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Histoire du Canada et des Canadiens français/Partie 2/Chapitre 1

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SECONDE PARTIE




LES CANADIENS FRANÇAIS


SECONDE PARTIE




LES CANADIENS FRANÇAIS


CHAPITRE PREMIER


De la conquête à la proclamation de l’Indépendance américaine
(1763-1776)


Deux conditions seulement avaient été mises par le gouvernement français à l’abandon définitif qu’il faisait d’une de nos plus précieuses colonies. Il obtint qu’une clause expresse garantît aux catholiques du Canada le libre exercice de leur culte. Il fut stipulé aussi que les anciens sujets de la France auraient, pendant dix-huit mois, le droit de vendre leurs propriétés et de se transporter où bon leur semblerait, sans que les autorités anglaises pussent les gêner. L’Angleterre souscrivit sans difficulté à ces conditions dont la seconde favorisait plutôt ses desseins en vidant le territoire conquis d’une élite de population qui aurait pu lui porter ombrage. L’historien canadien Bibaud évalue à mille ou douze cents le chiffre des nobles, des fonctionnaires et des marchands qui reprirent à ce moment le chemin de la France. « Cette diminution dans la population canadienne était d’autant plus à regretter, dit l’historien, qu’elle avait lieu dans la classe élevée, la seule à peu d’exceptions près, où il y eût des talents développés et des connaissances acquises ; le changement alors opéré pour le pis, sous le rapport des arts et des sciences, se fit sentir longtemps dans le pays. » Néanmoins, le gros des colons et des artisans, trop pauvres pour revenir dans la mère-patrie et d’ailleurs rattachés au sol par tous les liens de la possession et de l’habitude, prit le parti de demeurer en Canada, tout en gémissant du joug étranger sous lequel il allait désormais vivre. On estime à un peu moins de 70,000 âmes la population d’origine et de langue française qui demeura ainsi fixée sur les deux rives du Saint-Laurent. Dans les chapitres suivants, nous allons suivre la destinée de ce rameau transplanté de la famille française ; et faire assister nos lecteurs aux efforts et aux luttes par lesquelles cette nationalité, — sœur ou plutôt fille de la nôtre — reconquerra peu à peu ses libertés ravies.

Avant d’entrer dans le vif de ce récit, il peut être intéressant de jeter un dernier coup d’œil sur le passé pour voir ce que le Canada — malgré les vices inhérents à l’ancien régime — devait à l’administration de la métropole qu’il venait de perdre.

« Si quelqu’un, écrivait naguère un auteur canadien-français[1], avait la pensée que depuis la fondation de Québec par Champlain jusqu’à la constitution de 1791, le Canada est resté stationnaire, il devrait se détromper sur-le-champ. Les intendants de provinces du régime français ont été à tout prendre les meilleurs administrateurs. L’immortel Talon donna l’essor à une infinité de grandes choses : l’exploration du pays et les découvertes géographiques, les chantiers, les mines, les salines, la culture du chanvre. Bégon organisa les diligences entre Montréal et Québec. Baudot obtint aux Canadiens d’avoir quelques manufactures. Hocquart régla les poids et mesures et, marchant sur les traces de Talon, continua l’exploitation des mines de cuivre et de fer, des ardoisières et des salines. Le grand Voyer faisait observer une police admirable non-seulement pour le bon ordre, mais pour l’hygiène. Ce dignitaire, semblable aux curules des Romains, et les autres magistrats de police se réunissaient de temps à autre au palais de l’intendant, en assemblées appelées Mercuriales et où chacun proposait les améliorations dont le pays semblait avoir besoin. Sir James Marriot a admiré la simplicité du système judiciaire. L’État donnait des primes aux jeunes filles qui se mariaient à quatorze ans et aux jeunes hommes à vingt. Les pères et mères de famille qui avaient le plus d’enfants légitimes étaient également favorisés. »

« Les Français, dit un autre auteur, avaient formé sur les grèves du Saint-Laurent deux routes déjà meilleures à l’époque de la cession que la plupart des chemins de la Grande-Bretagne[2]. » Il y avait eu sous les Français des chantiers de constructions navales à Québec, où on lança même un vaisseau de ligne de soixante-quatorze canons. Les Canadiens-Français avaient la réputation d’être des marins braves et intelligents : tous les auteurs s’accordent sur ce point. La « Nouvelle-France » avait donné à la monarchie d’Iberville, cet autre Jean Bart, et Sérigny, qui devint gouverneur de Rochefort, tous les deux appartenant à cette famille des Le Moine, que Guérin, historien de la marine française, appelle la plus illustre de toutes les familles coloniales. La maison de Vaudreuil fournit deux lieutenants généraux des armées navales et un chef d’escadre. On peut citer encore, dans cette liste glorieuse, les Denis de Saint-Simon, les Villeray, le vice-amiral Martin, le contre-amiral Bedout, les capitaines de vaisseau Michel Peloquin et André de l’Échelle, qui figurèrent avec honneur dans les guerres maritimes de la France sous la première République et sous le premier Empire. Bedout n’était encore que capitaine, quand son courage lui valut d’un Anglais, de Fox, cet éclatant hommage en pleine Chambre des communes : « Le capitaine du Tigre combattant pour l’honneur de sa patrie, a rivalisé en mépris de la mort avec les héros de la Grèce et de Rome. Il a été fait prisonnier, mais quand il était déjà couvert de blessures et de gloire[3]. »

Bien qu’il fût soumis à toutes les restrictions que comportaient les mœurs internationales du temps, le commerce canadien ne laissait pas d’être actif. Sous la domination française, le Canada envoyait régulièrement aux Antilles 19 ou 20 navires chargés de blé. Il fournit durant un temps à la Chine elle-même le ginh-seng, retrouvé dans les forêts de la Nouvelle-France, par le célèbre Lafiteau. Le commerce du tabac fut commencé ; celui du thé canadien, auquel l’académicien Gauthier donna son nom, prit un grand essor et fit longtemps la fortune de la ville des Trois-Rivières qui avait commencé par être l’entrepôt principal du commerce des pelleteries, mais que Montréal avait supplantée à ce point de vue. On accuse Trois-Rivières d’avoir été jusqu’à ces derniers temps une ville stationnaire ; mais l’histoire n’a pas encore dit tout le mal que les Anglais lui ont fait[4]. Le baron de La Hontan nous dit de ses traitants au XVIIe siècle, qu’ils étaient cousus d’or et habitaient des maisons somptueuses ; le commerce du thé, remplaçant celui des fourrures, pouvait la maintenir dans sa splendeur ; mais les conquérants prohibèrent le commerce du thé, parce qu’il nuisait au leur, et cette source de richesses a été depuis presque complètement tarie.

Au point de vue intellectuel, le Canada n’avait point non plus été négligé et quoique on puisse regretter que les jésuites aient réussi, là comme partout, à s’emparer de l’enseignement et à en plier les méthodes au profit de leur domination, il serait cependant excessif de dire que l’administration française se soit plu à tenir la population de la colonie dans l’ignorance. L’administration anglaise mérite bien davantage ce reproche. « Québec n’avait encore que cent habitants, remarque Isidore Lebrun, quand les jésuites y élevèrent un collège et les sauvages eux-mêmes eurent plus d’instituteurs que les Limousins et les Champenois. » Les gouverneurs et les intendants envoyés de France, les de la Barre, les Talon, les Begon, les La Galissonnière, les Duquesne et les Bougainville comptaient parmi les plus savants hommes de leur temps, et les encouragements qu’ils donnèrent aux lettres et aux sciences produisirent d’heureux fruits. Ainsi, parmi les Canadiens français, Jolliet devint hydrographe du roi ; Jean-Baptisle Gosselin, chanoine de Québec, s’occupa de botanique et enrichit le Jardin des plantes de Paris. D’Iberville, Céloron de Blainville, Perrot, la Vérendrie, etc., s’illustrèrent dans la géographie ; Longueil, Saint-Simon, de Lorimier, Lacorne et Lafontaine-Marion se rendirent habiles dans les langues des sauvages. Nicolas Perrot, le sieur de Saint-Michel, le major Dupuy, le sieur de Rouville et le sieur de Maricour firent figure dans les ambassades. Pierre Boucher, Juchereau de Saint-Denis, Paulin de Courval, etc., ont laissé des mémoires intéressants ; d’autres auteurs ont produit quelques volumes de vers estimables ; et les lettres françaises n’ont jamais cessé d’être cultivées au Canada jusqu’au moment de la belle éclosion littéraire de ces dix ou vingt dernières années[5].

Ainsi le Canada était déjà, quand il fut conquis par l’Angleterre, plus qu’une colonie, plus qu’un assemblage de comptoirs. C’était tout un petit monde indépendant, un pays ayant sa capitale, sa société, sa culture propre, ses marins, ses ingénieurs, ses savants, ses littérateurs, et pouvant à la rigueur se suffire à lui-même. C’est ce qui explique l’étonnante vitalité que l’esprit français a montrée dans ce pays sous la domination anglaise, en dépit de la suspension, prolongée pendant tout un siècle, de presque tous les rapports entre le Canada et la France.

