tout le monde a nommé Saint- Évremond ; et, en 1698, l’ouvrage fut réimprimé, avec le nom de ce dernier. Lorsqu’il reunit, plus tard, pour Des Maizeaux, la collection de ses œuvres authentiques, Saint-Évremond y comprit la Conversation du maréchal d’Hocquincourt, dont personne ne lui contestoit la paternité : elle n’avoit jamais été mise en question par les contemporains.
Voltaire, le premier, a élevé des doutes à cet égard, cinquante ans après la mort de Saint-Évremond. Il insinua, sans en donner la moindre preuve, que Charleval, un autre ami intime de Ninon de Lenclos, pouvoit être l’auteur de ce chef-d’œuvre. Cette conjecture n’obtint aucun crédit. La Harpe l’a réchauffée ; mais Bayle, des Maizeaux et l’opinion du dix-septième siècle, y opposent leur témoignage. Tout respire Saint-Évremond dans ces pages inimitables, bienséantes et polies, dont le style est bien celui de l’époque des Provinciales. Charleval, ami de Scarron, homme aimable, spirituel, mais léger, n’avoit pas laissé une ligne qui pût autoriser la conjecture Voltairienne. Aussi, son judicieux éditeur, Saint-Marc, après avoir fait une sorte d’enquête, n’hésita pas, vers 1759, en publiant les œuvres de Charleval, Normand comme Saint-Évremond, de repousser une attribution dont il n’y avoit pas un seul indice, au dix-septième siècle. L’hypothèse de Voltaire n’a pas eu plus de faveur, depuis un siècle, qu’en son temps, bien qu’elle ait été reproduite, sans vérification nouvelle, par Auger, dans un article superficiel de la Biographie universelle. Il n’est plus permis, aujourd’hui, à la critique d’hésiter16. Voltaire prétend avoir vu la copie, de la main de Charleval, de la meilleure partie de la Conversation. Voilà tout le fondement de son opinion. En supposant le fait vrai, que prouve-t-il ? Que Charleval, sceptique comme Ninon de Lenclos et Saint-Évremond, s’étoit donné le plaisir de copier les pages les plus piquantes d’un ouvrage qui ne circuloit à Paris qu’en manuscrit. La supposition que Saint-Évremond s’est fait honneur d’une composition d’autrui, est démentie par la vie entière de cet homme si estimable, dont la calomnie n’attaqua jamais le caractère ni la délicatesse. Or, la Conversation de M. d’Aubigny, contre-partie spirituelle de la Conversation du maréchal d’Hocquincourt, et dont l’authenticité n’a jamais été contestée, commence par ces mots : Ayant raconté un jour à M. d’Aubigny la conversation que j’avais eue avec le P. Canaye, etc. Saint-Évremond seroit un impudent, s’il n’étoit pas l’auteur de la Conversation du maréchal d’Hocquincourt. Ninon de Lenclos, amie dévouée de Charleval, et qui lui a survécu douze années ; qui a connu toutes ces Conversations, qui a lu l’annonce de Bayle, du mois de décembre 1686, qui a vu l’édition de 1698, et qui a parlé si souvent de Charleval dans sa correspondance, n’a jamais dit un mot de la supposition, qui ne s’est présentée qu’à l’esprit de Voltaire, toujours dénigrant pour Saint-Évremond.
Saint-Évremond étant l’auteur de cette Conversation, si délicate et si caustique, unique en son genre dans notre langue, et dont la verve élégante n’a pas été surpassée au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos a failli probablement en subir la punition. Mais son esprit triompha de cette crise, attestée par Tallemant. Loin de se laisser abattre, c’est alors au contraire qu’elle est revenue s’établir au centre du beau monde et de la politesse, dans un charmant petit hôtel qu’elle a gardé pendant cinquante ans, et jusqu’à sa mort, à la rue des Tournelles. Cette maison appartenoit à François Mansart, qui ayant beaucoup travaillé pour le quartier Saint-Antoine, où il avoit construit notamment l’église de la Visitation, encore subsistante, et le frontispice des Minimes dont le portail a été détruit ; restauré la belle porte Saint-Antoine, décorée jadis par Jean Goujon, aujourd’hui démolie ; réparé l’hôtel de Carnavalet encore si bien conservé, et bâti divers hôtels, entre autres celui d’Aumont, rue de Jouy ; prit goût à ce quartier, à ce moment si recherché, et s’y donna, dans une situation alors ravissante, une jolie maison qu’il n’habita guère, et dont il céda l’usage à vie à Mlle de Lenclos. C’est ainsi que Ninon est devenue locataire des Mansart, oncle et neveu, pendant un demi-siècle. Après sa mort, Jules-Hardouin Mansart est venu occuper cet hôtel, respecté par le temps, et visible, au nº 28 de la rue qui a pris son nom de l’ancien palais des Tournelles, qu’elle longeoit, avant qu’il ne fût démoli par Catherine de Médicis. François Mansart en avoit choisi la place en homme de goût. Son jardin, comme tous ceux de la même rue, à partir de la rue Jean-Beausire, donnoit sur l’immense bastion qui défendoit jadis la porte Saint-Antoine, et qui fut appelé le grand boulevard, au dix-septième siècle. La grille encore subsistante ouvre, à cette heure, sur le boulevard Beaumarchais 21-23 ; mais les constructions élevées sur les jardins voisins ont converti celui de Ninon en préau privé d’air. La rue aboutissoit alors, du côté du nord, à la partie du rempart qu’on nommoit le jardin des Arquebusiers. Sa prolongation forme, à présent, retour d’équerre. Par son autre extrémité, la rue aboutissoit, au midi, à cette fameuse et belle place Saint-Antoine, théâtre du duel des six, avec la Bastille en face, et les jardins de l’hôtel de Lesdiguières, depuis lors couverts de maisons si mesquines.
La façade de la maison des Mansart, du côté du jardin, est restée parfaitement en état. L’architecture en est riche, noble, élégante ; c’est un monument de l’art. Du côté de la rue, la cour d’entrée a été encombrée par des constructions élevées sur le portail, qui a été changé. Mais la façade de la maison, sur la cour, est demeurée avec son ancienne porte à colonnes un peu lourdes, et son balcon en pierre, du même style. L’intérieur a été conservé autant que le permettoit la nécessité de retirer un revenu d’un immeuble tombé dans le commerce. Le vestibule a reçu quelques décorations modernes, mais on y peut remarquer encore de beaux mascarons en cariatides, qui sont du temps des Mansart. Le rez-de-chaussée donnoit à Ninon une petite salle de spectacle, prenant jour sur le jardin, convertie aujourd’hui en bureaux, et où Molière a certainement joué plus d’une fois, devant la société choisie d’une femme dont il fut l’intime ami. À gauche est un boudoir charmant, dont les peintures, au plafond, ont été soigneusement ménagées. L’antichambre, sur la cour, formoit salle à manger. L’escalier n’a subi d’autre changement que celui des premières marches, péries de vétusté, et de la rampe en pierre, remplacée par une rampe médiocre, de notre temps. Le médaillon de Louis XIV est encore à sa place, et les degrés qu’ont franchis si souvent, Molière, la Rochefoucauld, Saint-Évremond, Mme de la Fayette, Mme Scarron et tous les illustres du siècle, vous pouvez les contempler effeuillés par le temps, mais en leur ordre ancien, et conservés avec un sentiment fort honorable. Le salon du premier étage montre encore une splendide décoration de plafond, contemporaine de Ninon. Elle représente, non pas, comme on l’a imprimé, une assemblée des dieux, mais Apollon entouré des neuf Muses et peint par quelque élève de Lebrun, dont cet ouvrage rappelle la manière.
Les vieux lambris de cet appartement, qui prend jour sur le jardin et sur le boulevard, étoient ornés de peintures en panneaux. On dit qu’on les retrouveroit sous les lambris modernes, simplement superposés, et qui ont respecté les anciens, en les voilant. Si le rapport est vrai, la décoration actuelle étant enlevée, le salon redeviendrait ce qu’il étoit, au temps de Ninon. Les peintures de la chambre des élus, où Ninon recevoit sa compagnie, aux heures des intimes, ont paru aussi trop gracieuses à un propriétaire scrupuleux : c’était l’histoire de Psyché, en plafond, et des aventures galantes de la Fable, sur les panneaux. On a recouvert et panneaux et lambris, et ménagé un sous-plafond pour tout cacher. Le boudoir a été condamné à recevoir le même voile, mais on prétend que tout est intact au-dessous et au-dessus.
Telle étoit l’habitation exiguë17, mais charmante, où Ninon de Lenclos, après avoir amélioré sa fortune par des placemens viagers18, a reçu tout ce qu’il y eut de délicat et de distingué à Paris, pendant cinquante années19. Elle y étoit déjà établie en 1658, car à cette date, ou en 1660, au plus tard, Scarron écrivant au spirituel comte de Vivonne, frère de Mme de Montespan, et familier de Ninon, lui disoit : « J’espererois quelquefois vous voir dans ma petite chambre, si vous étiez à Paris ; cela s’entend, quand vous n’auriez trouvé personne dans la rue des Tournelles. » À peu près vers ce même temps, un autre aimable épicurien, Charleval, écrivoit à un ami :
Je ne suis plus oiseau des champs,
Mais de ces oiseaux des Tournelles,
Qui parient d’amour en tout temps,
Et qui plaignent les tourterelles
De ne se baiser qu’au printemps.
C’est à partir de son établissement à la rue des Tournelles, que la société de Ninon a pris une importance et une assiette qu’elle n’avoit pas auparavant. La belle épicurienne y trônoit,
Avec cet art, cette délicatesse
Qui rend la moins fière beauté,
Respectable dans sa foiblesse ;
ajoutons, et avec l’autorité d’esprit, et l’imposante supériorité de manières, dont Saint-Simon a rendu témoignage. En même temps que ses anciens amis, restés fidèles, elle recevoit là le comte de Guiche, le Gabinius de Somaize, si célèbre par d’augustes et touchantes affections ; le galant comte de Choiseul, excellent officier, plus tard Maréchal : fort épris d’elle, mais toujours rebuté, et auquel, après avoir ouï l’énumération de tous ses titres à la faveur, elle répondoit, en souriant, par ce vers de Corneille :
Seigneur, que de vertus vous me faites haïr !
