Histoire grecque (Trad. Talbot)/Livre 3

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Histoire grecque (Trad. Talbot)
Traduction par Eugène Talbot.
Histoire grecqueHachetteTome 1 (p. Livre III-486).
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LIVRE III.




CHAPITRE PREMIER.


Tissapherne menace la liberté des villes grecques de l’Asie mineure. — Envoi d’une armée de Lacédémoniens, commandés par Thimbron. — Thimbron est remplacé par Dercyllidas. — Épisode de Mania. — Dercyllidas combat Pharnabaze et s’empare de plusieurs villes.


(Avant J. C. 400, 399.)


Ainsi se terminèrent les troubles d’Athènes. Peu de temps après, Cyrus, ayant envoyé des députés à Lacédémone, demande qu’en retour de la manière dont il s’est conduit envers les Lacédémoniens dans la guerre contre les Athéniens, les Lacédémoniens se conduisent de la même manière envers lui. Les éphores, reconnaissant la justice de sa demande, font avertir Samius, alors navarque, d’être à la disposition de Cyrus, s’il en est besoin. Samius s’empresse de faire tout ce que Cyrus lui demande. Après avoir réuni sa flotte à celle de Cyrus, il cingle vers la Cilicie, et met Syennésis, gouverneur de Cilicie, dans l’impossibilité de s’opposer par terre à l’expédition de Cyrus contre le roi. Comment Cyrus rassembla une armée et marcha ensuite contre son frère, le combat qui eut lieu, la mort de Cyrus et l’heureuse arrivée des Grecs jusqu’à la mer, tout cela a été raconté par Thémistogène de Syracuse[1].

Cependant Tissapherne, dont le roi croyait avoir reçu de grands services dans la guerre contre son frère, ayant été envoyé comme satrape dans les pays qu’il gouvernait déjà et dans ceux de Cyrus, exige que toutes les villes d’Ionie se soumettent à lui ; mais ces villes, déterminées à rester libres et redoutant Tissapherne, auquel elles avaient préféré Cyrus de son vivant, ne veulent point le recevoir, députent à Lacédémone et prient les Lacédémoniens de vouloir bien, en leur qualité de prostates de la Grèce entière, prendre à cœur les intérêts des Grecs d’Asie, et ne pas permettre que leur pays soit ravagé et qu’ils cessent d’être libres. Les Lacédémoniens leur envoyent donc Thimbron comme harmoste, à la tête d’une armée de mille néodamodes et de quatre mille autres Péloponésiens. Thimbron demande en outre aux Athéniens trois cents cavaliers qu’il s’engage à solder. Ceux-ci lui envoient une partie des cavaliers qui avaient servi sous les Trente, regardant comme un profit pour le peuple leur éloignement et leur perte. Quand ils sont arrivés en Asie, Thimbron lève encore des troupes dans les villes grecques du continent, toutes ces villes étant prêtes à faire ce que voudrait un Lacédémonien. Cependant, avec cette armée, Thimbron, l’œil sur la cavalerie des ennemis, ne descend point en plaine, mais il se contente de préserver du pillage la contrée qu’il occupe. Seulement, lorsque les troupes grecques de Cyrus, revenues heureusement de l’expédition, se sont jointes à lui, il tient aussi tête à Tissapherne dans la plaine, et il prend possession des villes de Pergame, de Teuthranie et d’Halisarne, qui se donnent à lui, et dont les gouverneurs étaient Eurysthène et Proclès, descendants du Lacédémonien Démarate, qui avait reçu ce pays en présent des mains du roi, pour l’avoir accompagné dans son expédition. À lui viennent s’adjoindre encore Gorgion et Gongylus, deux frères possédant, l’un Gambrium et Palégambrium, et l’autre Myrina et Grynium. Ces villes avaient été données par le roi à Gongylus, banni pour avoir été seul, à Érétrie, du parti médique. Tout ce qu’il y a de villes faibles, Thimbron s’en rend maître. Larissa, surnommée l’Égyptienne, n’ayant pas voulu capituler, il campe auprès et l’assiége. Mais voyant qu’il ne peut la prendre qu’en la privant d’eau, il fait creuser un puits et un canal ; puis, comme les assiégés, dans leurs fréquentes sorties, jettent des pierres et des bois dans le canal, il fait construire une tortue de bois au-dessus du puits. Les Larisséens ne manquent pas de venir l’incendier durant la nuit ; et les éphores, voyant que Thimbron n’arrive à rien, lui envoient dire de laisser Larisse et de marcher contre la Carie.