Ajoutons, pour expliquer la persistance de cet esprit, que les Anglais n’ont jamais su, soit orgueil et raideur naturels, soit maladresse, s’assimiler les races vaincues. Pas plus au Canada qu’en Irlande, pas plus chez les créoles de l’île Maurice que chez les Boers du cap de Bonne-Espérance, les Anglais n’ont su arriver à se rattacher, en gagnant leur cœur, les hommes de race et de langue différentes, comme les Français l’ont fait, par exemple, pour les habitants de l’Alsace, du Roussillon et de la Corse. L’Anglo-Saxon peut conquérir par la force et maintenir par l’autorité ses conquêtes ; quant à se mêler, à s’unir aux peuples conquis ; quant à leur faire oublier par la politesse et par les égards les procédés plus ou moins violents de la conquête ; quant à ganter de velours sa main de fer, pour la faire paraître plus légère, il semble que nos excellents voisins britanniques ne s’en soient jamais avisés ou n’aient pu du moins jamais y plier leur caractère. Aussi suffirait-il d’un revers de fortune pour que la plupart de leurs colonies leur échappassent, et que leur immense empire colonial se disloquât en cinq ou six tronçons, dont aucun probablement ne regretterait la domination des cabinets de Londres.

Dans le même ordre d’idées, ajoutons que la conquête par l’Angleterre de l’Amérique du Nord eut pour conséquence presque forcée la destruction de la race indigène.

« Les Anglais ne sauvent point, dit Michelet, ne conservent point les races. Ils les remplacent seulement. — Et cela encore ne se voit que dans les rares climats moyens, où l’Anglais peut s’acclimater. Dans l’Inde, qu’est-il advenu ? Les Anglais en firent la conquête extérieure. Ils n’y vivent point et ils n’ont pu y rien créer. Dupleix, mieux compris, mieux aidé du cabinet de Versailles, aurait égalé, je le crois, la cruelle habileté, les ruses, les succès de lord Clive. Je n’y ai aucun regret. Ce qui me laisse du regret, c’est que la France, répandue, mêlée à l’élément indien, eût duré, fait race. Le mariage de Dupleix avec une femme indienne, de capacité si grande, dit assez ce que ce mariage eût pu avoir de fécond [6]. »

Avec des hommes de la trempe des Canadiens français, l’Angleterre pouvait s’attendre à rencontrer des résistances, et elle allait voir en effet qu’il lui était plus difficile encore de s’assujettir les volontés que de conquérir des territoires.

Ce n’est pas que les Canadiens, devenus sujets anglais contre leur volonté, fussent capables d’opposer à leurs nouveaux maîtres autre chose qu’une résistance passive. Mais il y a dans l’inertie même d’un peuple qui se renferme sous sa tente et se refuse à tout commerce intime avec ses vainqueurs, une force latente qui peut inquiéter ces derniers plus que des rébellions ouvertes. Repliés sur eux-mêmes et s’adonnant presque exclusivement aux soins de l’agriculture, celle de toutes les professions qui permet le mieux les farouches isolements, les Canadiens-Français firent ce qu’avaient fait les Saxons au temps de la conquête normande : ils vécurent à part, voués au culte de leurs souvenirs, sans se mélanger avec leurs conquérants.

Le régime purement militaire qu’établit le gouverneur Murray n’était pas fait d’ailleurs pour leur faciliter l’adhésion à leur nouveau sort. Pendant quatre ans, le règlement des affaires criminelles et même des affaires civiles, fut abandonné à la direction des conseils de guerre, et les Canadiens furent soumis à tout l’arbitraire de la loi martiale.

Pour mieux affirmer sa volonté de rompre brusquement avec l’ancien ordre de choses et de ne rien laisser subsister des liens qui avaient uni autrefois dans une commune solidarité les habitants du vaste territoire qui avait formé jusque-là la Nouvelle-France, l’Angleterre démembra ce territoire en quatre ou cinq tronçons. Le Canada proprement dit fut divisé en trois gouvernements (Québec, Montréal, les Trois-Rivières), dont chacun eut un général ou un colonel à sa tête. Le Labrador, depuis la rivière Saint-Jean jusqu’à la baie d’Hudson, l’île d’Anticosti, l’île de la Madeleine, furent annexés au gouvernement de Terre-Neuve ; les îles Saint-Jean et du Cap-Breton furent jointes à la Nouvelle-Écosse ; les terres des grands lacs aux colonies voisines. Un peu plus tard le Nouveau-Brunswick allait être distrait lui-même de la Nouvelle-Écosse, pour recevoir une administration particulière et prendre le nom qu’il porte encore aujourd’hui. Entr’autres avantages de cette mesure au point de vue anglais, se trouvait celui d’isoler plus complètement l’un de l’autre les deux rameaux de la famille française dans l’Amérique du Nord, les Canadiens et les Acadiens.


Puisque le nom des Acadiens est revenu sons notre plume, c’est le moment de dire encore un mot des débris de cet héroïque petit peuple.

Lorsque la paix de 1763 fut signée, on peut estimer, dit leur sympathique historien[7], qu’il restait encore 250 ou 260 familles dispersées soit dans la presqu’île acadienne, soit pour le plus grand nombre sur les côtes du Nouveau-Brunswick, depuis Shédiac jusqu’à la baie des Chaleurs ; en y joignant 140 familles cantonnées dans les îles Saint-Jean et du Cap-Breton, d’où les Anglais avaient aussi déporté presque toute la population française, on a le compte à peu près exact de la fraction du peuple Acadien, qui avaient pu se maintenir près des lieux défrichés et labourés par leurs pères.

Or, au moment où nous sommes parvenus, ce noyau se grossit par l’arrivée d’une caravane héroïque, revenue des États-Unis à travers le désert pour retrouver ses foyers. « Parmi les plus courageux et les plus robustes de ces prisonniers qui avaient été emmenés, en 1755, dans la Nouvelle-Angleterre, un certain nombre résolurent, en effet, après la paix de 1763, de profiter de l’apaisement des esprits pour rentrer dans leur chère Acadie. Sans argent, sans autres ressources que leur courage et leur industrie, écrasés par dix ans de servitude, en butte à la malveillance, à l’animosité des populations qui les entouraient, ils retrouvèrent dans l’excès même de leur désespoir, une énergie singulière. Ils partirent, emmenant leurs femmes et leurs enfants. C’est ainsi que 140 à 150 familles alfrontèrent à pied, et presque sans approvisionnements, les périls et la fatigue d’un retour par terre, en remontant les côtes de la baie de Fundy (ancienne baie Française) jusqu’à l’isthme de Shédiac, à travers 150 lieues de forêts et de montagnes complètement inhabitées ; des femmes enceintes faisaient partie de ce misérable convoi, qui accouchèrent en route… Quelques-uns des plus fatigués s’arrêtèrent sur les bords du fleuve Saint-Jean, où ils rencontrèrent plusieurs familles acadiennes qui s’y étaient toujours maintenues ; mais le gros de la troupe dépassa Chipody et Peticodiac, et poussa jusqu’à Memerancouque. Là, ils rencontrèrent de nouveau des familles acadiennes, qui y vivaient sur les débris de leurs anciens héritages ; c’était précisément dans ce canton que s’était établi, en 1700, avec ses tenanciers, Thibaudeau, le meunier de la Prée-Ronde. En ce lieu, on délibéra parmi les émigrés si on ne s’arrêterait point pour s’y fixer. Un grand nombre cependant voulurent pousser jusqu’au bout ce triste pélerinage ; ils désiraient revoir le fertile bassin des Mines et la riante vallée de Port-Royal. Sur cent trente familles de proscrits qui se trouvaient réunies à Memerancouque, soixante-dix reprirent donc le cours de leur exode, passèrent l’isthme et tournèrent le fond de la baie Française. Peut-être eussent-ils mieux fait de rester à Memerancouque ! Ils trouvèrent leurs patrimoines, les champs des vieux compagnons de Poutrincourt, de d’Aulnay, de Bourgeois, de Jean Terriau, ils les trouvèrent confisqués, défigurés, distribués en des mains ennemies, qu’inquiétait leur présence. Repoussés de partout, et ayant successivement dépassé Cobeguit, la seigneurie de Mathieu Martin, la Grand’-Prée, toutes les rivières des Mines et leur vieux Port-Royal devenu « Annapolis », ils durent à l’aumône du gouvernement anglais l’abandon de quelques grèves désertes, sur la baie Sainte-Marie, où ils purent enfin, tristes et découragés, se reposer de ce lugubre voyage. Là ils furent rejoints par quelques-uns de leurs compatriotes, qui subsistaient encore dans les bois de l’intérieur, derniers survivants de ceux qui s’étaient échappés de Port-Royal en 1755. Tous ensemble se remirent au travail et se rattachèrent à ces dernières espérances qui renaissent même du désespoir ; ils y firent souche et sont devenus l’origine des paroisses acadiennes de Sainte-Marie, Metegan, Saint-Vincent-de-Paul, la Rivière-aux-Anguilles, Pobomcoup, etc., etc., dans les districts de Clare et du Cap-Fourchu (Yarmouth)[8]. »

Avant l’arrivée des émigrés de la Nouvelle-Angleterre, le nombre des Acadiens demeurés dans les limites de l’ancienne Acadie, était d’environ mille sept cents en 1768, et, grâce à ce renfort, ce chiffre se trouva dépasser deux mille quatre cents. Nous verrons, dans l’avant-dernier chapitre de cet ouvrage, à quel point cette population, si faible encore au point de vue numérique, s’est accrue depuis lors par le seul mouvement ascendant de la natalité et par l’excédent remarquablement constant des naissances sur les décès. Longtemps l’Angleterre a pu les dédaigner et même ignorer leur existence. Ils forment aujourd’hui, ils formeront plus encore dans quelque cinquante ans (car leur nombre se double, par sa propre fécondité, tous les vingt ou vingt-cinq ans), un véritable peuple avec lequel il faudra compter, autant par intérêt que par équité.