On y voyoit le célèbre Dangeau qui lui étoit fort dévoué, et qui fit souvent des vers en son honneur ; le bon Gourville, qui, au retour d’un long exil, retrouva l’amie constante, la dépositaire fidèle, dans l’amante un peu légère ; le jeune marquis de Sévigné20, fils de l’immortelle épistolaire, dont elle fit la passion à cinquante-un ans, et dont l’aventure est connue ; le marquis de Créqui si attaché à Saint-Évremond21 ; le commandeur de Souvré, dont nous avons déjà parlé, à propos de Mme de Sablé ; le marquis de Vardes auquel la disgrâce du maître n’ôta point l’indulgente amitié de Ninon ; les deux Grammont, le fameux chevalier, et M. de Toulongeon, son frère, beaux esprits, qui n’étoient complètement à l’aise qu’à la rue des Tournelles ; M. de Lionne, neveu du célèbre négociateur, un autre excellent ami de Saint-Évremond ; M. Delbène, l’un des premiers amoureux de Mlle de Lenclos : toujours discret, épicurien spirituel et déclaré, qui partagea, dit-on, avec Saint-Évremond, le soin de l’éducation de Ninon, au point de vue philosophique : homme de très-bonne compagnie et de mœurs fort singulières ; Bernier, l’élève de Gassendi, le voyageur infatigable, qui professoit un vrai culte pour Ninon ; Sarrazin, l’aimable esprit : philosophe, historien, et d’un commerce charmant ; auteur d’une exposition de la doctrine d’Épicure, qui circula d’abord anonyme, et par copie, et qu’on attribuoit à Saint-Évremond : ce qui fournit l’occasion, à ce dernier, d’adresser à la moderne Leontium, bien supérieure à l’ancienne, cette épître gracieuse sur la morale d’Épicure, qu’on peut lire dans notre premier volume. Dans leur enthousiasme irréfléchi pour l’antiquité, les amis de Ninon n’avoient pas même remarqué combien la réputation contestée de l’amie d’Épicure et de Métrodore, rendoit peu flatteuse une dénomination, qu’on avoit pourtant décernée dans l’intention d’honorer Mme de Lenclos. Il suffisoit que le nom fût antique, pour qu’il parût beau.
À la rue des Tournelles accouroient encore le fameux Soyecourt, ou Saucourt, que la médisance donna pour amant à Ninon, et dont la réputation fut entamée, après un bon tour que lui jouèrent des malins et qui est raconté par Hamilton ; M. de Lauzun que devoit illustrer la passion romanesque de Mademoiselle ; le comte de Vassé, que Rouville avoit surnommé : Son impertinence, mais dont Ninon apprécioit l’affection, sans lui rien céder, et sans lui épargner même des mots piquants qu’il supporta ; le marquis de Termes, esprit fin et caustique ; le marquis de Matha, ami intime de Grammont, aimable et plein de charme, comme lui ; le savant astronome Huyghens qui lui adressa des vers si géométriques, comme dit Voltaire, et dont elle dut tant s’amuser ; Fontenelle, dont l’esprit ingénieux, contenu, mais indépendant, alloit à cette société ; Corbinelli et Coulanges, qui en fesoient de merveilleux rapports à Mme de Sévigné ; Régnier Desmarais, Saint-Pavin, l’abbé Fraguier ; Rémond le grec, qu’elle railloit impitoyablement ; la Mesnardière, si vaniteux ; Lafare, Chaulieu, Courtin, tous épicuriens et délicats comme elle; Chapelle qu’elle mit à la porte, malgré tout son talent, lorsqu’il s’adonna au vin, et qui s’en vengea par des épigrammes : il avoit juré d’en faire une par jour22. Sans se brouiller avec Bachaumont, qui étoit de meilleure compagnie, ni avec Molière qui aimoit Chapelle, mais encore plus Ninon de Lenclos, dont il estimoit tant les avis, elle ferma la bouche au mécontent par ses répliques et par sa résolution.
On trouvoit aussi réunis, dans ce salon, ou l’on venoit à cinq heures, pour en sortir à neuf : l’abbé Gédoyn, parent proche des Lenclos, homme très-savant ; l’abbé de Chateauneuf, fort lettré, homme de bonne société, dont on a raconté l’absurde aventure des quatre-vingts ans23 ; la Fontaine, qui se partageoit entre Ninon et Mme de la Sablière ; Boileau qui soupoit souvent avec Molière et Ninon, chez Mme de la Sablière, ou à la rue des Tournelles ; Perrot d’Ablancourt, l’élégant écrivain, dont elle appeloit les traductions, des belles infidèles ; l’abbé Dubois, dont elle aimoit l’esprit, et qu’elle recommandoit à Saint-Évremond, après la paix de Riswyck ; le fameux abbé Têtu qui convoitoit sa conversion, pour se faire valoir, et dont elle disoit si plaisamment : « S’il ne fait fortune que par mon âme, il mourra sans bénéfice ; » enfin, le grand prieur de Vendôme, qui, dépité de ses rigueurs, lui adressa ces vers :
Indigne de mes feux, indigne de mes larmes,
Je renonce sans peine à tes foibles appas ;
Mon amour te prêtoit des charmes,
Ingrate, que tu n’avois pas.
Méchants vers que Ninon retourna, sur-le-champ :
Insensible à tes feux, insensible à tes larmes,
Je te vois renoncer à mes foibles appas ;
Mais, si l’amour prête des charmes,
Pourquoi n’en empruntois-tu pas ?
— Et le grand prieur, en galant petit-fils d’Henri IV, eut le bon esprit d’en rire, en revenant souper, chez Ninon.
Ses petits soupers étoient inestimables. C’est alors que sa merveilleuse conversation, éblouissante et passionnée, s’animoit de l’ardeur la plus vive et la plus brillante : c’étoit comme un feu d’artifice. Elle ne buvoit que de l’eau, mais on disoit qu’elle étoit ivre dès la soupe. Si l’entraînement la conduisoit au paradoxe, elle y déployoit une incomparable originalité ; par exemple, lorsqu’elle soutenoit qu’il falloit cent fois plus d’esprit pour faire l’amour, que pour commander une armée ; qu’on est bien à plaindre, quand on a besoin de la religion pour se conduire, car c’est une preuve qu’on a l’esprit bien borné, ou le cœur bien corrompu ; que la puissance de l’amour n’est que dans son bandeau, etc. Mais presque toujours son esprit s’applique à revêtir d’une tournure élégante une vérité d’observation, ou une règle du bon sens. Une de ses maximes étoit que la beauté sans grâce est un hameçon sans appât ; elle disoit qu’il n’y avoit rien de si varié dans la nature que les plaisirs de l’amour, quoi qu’ils fussent toujours les mêmes ; qu’il falloit faire provision de vivres, mais que pour les plaisirs on ne les devoit prendre qu’au jour la journée. Et le lendemain, chacun de ces mots couroit d’abord les ruelles de la place Royale, et puis se répandoit dans tout Paris.
Un seul homme illustre de ce siècle n’a jamais eu, ce semble, aucun commerce avec Ninon, qui n’eut aussi pas le moindre goût pour lui, et qui fut toujours opposée à ses menées. C’est le cardinal de Retz. Quelques motifs provenant de Marion de Lorme ont pu contribuer à cet éloignement. Peut-être aussi, Ninon a-t-elle su mauvais gré au cardinal d’avoir entraîné M. de Lenclos, son père, à des folies. Le coadjuteur n’a pas nommé Ninon dans ses mémoires. Il ne paroît pas non plus qu’elle ait eu des relations avec Racine. Elle professoit les sentiments du Marais, et de Saint-Évremond, pour Corneille ; elle a dû laisser Racine à l’écart.
Telle étoit cette merveilleuse compagnie que réunissoit autour d’elle une femme rare, qu’on a généralement représentée sous de si fausses couleurs. Sans doute à force d’érudition et de perspicacité, on peut découvrir que l’épicuréisme n’est pas resté, pour elle, à l’état de théorie, et compter, à son entour une litanie peu édifiante. Mais est-il de bon goût d’aller y voir ce qu’elle-même n’a pas voulu montrer ? Une sorte de curiosité rêveuse et spéculative l’a poussée vers l’inconnu, le scepticisme. On doit l’en plaindre, mais la charité commande d’en rester là, vis-à-vis d’elle. En fait d’amour, Ninon s’étoit donné la liberté d’un homme, comme a fait plus tard la grande Catherine ; mais Ninon eut le cynisme de moins, Saint-Simon en est garant. Ninon, dans sa naïveté, croyoit avoir reconquis son droit naturel de jouir de tous les privilèges des hommes, parmi lesquels elle se comptoit, pour la liberté de la conduite ; et, partant de ce point, elle ne gardoit aucune inquiétude sur le caractère de ses actions. La moderne Leontium n’avoit pas poussé sa philosophie jusqu’à la découverte de la loi véritable et nécessaire, que la destination de la nature, et la constitution de la famille, imposent à la femme, dans une société bien réglée ; mais tout ce que la grâce, la beauté, la délicatesse, l’esprit, de solides vertus, peuvent inspirer d’indulgence, Ninon de Lenclos l’a mérité. Elle rendoit grâce à Dieu, tous les soirs, de son esprit, dit-elle, et le prioit tous les matins, de la préserver des sottises de son cœur. Elle n’a point été exaucée ; la faveur des gens de goût a voulu l’en consoler.
