Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 43
Henri IV était le plus grand homme de son temps, et cependant il eut des faiblesses impardonnables. On ne peut l’excuser d’avoir, à l’âge de cinquante-sept ans, fait l’amour à la princesse de Condé, qu’il venait de marier lui-même. Voici ce que le conseiller d’État Lenet nous dit avoir appris de la bouche de cette princesse. Le prince de Condé, son mari, s’était retiré avec elle à l’entrée de la Picardie. Un des confidents de Henri IV, nommé de Trigny, sut engager la mère et la femme du prince à venir voir chasser la meute du roi, et à vouloir bien accepter une collation dans sa maison.
Elles y allèrent : un piqueur de la livrée du roi s’approcha de la portière, avec un emplâtre sur l’œil, sous prétexte de les conduire. C’était Henri IV lui-même. Celle qui était l’objet de cet étrange déguisement avoua depuis à Lenet qu’elle n’en avait pas été fâchée, non qu’elle pût aimer le roi, mais elle était flattée de plaire au souverain, et même de l’avilir. Dès qu’elle fut arrivée au château du sieur de Trigny, elle vit le roi qui l’attendait et qui se jeta à ses pieds. Elle fut effrayée : sa belle-mère eut l’imprudence d’en avertir le prince de Condé, qui bientôt après, s’étant plaint inutilement au roi et l’ayant appelé tyran, comme les Mémoires de Sully l’avouent, obligea sa femme de s’enfuir avec lui, et de le suivre en croupe à Bruxelles.
Si on s’en rapporte à toutes les lois de l’honneur, de la bienséance, aux droits de tous les maris, à ceux de la liberté naturelle, le prince de Condé n’avait nul reproche à se faire, et le roi seul avait tort. Il n’y avait point encore de guerre entre la France et l’Espagne ; ainsi on ne pouvait reprocher au prince de s’être retiré chez les ennemis. Mais apparemment il y a pour ceux du sang royal des lois qui ne sont pas pour les autres hommes. Henri IV alla lui-même au parlement sans pompe, sans cérémonie, s’assit aux bas siéges, le parquet étant gardé par les huissiers ordinaires ; là il fit rendre un arrêt par lequel le prince était condamné à subir tel châtiment qu’il plairait à Sa Majesté d’ordonner. Le parlement était sûr, sans doute, que le roi n’en ordonnerait aucun ; mais par l’énoncé il semblait que le roi fût en droit d’ordonner la peine de mort. Cependant l’équité naturelle et le respect pour le genre humain ne doivent laisser un tel pouvoir à personne, fût-ce à un Henri IV.
Heureusement il est très-faux que ce grand roi ait ajouté à sa faiblesse celle de vouloir, à son âge, faire la guerre pour arracher une jeune femme à son mari ; il n’était capable ni d’une si grande injustice ni d’un tel ridicule, Vittorio Siri l’en accuse ; mais cet Italien, attaché à Marie de Médicis, ne l’était pas à Henri IV[2]. Ce qui n’est que trop vrai, c’est que cette aventure nuisit beaucoup à sa réputation. Les restes de la Ligue, les factions italienne et espagnole qui dominaient dans le royaume, le décrièrent ; son économie nécessaire fut taxée d’avarice, sa prudence d’ingratitude, ses amours ne le firent pas estimer ; il ne fut point connu tant qu’il vécut, il le disait lui-même, et on ne l’aima qu’après sa mort déplorable.
- ↑ Ce chapitre ne se trouve ni dans la première, ni dans la seconde édition, toutes deux de 1769. Mais il est au plus tard de 1770. Il fait partie d’une édition, sous cette date, intitulée huitième, et portant pour adresse, à Francfort, chez Jean Pontet. (B.)
- ↑ Henri IV s’était préparé depuis longtemps à cette guerre. Il voyait que si la maison d’Autriche réussissait dans le projet de s’emparer de tous les petits États d’Allemagne et d’Italie, la France, enclavée dans ce nouvel empire, serait exposée à devenir une de ses provinces. Il s’était déclaré le protecteur des princes de l’Italie et de l’Empire ; et il ne voulait pas souffrir que l’empereur s’emparât, sous le nom de séquestre, de l’héritage des ducs de Clèves et de Juliers. L’humeur que lui causa la fuite du prince de Condé à Bruxelles augmenta sans doute son ardeur contre les Espagnols, comme la résolution qu’il avait formée de déclarer la guerre à l’Espagne augmentait la colère que lui causait l’évasion du prince. Et si une guerre offensive, qui n’a pour objet que la sûreté présente d’une nation, peut être une guerre juste, celle que Henri IV entreprenait était légitime. Les petites passions des rois les trompent souvent, et peuvent leur faire adopter de mauvais plans de politique : elles attisent les guerres ; mais c’est la politique et l’ambition qui les allument. (K.)