Quoique cela nous fasse sortir de l’Amérique du Nord, il n’est pas hors de notre sujet de dire ici quelques mots de la tentative de colonisation que le gouvernement français voulut faire à cette époque dans l’Amérique du Sud, dans la partie de la Guyane qui porte le nom de Guyane française.

Depuis la tentative de La Villegagnon au Brésil (voir au chapitre Ier de cette histoire) aucun essai sérieux n’avait été fait pour donner corps aux anciens projets d’une « France antarctique ». L’idée de coloniser les rives de l’Oyapock s’offrit à l’esprit du ministre Choiseul au moment de la signature du traité de Paris, en 1763. Pour « réparer » la perte du Canada et conserver à la puissance française un pied solide en Amérique, ce ministre se prit à caresser l’étrange dessein d’établir sur le sol de la Guyane une puissante colonie, en y transplantant une population nationale et libre, capable de résister par elle-même aux attaques étrangères et de servir de boulevard aux lambeaux de possessions qui nous restaient encore en Amérique[9]. Sans ombre d’enquête sur les conditions climatériques d’un sol qui dévore ses habitants, sans même avoir pris les précautions les plus élémentaires pour recevoir et abriter les milliers de familles qu’on allait y déverser, le gouvernement français lança des agents d’émigration dans toutes les directions, mais principalement dans les villages de l’Alsace, de la Lorraine et du Palatinat. Nous avons retrouvé, au ministère de la marine, le texte de l’appel qu’on répandit dans ces provinces et qu’accompagnait une carte de la Guyane. Ce curieux document disait :

« Les Européens qui passent dans ce beau pays[10] qui donne deux récoltes par an, y obtiennent un terrain en propriété, en arrivant. Ils y sont nourris, logés, bien habillés et fournis de tout ce qui leur est nécessaire pour eux, leurs femmes et leurs enfants, pendant deux ans et demi, et on leur donne tous les outils dont ils ont besoin pour la culture des terres et pour différents métiers, ainsi que tous les secours nécessaires en cas de maladie. On ne leur demande aucun droit ni impôt et on ne les inquiète point sur leurs croyances. On leur paye leur voyage pour se rendre jusqu’à Rochefort, d’où on les transporte gratis à la Guyanne, et ils ont, en attendant, la subsistance durant le temps qu’ils séjournent dans le port. Il leur est payé en outre, avant l’embarquement, une somme de 50 livres par famille composée du père, de la mère et d’un enfant, et 10 livres par chaque tête d’enfant, s’il s’en trouve davantage dans la famille, afin de les mettre en état de se pourvoir des hardes les plus nécessaires pour leur traversée pendant laquelle ils sont nourris gratis[11]. »


Alléchés par ces promesses et par les mirifiques descriptions qu’on leur faisait des richesses de la Guyane, de la beauté du sol, de la vigueur de la végétation, il n’est pas étonnant si beaucoup de paysans et petits fermiers de la vallée du Bas-Rhin, beaucoup de pères de famille chargés d’enfants se décidèrent à émigrer. Les rues de Saint-Jean-d’Angély et de Rochefort où le rendez-vous avait été donné furent pleines pendant plusieurs mois de ces troupes d’émigrants arrivant par caravanes du fond de nos provinces de langue allemande. Le premier convoi partit pour Cayenne ou plutôt pour les bords du Kourou où devait s’établir la nouvelle colonie, à la date du 14 novembre 1763 ; il se composait de 11 bâtiments, portant ensemble 1,429 colons. D’autres convois suivirent bientôt avec d’autres émigrants par centaines ; mais déjà les premiers avaient eu les plus grandes peines du monde à se caser au camp du Kourou où rien n’était prêt pour les recevoir. On déversa les arrivants dans les îles du Diable qui reçurent officiellement, à cette occasion, le nom d’îles du Salut ; mais à peine les nouveaux venus étaient-ils débarqués a terre, dans un désordre facile à imaginer, que d’autres bâtiments étaient en vue, amenant des milliers de nouveaux colons. En vain, l’intendant Thibaut de Chanvalon, remplaçant le gouverneur (le chevalier Turgot) qui n’avait pas jugé à propos de quitter la France, suppliait-il qu’on arrêtât les envois d’hommes, il était déjà trop tard et ses cris d’alarme n’arrivèrent au ministère qu’après que le mal fut irréparable. Douze mille malheureux : hommes, femmes et enfants (d’aucuns disent quatorze mille) furent ainsi, dans le courant de l’année 1764, jetés sur ces plages torrides, où ils ne trouvaient pas de logements préparés, pas même de tentes. Les fièvres, les épidémies sévirent avec une violence extrême sur ces rassemblements humains. Les émigrants à peine déposés à terre mouraient par centaines[12]. Le désordre fut bientôt tel dans l’administration de la colonie que l’intendant et ses officiers cessèrent de connaître le nombre des individus confiés à leurs soins. Aucun registre n’était plus tenu. Les colons mouraient, et nul ne savait ce que devenait leur héritage. Aux troubles et aux séditions qui marquèrent l’arrivée des premiers colons, furieux de trouver la réalité si peu conforme aux promesses qu’on leur avait faites, succéda bientôt, sous le poids de la commune misère, un morne accablement. On ne se disputait plus que pour la distribution des aliments et des remèdes. La plupart des employés étaient morts ou mourants ; l’épidémie avait atteint l’intendant lui-même. Au commencement de 1765, le chevalier de Balzac, chargé de faire le recensement de la population du Kourou n’y comptait plus que 918 survivants sur plus de 5,000 colons qui y avaient été déposés[13] ; il fallut s’en rapporter aux témoignages pour évaluer le nombre des morts. Ceux qui survivaient n’avaient plus qu’une pensée : revenir en France au plus vite. Le gouvernement français, avisé enfin des désastres de cette expédition, donna des ordres pour le rapatriement de ceux qui voulaient revenir. À part une soixantaine de familles allemandes et acadiennes (car plusieurs Acadiens, fuyant la domination des Anglais, avaient accepté l’offre d’être transportés en Guyane) qui consentirent à demeurer et qui se fixèrent sur les rives du Sinnamary, où ils vécurent du produit de leurs bestiaux, tous les malheureux restes de cette fatale expédition accueillirent avec empressement l’offre de retourner en France. Ils furent ramenés à Rochefort et à Saint-Jean-d’Angély où quelques-uns se fixèrent[14] (1765).

M. de Choiseul, à qui remontait pour une bonne part la responsabilité de cette entreprise imprudemment conçue et trop légèrement exécutée, essaya de se dégager en faisant arrêter et juger d’abord l’intendant Thibaut de Chevalon, puis le gouverneur, le chevalier Turgot. Le procès dura longtemps sans amener de grands résultats. La faute de toutes ces vies perdues, de tout cet argent dépensé en pure perte (Malouet parle de 30 millions) était moins aux hommes qu’au régime. « Après nous le déluge ! » disait Louis XV. À vrai dire, le déluge montait déjà et le vaisseau de l’ancien régime craquait et faisait eau de toutes parts. En attendant, suivant le mot du Fabuliste :

Les petits pâtissaient des sottises des grands.


Mais il nous faut revenir maintenant aux Canadiens, qui seuls ont eu véritablement une histoire depuis la conquête, et nous n’abandonnerons plus désormais jusqu’à la fin de ce récit, cette branche de beaucoup la plus importante du tronc français transplanté sur le sol américain.

Non content de démembrer le territoire, on s’en prit aux lois des anciens habitants. Le roi d’Angleterre, nutu proprio et sans consulter même son Parlement, abolit les lois françaises, pour y substituer l’amas confus et incohérent de la législation anglaise : et cela pour favoriser quelques émigrants anglais qu’on essayait, sans y réussir, d’attirer au Canada ! « C’était renouveler, dit Garneau, l’attentat contre les Acadiens, s’il est vrai de dire que la patrie n’est pas dans l’enceinte d’une ville, dans les bornes d’une province, mais bien dans les affections et les liens de famille, dans les lois, dans les mœurs et les usages d’un peuple[15]. »

Les instructions royales ordonnaient aussi qu’on exigeât des Canadiens un serment personnel de fidélité à la couronne britannique[16], et on menaça les habitants qui refuseraient de le prêter d’être bannis du Canada. On les somma enfin de livrer leurs armes, ou de jurer qu’ils n’en cachaient aucune. Ces décrets tyranniques furent publiés, mais le gouverneur Murray n’osa pas en presser l’application : il craignait un soulèvement de la population exaspérée.