Et ce n’étoient point les hommes seulement qui affluoient aux Tournelles ! Les femmes courent après Mlle de Lenclos, comme d’autres gens y couraient autrefois, disoit Mme de Coulanges. Mme de Sévigné, l’ennemie intime de Ninon, répétoit aussi : elle rassemble tout, sur ses vieux jours, et les hommes et les femmes ; mais quand elle n’auroit présentement que les femmes, elle devroit se consoler de cet arrangement, ayant eu les hommes, dans le bel âge pour plaider. Bien qu’il paroisse assuré qu’à un certain moment de compromission, qu’on me pardonne le mot, la bonne compagnie se soit un peu retirée de Mlle de Lenclos, il est prouvé qu’elle lui est revenue, et bientôt. Lorsque des personnages comme le grand Condé donnoient l’exemple public que l’on connoît, la disgrâce de Ninon auprès des grands salons ne pouvoit être de durée. Elle en vint elle-même à se montrer difficile avec des femmes un peu plus compromises qu’elle, quoique moins célèbres, Mme de Lescalopier, par exemple. Élevée au Marais, Ninon avoit, dans sa jeunesse, été bien accueillie chez la princesse de Guemenée, chez la duchesse de Rohan, la marquise de Piennes, la maréchale de Bassompierre, cousine de Saint-Évremond ; chez Mmes de Maugiron, de Villequier, de Nouveau, du Lude, de Bois-Dauphin l’incomparable, et de Grimault. Lorsqu’elle revint au quartier du Marais, elle y trouva des changements, dans les choses et dans les personnes, mais le même sentiment de bienveillance, et le même empressement.
La politesse étoit, d’ailleurs, de fraîche date dans ces salons, où l’on trouvoit encore quelquefois des grossièretés campagnardes, et des brutalités féodales, comme celles de grands seigneurs qui donnoient des soufflets à leurs femmes, en public. L’autorité de Ninon de Lenclos, en fait d’usage ; sa supériorité d’esprit, ses manières admirables, firent rechercher sa compagnie, comme une école de politesse. Au point de vue de ce qu’on nomme le monde, sa société fut érigée en puissance, et la civilisation françoise lui doit, peut-être, quelque reconnoissance.
Le privilége, au reste, ne fut pas exclusif pour Ninon. Mme Cornuel obtint presque autant de faveur, avec moins de titres, quoiqu’elle en eût beaucoup. Voisine de Ninon, habitant un bel hôtel de la rue des Francs-Bourgeois, près des Chavigny et des Soubise, Mme Cornuel formoit avec Mlle de Scudéry, établie d’abord avec son frère, rue de Berry, et rue de Beausse, puis enfin toute seule, rue des Francs-Bourgeois, un tribunal d’esprit fort redouté24. Ninon de Lenclos voyoit Mlle de Scudéry, mais elle l’appeloit une septante, et ce mot charmant acheva de démonétiser cette femme qui à son tour avoit été une puissance spirituelle, dans la première moitié du siècle. On retrouvoit ainsi, au salon de Ninon, et dans la dernière période de ce siècle, les qualités supérieures d’esprit qui avoient caractérisé les femmes de la première moitié. Peu amie des éclats dans l’amour, qui lui paroissoient contraires au bon sens qu’elle adoroit, Ninon n’avouoit, disoit-elle, qu’une seule règle, celle de la nature, n’accordant au monde que celle de la bienséance. Avec cela, elle expliquoit tout, elle pardonnoit tout, hors le scandale. On pouvoit, on devoit être tendre, aimable, accommodant, selon son goût. C’étoit à l’esprit à sauver le corps du péril. La pente étoit bien entraînante ! Que de malheureuses dévoient rouler jusqu’au fond de l’abîme ! MMmes de la Suze, de Villedieu, d’Olonne, Mlle Serment ! Il faut beaucoup d’indulgence, pour absoudre le scepticisme épicurien de ces naufrages. Il est vrai que bien des Cartésiennes ont été, de leur côté, en ce temps-là, éprouvées par les tempêtes.
Dans d’autres salons de Paris dominoient aussi les principes libertins : chez les Vendôme, chez Mme de Bouillon, chez les Chaulieu25 ; nulle part il n’y avoit autant de mesure que chez Ninon. Elle n’auroit jamais reçu les couplets de Chapelle, qu’on a trouvés dans les tiroirs de la duchesse de Bouillon. Elle voyoit beaucoup Mme de la Fayette qui étoit la bienséance même, Mme de Choisy moins assurée, Mme de Coulanges si mesurée et que tout le monde connoît, Mme de la Sablière, femme adorable, Mme de Courcelles-Marguenat, qu’il ne faut pas confondre avec Sidonia de Lenoncourt, cette femme si légère, qui demandoit gracieusement qu’on la laissât jouir de sa mauvaise réputation. La maréchale de Castelnau, Mme de Champré, la maréchale d’Albret, Mme de Fiesque, la marquise de Lambert, Mme du Tort et la duchesse de Sully, femmes de tout âge, furent aussi au nombre des relations de Mlle de Lenclos ; et bien que la plupart différassent d’opinion avec elle, toutes s’accordoient à répéter affectueusement, ces vers de Saint-Évremond :
L’indulgente et sage nature
A formé l’âme de Ninon
De la volupté d’Épicure
Et de la vertu de Caton.
La faveur dont elle fut l’objet se porta jusqu’à ses modes. Les coiffures à la Ninon eurent une vogue universelle. Le duc de Saint-Aignan donnoit des rimes sur lesquelles on fesoit composer au duc du Maine un sonnet à la louange de Ninon.
Parmi ses connoissances on rencontroit encore Mlle Chouars, fille de condition, que la fréquentation des gens de lettres avoit entraînée sur la même voie qu’elle. Chapelle fit la conquête du cœur et de l’esprit de Mlle Chouars. Il alloit souvent dîner chez elle, où l’on trouvoit bonne table, et agréable compagnie. Il auroit voulu l’épouser, mais l’humeur philosophique de la belle ne s’y étoit point prêtée. Une fois qu’ils avoient prolongé leur repas, en tête à tête, la femme de chambre survint, qui fut fort étonnée de trouver sa maîtresse tout en pleurs, et Chapelle accablé par l’affliction. Aux questions empressées de la soubrette, Chapelle répondit, en sanglotant, qu’ils pleuroient la mort d’un grand poëte, infortunée victime de l’ignorance des médecins. Là-dessus, ample éloge du mort, de ses qualités, de son génie, et abondance nouvelle de larmes, auxquelles la bonne servante joignit les siennes, du meilleur cœur. Le pauvre mort étoit Pindare, le prince des lyriques grecs, qui vivoit environ cinq cents ans avant Jésus-Christ.
Mais une des plus curieuses figures qu’on remarque autour d’Anne de Lenclos, est celle de Françoise d’Aubigné, que tout Paris connut sous le nom de Mme Scarron, que toute l’Europe salua sous celui de Mme de Maintenon ; moins aimable que Ninon, et partant moins aimée : mais plus maîtresse d’elle-même, et d’une trempe plus vigoureuse peut-être. Comment ces deux créatures ont pu se rencontrer ? Par la discrétion de l’une, et par les précautions de l’autre, la trace de leur liaison a presque disparu. Mais par ce qui surnage, on peut juger du reste. Je ne veux point, à cette occasion, refaire l’histoire du poëte burlesque dont le personnage a été trop amoindri ; ni celle de sa veuve qui, après la mort de Louis XIV, a été l’objet d’une réaction si violente de l’opinion. De nos jours, on s’est montré plus juste envers Mme de Maintenon ; nous avons même outrepassé la mesure dans la réparation, comme on l’avoit dépassée dans les malédictions. C’est entre les deux extrêmes qu’est le vrai.
Mme de Maintenon a été douée d’un esprit supérieur et d’une habileté consommée. Jetée dans le monde, sans bien, sans appui de famille, quoiqu’avec de la naissance ; mais favorisée par la nature de cette organisation rare qui préserve une femme de l’entraînement, tout en lui conservant la puissance de ses charmes ; elle s’est élevée, avec les seules ressources de son esprit, et dans une époque d’ordre et de régularité, des régions désolées de la misère et de l’abandon, jusqu’aux marches d’un grand trône : épiant, avec patience, l’occasion qui se fit longtemps attendre ; poursuivant, avec une industrie merveilleuse, et des calculs profonds, un sort meilleur qui la fuyoit, et qu’elle atteignit enfin, dans l’âge mûr, après l’avoir manqué dans sa jeunesse : toujours au-dessus de la fortune, adverse ou prospère.
Ninon de Lenclos avoit apprécié la vive intelligence et la forte volonté de Mme Scarron, sans qu’il y eût, au fond, de la sympathie entre leurs personnes, attirées seulement, l’une vers l’autre, et comme séduites irrésistiblement, par leur agrément réciproque ; d’accord sur toutes les choses de l’esprit, séparées sur les questions de conduite ; l’une visant au bonheur par une sensualité délicate, intelligente et sceptique ; l’autre visant au crédit et à la considération, par le respect de tout ce que la première négligeoit.
On sait comment, et à quelle occasion, la jeune Françoise d’Aubigné fut amenée à Paris. Née en 1635, dans les colonies, elle avoit quinze ans de moins que Ninon, qui put prendre, auprès d’elle, quand elle la connut, une allure de protection, qu’elle a conservée pendant longtemps. Où se fit leur connoissance ? Peut-être chez Mme de Lesdiguières ; à coup sûr chez Scarron. Mme de Neuillant, parente de la jeune d’Aubigné, avoit logé rue Saint-Louis, au Marais, et en fréquentoit les salons. Elle y voyoit le chevalier de Méré, alors fort en honneur, dans ces parages, et qui s’étoit donné l’industrie galante de former l’esprit des jeunes femmes. Mme de Sablé lui avoit, dit-on, sacrifié Voiture. Il avoit fait l’éducation de Mme de Clérambaut, et la duchesse de Lesdiguières lui avoit dit un jour : Je veux avoir de l’esprit ; à quoi il avoit répondu : Vous en aurez. Méré parla de la belle Indienne, à la duchesse, et la lui présenta, dans ce célèbre hôtel de la rue de la Cerisaie, où elle tenoit salon. Les Créqui, les Gondi, les beaux esprits de la place Royale, le marquis de Villarceaux, Mlle de Lenclos, Saint-Évremond, la Rochefoucauld, Clérambaut s’y rencontroient.
