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Histoire du parlement/Édition Garnier/Chapitre 69

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CHAPITRE LXIX.[1]

LE PARLEMENT MÉCONTENTE LE ROI ET UNE PARTIE DE LA NATION. SON ARRÊT CONTRE LE CHEVALIER DE LA BARRE ET CONTRE LE GÉNÉRAL LALLY.

Qui pouvait croire alors que dans peu de temps le parlement éprouverait le même sort que les jésuites ? Il fatiguait depuis plusieurs années la patience du roi, et il ne se concilia pas la bienveillance du public par le supplice du chevalier de La Barre et par celui du général Lally[2].

Ce corps déplaisait bien plus au gouvernement par sa lutte perpétuelle contre les édits du roi que par ses cruautés envers quelques citoyens. Il semblait prendre à la vérité le parti du peuple, mais il gênait l’administration, et il paraissait toujours vouloir établir son autorité sur la ruine de la puissance suprême.

Il s’unissait en effet avec les autres parlements, et prétendait ne faire avec eux qu’un corps, dont il était le principal membre. Tous s’appelaient alors classes du parlement : celui de Paris était la première classe ; chaque classe faisait des remontrances sur les édits, et ne les enregistrait pas. Il y eut même quelques-uns de ces corps qui poursuivirent juridiquement les commandants de province envoyés à eux de la part du roi pour faire enregistrer. Quelques classes décernèrent des prises de corps contre ces officiers. Si ces décrets avaient été mis à exécution, il en aurait résulté un effet bien étrange. C’est sur les domaines royaux que se prennent les deniers dont on paye les frais de justice, de sorte que le roi aurait payé de ses propres domaines les arrêts rendus par ceux qui lui désobéissaient contre ses officiers principaux qui avaient exécuté ses ordres.

Cette étonnante anarchie ne pouvait pas subsister : il fallait ou que la couronne reprît son autorité, ou que les parlements prévalussent.

On avait besoin, dans des conjonctures si critiques, d’un chancelier entreprenant et audacieux ; on le trouva[3]. Il fallait changer toute l’administration de la justice dans le royaume, et elle fut changée.

Le roi commença par essayer de ramener le parlement de Paris ; il le fit venir à un lit de justice (le 7 septembre 1770) qu’il tint à Versailles avec les princes, les pairs, et les grands officiers de la couronne. Là il lui défendit de se servir jamais des termes d’unité, d’indivisibilité, et de classes ;

D’envoyer aux autres parlements d’autres mémoires que ceux qui sont spécifiés par les ordonnances ;

De cesser le service, sinon dans les cas que ces mêmes ordonnances ont prévus ;

De donner leur démission en corps ;

De rendre jamais d’arrêt qui retarde les enregistrements : le tout sous peine d’être cassé.

Le parlement, sur cet édit solennel, ayant encore cessé le service, le roi leur fit porter des lettres de jussion : ils désobéirent. Nouvelles lettres de jussion, nouvelle désobéissance. Enfin le monarque, poussé à bout, leur envoya pour dernière tentative, le 20 janvier (1771), à quatre heures du matin, des mousquetaires qui portèrent à chaque membre un papier à signer. Ce papier ne contenait qu’un ordre de déclarer s’ils obéiraient ou s’ils refuseraient. Plusieurs voulurent interpréter la volonté du roi : les mousquetaires leur dirent qu’ils avaient ordre d’éviter les commentaires ; qu’il fallait un oui ou un non.

Quarante membres signèrent ce oui ; les autres s’en dispensèrent[4]. Les oui étant venus le lendemain au parlement avec leurs camarades, leur demandèrent pardon d’avoir accepté, et signèrent non ; tous furent exilés.

La justice fut encore administrée par les conseillers d’État et les maîtres des requêtes, comme elle l’avait été en 1753 ; mais ce ne fut que par provision. On tira bientôt de ce chaos un arrangement utile.

D’abord le roi se rendit aux vœux des peuples, qui se plaignaient depuis des siècles de deux griefs, dont l’un était ruineux, l’autre honteux et dispendieux à la fois.

Le premier était le ressort trop étendu du parlement de Paris, qui obligeait les citoyens de venir de cent cinquante lieues se consumer devant lui en frais qui souvent excédaient le capital. Le second était la vénalité des charges de judicature, vénalité qui avait introduit la forte taxation des épices.