Pour n’être pas seul à porter le poids du mécontentement que ces mesures soulevaient, le gouverneur anglais (le général Murray avait été investi de ces fonctions le 21 novembre 1763) s’adjoignit un conseil exécutif, qu’il composa lui-même de ses lieutenants-gouverneurs, des principaux fonctionnaires et de quelques notables anglais. Un seul des membres de ce conseil fut pris parmi les Canadiens français. Encore alla-t-on chercher un homme des plus obscurs et des plus insignifiants (François Mounier). Comme l’intolérance de la législation anglaise du temps n’admettait pas les catholiques-romains aux emplois de la magistrature, il fallut, le district des Trois-Rivières ne contenant pas de protestants, procéder à une nouvelle division du pays, et on coupa ce district en deux pour rattacher chacune de ses parties aux districts de Québec et de Montréal. Le nouveau « conseil exécutif », digne pendant du Conseil des Dix de Venise, heurtait de front, par une foule de mesures vexatoires, les sentiments, les habitudes et les intérêts de la population d’origine française. Diverses ordonnances prises dans son sein modifiaient le cours des monnaies, obligeaient les propriétaires à faire enregistrer à nouveau les titres primitifs de leurs terres, défendaient de quitter le pays sans permission, etc. Les libertés les plus élémentaires et dont la privation aurait suffi pour amener une révolution en Angleterre étaient, au Canada, subordonnées au caprice des nouveaux maîtres. Au commencement de 1765, les Canadiens ayant demandé la permission de s’assembler pour conférer de leurs intérêts, le conseil n’y consentit que sous les conditions que l’assemblée se tiendrait à Québec, en présence de deux membres du conseil, qui auraient le pouvoir de la dissoudre au premier mot déplaisant. Pareille demande faite, l’année suivante, par les habitants de Montréal, se heurta aux mêmes entraves.

« Rien d’étonnant, dit Garneau, qu’avec un pareil système de tyrannie et de bouleversement, on tremblât de voir la victime abattue s’insurger de désespoir. » Une sourde irritation fermentait en effet dans les esprits ; les murmures, d’abord contenus, éclataient un peu partout. « Ceux qui connaissaient les Canadiens, de tout temps si soumis aux lois, commencèrent à craindre les suites de ce mécontentement profond, lorsqu’ils les virent critiquer tout haut les actes du gouvernement, et montrer une hardiesse qu’on ne leur avait jamais vue. » Les Canadiens réclamaient surtout et avec instance qu’on leur rendît leurs anciennes lois. Ils ne comprenaient rien, disaient-ils, au chaos de la législation anglaise, et d’autant moins que les procès étaient plaidés dans la langue anglaise qu’ils n’entendaient pas. L’institution même du jury en matière criminelle, une loi excellente cependant, et que notre Assemblée nationale devait, un peu plus tard, emprunter à l’Angleterre, soulevait une opposition unanime dans le pays, « la noblesse se trouvant humiliée d’être jugée par des vilains, et ces derniers disant qu’il était injuste qu’on les dérangeât de leurs occupations, sans leur donner aucune indemnité pécuniaire[17]. »

Pour conjurer l’orage et apaiser un peu les esprits, le général Murray rendit une ordonnance qui autorisait l’usage des lois françaises dans les causes relatives à la propriété foncière. Mais dans cette voie des concessions où son caractère naturellement équitable et bienveillant le portait à entrer, Murray allait rencontrer une formidable opposition de la part de son entourage, composé d’Anglais soupçonneux, exclusifs et d’une honorabilité fort suspecte, à en croire le témoignage de Murray lui-même. « Une nuée d’aventuriers, d’intrigants, de valets, s’était, en effet, abattue sur le Canada, à la suite des troupes anglaises et après la capitulation de Montréal[18]. Des cabaretiers, des marchands d’une réputation véreuse, composaient la classe la plus nombreuse de ces nouveaux venus. Les hommes probes et honorables formaient l’exception. » « Il m’a fallu, écrivait le gouverneur au ministère, choisir des magistrats et prendre des jurés parmi quatre cent cinquante commerçants, artisans et fermiers, méprisables tout d’abord par leur ignorance. Ils haïssent la noblesse canadienne à cause de sa naissance, et parce qu’elle a des titres à leur respect ; ils détestent les autres habitants, parce qu’ils les voient soustraits à l’oppression dont ils les avaient menacés. »

Cet élément peu recommandable réussit cependant à force de se démener, à provoquer le rappel du gouverneur Murray en Angleterre (1765) et son remplacement par le brigadier général Carleton. Murray paya ainsi de la perte de son emploi le crime, irréparable alors, d’avoir montré quelque sympathie et quelque équité pour la race vaincue[19].


L’Angleterre envoya au Canada, en qualité de lieutenant-gouverneur, et pour remplacer Murray, le général Carleton ; un nouveau juge en chef, M. Hey, et un nouveau procureur général, M. Mazères, fils d’un refugié huguenot, l’accompagnaient (1766). Cette nouvelle administration ne changea pas les dispositions des Canadiens qui persistèrent dans leur attitude de protestation et dans leur calme résistance à l’arbitraire qui continuait de peser sur eux. Quelques délégués choisis parmi les plus notables d’entr’eux, avaient été envoyés à Londres avec mandat d’adresser des représentations au gouvernement de Londres et d’obtenir tout d’abord le retrait de la mesure qui leur imposait l’usage des lois anglaises. Les Canadiens espéraient trouver parmi les parlementaires anglais des auxiliaires et des défenseurs dans une cause aussi légitime, et, en effet, ils ne restèrent pas tout-à-fait sans alliés. Quelques Anglais éclairés et équitables, — et au premier rang d’entr’eux Thurlow, qui fut plus tard l’un des chanceliers les plus éminents de la couronne d’Angleterre, — montrèrent que le droit des gens, d’accord avec l’intérêt bien entendu de la métropole anglaise, commandait à celle-ci de ne pas inquiéter les Canadiens d’origine française et de leur laisser leurs institutions, leur culte et leurs lois.

Quoique appuyées par une foule d’excellentes raisons, les réclamations des Canadiens n’auraient probablement jamais été accueillies par le gouvernement de Londres, si les premiers grondements de l’orage qui s’amassait du côté des colonies anglo-américaines, à la veille de la guerre de l’Indépendance, n’avaient, mieux que tous les arguments, convaincu l’Angleterre de la nécessité de faire des concessions à l’élément canadien-français.

En 1774, le ministère saisit le Parlement anglais d’un projet de loi, qui donnait satisfaction à quelques-unes des réclamations des Canadiens. Le bill ou acte de Québec, comme l’appellent les annales parlementaires, avait pour principal objet de restituer au Canada l’usage des lois civiles françaises, notamment de la coutume de Paris qui formait, avant la conquête, le code général de la colonie. D’autres articles assuraient aux catholiques le libre exercice de leur religion et les dispensaient du serment du « Test »[20]. L’Acte reculait les limites dans lesquelles on avait circonscrit précédemment la province de Québec. Il établissait enfin un « Conseil législatif », nommé il est vrai, par la couronne, et dont les membres (17 au moins, 23 au plus) pouvaient être choisis indifféremment parmi les protestants ou les catholiques.

Ce bill passa, mais non sans une vive opposition de la part de plusieurs membres du Parlement anglais qui étalèrent à cette occasion cette morgue naïve et cet égoïsme national qui ont si souvent caractérisé les procédés et la politique de nos voisins. Ainsi les partisans du bill ayant fait observer qu’il n’y avait, au Canada, que 3,000 Anglais contre plus de 100,000 habitants d’origine française[21], quelques orateurs prétendirent que le nombre, en pareil cas, n’était pas à considérer. Burke prononça même, à ce propos, les vaniteuses et sottes paroles suivantes : « Un vieux proverbe dit qu’un Anglais a toujours valu deux Français. Je crois que, dans le cas actuel, cinquante Français valent à peine un Anglais. » Ce n’est pas aux vainqueurs de Fontenoy, de Carillon et de Sainte-Foy, aux défenseurs de Montréal et de l’Île-aux-Noix que ces expressions injurieuses pouvaient faire tort devant l’impartiale justice de l’histoire.

Quoiqu’il en soit, le bill fut voté par 56 voix contre 20, et la législation française fut restituée à la « province de Québec » comme on appelait alors le Canada.

Cet acte de juste restitution eut un double effet. D’une part, il calma l’agitation qui s’était manifestée au Canada et contribua à réconcilier l’esprit de ses habitants avec la domination de la couronne britannique. D’autre part, il accrut l’irritation des Anglo-Américains qui, depuis 1765, entretenaient l’agitation provoquée par le « bill du timbre » et parlaient de plus en plus hautement de secouer le joug trop lourd de leur métropole. L’acte de Québec leur fournit un nouveau grief. Ils y virent une faveur indûment faite aux catholiques-romains au détriment des protestants. Ils s’indignèrent qu’un parlement britannique eût pu consentir ce traitement à « une religion qui avait, disaient-il, inondé l’Angleterre de sang et répandu dans toutes les parties du monde, l’impiété, l’hypocrisie, la persécution et le meurtre[22]. » — Ce langage n’était, guère fait, il faut en convenir, pour attirer les Canadiens catholiques dans les bras des Anglo-Américains ; il était donc particulièrement déplacé et maladroit dans un temps où les champions de l’Indépendance américaine souhaitaient de faire un faisceau de toutes les colonies d’Amérique contre la métropole anglaise et pressaient le Canada d’envoyer ses délégués au Congrès de Philadelphie.