En ce temps-là, vivoit à la rue des Saints-Pères, par régime de santé, un émigré de la rue des Douze-Portes, au Marais, le malheureux Paul Scarron, perclus de rhumatismes, comme on sait, et se jouant, par l’esprit, de toutes les rigueurs du sort. Des gens du meilleur air se donnoient rendez-vous chez lui ; son père avoit été doyen du Parlement, son oncle étoit évèque de Grenoble, sa cousine avoit épousé le duc d’Aumont. Le fameux voyage d’Amérique qu’il projetoit, et dont, selon Loret, Mlle de Lenclos devoit faire partie, étoit alors sur le tapis (1649). Le chevalier de Méré conduisit, chez Scarron, Mme d’Aubigné et sa fille, alors logées rue des Saints-Pères, pour y parler du nouveau monde.
Anne de Lenclos étoit une ancienne amie des Scarron ; elle avoit été leur voisine au Marais, et l’étoit encore à la rue des Saints-Pères. Scarron se fesoit porter chez Mlle de Lenclos, où l’on dînoit souvent ; et par la solennité de sa politesse, envers elle, on peut juger de l’impertinence familière de la postérité avec Ninon, tout court. Anne de Lenclos étoit proclamée, chez Scarron, la fille la plus étonnante du siècle : la seule, disoit-on, que les hommes pussent aimer sans repentir. Villarceaux, l’homme de la Cour le plus élégant, étoit alors, pour elle, l’objet d’une faveur et d’une constance qui surprenoient, parce qu’elle contrastoit avec le système de coquetterie de l’amant, et le plan connu d’éternelle inconstance de Ninon. La comtesse de la Suze qui changeoit de religion pour être séparée de son mari, dans ce monde, comme dans l’autre ; la fringante comtesse de Fiesque ; Mme de Martel, parente aimable et spirituelle de Saint-Évremond ; Chapelle, Sarrazin, M. D’Elbène, Mme de Scudéry, le poëte Maynard, Fourreau le financier, le comte du Lude, Miossens, le duc de Tresmes, Mignard, Tambonneau, Marigny le spirituel frondeur, le coadjuteur de Retz, le marquis de Termes, Saint-Évremond, étoient, avec Mlle de Lenclos, le capital du salon de Scarron. Lorsque Mlle d’Aubigné y fut conduite, elle avoit une robe si courte, qu’elle en rougissoit. Mais, avec ses quinze ans, elle étoit déjà parfaitement belle ; et bientôt, rassurée par l’accueil qu’elle reçut, elle fut l’objet de toutes les galanteries. Méré avoit célébré son esprit ; il auroit voulu former son cœur. Françoise d’Aubigné parut plus sensible aux sentiments de Villarceaux, dont, pour son coup d’essai, elle faillit enlever le cœur à Mlle de Lenclos. Celle-ci avoit trop d’usage pour s’en fâcher, et trop quitté de gens pour être étonnée qu’on la quittât. D’ailleurs, comme à un bon choix succédoit toujours pour elle un choix meilleur, elle n’en prit que plus d’amitié pour Mlle d’Aubigné, dont le rusé Villarceaux n’obtint pas ce qu’il vouloit, du moins à ce moment.
Ce n’étoit point un amant que cherchoit la prudente d’Aubigné ; c’étoit un établissement. Dénuée de tout, hors d’esprit et de sagesse, elle courut au plus pressé, qui étoit d’assurer son existence ; et, faute de mieux, elle accepta la main que lui offrit Scarron. Mme de Pons prêta des habits à Françoise d’Aubigné pour célébrer ses noces. J’abrège les détails de cette affaire qui sont connus de tout le monde ; ils honorent Scarron autant que Françoise d’Aubigné. Ninon de Lenclos, confidente du paralytique, demeura l’amie de son épouse. Tel étoit l’ascendant qu’elle prenoit sur toutes les personnes dont elle étoit connue, même sur celles qui n’étoient point propres à l’amour, comme elle disoit plus tard à Fontenelle, en parlant de Mme de Maintenon.
Après son mariage, Scarron repassa la Seine, et vint se loger rue de la Tixeranderie, où il habita, pendant longtemps, une maison que le tracé de la nouvelle rue de Rivoli a fait disparoître, à peu près à la hauteur de Saint-Gervais. Il retourna plus tard au milieu de son cher Marais, tout près de sa demeure primitive, et rue Neuve-Saint-Louis, où il est redevenu voisin de Ninon et où il est mort le 7 octobre 1660. C’est dans ces deux logis que Mme Scarron a tenu salon pendant les dix années de son mariage.
La société de Scarron nous offre un nouveau type de la vie parisienne, à cette époque, qui est celle de l’influence la plus grande des salons. C’étoit un des foyers de l’esprit satirique, libertin, comme on disoit, dans le sens d’incrédule, et à l’extrême opposé de l’esprit collet-monté des précieuses. Chez Mlle de Lenclos régnoit la délicatesse épicurienne et un scepticisme de bonne compagnie, qui respectoit les bienséances. Chez Scarron c’étoit le cynisme, pour le fond et pour la forme. Le père de Scarron avoit fait lui-même profession de philosophie cynique ; le fils y avoit mêlé un stoïcisme railleur, qui relève son caractère personnel, sans ennoblir son langage et sa pensée. Ce mélange de cynisme et de stoïcisme donne au salon de Scarron un caractère propre, très-marqué avant son mariage : persistant, mais adouci et poli, par son épouse, après 1650. L’esprit ne vivoit alors qu’avec l’esprit, quelle que fût la qualité du personnage. Voiture, fils d’un tonnelier, étoit aussi bien venu dans les hôtels de la rue Saint-Thomas du Louvre, qu’à la Cour et à l’hôtel de Condé. La toilette et la ruelle étoient la principale affaire des frivoles ; la table des financiers, l’affaire des gourmands et des parasites ; la protection des grands, celle des intrigants et des dupes. Mais l’esprit dominoit, dans les salons, avec une complète indépendance. Nulle part, cette liberté n’étoit plus applaudie que dans le salon de Scarron. Ce malheureux y perdit même une pension, que la bonne Mlle de Hautefort lui avoit obtenue d’Anne d’Autriche, en sa qualité de malade de la Reine. Son corps n’avoit plus de libre que le mouvement de ses doigts ; il ôtoit son bonnet aux survenants, au moyen d’une poulie, et se grattoit à l’aide d’un bâton crochu. Mais son esprit a conservé, jusqu’à la mort, la désinvolture la plus joyeuse et la plus surprenante.
En ramenant l’observation des bienséances dans le salon de son époux, Mme Scarron augmenta le charme qu’on y goûtoit, de la liberté de l’esprit, et fit rechercher d’autant plus sa compagnie, malgré l’exiguïté de sa fortune, et ses dîners de pièces rapportées. Les œuvres de Scarron sont le monument curieux du goût de cette société. Une jolie pièce de vers adressée à M. Fourreau, et une autre adressée à Mlle de Lenclos, pour ses étrennes, nous montrent l’estime et l’autorité dont celle-ci jouissoit, dans ce salon. Quant aux adorateurs qui s’étoient pressés autour de Françoise d’Aubigné, ils se pressèrent auprès de Mme Scarron, sans la détourner de son chemin, qui, aux yeux des plus clairvoyants, étoit déjà celui d’une plus haute fortune. La société de Mme Scarron, pendant la vie de son époux, fut à peu près celle de Ninon de Lenclos. On y remarquoit de plus M. de Turenne, leur voisin du coin de la rue Saint-Claude, le marquis de la Sablière, la duchesse de Lesdiguières, Pellisson, Ménage, Mme Fouquet, Mme de Sévigné. Scarron, qui étoit fort impertinent, écrivoit à M. de Villette : « on fait dire tous les jours aux princes, ducs et officiers de la Couronne qu’il n’y a personne. » L’esprit de Mme Scarron fesoit les frais principaux ; elle imposoit et charmoit.
Que faut-il penser de ses amours avec Villarceaux26 ? d’un portrait fort extraordinaire qu’on prétend exister encore à Villarceaux, et d’une lettre assez compromettante, récemment imprimée par M. Feuillet de Conches, et reproduite, sous toutes réserves, dans le troisième volume de ses Œuvres mêlées ?
Quant aux amours, ce que j’en pense, c’est que tout est possible, mais, que le mystère de ceux de Mme Scarron est demeuré impénétrable aux plus malins. Il n’est ni juste, ni de bon goût, de chercher plus avant. Voilà pour les curieux.
