Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 6
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Par une fatalité singulière, le parlement de Paris, qui n’avait jamais, dans sa chambre, jugé aucun pair du royaume, devint juge du dauphin de France héritier de la couronne (1420). Voici le détail de cette étrange aventure : Louis duc d’Orléans, frère du malheureux roi Charles VI, avait été assassiné dans Paris par ordre de Jean sans Peur, duc de Bourgogne, qui fut présent lui-même à l’exécution de ce crime (en 1407). Il ne se fit aucune procédure au parlement de Paris touchant cet assassinat du frère unique du roi. Il y eut un lit de justice qui se tint au palais dans la grand’chambre ; mais ce fut à l’occasion de la maladie où retomba alors le roi Charles VI. On choisit cette chambre du palais de saint Louis pour tenir l’assemblée, parce qu’on ne voulait pas délibérer sous les yeux du roi même, dans son hôtel de Saint-Paul, des moyens de gouverner l’État pendant que sa maladie l’en rendait incapable ; on ménageait sa faiblesse. Tous les pairs qui étaient à Paris, tous les grands officiers de la couronne, le connétable à leur tête, tous les évêques, les chevaliers, les seigneurs du grand conseil du roi, les magistrats des comptes, des aides, les officiers du trésor, ceux du Châtelet, y prirent tous séance : ce fut une assemblée de notables, où l’on décida qu’en cas que le roi restât malade, ou qu’il mourût, il n’y aurait point de régence, et que l’État serait gouverné comme il l’était par la reine et par les princes du sang, assistés du connétable d’Armagnac, du chancelier, et des plus sages hommes du conseil : décision qui, comme l’a très bien remarqué l’auteur d’une nouvelle Histoire de France[1], ne servait qu’à augmenter les troubles dont on voulait sortir.
Il ne fut pas dit un seul mot dans cette assemblée de l’assassinat du duc d’Orléans, Le duc de Bourgogne, son meurtrier, qui avait mis les Parisiens dans son parti, vint hardiment se justifier, non pas devant le parlement, mais au palais du roi même, à l’hôtel de Saint-Paul, devant tous les princes du sang, les prélats, les grands officiers. Des députés du parlement, de la chambre des comptes, de l’université, de la ville de Paris, y siégèrent. Le duc de Bourgogne s’assit à son rang de premier pair. Il avait amené avec lui ce cordelier normand, nommé Jean Petit, docteur de l’université, qui justifia le meurtre du duc d’Orléans, et conclut que « le roi devait en récompenser le duc de Bourgogne, à l’exemple des rémunérations que Dieu donna à monseigneur saint Michel archange pour avoir tué le diable, et à Phinéès pour avoir tué Zambri ».
Le même Petit répéta cette harangue le lendemain dans le parvis de Notre-Dame, en présence de tout le peuple. Il fut extrêmement applaudi. Le roi, qui, dans son état funeste, n’était pas plus maître de la France que de lui-même, fut forcé de donner des lettres patentes par lesquelles il déclara « qu’il ôtait de son courage toute déplaisance de la mort de son frère, et que son cousin le duc de Bourgogne demeurerait en son singulier amour » : c’est ainsi que ces paroles, prononcées dans le jargon de ce temps-là, furent traduites ensuite.
La ville de Paris, depuis ce jour, resta en proie aux factions, aux conspirations, aux meurtres, et à l’impunité de tous les crimes.
En l’an 1419, les amis du jeune dauphin Charles, âgé alors de seize ans et demi, trahi par sa mère, abandonné par son père, et persécuté par ce même Jean sans Peur, duc de Bourgogne, vengèrent ce prince et la mort du duc d’Orléans, son oncle, sur le duc de Bourgogne son assassin. Ils l’attirèrent à une conférence sur le pont de Montereau, et le tuèrent aux yeux du dauphin même. Il n’a jamais été avéré que le dauphin eût été informé du complot, encore moins qu’il l’eût commandé. Le reste de sa vie prouve assez qu’il n’était pas sanguinaire. Il souffrit depuis qu’on assassinât ses favoris, mais il n’ordonna jamais de meurtre. On ne peut guère lui reprocher que de la faiblesse ; et si Tanneguy du Châtel et ses autres favoris avaient abusé de son jeune âge pour lui faire approuver cet assassinat, cet âge même pouvait servir à l’excuser d’avoir permis un crime. Il était certainement moins coupable que le duc de Bourgogne. On pouvait dire encore qu’il n’avait permis que la punition d’un traître qui venait de signer avec le roi d’Angleterre un traité secret par lequel il reconnaissait le droit de Henri V à la couronne, et jurait « de faire une guerre mortelle à Charles VI, qui se dit roi de France, et à son fils[2]. Ainsi, de tous les attentats commis en ce temps-là, le meurtre du duc de Bourgogne était le plus pardonnable.