Pour réformer ces deux abus, six parlements nouveaux furent institués, le 23 février 1771, sous le titre de Conseils supérieurs, avec injonction de rendre gratis la justice. Ces conseils furent établis dans Arras, Blois, Châlons, Clermont, Lyon, Poitiers[5]. On y en ajouta d’autres depuis[6] pour remplacer quelques parlements supprimés dans les provinces.

Il fallait surtout former un nouveau parlement à Paris, lequel serait payé par le roi, sans acheter ses places, et sans rien exiger des plaideurs. Cet établissement fut fait le 13 avril. L’opprobre de la vénalité, dont François Ier et le chancelier Duprat avaient malheureusement souillé la France, fut lavé par Louis XV et par les soins du chancelier de Maupeou, second du nom[7]. On finit par la réforme de tous les parlements, et on espéra, mais en vain, de voir réformer la jurisprudence.

[8]La mort de Louis XV, en 1774, ayant donné lieu à une nouvelle administration, Louis XVI, son successeur, rétablit son parlement avec des modifications nécessaires[9] : elles honorèrent le roi qui les ordonna, le ministère qui les rédigea, le parlement qui s’y conforma ; et la France vit l’aurore d’un règne sage et heureux.

FIN DE L’HISTOIRE DU PARLEMENT.
  1. Ce chapitre, tel qu’il est, à quelques mots près, parut, en 1775, dans l’édition encadrée. (B.)
  2. Dans l’édition de 1777, in-4°, après cet alinéa, il y avait :

    « On ne peut mieux faire, pour l’instruction du genre humain, que de rapporter ici la lettre d’un vertueux avocat du conseil à M. de Beccaria, le plus célèbre jurisconsulte d’Italie. »

    Puis venait une réimpression de la Relation de la mort du chevalier de La Barre ; voyez les Mélanges, année 1766. Après cette Relation, le chapitre LXIX était terminé par les deux alinéas que voici :

    « Le second acte de cruauté qu’une grande partie du public reprocha au parlement de Paris fut le supplice du comte de Lally, général des armées du roi dans les Indes occidentales, traîné dans un tombereau dans la Grève, avec un bâillon dans la bouche, le 6 mai 1766.

    « Les cris de ses ennemis, soulevés contre lui par son humeur dure et insociable, furent si violents et si persévérants que les juges le condamnèrent d’une voix unanime. Mais la pitié qui succéda à ce déchaînement fut si forte que le même public, toujours léger, qui semblait avoir d’abord demandé son sang, fut enfin persuadé de son innocence. En effet, on n’avait pu trouver ni trahison, ni rapine de sa part ; et quand il fallut chercher dans sa fortune de quoi fournir l’amende à laquelle il fut condamné, on ne la trouva pas ; alors on éclata contre les juges. »

    C’est sans doute parce que le chapitre eût été trop long qu’en 1777 il y avait un chapitre LXX, commençant par ces mots : « Le parlement déplaisait, etc. »

    Sur le procès de Lally, voyez, tome XV, le chapitre XXXIV du Précis du Siècle de Louis XV, et dans les Mélanges, année 1773, les chapitres XVIII et XIX des Fragments sur l’Inde. (B.)

  3. C’était René-Nicolas-Charles-Augustin de Maupeou, né en 1714, mort en 1792, et qu’un peu plus loin Voltaire appelle Maupeou, second du nom. Son père, René-Charles de Maupeou, vice-chancelier et garde des sceaux en 1763, avait été chancelier un jour : nommé le 15 septembre 1768, il donna le lendemain sa démission en faveur de son fils. (B.)
  4. On remarqua que ceux qui, dans l’assemblée des chambres, avaient opiné à continuer le service, signèrent non, se croyant liés par l’arrêté de leur corps. Les plus ardents, au contraire, intimidés par la présence d’un mousquetaire, signèrent oui. (K.)
  5. Les éditions de 1775 et 1777 portent ici : « (En suivant l’ordre alphabétique). » (B.)
  6. Les huit derniers mots de cet alinéa ne sont ni dans l’édition de 1775, ni dans celle de 1777. (B.)
  7. Voyez ma note, page 107. Voyez aussi dans les Mélanges, année 1771, des opuscules de Voltaire à ce sujet.
  8. Ce dernier alinéa, ajouté dans l’édition de 1775, et qui n’avait pas été conservé dans l’édition de 1777, a été rétabli par les éditeurs de Kehl. (K.)
  9. Ces modifications nécessaires n’étaient pas suffisantes aux yeux de Voltaire, qui avait en horreur la vénalité des charges ; voyez sa note, section III de l’article Gouvernement, dans le Dictionnaire philosophique.