Quant au portrait, que je n’ai pas vu, ni pu voir, je le tiens pour apocryphe, ou l’œuvre de l’indélicatesse. Apocryphe, parce que les mœurs et les habitudes des femmes bien élevées de cette époque, ne permettent pas de supposer une complaisance de ce genre. Elle pourroit être présumée, au dix-huitième siècle, elle ne sauroit l’être au dix-septième. Marion ne s’y seroit pas prêtée ; elle ne peut pas être attribuée à la femme la plus avisée, la plus prudente, la plus calculée, qui fut jamais. Si elle a été foible pour Villarceaux, c’est, à coup sûr, sous triple clef. Cette peinture est donc l’œuvre du délire, ou celle d’un faussaire. Pour le délire, la Beaumelle qui ne mérite pas le mépris dont on l’accable, car, s’il corrige les lettres de Mme de Maintenon, il ne les invente pas ; la Beaumelle a raconté la folie coupable de Villarceaux. Mais il ajoute deux choses: lº que cette folie fit du bruit, que Mme Scarron s’en plaignit, qu’elle témoigna son ressentiment à Villarceaux, et ne lui rendit son amitié qu’en 1685, après que M. de Montchevreuil eut retiré ce tableau de ses mains. 2º La Beaumelle insinue qu’une copie a pu être retenue par Villarceaux ; mais il ajoute, d’après un témoin oculaire, qu’en 1755 cette figure avoit été habillée et gâtée, de telle sorte qu’on ne reconnoissoit pas plus Mme de Maintenon, dans ce tableau corrigé, qu’on ne reconnoissoit Mme Scarron dans l’original. Enfin la description, que donne la Beaumelle de la peinture en question, ne s’accorde pas du tout avec celle qui a été montrée à un curieux spirituel du dix-neuvième siècle, lequel en a fait son rapport au public. Il pourroit donc bien y avoir par-dessus le fou du dix-septième siècle, et le badigeonneur de 1755, un troisième insensé, celui-ci vrai faussaire, auteur de la peinture dont M. Feuillet a rendu compte, et dont le dessin est tout différent de la peinture dont parle la Beaumelle.
Quant à la lettre relative à la chambre jaune de Ninon, je conserve aussi des doutes. Ninon étoit réservée, même en propos. Elle a peu écrit, et ce qui est imprimé, pour être d’elle, est d’une bienséance parfaite, et conforme à ses maximes. Elle a fait dire un mot piquant à Chapelle, en réponse à une épigramme de mauvais goût ; mais elle ne l’auroit pas écrit. D’ailleurs, qu’auroit-elle appris à Saint-Évremond que celui-ci ne sût aussi bien qu’elle ? Et, à quelle époque, Saint-Évremond auroit-il eu cette curiosité ? Quarante ans après, en 1699, lorsque le duc de Tallard a été en ambassade, en Angleterre, emmenant avec lui l’abbé Hautefeuille. Le fait peut être vrai : il n’est pas vraisemblable. Je croirois volontiers la lettre en question fabriquée avec le propos rapporté par Fontenelle27.
Quoi qu’il en soit, après le mariage de Mme Scarron, sa familiarité avec Ninon de Lenclos n’a souffert aucune atteinte. Ces deux esprits se comprenoient parfaitement, et, la pratique à part, il y avoit entre eux bien de l’attrait. Nous avons cité l’épître en vers que Saint-Évremond adressoit à Ninon, vers 1652, pour la tirer de chez Villarceaux ; Mme Scarron lui adressa, vers la même époque, une épitre en prose, qui ne le cède pas, pour la grâce, à celle du moderne Épicure. Elle y parle, elle aussi, en épicurienne. Elle l’étoit, au moins en la forme, alors ; car si elle ne l’eût pas été, son empire sur le monde qui l’entouroit auroit été perdu : « Voici des vers que M. Scarron a fait pour vous, après avoir très-inutilement tenté d’en faire contre vous. Je n’ai pas voulu lui permettre de vous les envoyer : et voyez combien je compte sur vous ! Je lui ai dit que vous les recevriez de ma main, avec plus de plaisir que de la sienne. Tous vos amis soupirent après votre retour. Depuis votre absence, ma cour en est grossie ; mais c’est un foible dédommagement pour eux : ils causent, ils jouent, ils boivent, ils baillent. Le marquis (de la Sablière) a l’air tout aussi ennuyé que les premiers jours de votre départ : il ne s’y fait point. C’est une constance héroïque. Revenez, ma très-aimable ; tout Paris vous en prie. Si M. de Villarceaux savoit tous les bruits que Mme de Fiesque sème contre lui, il auroit honte de vous retenir plus longtemps. Saint-Évremond veut vous envoyer Châtillon, Miossens, de R(ouville), en qualité de chevaliers errants, pour vous enlever, dans votre vieux château. Revenez, belle Ninon, et nous ramenez les grâces et les plaisirs. Ce sont mes vœux. Voici ceux de M. Scarron. » Suivent ces étrennes connues pour le premier de l’an (1652), sur la date desquelles M. Walckenaer n’a pas eu de certitude, faute de s’être souvenu de cette lettre de Mme Scarron.
Après la mort de Scarron, en 1660, sa veuve se trouva de nouveau dépourvue de moyens d’existence. Malgré le peu de sympathie qu’inspire plus tard la femme au cœur sec qui a vu les dragonnades sans pitié ; qui, oublieuse calculée de ses anciens coreligionnaires, a entendu leurs cris de détresse et de misère, sans en être touchée ; on est ému du malheur de Mme Scarron, si flattée quand elle brilloit dans son salon, si abandonnée le jour où elle manqua de pain, dans la rue. Que de tristes réflexions on fait sur le monde, quand on lit ce qu’elle écrivoit, à Mme de Chanteloup : « On m’a renvoyée à M. Colbert, mais sans fruit ; j’ai fait présenter deux placets au roi, où l’abbé Têtu a mis toute son éloquence : ils n’ont pas été lus. Oh ! si j’étois dans la faveur, que je traiterois différemment les malheureux ! Qu’on doit peu compter sur les hommes ! Quand je n’avois besoin de rien, j’aurois obtenu un évêché ; quand j’ai besoin de tout, tout m’est refusé. Mme de Chalais (qui fut la princesse des Ursins !) m’a offert sa protection, mais du bout des lèvres ; Mme de Lionne m’a dit : Je verrai, je parlerai, du ton dont on dit le contraire ; tout le monde m’a offert ses services, et personne ne m’en a rendu.... » — Dans cette dure extrémité, Ninon se montra fidèle amie, et Mme Scarron, sensible au dévouement, lui témoigna toute sa gratitude. Mme de Villarceaux fut assez empressée auprès de l’aimable veuve. C’est alors, dit-on, que Villarceaux devint plus pressant, et que des bruits malins sur la complaisance de Ninon, se répandirent et obtinrent un certain crédit, dont Tallemant et Voltaire ont été les échos. Mais on ne peut sérieusement y adhérer.
Mme Scarron s’étoit réfugiée, d’abord après la mort de son époux, aux Ursulines de la rue Saint-Jacques ; puis elle revint au Marais, son séjour préféré, et prit asile chez les religieuses de la Charité, qui avoisinoient la place Royale et la rue des Tournelles. Elle y subit l’humiliation de générosités faites avec éclat, et qu’elle finit par repousser. Mais elle accepta l’hospitalité que Ninon lui offrit28 ; les deux amies partagèrent pendant quelque temps le même lit. Une autre femme du monde, Mme de Franquetot, qu’on surnomment Boncœur, offrit aussi à Mme Scarron un refuge que, par discrétion, elle n’accepta pas29. Elle fut longtemps errante à cette époque. On la voit au faubourg Saint-Marceau, dans un autre couvent ; puis dans son ancienne maison de la rue Saint-Louis ; enfin, à la persuasion de Ninon, elle prit un petit logement, rue des Tournelles, qu’elle a occupé probablement encore, lorsqu’elle fut marquise de Maintenon, et où Mme de Sévigné est venue la visiter plus d’une fois.
Ce fut au milieu de ces vicissitudes (1666) que l’on voulut remarier la veuve de Scarron, dans la bonne pensée d’assurer son avenir. La société parisienne se passionna, pour et contre ce projet, dont Ninon dissuada Mme Scarron, qui l’en remercia par la lettre suivante : « Votre approbation me console de la cruauté de mes amis : dans l’état où je suis, je ne saurois me dire trop souvent que vous approuvez mon courage. À la place Royale, on me blâme ; à Saint-Germain, on me loue, et nulle part, on ne songe à me plaindre ni à me servir. Que pensez-vous de la comparaison qu’on a osé me faire de cet homme à M. Scarron ? Ô Dieu ! quelle différence ! Sans fortune, sans plaisirs, il attiroit chez lui la bonne compagnie : celui-ci l’auroit haïe et éloignée. M. Scarron avoit cet enjouement que tout le monde sait, et cette bonté d’esprit que presque personne ne lui a reconnue. Celui-ci n’est ni brillant, ni badin, ni solide ; s’il parle, il est ridicule. Mon mari avoit le fonds excellent ; je l’avois corrigé de ses licences. Il n’étoit ni fou, ni vicieux, par le cœur : d’une probité reconnue, d’un désintéressement sans exemple. C... n’aime que ses plaisirs30, etc. Je vous sais bon gré de ne pas l’avoir reçu, malgré les recommandations de la Châtre. Il n’auroit pas senti que la première fois devoit être la dernière. Assurez ceux qui attribuent mon refus à un engagement, que mon cœur est parfaitement libre, veut toujours l’être et le sera toujours. Je l’ai trop éprouvé, que le mariage ne saurait être délicieux, et je trouve que la liberté l’est. Faites, je vous prie, mes compliments à M. de la Rochefoucauld, et dites lui que le livre de Job et le livre des Maximes sont mes seules lectures. Vous ne serez pas remerciée, puisque vous ne voulez pas l’être ; mais la reconnoissance ne perd rien au silence que vous m’imposez. Que je vous dois de choses, ma très-aimable ! » (8 mars 1666.)