Dès qu’on sut à Paris cet assassinat, presque tous les bourgeois et tous les corps, qui n’étaient pas du parti du dauphin, s’assemblèrent le jour même ; ils prirent l’écharpe rouge, qui était la couleur de Bourgogne. Le comte de Saint Paul, de la maison de Luxembourg, fit prêter serment dans l’Hôtel de ville aux principaux bourgeois de punir Charles, soi-disant dauphin. Le comte de Saint-Paul, le chancelier de Laitre, et plusieurs magistrats, allèrent, au nom de la ville, demander la protection du roi d’Angleterre Henri V, qui ravageait alors la France.
Morvilliers, l’un des présidents du parlement, fut député pour prier le nouveau duc, Philippe de Bourgogne, de venir dans Paris. La reine Isabelle de Bavière, ennemie dès longtemps de son fils, ne songea plus qu’à le déshériter. Elle profita de l’imbécillité de son mari pour lui faire signer ce fameux traité de Troyes par lequel Henri V, en épousant Catherine de France, était déclaré roi conjointement avec Charles VI, sous le vain nom de régent, et seul roi après la mort de Charles, qui ne reconnut que lui pour son fils. Et, par le XXIXe article, le roi promettait « de ne faire jamais aucun accord avec Charles, soi-disant dauphin de Vienne, sans l’assentiment des trois états des deux royaumes de France et d’Angleterre ».
Il faut s’arrêter un moment à cette clause, pour voir qu’en effet les trois états étaient le véritable parlement, puisque l’assemblée des états n’avait point d’autre nom en Angleterre.
Après ce traité, les deux rois et Philippe, duc de Bourgogne, arrivèrent à Paris le 1er novembre 1420. On représenta devant eux les mystères de la Passion dans les rues. Tous les capitaines des bourgeois vinrent prêter serment entre les mains du président Morvilliers de reconnaître le roi d’Angleterre. On convoqua le conseil du roi, les grands officiers de la couronne, et les officiers de la chambre du parlement, avec des députés de tous les autres corps, pour juger solennellement le dauphin ; on donna même à cette assemblée le nom d’états généraux pour la rendre plus auguste. Philippe de Bourgogne, la duchesse sa mère, Marguerite, duchesse de Guienne, et les princesses ses filles, furent les parties plaignantes.
D’abord l’avocat Rollin, qui fut depuis chancelier de Bourgogne, plaida contre le prince. Jean Larcher, député de l’université, parla après lui avec beaucoup plus d’emportement encore. Pierre Marigny, avocat pour Charles VI, donna ses conclusions, et le chancelier Jean Le Clerc promit qu’à l’aide du roi d’Angleterre, régent de France, héritier dudit roi, il serait fait bonne justice.
Les Anglais, malgré tous les troubles qui ont agité leur pays, ayant toujours été plus soigneux que nous de conserver leurs archives, ont trouvé à la Tour de Londres l’original de l’arrêt préliminaire qui fut donné dans cette grande assemblée ; en voici les articles principaux :
« Ouï aussi notre procureur général, lequel a prins ses conclusions pertinentes au cas, avec requêtes et supplications à nous faites par notre chère et amée fille l’université de Paris, par nos chers et amés les échevins, bourgeois et habitants de notre bonne ville de Paris, et les gens des trois états de plusieurs bonnes villes... Nous, eue sur ce grande et mûre délibération, vues en notre conseil et diligentment visitées les lettres des alliances faites entre notre feu cousin le duc de Bourgogne, et Charles, soi-disant dauphin, accordées et jurées sur la vraie croix et saints évangiles de Dieu..... et que néanmoins notredit feu cousin de Bourgogne, lequel était de notre maison de France, notre cousin si prochain, comme cousin-germain, doyen des pers, et deux fois per de France, qui tant avait et avait toujours amé le bien de nous et de nos royaumes et subgez..... et, afin d’entretenir la paix, était allé à Monstereau foulé acome[3], accompagné de plusieurs seigneurs, à la prière et requête de la partie desdits crimineux, avait été murtri et tué audit lieu de Monstereau, mauvaisement, traîtreusement et damnablement, nonobstant les promesses et serrements faits et renovelés audit Monstereau par lui et ses complices... par l’avis et délibération des gens de notre grand conseil, et gens lais de notre parlement, et autres nos conseillers en grand nombre, avons déclaré et déclarons tous les coupables dudit damnable crime, chacun d’eux avoir commis crime de lèze-majesté, et conséquemment avoir forfait envers nous corps et biens, et être inhabiles et indignes de toutes successions et allaceaux (collatéral) et de toutes dignités, honneurs, prérogatives avec les autres peines et pugnianns contre les commetteurs de crimes de lèze-majesté, et leur ligne et postérité..... si donnons en mandement à nos amés et féaux conseillers les gens de notre parlement, et à tous nos autres justiciers, que au regard des conclusions des complaignants et de notre procureur ils fassent et administrent justice aux parties, et procèdent contre lesdits coupables par voie extraordinaire, ce besoin est, et tout ainsi que le cas requiert..... Donné à Paris le 23e jour de décembre, l’an de grâce 1420, et de notre règne le 41e. Par le roi en son conseil ; et plus bas : Millet. »
Il est évident que ce fut en vertu de cet arrêt, prononcé au nom du roi, que la chambre du parlement de Paris donna sa sentence quelques jours après, et condamna le dauphin à ce bannissement.