Les Canadiens, en effet, déclinèrent l’invitation qui leur était faite de prendre part à ce congrès, le premier acte décisif de la Révolution américaine. Les Américains revinrent à la charge et dans ce même congrès où avaient été prononcées les paroles malheureuses que nous venons de relater, on décida, après le vote des célèbres « adresses au roi et au peuple de la Grande-Bretagne », la rédaction d’une troisième adresse, destinée, celle-ci, aux Canadiens et où on les conjurait, — au nom de leurs intérêts, et au nom de ces principes de liberté que Montesquieu venait de formuler dans son beau livre de l’Esprit des Lois, — d’entrer dans la Ligue de l’indépendance américaine. « Saisissez, disait cette adresse, saisissez l’occasion que la Providence elle-même vous présente ; si vous agissez de façon à conquérir votre liberté, vous serez effectivement libres. Nous connaissons trop la générosité des sentiments qui distinguent votre nation pour présumer que la différence de religion puisse préjudicier à votre amitié pour nous. Vous n’ignorez pas qu’il est de la nature de la liberté d’élever au-dessus de toute faiblesse ceux que son amour unit pour la même cause. Les cantons suisses fournissent une preuve mémorable de cette vérité : ils sont composés de catholiques et de protestants, et cependant ils jouissent d’une paix parfaite, et par cette concorde qui constitue et maintient leur liberté, ils sont en état de défier et même de détruire tout tyran qui voudrait la leur ravir. »

En tout autre temps, ce langage, ces avances, auraient eu les plus grandes chances d’être entendus par les Canadiens français. Mais alors, leur vieille rancune contre les « Bostoniens » — comme ils appelaient les habitants de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-York, — ranimée par les récentes et intempérantes déclarations de leurs orateurs, ferma leurs oreilles à ces invitations. Anglais pour Anglais, ils préféraient encore et de beaucoup les plus éloignés aux plus rapprochés, surtout depuis la satisfaction qu’ils venaient d’obtenir du parlement anglais par le rétablissement de leurs lois françaises. Les griefs soulevés par les colons anglo-américains, à propos des taxes, les touchaient fort peu. La noblesse et le clergé catholique, les deux classes dont la population canadienne recevait docilement son mot d’ordre, étaient rattachées à l’Angleterre par la préoccupation de conserver leurs privilèges, notamment la tenure seigneuriale et la dîme, qu’elles craignaient de perdre dans le mouvement niveleur d’une révolution. C’est par ces circonstances et par ces raisons que s’explique cette apparente anomalie d’un peuple qui pouvant, à ce moment, conquérir son indépendance et secouer le joug que la fortune de la guerre lui avait imposé contre son gré, laisse passer cette occasion inespérée et se réconcilie avec la domination de l’Angleterre, malgré l’opposition de la race, de la religion et de la langue, juste au moment où ses voisins, Anglais de race et de langue, vont briser, avec le concours des armes françaises, le lien qui les unissait à leur mère-patrie.


Le général Carleton comprenant, cette fois, de quelle importance il était pour l’Angleterre de s’assurer la fidélité ou pour employer le mot consacré, « la loyauté » (loyalty) des Canadiens français, travaillait à se les attacher par quelques faveurs, d’ailleurs assez maigres. Il en nomma plusieurs à des charges publiques, et ayant à choisir les vingt-trois membres du Conseil législatif, il en prit un tiers parmi les Canadiens catholiques.

Ces concessions faites, il est vrai, sous le coup de la nécessité, furent appréciées surtout par la petite aristocratie canadienne, qui en bénéficiait le plus directement, et plusieurs seigneurs terriens jugèrent à propos, dans un transport de reconnaissance, d’offrir au général Carleton de marcher contre les « rebelles » à la tête de leurs censitaires. Mais les Canadiens « simples censitaires » n’en étaient pas à ce diapason d’enthousiasme. « Le peuple n’avait pas encore oublié, dit Garneau, et ne pouvait oublier de sitôt la conduite tenue à son égard depuis la conquête, et ils n’étaientpas disposés à défendre le drapeau britannique, avec le même dévouement qu’ils eussent fait pour le drapeau des nôtres, comme ils désignaient le drapeau français, dans leur simple mais énergique langage[23]. »

Cependant, les événements se précipitaient ; et loin qu’il pût songer à aller attaquer les Américains chez eux, à la tête des Canadiens, le gouverneur Carleton vit tout à coup sa province menacée elle-même d’une invasion des Américains insurgés. Au commencement de mai 1775, une troupe de ces derniers, comptant environ trois cents hommes, traversa le lac Champlain, s’empara de Carillon et du fort Saint-Fréderic qui n’étaient défendus que par de faibles garnisons ; le fort Saint-Jean tomba aussi entre les mains des « rebelles », mais pour être repris le lendemain par 80 volontaires canadiens, sous le commandement de M. Picoté de Bellestre.

Le Congrès de Philadelphie profita de ces premiers succès pour tâcher d’agir sur l’esprit des Canadiens en répandant dans tout le pays les exemplaires d’une proclamation encore plus insinuante que les précédentes. Il croyait savoir, en effet, que la grande majorité des Canadiens, le clergé et la noblesse exceptés, étaient aussi mécontents du nouvel ordre de choses que les colons anglais eux-mêmes, et que les soldats du Congrès seraient plutôt reçus en libérateurs qu’en ennemis[24]. Précédée de ce manifeste qui appelait les Canadiens à faire cause commune avec leurs libérateurs et promettait, en tout cas, de respecter leurs personnes, leurs biens, leur liberté, leurs autels, l’armée des « provinciaux », — on désignait aussi de ce nom les Américains soulevés — s’avança, forte de 2,000 hommes, dans la direction du fort de Sorel. Dans cette conjoncture pressante, Carleton, qui n’avait sous ses ordres que deux régiments comptant ensemble 800 hommes, sentit le besoin de s’assurer le concours de la population canadienne. L’évêque de Québec, à qui le gouvernement anglais venait d’accorder une pension de 200 livres sterling, adressa un mandement aux catholiques de son diocèse pour les exhorter à soutenir la cause de l’Angleterre, menaçant d’excommunication tous ceux qui se montreraient rebelles. En même temps, le gouverneur proclamait la loi martiale (8 juin 1775) et appelait la milice sous les armes pour repousser l’invasion et maintenir la paix intérieure. Mais ni le mandement de l’évêque, ni la proclamation du gouverneur ne purent faire sortir les habitants de leur indifférence. Ceux du bas de la province, éloignés du théâtre des hostilités, regardaient d’un œil tranquille se dérouler les événements ; ceux du haut, plus rapprochés du théâtre des opérations, chancelaient et paraissaient pencher du côté de la révolution, mais pourtant ils désiraient rester aussi dans la neutralité. « La vérité, écrit Garneau, c’est que le gouvernement de leurs sympathies n’était plus en Amérique : la seule vue d’un drapeau fleurdelisé eût profondément agité tous ces cœurs en apparence si apathiques.[25] »

Ne pouvant, malgré les offres séduisantes qu’il offrait aux engagés (200 arpents de terre pour chaque volontaire, libres d’impôt, 50 de plus s’il était marié, et 50 pour chacun de ses enfants), ne pouvant réussir à recruter que quelques maigres contingents, Carleton, en désespoir de cause, s’adressa aux cantons iroquois. Ceux-ci qui n’avaient aucun motif de préférence pour l’un ou l’autre parti, se firent prier quelque temps, acheter cher, et finirent par s’engager à prendre la campagne aux premières feuilles du printemps.

Cependant, les troupes américaines montaient vers le nord, et au bruit de leur approche, les autorités anglaises perdaient pied de plus en plus. Les paroisses de la rivière de Chambly s’étaient déjà prononcées en faveur des Américains. Le district des Trois-Rivières refusait, de son côté, d’obéir aux ordres du gouverneur anglais. Les forts de Chambly et de Saint-Jean passèrent ainsi, presque sans coup férir, entre les mains des troupes « provinciales ». Maître de ces deux positions importantes, le général Montgomery, qui commandait ces troupes, marcha droit sur Montréal et fit occuper Sorel et les Trois-Rivières.

Carleton, jugeant impossible de défendre Montréal s’enfuit en toute hâte vers Québec ; encore fut-il obligé sur sa route, de prendre, pour s’échapper, les habits d’un paysan. Lui parti, les habitants de Montréal ouvrirent leurs portes au général Montgomery, et les faubourgs surtout manifestèrent vivement leurs sympathies pour le mouvement révolutionnaire. La ville des Trois-Rivières suivit l’exemple de Montréal. À Québec même, où Carleton s’était réfugié, la population était partagée en deux camps, le clergé et l’aristocratie locale tenant pour le gouvernement de l’Angleterre, tandis que les artisans et les petits marchands sympathisaient ouvertement avec l’insurrection. Carleton parvint cependant, en s’appuyant sur le premier de ces partis et en obligeant les suspects de sortir de la ville, à maintenir Québec dans l’obéissance à la couronne. Ce dernier boulevard restait donc à la puissance anglaise. Bientôt, un millier d’Américains, aidés d’un contingent de Canadiens, parurent devant les murs de la ville. Montgomery l’investit complètement, et il eût réussi sans doute à la prendre, s’il eût eu en mains les moyens de faire un siège en règle et de prolonger l’investissement. Mais bientôt la disette, la petite vérrole, les rigueurs de l’hiver et la désertion de beaucoup de Canadiens, froissés du rôle secondaire qu’ils jouaient dans les rangs américains, firent des brèches sensibles dans son armée. Montgomery se décida à risquer une attaque générale de la place ; mais cette attaque fut repoussée ; le général Montgomery perdit la vie dans cet assaut ; ses troupes, privées de ce chef héroïque, durent reculer, et, tout en continuant sous le colonel Arnold de bloquer Québec, elles durent renoncer à l’espoir de s’en emparer par un coup de main.