Lorsque le bruit courut qu’une liaison secrète de Mme Scarron avec le maréchal d’Albret (Miossens), enlevoit cet ami à la reine des Tournelles, elle voulut s’en expliquer avec Ninon, en lui écrivant le 18 juillet : « Le maréchal d’Albret est mon ami de tous les temps. Je ne sache pas qu’il ait été mon amant. Quand on vous a servi, belle Ninon, on devient d’une délicatesse extrême. Je le vois tous les jours ; et vous savez bien qu’on peut le voir sans danger. Vous vous plaignez de son absence : je suis trop fidèle à l’amitié, pour que vous puissiez vous en prendre à moi. Venez souper, ce soir, chez moi, et préparez votre vengeance. Mme de Fiesque et Mme de Coulanges ont fait partie de mettre le maréchal de belle humeur. Je vous attends, à moins que le marquis n’y mette obstacle. Menez-le, si vous ne portez pas votre luth ; mais songez bien qu’il nous faut votre luth ou le marquis. » Voilà bien la vraie Mme Scarron, dans son bon temps. Une lettre d’elle à l’abbé Têtu, postérieure de quelques années, nous la montre, avec le même esprit enjoué, s’enrôlant dans la dévotion. C’est la femme habile, refléchie, mais honnête, qui entre dans une voie nouvelle. « Mon directeur, dit-elle, m’a ordonné de me rendre ennuyeuse en compagnie, pour mortifier la passion qu’il a aperçue en moi, de plaire, par mon esprit ; j’obéis, mais voyant que je baille, et que je fais bailler les autres, je suis quelquefois prête à renoncer à la dévotion. »
C’est peu de temps après qu’elle accepta la charge d’élever, en secret, les bâtards de Mme de Montespan et du roi ; charge difficile, peu honorable, en elle-même, mais dont elle fit l’échelon d’une fortune inouïe, avec un artifice merveilleux. Jamais femme n’a déployé tant de prudence, tant d’intelligence, et tant d’ambition. Elle se fit l’instrument du parti pieux qui vouloit tirer le roi de ses désordres ; et à son tour elle fit du parti l’instrument de ses desseins et de son élévation. Heureuse si elle eût pu mettre une limite à des exigences qui ont jeté le monarque et l’État dans les extrémités les plus fatales ! Mais elle a été condamnée à tout faire, pour ceux qui avoient tout fait pour elle.
Dès l’année 1679, elle a complétement tourné à la dévotion ; mais ses lettres à Ninon sont toujours tendres, avec de bons souvenirs d’un autre temps. Elle avoit envoyé son frère prendre des exemples à la rue des Tournelles ; il en avoit besoin. « Continuez, écrit-elle à son ancienne amie, à donner de bons conseils à M. d’Aubigné. Il a bien besoin des leçons de Léontium. Les avis d’une amie aimable persuadent toujours plus que ceux d’une sœur sévère. Mme de Coulanges m’a donné des assurances de votre amitié qui m’ont bien flattée. Ce que vous entendez dire de ma faveur n’est qu’un vain bruit ; je suis étrangère dans ce pays, sans autre appui que des personnes qui ne m’aiment pas ; sans autres amis que des gens intéressés, et que le souffle le plus léger de la fortune tournera contre moi ; sans autres parents que des gens qui demandent sans cesse, et qui ne méritent pas toujours. Vous jouissez d’une liberté entière : je vis dans un esclavage continuel. Croyez-moi, ma belle (car vous ne cesserez jamais de l’être), les intrigues de la cour sont bien moins agréables que le commerce de l’esprit. Mes compliments à nos anciens amis. Mme de Coulanges et moi, nous célébrâmes hier votre santé à Maintenon : et nous n’oubliâmes pas la chambre des élus. Continuez, je vous prie, vos bontés à M. d’Aubigné. »
Il a dû exister beaucoup de lettres du genre de celles qu’on vient de lire, ainsi que des réponses de Mlle de Lenclos. On les trouvera peut-être encore dans les dépôts de Saint-Cyr. Mais Ninon, qui n’a fait que du bien à tout le monde, et qui n’a manqué de foi qu’à une seule personne, à M. de la Châtre, malgré son billet ; Ninon n’a laissé ni héritiers, ni apologiste. Madame de Maintenon, l’habile femme, s’est arrangée pour avoir l’un et l’autre. Ninon a imposé, tant qu’elle a vécu. Après sa mort, le champ est resté libre aux apologistes de Mme de Maintenon, fort embarrassés des souvenirs de Ninon de Lenclos.
Saint-Simon, bien informé, sur ce point, nous dit que : « Ninon est restée amie intime de Mme de Maintenon, tout le temps que celle-ci demeura à Paris (c’est-à-dire avant son établissement à la Cour). Mme de Maintenon n’aimoit pas qu’on lui parlât d’elle ; mais elle n’osoit la désavouer. Elle lui a écrit de temps en temps, jusqu’à sa mort, avec amitié. Lenclos... n’y étoit pas si réservée, avec ses amis intimes ; et quand il lui est arrivé de s’intéresser fortement pour quelqu’un, ou pour quelque chose, ce qu’elle savoit rendre rare et bien ménager, elle en écrivoit à Mme de Maintenon, qui la servoit efficacement et avec promptitude. Mais, depuis sa grandeur, elles ne se sont vues que deux ou trois fois, et bien en secret. » Ce que raconte Saint-Simon a le cachet de la vérité. Je n’en dirois pas autant du récit de Voltaire.
« Je ne dois pas oublier, dit-il, que Mme de Maintenon, étant devenue toute-puissante, se ressouvint d’elle, et lui fit dire que, si elle vouloit être dévote, elle auroit soin de sa fortune (proposition invraisemblable, et en opposition avec le caractère connu des personnes). Mlle de Lenclos répondit qu’elle n’avoit besoin ni de fortune, ni de masque (impertinence dont Ninon étoit incapable). Elle resta chez elle, paisible avec ses amis, jouissant de 7 à 8000 livres de rente, qui en valent 14000 d’aujourd’huy.... Plus heureuse que son ancienne amie, elle ne se plaignit jamais de son état, et Mme de Maintenon se plaignit quelquefois du sien. »
Le sort de ces deux femmes, de tant d’esprit, a été, en effet, bien différent. Dans son opulence, l’une n’a eu que l’ennui à régler ; dans sa médiocrité, l’autre a réglé le bonheur. Chez celle-ci, on a pu blâmer l’erreur et la faute ; mais on a distingué des qualités qui les font absoudre, et qui ont arraché, non-seulement l’indulgence, mais encore l’estime d’un grand siècle : personne n’auroit voulu, probablement, être l’époux de Mlle de Lenclos ; mais tout le monde a voulu être son ami. L’autre a été honnête dans la pauvreté : constante dans le malheur, mais trop habile à saisir la fortune, et peut-être cruelle pour la conserver. Mme Scarron méritoit la sympathie ; Mme de Maintenon n’a plus trouvé que la froideur d’abord, Mme de Sévigné en est témoin, et puis les emportements de l’opinion irritée.
Selon une autre tradition, Mlle de Lenclos, malgré sa résolution de rester dans la retraite, auroit cédé au désir exprimé par Louis XIV de la connoître, et une rencontre du monarque lui auroit été ménagée, par son ancienne amie, dans la tribune de la chapelle de Versailles. On expliqueroit ainsi le médaillon de Louis XIV, dans l’hôtel de la rue des Tournelles. Je ne crois pas plus à cette anecdote, qu’à tout le reste. Ce qui convenoit le mieux à l’intérêt de Mme de Maintenon, c’est la conduite indiquée par Saint-Simon, et c’est à coup sûr celle qu’elle a gardée. Cette histoire doit donc être mise au rang des contes accumulés sur Anne de Lenclos ; tels que la visite du P. Bourdaloue, aussi indigne de ce vertueux prêtre, que de l’honnêteté privée de Mlle de Lenclos ; et la vision du noctambule dont il n’y a pas plus d’apparence, que du pacte qu’on prétendoit qu’elle avoit fait avec le diable. J’en dirois autant de la fin tragique d’un des deux enfants qu’on a donnés à Ninon, lequel devenu amoureux d’elle, sans la connoître, se seroit tué de désespoir, après avoir appris le secret de sa naissance : catastrophe à laquelle on prétend que Lesage a fait allusion dans un de ses romans. Il n’y a aucune trace contemporaine d’un événement qui, tel qu’on le raconte, auroit certes fait grand bruit, et nous seroit arrivé par quelqu’un des cent témoins de la vie quotidienne de Mlle de Lenclos31. Je croirois davantage au mot du bon Jésuite son voisin, c’étoit le P. d’Orléans, qui, dans ses dernières années, étant venu faire auprès d’elle une tentative charitable et inutile, lui auroit dit: Eh bien ! offrez au moins à Dieu votre incrédulité, mot que J. B. Rousseau a tourné en épigramme. Port-Royal essaya aussi sa conversion. « Vous savez, disoit-elle à Fontenelle, le parti que j’aurois pu tirer de mon corps ; je pourrois encore mieux vendre mon âme : les jansénistes et les molinistes se la disputent. »
Après la paix de Riswyck, la fille du célèbre comte de Rochester, ami de Saint-Évremond, la comtesse de Sandwich, fit un voyage en France pour sa santé. Curieuse de connoître une célébrité parisienne dont le renom avoit passé les mers, elle demanda au philosophe, alors exilé, qu’elle voyoit beaucoup, en Angleterre, de lui donner des lettres pour sa vieille amie, qu’elle vint, en effet, chercher à la rue des Tournelles. Mlle de Lenclos avoit alors quatre-vingts ans ; la comtesse de Sandwich qui n’en avoit pas trente, fut si ravie de l’esprit et de la bonté de l’illustre Françoise, qu’elle n’en pouvoit contenir son admiration. À son tour, la jeune et belle Angloise obtint, dans le salon des Tournelles, si difficile et si délicat, un succès d’esprit, qui présageoit ceux qu’elle devoit obtenir plus tard, sur un plus grand théâtre, dans sa patrie. Ninon écrivoit, à ce sujet, à Saint-Évremond : « Mme de Sandwich m’a donné mille plaisirs, par le bonheur que j’ai eu de lui plaire : je ne croyois pas, sur mon déclin, être propre à une femme de son âge. » La comtesse voulut emporter en Angleterre le portrait de Mlle de Lenclos, qui lui offrit un exemplaire de celui de Ferdinand, dont la noble famille de Sandwich a fait exécuter la gravure avec splendeur.