Il était déjà à Éphèse, pour s’avancer vers la Carie, lorsque Dercyllidas vient prendre le commandement de l’armée : c’était un homme qui passait pour un fin ingénieur, et on l’avait surnommé Sisyphe. Thimbron s’en retourne donc à Sparte, où il est frappé d’exil, les alliés l’ayant accusé d’avoir permis à ses troupes de piller des amis. Lorsque Dercyllidas a pris le commandement de l’armée, voyant que Tissapherne et Pharnabaze se défiaient l’un de l’autre, il s’entend avec Tissapherne et conduit ses troupes dans le pays de Pharnabaze, préférant avoir affaire avec un seul plutôt qu’avec tous les deux. D’ailleurs, Dercyllidas était depuis longtemps l’ennemi de Pharnabaze. Harmoste à Abydos, du temps que Lysandre était navarque, les calomnies de Pharnabaze l’avaient fait condamner à se tenir debout un bouclier en main, ce qui est une punition chez les Lacédémoniens, chatouilleux sur l’honneur ; c’est, en effet, la punition des déserteurs. Ce grief le faisait marcher avec plus de plaisir encore contre Pharnabaze.

Et d’abord, il montre la grande différence qu’il y a entre son commandement et celui de Thimbron, en conduisant son armée jusqu’en Éolide, province de Pharnabaze, à travers des pays amis, sans faire aucun mal aux alliés. L’Éolide elle-même appartenait à Pharnabaze ; mais Zénis de Dardanie avait été, sa vie durant, satrape en second de cette contrée. Ce Zénis étant mort de maladie, sa femme Mania, Dardanienne elle-même, au moment où Pharnabaze se préparait à donner la satrapie à un autre, rassemble une escorte, se munit de présents pour donner à Pharnabaze, et pour se rendre favorables ses maîtresses ainsi que tous ceux qui jouissent de sa faveur, et elle se met en route.

Introduite auprès de lui : « Pharnabaze, dit-elle, mon mari était dévoué à ta personne, et il payait régulièrement ses tributs, si bien que toi-même tu l’honorais de tes louanges. Si je continue, moi, à te servir avec le même zèle, à quoi te sert de nommer un autre satrape ? Si je te déplais, tu feras toujours bien de me retirer le gouvernement et de le donner à un autre. »

Pharnabaze, après l’avoir entendue, se décide à donner la satrapie à cette femme. Une fois maîtresse du pays, celle-ci fut exacte à payer les tributs aussi régulièrement que son mari ; mais, en outre, chaque fois qu’elle rendait une visite à Pharnabaze, elle ne manquait pas de lui apporter des présents, ou bien, chaque fois que Pharnabaze descendait dans le pays, elle lui donnait une hospitalité plus splendide et plus gracieuse que les autres tributaires : elle lui conserva les villes qu’il avait prises, et elle réduisit elle-même trois villes insoumises du littoral, Larisse, Hamaxite et Colones, qu’elle emporta d’assaut avec une armée grecque. Montée sur un char, elle avait l’œil à tout, honorant de riches présents ceux qu’elle distinguait, si bien qu’elle se fit une troupe de mercenaires des plus brillantes. Elle accompagnait Pharnabaze dans toutes ses expéditions contre les Mysiens et les Pisidiens, qui inquiétaient le pays du roi. Aussi Pharnabaze lui rendait-il les plus grands honneurs et l’appelait-il quelquefois à son conseil.