L’hiver de 1775-76 se passa dans l’expectative. Le gouverneur Carleton qui attendait de puissants secours de l’Angleterre se maintenait sur la défensive. Les Américains, de leur côté, avaient demandé des renforts au congrès de Philadelphie. Les Canadiens français restaient partagés. Un royaliste, M. de Beaujeu, ayant voulu se porter au secours de Québec, avec 350 hommes qu’il avait rassemblés dans les paroisses de la rive droite du fleuve, un parti contraire de Canadiens se forma, surprit son avant-garde, lui tua plusieurs hommes et aurait massacré le reste, sans les officiers qui les en empêchèrent. Cette manifestation populaire fit comprendre à M. de Beaujeu l’inutilité de ses efforts et il licencia ses gens.

La vraie lutte, au surplus, n’était pas sur les champs de bataille, mais dans le champ des idées. Les Américains l’avaient bien compris, et ils envoyaient députations sur députations aux Canadiens des diverses classes, pour les engager à s’unir contre l’Anglais de la métropole présenté comme l’ennemi commun. Franklin fit partie d’une de ces députations et, pour gagner l’élément clérical, on lui adjoignit le jésuite Carroll, mort depuis, en 1815, archevêque de Baltimore. Leurs instructions les chargeaient de représenter aux Canadiens que les intérêts des deux pays étaient communs et inséparables et de les engager à entrer dans la confédération formée contre la Grande-Bretagne. Carroll était spécialement chargé d’assurer aux prêtres canadiens qu’en cas d’alliance avec les États-Unis, leur culte et la propriété des ordres religieux seraient respectés et garantis, et que les catholiques, au lieu d’être simplement tolérés comme en Angleterre, auraient des droits égaux à ceux des protestants.

Il n’est pas douteux, en effet, pour l’historien, que si les Canadiens français avaient été unis à ce moment là, comme l’étaient les Américains eux-mêmes, pour la conquête de leur indépendance politique, ils seraient arrivés, en dépit des troupes qu’y envoya bientôt l’Angleterre, à secouer le joug de la métropole britannique ; mais si profonde était encore la défiance que les « Bostoniens » inspiraient à leurs voisins du Canada, si vives étaient les rancunes contre certaines démarches et paroles imprudentes des représentants des colonies, que les avances les plus caressantes étaient toujours accueillies avec froideur par le gros de la population, tandis que le clergé et les classes influentes, par une crainte vraie ou affectée des idées protestantes et républicaines de leurs voisins, les rejetaient de parti-pris.

Garneau montre bien, ici encore, au point de vue des Canadiens français, le fort et le faible des deux opinions en présence.

« Quelques personnes, dit-il, reprochent aux seigneurs, au clergé et à la bourgeoisie leur détermination plus imprévoyante encore, semble-t-il, qu’intéressée. Elles regrettent que d’injustes préjugés aient pu faire perdre à leurs compatriotes l’occasion d’obtenir leur indépendance et leur liberté sans verser peut-être une goutte de sang, car une fois expulsés du pays, les Anglais n’y seraient jamais revenus. Les colonies confédérées s’engageaient à recevoir les Canadiens dans leur alliance en leur réservant la faculté de se donner telle forme de gouvernement qu’ils jugeraient convenables, pourvu qu’elle fût républicaine et qu’elle admît la liberté de conscience ; en d’autres termes ils auraient eu le droit de se gouverner eux-mêmes à leur gré, sur la base du principe électif, suivant leurs anciennes lois ou suivant de nouvelles ; en un mot, le Canada eût formé un des États de l’Union, dans laquelle il serait entré comme pays indépendant. Au lieu de cela, qu’a-t-on eu, disent-elles amèrement ? Le gouvernement despotique de 1774 dans lequel on a admis quelques Canadiens français par pure politique ; la constitution de 1791, avec une législation à trois branches, sur deux desquelles les Canadiens n’ont jamais eu d’influence, puisqu’elles étaient à la nomination de la métropole, qui conserva dans la réalité tout le pouvoir ; le régime de l’Union en 1840, avec la restriction de leurs droits politiques, afin de les mettre en minorité et, on l’a reconnu publiquement, d’anéantir leur race ; et, dans cette longue période d’asservissement, d’injustice et d’humiliation, le personnel de l’exécutif a toujours été étranger et hostile aux Canadiens. Voilà ce que nous avons eu pour avoir repoussé la liberté et l’indépendance nationale.

« À ces reproches, d’autres donnent pour réponse qu’il n’y avait pas de sûreté à prendre des engagements avec un peuple en insurrection et dont la cause était loin d’être gagnée ; que, malgré ses promesses, il n’était pas prudent pour des catholiques d’origine française de se fier à un congrès anglais et protestant, qui venait récemment encore de faire de si vives remontrances à l’Angleterre, parce qu’elle avait étendu une main protectrice sur leurs lois, leurs institutions et leurs autels, qu’enfin la loyauté leur faisait un devoir de rester fidèle à leur prince, et que leur nationalité aurait couru plus de dangers avec une république anglo-américaine qu’avec une monarchie européenne.

« Nous nous abstiendrons, ajoute Garneau, d’apprécier ici la valeur de ces plaintes, échos sourds mais significatifs des sentiments d’un peuple que sa nationalité a fait proscrire. L’union des deux Canadas est venue trop tôt justifier les raisons de ceux qui voulaient se joindre aux républicains américains en 1775[26]. »


La nouvelle de l’arrivée des 7 à 8,000 hommes de troupe (des mercenaires allemands pour la plupart) que le gouverneur Carleton avait demandés à l’Angleterre et qu’amenait le général Burgoyne, décida les Américains, après une nouvelle et inutile tentative contre Québec, à évacuer leurs positions devant cette ville. Une sortie que fit le gouverneur les surprit au milieu de ce mouvement et précipita leur retraite pendant laquelle les Américains eurent à souffrir cruellement. Beaucoup de leurs soldats auraient péri sans l’humanité des Canadiens français qui leur donnèrent des habits et des aliments. Après les avoir poursuivis quelque temps, Carleton revint sur ses pas et rentra à Québec, d’où il envoya des détachements pour ramasser leurs traînards et brûler les maisons des habitants qui s’étaient joints aux rebelles ; « car les Anglais, dit Garneau, qui respectaient encore les propriétés des insurgés dans leurs anciennes colonies, suivaient leur vieille coutume dans le Canada habité par une race étrangère. En 1776, comme en 1759, comme en 1837-38, ils marchaient la torche de l’incendie à la main, comme si les Canadiens eussent mérité un châtiment plus cruel que les Américains[27]. »

Le congrès envoya bien quelques renforts à l’armée qui opérait en Canada ; mais tandis que les troupes de Carleton et du général Burgoyne réunies montaient à 13,000 soldats, c’était à peine si l’armée américaine, avec les secours qui lui vinrent, comptait 3,000 hommes valides. Les Américains se replièrent donc d’étape en étape, abandonnant Sorel, puis Chambly, puis le fort Saint-Jean et se repliant sur l’Île-aux-Noix et sur les forts Saint-Frédéric et Carillon, d’où ils étaient partis huit mois auparavant. Deux rencontres navales eurent même lieu entre les flottilles anglaise et américaine sur les eaux du lac Champlain, et la seconde amena la destruction de la flottille américaine (1776).


Nous venons d’écrire la date d’une année à jamais fameuse dans l’histoire de l’Amérique du Nord et on peut le dire dans les annales de l’humanité : 1776. C’est le 4 juillet de cette année-là que le congrès de Philadelphie, brisant les derniers liens qui unissaient les colonies américaines à la Grande-Bretagne, publiait la Déclaration d’indépendance et consommait la séparation des treize provinces devenues les États-Unis d’avec leur ancienne métropole. Les bras de leurs citoyens improvisés soldats allaient, contre tout l’effort des armées levées par l’argent anglais, maintenir cette indépendance et ce devait être l’honneur de tant de volontaires français, La Fayette en tête, puis l’honneur du gouvernement français, de ses soldats sous Rochambeau, et de ses marins sous Suffren, de concourir à fonder la grande nation qui « en moins de cent ans est devenue l’égale des premières puissances européennes et la rivale commerciale de son ancienne métropole[28]. »

L’Angleterre cependant s’obstinait dans ses illusions et pensait avoir aisément raison de cette révolte de colons soulevés. Une cruelle défaite que Burgoyne essuya l’année suivante (1777) à Saratoga, vint ébranler cette confiance des Anglais en eux-mêmes, en portant un coup sensible à leur renom militaire. Atteint et complètement cerné par ces milices américaines qu’il croyait indignes de se mesurer avec ses troupes régulières, Burgoyne dut passer par de nouvelles Fourches Caudines. Les 5,800 hommes de troupe qu’il commandait mirent bas les armes, le 16 octobre. Plus tard, Burgoyne dans sa défense, essaya de rejeter la faute de ce grave échec sur les Canadiens français qu’il avait dans les rangs de son armée et qui l’auraient insuffisamment secondé. Mais, comme le fait observer Garneau, c’est là une pauvre et insoutenable explication, puisque dans son armée de 8,000 hommes, c’est à peine s’il comptait 148 combattants de leur nation. Ces Canadiens français, transportés à Boston avec la masse des prisonniers, furent un jour visités par La Fayette : « Eh ! quoi, dit celui-ci en s’adressant aux gentilshommes de la troupe, vous vous êtes battus pour rester colons, au lieu de passer à l’Indépendance ! Restez donc esclaves ![29] »

Ce mot ne s’appliquait sans doute qu’à ceux des Canadiens français qui avaient pris du service dans les troupes anglaises ; il allait même, en bonne justice, par dessus leur tête, droit aux meneurs aristocratiques et cléricaux qui, par haine des principes naissants de la Révolution, avaient conseillé d’épouser la cause de l’Angleterre. Les conséquences de leurs conseils timorés allaient peser sur tous leurs compatriotes et décider pour longtemps de la servitude du Canada.