Jean Juvénal[4] des Ursins, avocat ou procureur du roi, qui fut depuis archevêque de Reims, a laissé des mémoires sur ce temps funeste : et voici ce qu’on trouve dans les annotations sur ces mémoires.
« Du parlement commençant le 12 novembre 1420, le 3 janvier fut ajourné à trois briefs jours[5] en cas de bannissement, à son de trompe, sur la table de marbre, messire Charles de Valois, dauphin de Viennois et seul fils du roi, à la requête du procureur général du roi, pour raison de l’homicide fait en la personne de Jean, duc de Bourgogne, et après toutes solennités faites en tel cas, fut par arrêt convaincu des cas à lui imposés, et comme tel banni et exilé à jamais du royaume, et conséquemment déclaré indigne de succéder à toutes seigneuries venues et à venir ; duquel arrêt ledit Valois appela, tant pour soi que pour ses adhérents, à la pointe de son épée, et fit vœu de relever et de poursuivre sa dite appellation, tant en France qu’en Angleterre, et par tous pays du duc de Bourgogne. »
Ainsi le malheur des temps fit que le premier arrêt que rendit la chambre de parlement contre un pair fut contre le premier des pairs, contre l’héritier nécessaire de la couronne, contre le fils unique du roi. Cet arrêt violait, en faveur de l’étranger et de l’ennemi de l’État, toutes les lois du royaume et celles de la nature : il abrogeait la loi salique, auparavant gravée dans tous les cœurs.
Le savant comte de Boulainvilliers, dans son Traité du gouvernement de France, appelle cet arrêt la honte éternelle du parlement de Paris. Mais c’était encore plus la honte des généraux d’armée, qui n’avaient pu se défendre contre le roi Henri V, celle des factions de la cour, et surtout celle d’une mère implacable, qui sacrifiait son fils à sa vengeance.
Le dauphin se retira dans les provinces au delà de la Loire ; les pays de la langue de oc prirent son parti avec d’autant plus d’empressement que les pays de la langue de oui lui étaient absolument contraires. Il y avait alors une grande aversion entre ces deux parties du royaume de France, qui ne parlaient pas la même langue et qui n’avaient pas les mêmes lois, toutes les villes de la langue de oui se gouvernant par les coutumes que les Francs et les seigneurs féodaux avaient introduites, tandis que les villes de la langue de oc, qui suivaient le droit romain, se croyaient très-supérieures aux autres.
Le dauphin, qui s’était déjà déclaré régent du royaume pendant la maladie du roi son père, établit à Poitiers un autre parlement composé de quelques jurisconsultes en petit nombre. Mais, au milieu de la guerre qui désolait toute la France, ce faible parlement resta longtemps sans aucune autorité, et il n’eut guère d’autres fonctions que celle de casser inutilement les arrêts du parlement de Paris, et de déclarer Jeanne d’Arc pucelle.
- ↑ L’auteur que désigne Voltaire est Villaret ; voici ses expressions (tome XIV, in-12, page 9) : « Cette ordonnance, qui parut alors un chef-d’œuvre de politique, en multipliant le nombre des administrateurs, ne servait qu’à multiplier les embarras, les prétentions et les jalousies. » (B.)
- ↑ Voyez au chapitre LXXIX de l’Essai sur les Mœurs, la longue dissertation des éditeurs de Kehl sur la part qui revient en cela au duc d’Orléans.
- ↑ Ces mots foulé acome, quoique se trouvant dans toutes les éditions, me paraissent tout à fait inintelligibles. Si, comme je le présume, ces mots ont été mal copiés, ne faut-il pas lire Fault-ionne ? (Faut-yonne.) M. A.-A. Renouard, dans son édition de Voltaire, dit que les Actes de Rymer, qui contiennent la pièce, portent : Monsteren ou fouled come. (B.)
- ↑ Voyez la note sur ce personnage, tome XII, page 39.
- ↑ Il est clair que le président Hénault se trompe en niant ce fait dans son Abrégé chronologique. Il n’avait pas vu cet arrêt. Consultez l’Histoire de France de l’abbé Velli. (Note de Voltaire.)