L’abbé Fraguier, de l’Académie françoise, qui étoit en ce temps-là, du cercle intime de Mlle de Lenclos, nous en a laissé le portrait suivant : « C’étoit un esprit et des manières au-dessus de tout, pour les agréments ; et une probité si pure que le mélange des agrémens avec la vertu en faisoit un prodige. Si elle eût passé sa vie dans les premiers emplois de l’État, elle n’auroit pas eu une vieillesse plus honorable, ni plus respectée, que celle qui suivoit une vie pleine de galanterie. Les personnes âgées l’aimoient par le souvenir de la supériorité qu’elle avoit eue de leur temps, dans le monde ; et moins par le souvenir de ses charmes que par celui de ses vertus. Les jeunes personnes l’aimoient pour les grâces et la beauté qu’elles voyoient en elle, dans un âge si avancé, et qui étoient telles que rien ne pouvoit lui être comparé. Son destin lui attachoit les plus honnêtes gens de la cour et de la ville. Mais, il ne lui attachoit que les honnêtes gens. De sorte qu’il importoit peu qu’un secret ne fût sçu que d’elle, ou le fût de tout ce qui entroit chez elle. C’étoit une liaison naturelle, une amitié intime, entre tous ceux qui la voyoient. Ils s’estimoient dès lors, et s’aimoient mutuellement. Elle avoit la confiance de tout le monde, dans les plus grandes affaires comme dans les plus petites. Tout ce qu’elle pensoit étoit bien pensé ; tout ce qu’elle disoit étoit bien dit ; tout ce qu’elle faisoit étoit bien fait ; et Mlle de Lenclos supérieure, en quelque sorte, aux plus grands génies, étoit toujours la plus révérée32. »
Quelle est la femme du dix-septième siècle qui a inspiré un tel langage à ses contemporains, aux témoins de sa vie ? On demeure confondu, quand on lit ces paroles d’un homme grave et honnête, et qu’on se souvient de celles de Mme de Motteville, qui, à la vérité, n’avoit ni vu, ni entendu Ninon de Lenclos, lorsqu’elle en parloit si lestement.
Mlle de Lenclos touchoit alors, tout comme Saint-Évremond au terme de la vie. Les dernières lettres qu’ils ont échangées sont ravissantes. Il lui mandoit, à quatre-vingt-dix ans : « La dernière lettre que je reçois de Mlle de Lenclos me semble toujours la meilleure ; et ce n’est point que le sentiment du plaisir présent l’emporte sur le souvenir du passé ; la véritable raison est que votre esprit se fortifie tous les jours.... Vous êtes de tous les pays : aussi estimée à Londres qu’à Paris. Vous êtes de tous les temps ; et quand je vous allègue, pour faire honneur au mien, les jeunes gens vous nomment, pour donner l’avantage au leur. Vous voilà maîtresse du présent et du passé. Puissiez-vous avoir des droits considérables sur l’avenir ! Je n’ai pas en vue la réputation ; elle vous est assurée dans tous les temps. Je regarde une chose plus essentielle ; c’est la vie, dont huit jours valent mieux que huit siècles de gloire après la mort. »
Elle lui répondoit, avec ses quatre-vingts ans sonnés : « Le bel esprit est bien dangereux en amitié. Votre lettre en auroit gâté une autre que moi. Je connois votre imagination vive et étonnante ; et j’ai même eu besoin de me souvenir que Lucien a écrit à la louange de la mouche, pour m’accoutumer à votre style. Plût à Dieu que vous pussiez penser de moi ce que vous en dites ! Je me passerois du suffrage des nations.... Vous retournez à la jeunesse : vous faites bien de l’aimer. La philosophie sied bien avec les agréments de l’esprit, car ce n’est pas assez d’être sage, il faut plaire ; et je vois bien que vous plairez toujours. » L’abbé de Chaulieu, qui la fréquentoit beaucoup, disoit d’elle, à cette époque : Que l’amour s’étoit retiré jusques dans les rides de son front.
Plus tard, et sur le bord même de la tombe, Saint-Évremond écrivoit à Ninon : « Vous êtes sérieuse et vous plaisez encore. Vous donnez de l’agrément à Sénèque, qui n’est pas accoutumé d’en avoir. Vous vous dites vieille, avec toutes les grâces de l’humeur et de l’esprit des jeunes gens. J’ai une curiosité que vous pouvez satisfaire : Quand il vous souvient de votre jeunesse, la mémoire du passé ne vous donne-t-elle point de certaines idées, aussi éloignées de la langueur de l’indolence que du trouble de la passion ? Ne sentez-vous point, dans votre cœur, une opposition secrète à la tranquillité que vous pensez avoir donnée à votre esprit ?
Mais aimer, et vous voir aimée,
Est une douce illusion,
Qui dans votre cœur s’est formée
De concert avec la raison.
D’une amoureuse sympathie
Il faut, pour arrêter le cours,
Arrêter celui de nos jours :
La fin est celle de la vie. »
Mlle de Lenclos a eu la douleur de perdre Saint-Évremond en 1703, et lui a survécu deux ans seulement. Elle lui écrivoit, au sujet de la mort prématurée de la duchesse Mazarin : « Quelle perte pour vous ! Si on n’avoit pas à se perdre soi-même, on ne se consoleroit jamais.... Encore si l’on pouvoit penser comme Mme de Chevreuse, qui croyoit, en mourant, qu’elle alloit causer avec tous ses amis, en l’autre monde33 ! » Dangeau, en mentionnant, dans son Journal, la mort de Ninon, dont il étoit l’ami, ajoute : « Quoiqu’elle fût fort vieille, elle avoit conservé tant d’esprit et de raison, que les meilleures compagnies de Paris s’assembloient tous les jours chez elle. » (19 octobre 1705.)
Durozoir a raconté qu’un des amis de Ninon refusant de voir son curé dans sa dernière maladie, elle lui mena ce prêtre, à qui elle dit : « Monsieur, faites votre devoir. Je vous assure que, quoiqu’il raisonne, il n’en sait pas plus que vous et moi34. » Lorsqu’elle sentit sa fin approcher, elle pritl’exemple pour elle-même, et fit appeler son curé, qui fut parfait à ses derniers moments35. Son retour fut-il sincère, ou voulut-elle seulement accomplir une dernière bienséance de sa vie ? Dieu le sait ; mais voilà probablement ce que Voltaire n’a pu lui pardonner.
Quant à sa personne, le bon Douxménil nous en a, d’après Ferdinand, Mme de Sandwich et la tradition, donné ce portrait : « Elle étoit de taille au-dessus de la médiocre, ni grasse, ni maigre, mais un peu plus qu’en chair ; bien faite, bien proportionnée, et d’une figure appétissante, plutôt d’examen que d’éclat. Elle avoit le teint blanc et uni, le visage d’un bel ovale, la plus belle peau et la plus belle jambe du monde ; le corps admirable, la gorge et la taille charmantes. Les cheveux châtains bruns, les sourcils noirs, bien séparés ; les paupières longues, les yeux noirs, grands et touchants ; le nez bien fait, un peu relevé ; le menton parfait, une jolie bouche, bien façonnée ; un aimable sourire, de belles dents, de beaux bras et de belles mains ; un son de voix sympathique, une physionomie ouverte, mais fine, tendre et saisissante ; un grand air de fraîcheur, de propreté et de décence ; beaucoup de gaieté et de douceur, une âme qu’on sentoit pétrie de volupté, des grâces dans tous ses gestes, et de l’esprit comme un ange. »
Cette image d’ange a beaucoup plu aux contemporains. L’abbé de Chateauneuf36, dans une épitaphe qu’il composa pour Mlle de Lenclos, avoit dit déjà qu’elle
fit régner dans son cœur
Et la galanterie et l’austère pudeur,
Et montra ce que peut le triomphant mélange
Des charmes de Vénus et de l’esprit d’un ange.
1. Saint-Simon, sur 1705, éd. in-12, III, p. 207.
2. Voltaire étoit né en novembre 1694.
3. Bret et Douxménil ont recueilli, vers le milieu du siècle dernier, les traditions qui leur ont paru les plus avérées, sur Ninon de Lenclos. Quoique crédules, ils lui sont très-sympathiques. Ces biographies étoient ce qu’il y avoit de plus complet à consulter sur Ninon, avant la publication de Tallemant, qui n’étoît pas reçu chez elle, mais qui l’a connue et suivie, et qui, sauf la mauvaise langue et les faux rapports, mérite quelque créance, sur ce chapitre. Scarron, Somaize, Mme de Sévigné, Mme dé Coulanges, Dangeau, etc., nous ont laissé des documents plus sûrs, mais moins étendus.
4. Voy. cet acte ; ainsi que celui du décès, dans l’édition de Tallemant, donnée par M. P. Paris, tom. VI, Historiette de Ninon.
5. Tom. I et tom. IV de ses Mémoires pour servir à l’hist. de Mme de Sévigné.
6. Voy. sur Marion de Lorme, Tallemant, édit. Je M. P. Paris, tom. IV, et les Récréations historiques (de Dreux du Radier), tom. I, page 68 et suiv.
7. Voy. les lettres de Gui Patin, sur l’infanticide pratiqué par la Constantin et Mlle de Guerchi ; et le fameux sonnet de l’Avorton…
8. Nous ne l’avons pas insérée dans ce recueil.
9. Il n’existe plus, à Paris, de portrait connu de Ninon de Lenclos. Cependant Douxmesnil, qui a fait quelques recherches à ce sujet, en a signalé trois qui peuvent se retrouver : 1º celui de Ferdinand, qui paroît avoir été fort beau, et que Ninon avoit donné à l’abbé Gédoyn, son parent et son ami. Les héritiers de l’abbé ont refusé, en 1750, de le céder à Douxmesnil ; 2º un petit portrait que Ninon avoit donné à un vieux domestique, et que celui-ci n’avoit pas conservé, lorsque Douxmesnil le lui demanda ; 3º enfin un autre portrait de Ferdinand, que Ninon avoit donné à la comtesse de Sandwich, dont l’admiration pour Ninon avoit vivement touché celle-ci. Ce portrait doit se trouver encore, dans quelque château de maison de Montagu, en Angleterre.