On a vu plus haut, reproduite de l’historien Garneau, la double série de considérations qui sollicitait en sens contraire les Canadiens français, pendant la guerre de l’Indépendance américaine, les uns, surtout dans les rangs du peuple, tenant pour l’alliance avec les Américains contre les Anglais, les autres, dans les classes dirigeantes surtout, tenant pour la monarchie, même anglaise, contre ce qu’ils regardaient comme l’effort de révolutionnaires dont le triomphe serait redoutable pour leurs institutions et pour leur église.

La question se pose tout naturellement ici : De ces deux opinions, laquelle sauvegardait le mieux les intérêts et l’avenir de la race française en Amérique ? Valait-il mieux pour les Canadiens, et nous ajouterons si l’on veut : pour les Canadiens catholiques, quand le choix dépendait d’eux, entrer dans l’Union américaine et devenir un grand État dans la confédération des États-Unis, ou demeurer dans la dépendance de l’Angleterre avec l’espoir que cette dépendance serait un jour une protection pour la nationalité franco-canadienne elle-même contre l’absorption redoutable de la République voisine ?

Garneau, sur cette question, hésite à se prononcer et c’est tout juste si on peut entrevoir que ses sympathies étaient pour l’Union américaine. La plupart des autres historiens du Canada, surtout les historiens « conservateurs », se prononcent au contraire pour l’opinion qui a prévalu et vont jusqu’à déclarer qu’en repoussant les avances des États-Unis et en demeurant sujets britanniques, « les Canadiens obéissaient à l’instinct secret et sûr de la conservation nationale[30]. » Les Anglais, d’après cette école, représentaient une occupation étrangère, oppressive, mais éloignée ; les Américains représentaient une influence prochaine, active et dissolvante, sur le pays.

Pour notre compte, nous n’hésitons pas à nous inscrire en faux contre cette thèse. Nous considérons — en nous plaçant au point de vue canadien bien plus encore qu’au point de vue français, — comme un très grand malheur pour l’avenir de notre race au Nouveau-Monde que les Canadiens n’aient pas accepté les avances de leurs voisins des anciennes colonies anglaises, et n’aient pas saisi cette occasion inespérée de secouer le joug de leurs conquérants de la veille et de ressaisir leur pleine indépendance. On objecte que cette indépendance n’eût été qu’un changement de maîtres ; que l’union avec les États-Unis comportait des charges et des dangers : que le Canada ne représentant qu’un État sur treize ou quatorze peuplés d’Anglo-Saxons eût été en danger de perdre plus promptement son caractère propre et son autonomie, en danger d’être envahi tout à la fois par la population américaine et par la langue et les mœurs que représentait cette population.

Ce prétendu danger nous apparaît comme absolument imaginaire et chimérique, tandis que l’invasion anglo-saxonne n’allait être qu’une trop funeste réalité avec la conduite que les Canadiens adoptèrent. Supposé en effet que le Canada fût devenu un État de l’Union américaine. Cet État entrait dans la confédération avec ses vastes frontières que personne n’eût songé à lui contester, allant du golfe Saint-Laurent aux grands lacs et au-delà. Le Nouveau Brunswick actuel, le Haut et le Bas-Canada, la partie septentrionale des États du Maine, de Vermont, de New-York, tout ou partie des États actuels de l’Illinois, du Michigan, du Ouisconsin, le Manitoba et les territoires du Nord-Ouest restaient virtuellement dans les limites de cet État. Croit-on que les Américains eussent songé à s’établir dans ces vastes solitudes, parcourues jusqu’alors par les seuls pas des Indiens et des Français, quand plus près d’eux, dans l’ouest, sous un climat moins rigoureux, tant de terres restaient à défricher, tant d’espaces à conquérir ? Non, les Canadiens restaient bien les maîtres chez eux, grâce aux prérogatives et à l’autonomie très étendues dont jouissent les États de l’Union, maîtres de s’administrer à leur guise, maîtres de leurs institutions, maîtres de leur vaste sol, maîtres d’y projeter dans toutes les directions des colonies filles et prolongements de la leur. Leur langue ne courait pas le danger qu’elle a couru depuis par suite d’un mélange trop intime avec les éléments anglais. Les Canadiens eussent été stimulés non absorbés par leurs confédérés américains. Plus tard des États nouveaux se fussent formés sans doute du partage de l’État primitif devenu trop grand et trop peuplé ; mais ces fragments eussent reproduit l’esprit, gardé la langue et les institutions du corps primitif. Les communications avec la vieille France eussent été d’ailleurs plus faciles, plus régulières et plus suivies. La Révolution française qui fut incomprise ou honnie par les Canadiens, eût été une occasion de rapprochement par la similitude des institutions. La France, alliée constante de la République américaine, eût couvert de sa protection morale cet État français librement adjoint aux États-Unis. Elle aurait entretenu avec les États-Unis, Canada compris, des relations commerciales et autres d’autant plus fréquentes et d’autant plus amicales que sur toute la lisière nord de ces États, et plus tard (après l’absorption de la Louisiane) sur la lisière du sud-ouest, elle y aurait retrouvé sa langue et ses mœurs. Qui sait si au lieu de se former en Irlande et en Allemagne, le principal courant d’immigration et de peuplement des États de l’Ouest ne fût pas venu de la France, et si grâce à ce courant une fois établi et alimenté par la fécondité propre, quoi qu’on en dise, à notre race, quand des débouchés lui sont offerts, le tiers, la moitié peut-être des États-Unis d’aujourd’hui ne serait pas l’apanage de la race française et de ses trois branches : canadienne, acadienne et louisiannaise ? Ce que le congrès de Philadelphie disait dans son adresse aux Canadiens fût devenu une réalité. Il en eût été de la grande confédération américaine comme de la petite confédération suisse, où deux et même trois races, parlant des langues différentes, pratiquant des religions diverses, vivent côte à côte dans une parfaite harmonie. L’émulation provoquée par ces différences entre les divers États de la fédération eût profité à la civilisation générale et l’intérêt commun garantissant l’union, en même temps que la large indépendance administrative laissée à chaque État eût empêché les frottements et les froissements, la paix intérieure de la grande République eût été pour des siècles assurée.

Au lieu de cela, qu’a valu aux Canadiens leur confiance trop naïve en la tutelle de l’Angleterre ? À peine la guerre de l’Indépendance était-elle finie que la tyrannie d’Haldimand faisait litière de leurs libertés les plus élémentaires et de leurs droits les plus légitimes.

Dans le même temps, le vaste territoire sur lequel ils avaient les droits de premiers occupants ou tout au moins de premiers pionniers, était envahi sur plusieurs points, par l’immigration des « loyalists » américains, venant s’établir chez eux pour rester sous les plis du drapeau anglais. Ils s’établirent, par petites bandes d’abord, puis par colonies plus nombreuses sur le golfe Saint-Laurent (Nouveau-Brunswick actuel) sur le bord du lac Champlain, dans plusieurs cantons du Haut-Canada et même dans certaines parties du Bas-Canada. « C’était là, dit Rameau, le premier pas de l’immigration anglaise, qui devait lutter contre le développement ultérieur de la race franco-canadienne, le modifier et le circonscrire. Sans cette circonstance, suite fâcheuse de la Révolution américaine (et nous ajoutons, nous : suite fâcheuse de la conduite des Canadiens ou plutôt de leurs conseillers en cette conjoncture), les Anglais, à qui les cultures des réfugiés loyalistes révélèrent le Haut-Canada, fussent demeurés longtemps encore sans tenir aucun état de ces régions septentrionales et sans songer à y diriger aucun colon. Il est probable alors que les Franco-Canadiens eussent occupé, dès le commencement du dix-neuvième siècle, par leurs émigrations et par le développement des groupes déjà installés en ces régions, une grande partie de la fertile presqu’île qui forme aujourd’hui la province d’Ontario[31]. »

Oui, sans doute ; cela nous apparaît comme l’évidence même. Et non-seulement les Canadiens français, dont la race éminemment prolifique se trouve dès à présent trop à l’étroit, dans la province de Québec, eussent ainsi colonisé librement la presqu’île de l’Ontario et tout le pays au nord des grands lacs, mais ils eussent, avec le temps, pu s’établir en masses compactes dans la région située plus à l’ouest, dans le Manitoba actuel et même dans certaines contrées situées au sud-ouest des grands lacs : l’Illinois, le Michigan et le Ouisconsin. Toronto, Détroit, Chicago et Saint-Louis seraient vraisemblablement aujourd’hui, comme elles devaient l’être dans la pensée de leurs fondateurs, des villes françaises. À l’est, dans les provinces maritimes qui bordent le golfe du Saint-Laurent et dans les îles de ce golfe, les Acadiens se seraient librement étendus, sans plus avoir à redouter de trouver brusquement leur voisinage, sinon même le terrain arrosé de leurs sueurs, pris par les colonies de loyalistes ou de vétérans, d’Écossais ou d’Irlandais qu’y déversa tant de fois, dans ce siècle, le gouvernement anglais. Le nord, vers lequel, circonscrits ou refoulés du côté méridional, Acadiens et Canadiens sont aujourd’hui forcés de regarder, se serait sans doute colonisé plus tardivement, mais il serait encore demeuré comme un lot de l’apanage réservé à leurs descendants. Sur tous les points, s’avançant peu à peu, en ordre épars ou serré, mais sans jamais s’isoler ni se séparer du gros de leur nation (comme il arrive aujourd’hui de tant de groupes canadiens qui émigrent aux États-Unis et risquent de s’y fondre dans le milieu anglo-saxon) ces fils de notre race, soutenus plus qu’ils ne l’ont été par leur ancienne métropole, auraient pacifiquement conquis et conservé pour leur nationalité toute cette zone territoriale immense qui des côtes de Terre-Neuve s’allonge jusqu’aux montagnes rocheuses et à l’Océan Pacifique, en n’ayant vers le nord d’autres limites que les glaces du pôle.