Elle avait déjà plus de quarante ans, lorsque Midias, le mari de sa fille, se laisse entraîner par les propos de quelques gens disant qu’il est honteux de voir le gouvernement aux mains d’une femme, tandis qu’il est, lui, simple particulier. Mania, qui se tenait en garde contre tout le monde, ainsi qu’il est naturel dans une tyrannie, avait pleine confiance en Midias et le recevait avec l’intimité d’une femme qui reçoit son gendre ; il entre donc chez elle et l’étrangle, dit-on. Il tue également le fils de Mania, âgé de dix-sept ans et remarquable par sa beauté. Cela fait, il s’empare des places fortes de Skepsis et de Gergithe, où sont les principaux trésors de Mania. Les autres villes refusent de le recevoir, et les troupes qui y étaient en garnison les conservent à Pharnabaze. Ensuite Midias, désirant gouverner le pays au même titre que Mania, envoie des présents à Pharnabaze ; mais celui-ci lui répond qu’il peut les garder jusqu’à ce que lui-même aille saisir ses dons et sa personne : il ajoute qu’il ne veut plus vivre avant d’avoir vengé Mania.

C’est sur ces entrefaites qu’arrive Dercyllidas. Aussitôt, et le même jour, il prend Larisse, Hamaxite et Colones, villes maritimes qui ne font aucune résistance. Puis il députe aux villes éoliennes, leur promettant la liberté, si elles le reçoivent dans leurs murs et deviennent ses alliées. Les habitants de Néandra, d’Ilion et de Cokylis, se déclarent en sa faveur, les garnisons grecques qui s’y trouvaient n’ayant pas été fort bien traitées depuis la mort de Mania. Cependant le chef de la garnison de Cébrène, place très-forte, espérant se faire accorder quelque honneur par Pharnabaze, s’il lui conservait cette ville, ne reçoit point Dercyllidas. Dercyllidas se fâche et se prépare à l’assiéger ; mais les signes des sacrifices qu’il offre avant de commencer le siége ne lui étant pas favorables, il les renouvelle le lendemain ; les mêmes signes défavorables s’étant reproduits, il recommence le troisième jour, et continue quatre jours de suite à consulter les victimes : il était fort courroucé, vu l’intention qu’il avait de s’emparer rapidement de toute l’Éolide avant l’arrivée de Pharnabaze.

Athénadas, lochage sicyonien, trouvant que Dercyllidas perdait son temps à des bagatelles, et se croyant lui-même en état de priver d’eau les Cébréniens, s’avance avec sa troupe et tente de combler les sources. Mais les assiégés font une sortie, le blessent, lui tuent deux hommes, et mettent les autres en fuite à force de coups et de traits. Dercyllidas était très-fâché de l’incident, sentant bien que l’assaut serait donné avec moins d’ardeur, lorsqu’il arriva des hérauts de la part des Grecs renfermés dans la ville, pour déclarer qu’ils désapprouvaient la conduite de leur chef et qu’ils aimaient mieux servir avec les Grecs qu’avec les Barbares. Ils étaient en pourparlers, quand le chef lui-même envoie dire que ce qu’on dit est l’expression de ce qu’il pense. Aussitôt Dercyllidas, auquel ce jour-là les victimes étaient favorables, fait prendre les armes à ses troupes et les conduit aux portes de la ville : on les ouvre et on les admet dans la place. Dercyllidas y établit une garnison et marche aussitôt sur Skepsis et sur Gergithe.