Quant aux gravures, deux seulement ont de l’authenticité : toutes deux, d’après les portraits de Ferdinand ; celle d’Auber en tête des Lettres de Ninon, 2 vol. in-12, 1775 ; et celle de Thomas Wastley, exécutée en 1757 aux frais du comte de Sandwich ; elle est fort belle. Celle du recueil d’Odieuvre, dont le graveur est inconnu ; une autre que Fontette a dit être l’ouvrage de Petit ; celle des Mémoires de Bret, de 1775, dont on ignore l’auteur ; et celle de l’édition du même ouvrage de 1751, qui est meilleure, et qu’a gravée Laine, n’indiquent pas l’original d’après lequel elles ont été reproduites. La gravure d’Auber paroît représenter Ninon à 40 ans. Elle avoit alors encore tout l’éclat du bel âge et de ses charmes.
10. M. de Lenclos s’étoit attaché, vers l’époque de son duel avec Chabans, à l’abbé de Retz, alors simple chanoine de Notre-Dame, à Paris. Lorsqu’éclatèrent les troubles de la Fronde, il rompit son ban d’exilé, et vint rejoindre le coadjuteur, dont il embrassa chaudement le parti. Mais il survécut peu de temps à son retour à Paris, et une maladie mortelle l’enleva rapidement.
11. Il ne faut jamais croire que la moitié de ce qu’on dit, répondoit-elle à quelqu’un, qui lui rapportoit les on dit répandus sur son compte.
12. Il paroît qu’en 1657 le maréchal d’Albret, malheureux chez Mlle de Guerchi, qui logeoit vis-à-vis de Mlle de Lenclos, passa le ruisseau, et vint en conter à Ninon, pour la deuxième fois, ce qui donna de la jalousie à Villarceaux, selon Tallemant.
13. Voy. pag. 183 de ce Journal, publié par M. Faugère, en 1862, in-8º. Douxmenil nie aussi l’arrestation.
14. D’après une autre version encore plus erronée, Ninon fut renfermée dans un couvent à Lagny, où la reine Christine auroit été la visiter. Voy. Feuillet de Conches, Causeries d’un curieux, tome II, p. 413.
15. Voy. Bayle, Nouv. de la Rép. des lettres, décembre 1686. Charleval n’a pas réclamé, ni personne pour lui.
16. M. Walckenaer, et M. Sayous ; M. Hippeau, fort instruit de l’histoire littéraire de la Normandie ; M. Lacour, spirituel éditeur de la Conversation du maréchal d’Hocquincourt, et Durozoir, auteur de l’article : Saint-Évremond, dans la Biographie universelle, partagent ce sentiment, en faveur duquel je crois pouvoir invoquer une autorité plus considérable encore, celle de M. Sainte-Beuve.
17. Les bons Bénédictins, doms Félibien et Lobineau, n’ont pas oublié de marquer le petit hôtel de Ninon sur leur plan de Paris, si curieux et si exact, de l’an 1726.
18. J’ai, sous les yeux, l’acte suivant de donation, déposé aux archives de l’Assistance publique :
« Pardevant les notaires et gardenotes du Roy nostre Sire en son Chastelet de Paris, soubsignés, fut présente damoiselle Anne de Lenclos, fille majeure, usante et jouissante de ses biens et droits, demeurante à Paris, rue des Tournelles, paroisse Saint-Paul.
« Laquelle pour le zèle et affection qu’elle a envers les pauvres malades de l’hospital des Incurables, de cette ville de Paris, scis à Sainct-Germain des Prés, rue de Sèvre, a de son bon gré, franche et libre volonté, donné et donne par ces présentes… audict hospital ; la somme de vingt cinq mil livres,… à la charge de bailler, payer ou faire payer par le receveur dud. hospital des Incurables, à lad. damoiselle de Lenclos, deux mil livres de rente et pension viagère… par chacun an… la vie durant de la dicte damoiselle de Lenclos…
« Fait et passé aud. bureau de l’Hostel-Dieu, l’an mil six cent soixante neuf, le vingt troisième jour de janvier, avant midy, et ont signé la minutte des présentes demeurée vers Gigault, l’un d’iceulx notaires soubsignés, qui a délivré ces présentes pour coppie
« Signé : Moufle ; Gigault. »
19. Douxmenil a décrit la décoration intérieure de l’hôtel de Ninon, et nous apprend qu’elle possédoit aussi une petite maison de campagne, à Picpus, où elle passoit l’automne.
20. Sa correspondance prétendue avec Ninon est un ouvrage ennuyeux de Damours, l’avocat.
21. On connoît ces jolis vers inspirés par Créqui à Mme de la Suze :
Si j’avois la vivacité
Qui fait briller Coulanges ;
Si je possédais la beauté
Qui fait régner Fontanges ;
Ou si j’étois comme Conti
Des grâces le modèle ;
Tout cela seroit pour Créqui,
Dût-il être infidèle.
22. Il n’en est resté que celle-ci, qui justifie son expulsion :
Il ne faut pas qu’on s’étonne,
Si souvent elle raisonne
De la sublime vertu
Dont Platon fut revêtu ;
Car, à bien compter son âge,
Elle doit avoir vécu
Avec ce grand personnage.
23. Voici un autre exemple des histoires absurdes répandues sur Ninon. Douxménil, l’un de ses plus judicieux biographes, pourtant, nous dit que : « le fameux Jean Banier, parent des rois de Suède, qui fut tué en duel à Londres, en 1686, par le prince Philippe de Savoie, fut le dernier de ses amants connus. Elle avoit soixante-huit ans lorsqu’il en devint amoureux. »
Or, le fameux Jean Banier est mort en 1641. C’est son neveu, jeune homme fort étourdi, qui a été tué en duel par Philippe de Savoie, en 1683, et Ninon n’a eu 68 ans qu’en 1688. Le jeune Banier a pu être présenté à Ninon ; mais il habitoit l’Angleterre, dès 1676 ou 1680, et l’on peut voir page 156 du tome I, et dans notre tome III, les causes de son duel.
24. L’épitaphe de Mme Cornuel, morte en 1694, se terminoit par ces vers :
Enfin, pour faire, en peu de mots,
Comprendre quel fut son mérite,
Elle eut l’estime de Lenclos.
25. Voy. Les Cours galantes de M. G. Desnoiresterres, tome IIIe ; c’est un livre plein d’intérêt.
26. Ai-je besoin de dire que la Correspondance secrète entre Ninon de Lenclos, M. de Villarceaux et Mme de Maintenon, publiée en 1789, in-8º, par M. de Ségur jeune, est de pure imagination.
27. Voyez les Mémoires de Mme de Maintenon, tome I, p. 115, édit. de 1757, et surtout p. 181, où la phrase finale de la lettre de M. Feuillet est rapportée par la Beaumelle, comme apocryphe. Elle couroit déjà le monde. La Beaumelle rappelle, à cet égard, une autre lettre de Ninon, dont il a omis la date, et dont je tiens les premières lignes pour suspectes. « Elle (Mme Scarron) étoit vertueuse, moins par vice de tempérament, que par foiblesse d’esprit. J’aurois voulu la guérir, mais elle craignoit trop Dieu. Nous nous rapprochions tous les jours, nous ne nous unissions jamais. Si elle avoit suivi mes conseils, elle ne seroit pas montée où vous la voyez : mais elle eût été plus heureuse. » — La Beaumelle a été justement réhabilité par M. de Montmerqué : il a travaillé sottement, mais sur pièces authentiques.
28 . Ce fait a été nié par la Beaumelle ; mais M. Walckenaer l’a très-bien rétabli. Voltaire l’avoit accueilli, comme tout naturel, mais en changeant sa date.
29. Voy. Tallemant, VII, p. 40 et 47, édit. citée de M. P. Paris, qui, ne s’étant pas souvenu du surnom de Boncœur, a été embarrassé de ce mot, dans le texte de Tallemant. Voy. Saint-Évremond, Retraite de M. le duc de Longueville, pag. 16 de notre IIe volume.
30. On a prétendu que ce personnage étoit de la maison de Brancas ; j’en doute.
31. L’autre fils dont on a parlé reçut le nom de chevalier de la Boissière. Le maréchal d’Estrées, qu’on suppose être son père, le mit dans la marine, et eut soin de son avancement. Il est mort, à Toulon, en 1732, avec le grade de capitaine de vaisseau. Douxménil, page 60.
32. Douxménil, loc. cit., page 104 suiv.
33. Une nouvelle édition de la Correspondance authentique de Ninon de Lenclos avoit été annoncée, il y a deux ans, dans le Bulletin du bibliophile, par un homme de lettres, qui faisoit un appel à tous ceux qui possédèrent des documents originaux relatifs à cette femme célèbre. Il seroit regrettable qu’une entreprise aussi intéressante fût abandonnée.
34. Voy. Biogr. universelle, art. Ninon de Lenclos.
35. Voy. l’abbé Delaporte, Hist. des femmes célèbres, tome I, p. 331. « Mlle de Lenclos, dit-il, eut l’attention, sur la fin de ses jours, d’aller à sa paroisse, etc. » Douxménil rapporte la même chose page 102.
36. L’abbé de Chateauneuf, homme de beaucoup d’esprit, a fini sa carrière diplomatique, à Paris, dans une retraite fort honorée. Il étoit très-bien venu, à la rue des Tournelles, dans les dernières années de Ninon, ce qui a donné lieu à l’anecdote des quatre-vingts ans, que l’on connoît, et dont l’âge seul de l’abbé montre l’absurdité. Il est mort en 1709 ou 1711, laissant un Dialogue sur la musique des anciens, qui a été publié après son décès (1725 et 1734, in-8º), et où il raconte plusieurs traits de la vie de Ninon, pour laquelle ce petit livre paroît avoir été composé. On sait qu’elle étoit excellente musicienne.