De toute cette vaste étendue qui, par la force même des choses, leur eût appartenu, les Canadiens français, par leur faute, n’ont pu conserver qu’une partie qui, malgré son étendue très réelle encore, n’apparaît pourtant que comme un petit coin, comparée à la masse des territoires où s’étend aujourd’hui le flot de la race anglo-saxonne renforcée par les immigrations irlandaise, écossaise, allemande et Scandinave.

Mais si les Canadiens français compromirent ainsi, suivant nous, l’intérêt et l’avenir de leur nationalité, il n’est que juste de faire reposer aussi une lourde responsabilité, dans le parti qu’ils adoptèrent, sur le gouvernement français d’alors, qui ne sut pas tirer parti de ses avantages et de l’influence qu’il lui était si facile d’exercer sur la population canadienne pour amener celle-ci à reconnaître ses véritables intérêts et à secouer le joug de la conquête britannique. Sans doute, quelques tentatives furent faites par des envoyés du gouvernement royal pour pousser les Canadiens à s’unir avec les Américains soulevés ; mais ces tentatives ne furent ni bien conduites, ni suffisamment appuyées. Que si d’ailleurs les Canadiens français montrèrent décidément trop de répugnance à s’unir avec les « provinciaux » et à entrer dans le pacte fédéral d’où sont sortis les États-Unis, il eût été bien facile à la France, au lendemain de la bataille d’Yorktown el de la capitulation de Cornvallis de pousser ses avantages jusqu’au point d’obliger l’Angleterre à rétrocéder le Canada à la France. Le Canada redevenu français eût pu, dans des limites plus étendues que celles de la Puissance actuelle du Canada, croître et se développer librement et fortement, sous les plis du drapeau français, et en supposant que plus tard sa fortune eût été de nouveau séparée de celle de la France, soit par des raisons de politique internationale, soit par la libre volonté de ses habitants, la Nouvelle-France transatlantique n’en eût pas moins été fondée et pour jamais avec un territoire et avec des facilités d’expansion qu’elle ne retrouvera jamais.

  1. Bibaud fils. Tableau des progrès matériels et intellectuels du Canada.
  2. Isidore Lebrun : Tableau des Deux Canadas.
  3. Bibaud fils. Tableau historique des progrès du Canada, p. 7. Voir aussi Garneau, T. II, p. 376.
  4. Bibaud. Opere citato, p. 17.
  5. Bibaud, p. 16. Voir aussi notre étude sur « la Langue et la Littérature françaises au Canada » dans la Bibliothèque universelle d’août 1883.
  6. Michelet, Hist. de France. T. XIX, p. 121. Il ne faut pas exagérer pourtant, comme Michelet est enclin à le faire, la fréquence des alliances entre les Français d’Amérique et les « Indiennes ». Grâce à l’austérité des mœurs, qui fut toujours en honneur dans la Nouvelle-France, le chiffre des naissances illégitimes fut toujours très restreint et plus restreint encore le chiffre des mariages entre Français et « sauvagesses ». Ce n’est que dans les districts éloignés des Pays d’en Haut, dans les forêts parcourues par les coureurs des bois que le « métissage » prit une certaine extension ; mais comme l’établit M. Sulte, dans son Histoire des Canadiens-Français, dans tout le Canada proprement dit la race française s’est conservée très pure et sans mélange de sang indigène.
  7. Rameau, p. 358.
  8. Rameau. Une Colonie féodale, pp. 359 et 360.
  9. Voir Histoire philosophique des Deux-Indes, par Raynal. Tome III de l’édit. de 1780. Suivant cet auteur, la population totale de la Guyane française ne s’élevait pas, vers cette époque, à plus de 90 familles françaises, 125 Indiens et 1, 500 noirs.
  10. C’est nous qui soulignons.
  11. Archives de la Marine. Ce document manuscrit, que nous avons consulté, est revêtu du visa ministériel et porte, en outre, la mention à la main : À Paris, de l’imprimerie de M.D.R. Pour être le tout traduit en allemand.
  12. N’est-il pas douloureux de penser que si ce grand effort d’émigration inutile avait été fait dix ans plus tôt, il nous aurait vraisemblablement conservé la Nouvelle France d’Amérique ? Fait cent ans plus tôt, au temps de Colbert, et dirigé vers le Canada, il nous eût assuré l’hégémonie du continent américain.
  13. Les documents officiels parlent de près de 5,000 colons transportés au Kourou. M. de Chanvalon porte à 9,000 individus des deux sexes le nombre des émigrants amenés dans la nouvelle colonie. M. Malouet (Mémoires et correspondances sur l’administration des colonies) fait monter à 14,000 le nombre des individus qui furent conduits au Kourou. Combien de familles s’éteignirent sans laisser trace de leur existence !
  14. Au nombre des trop rares survivants de ce désastre se trouvait le bisaïeul maternel de l’auteur, Jeau-Adam Diethau ou Deatho, alors âgé de seize ans, et originaire de Kalbach, près Rockenhausen (Palatinat). Son père, François Diethau, émigré du Palatinat avec sa femme et ses douze enfants, laissa ses os sur terre américaine. Son acte d’inhumation porte la date du 2 avril 1765. (Actes de l’état civil des Îles-du-Salut (Guyane française) conservés aux Archives de la marine).
  15. Tome II, page 379.
  16. Le serment du Test qu’on voulut exiger aussi des officiers et des fonctionnaires obligeait ceux-ci, en vertu d’un double acte du Parlement anglais de 1673 et 1678, à déclarer qu’ils ne croyaient pas à la transsubstantiation et qu’ils réprouvaient le culte de la Vierge et des saints.
  17. Debates and proceedings of the British House of Commons, from january to the 1rst october 1774.
  18. Dépêches de Murray, citées par Garneau.
  19. Murray eut à réprimer, pendant son administration, un soulèvement des Indiens du pays d’En-Haut, rassemblés sous la conduite d’un chef Outaouais, nommé Pontiac.

    C’est aussi sous l’administration de Murray que parut (21 juin 1764) le premier journal canadien de langue française, la Gazette de Québec. Mais ce journal dut longtemps se contenter de noter, sans les commenter, les nouvelles du Canada et de l’étranger, et l’on y chercherait vainement un reflet de l’opinion au Canada au dernier siècle.

  20. Voir note, page 289.
  21. La population canadienne française, s’élevait, en effet, en 1774, au chiffre approximatif de 100,000 habitants. C’était déjà un accroissement considérable sur les chiffres de 1760 et un nouveau trait de cette multiplication prodigieuse de la population sur laquelle nous aurons plusieurs fois occasion de revenir.
  22. Résolution votée au Congrès de Philadelphie, 1774.
  23. 1re édit. T. II, p. 426.
  24. Garneau, T. II, p. 428.
  25. T. II, p. 430.
  26. Garneau. Histoire du Canada, 1re édit. Tome III, p. 23.
  27. T. III, p. 25.
  28. Notes sur le Canada, par Paul de Cazes, p. 38.
  29. L’opinion de La Fayette sur la question ne semble pas avoir toujours été aussi fixée et aussi nette qu’il le paraît dans cette réponse. Dans une lettre peu connue adressée par La Fayette à M. de Vergennes, alors ministre des affaires étrangères, et datée du Havre, le 18 juillet 1779, le compagnon d’armes de Washington propose au gouvernement français une expédition maritime à Halifax et s’exprime ainsi :

    « L’idée d’une révolution au Canada parait charmante à tout bon Français, et si des vues politiques la condamnaient, vous avouerez, Monsieur le comte, que c’est en résistant aux premiers mouvements du cœur. Les avantages et les inconvénients de ce projet demandent une grande discussion, dans laquelle je n’entrerai pas ici. Vaut-il mieux laisser aux Américains un objet de crainte et de jalousie par le voisinage d’une colonie anglaise, ou bien rendrons-nous la liberté à nos frères opprimés pour retrouver tous les profits de nos anciens établissements, sans en avoir la dépense et les déprédations ? Mettrons-nous dans la balance du Nouveau-Monde un quatorzième état qui nous sera toujours attaché et qui, par sa situation offrirait une grande prépondérance dans les troubles qui diviseront un jour l’Amérique ? Les opinions sont très partagées sur cet article. Je connais la vôtre, Monsieur le comte, et mon penchant ne vous est pas inconnu. » (Revue rétrospective, 2e sér., vol. 8, p. 292 et Revue des Deux-Mondes, 1er avril 1879, p. 639.)

  30. F. Rameau. La France aux Colonies, p. 133. L’abbé Ferland, l’abbé Laverdière expriment les mêmes vues.
  31. La France aux colonies, p. 135. Pourquoi l’écrivain qui voit si justement l’effet, se trompe-t-il si grossièrement sur les causes et répète-t-il que ce fut à « l’instinct secret et sûr de la conservation nationale qu’obéirent les Canadiens lorsqu’ils refusèrent les avances des États-Unis » ?