Midias, qui redoutait l’arrivée de Pharnabaze et qui se méfiait déjà des dispositions des citoyens, députe à Dercyllidas pour lui dire qu’il est prêt à entrer en pourparlers avec lui s’il lui donne des otages. Dercyllidas lui envoie un citoyen de chacune des villes alliées, en l’invitant à en choisir le nombre qu’il voudrait. Il en garde dix, sort de la ville, entre en composition avec Dercyllidas, et lui demande quelles conditions il met à son alliance. Dercyllidas répond qu’il veut que les habitants soient libres et indépendants. Or, tout en disant cela, il s’avance sur Skepsis. Midias, sentant qu’il ne peut l’en empêcher contre le vœu des citoyens, le laisse entrer dans la ville. Dercyllidas, après avoir sacrifié à Minerve dans l’acropole de Skepsis, fait sortir la garnison de Midias et remet la ville entre les mains des citoyens, en les exhortant à se gouverner comme il convient à des Grecs et à des hommes libres. Après quoi, il marche contre Gergithe, escorté d’un grand nombre de Skepsiens, qui lui font honneur et se réjouissent de ce qui vient d’avoir lieu. Midias, qui le suivait, lui demande de lui donner la ville de Gergithe ; Dercyllidas lui répond qu’il ne lui refusera aucune demande juste ; mais, tout en disant cela, il s’avance avec lui aux portes de la ville, suivi des troupes, qui marchent pacifiquement sur deux rangs. Les gens postés sur les tours, reconnaissant Midias avec lui, ne lancent aucun trait. Alors Dercyllidas : « Midias, dit-il, fais ouvrir les portes pour me conduire, et pour que j’aille avec toi au temple, où je sacrifierai à Minerve. » Midias hésite à faire ouvrir les portes ; mais, craignant d’être arrêté sur-le-champ, il les fait ouvrir. Aussitôt après qu’il est entré dans la ville, Dercyllidas, toujours suivi de Midias, marche à l’attaque, recommande aux soldats de se tenir sous les armes le long des murs, pendant que lui-même avec sa suite offrira son sacrifice à Minerve. Le sacrifice achevé, il ordonne aux gardes de Midias de se ranger en armes devant le front de l’armée ; ils devaient être désormais à sa solde, puisque Midias n’avait plus rien à craindre ; mais Midias, embarrassé et ne sachant que faire : « Je m’en vais, maintenant, dit-il, pour me préparer à mes devoirs d’hospitalité. — Mais non, par Jupiter ! répond Dercyllidas, je rougirais de recevoir de toi l’hospitalité, quand je viens de faire un sacrifice ; c’est à moi d’être ton hôte. Reste donc avec nous. Seulement, pendant qu’on prépare le repas, examinons, toi et moi, ce que nous avons à faire réciproquement qui soit conforme à la justice. »

Quand ils sont assis, Dercyllidas l’interrogeant : « Réponds-moi, dit-il, Midias, ton père t’a laissé maître de ce que tu possèdes ? — Assurément, répondit-il. — Combien avais-tu de maisons, combien de champs, combien de pâtures ? » Midias les ayant énumérés, les Skepsiens présents s’écrient : « Cet homme est un menteur, Dercyllidas ! — Et vous, leur dit celui-ci, ne soyez pas si pointilleux. » Quand il a détaillé tout son héritage : « Dis-moi, reprend Dercyllidas, de qui dépendait Mania ? » Tout le monde s’écrie : « De Pharnabaze ! — Et par conséquent, tout ce qu’elle avait était à Pharnabaze ? — Assurément, répond-on. — Ce serait donc maintenant à nous, puisque nous sommes les maîtres et que Pharnabaze est notre ennemi. Mais que l’on me conduise, ajoute-t-il, où sont les biens de Mania et de Pharnabaze. » On le conduit à l’habitation de Mania, dont Midias avait pris possession ; ce dernier le suit. Aussitôt que Dercyllidas est entré, il appelle les intendants et les fait saisir par ses serviteurs, en leur déclarant que, si l’on découvre qu’ils ont dérobé quelque chose de ce qui était à Mania, ils seront égorgés sur-le-champ, ils montrent tout ce qu’il y a. Dercyllidas s’assure de tout, fait fermer la maison, y appose son sceau et y établit des gardes. En sortant, il dit aux taxiarques et aux lochages placés à la porte :

« Nous avons maintenant, camarades, une paye assurée pour un an à une armée de huit mille hommes. Si nous trouvons encore quelque chose, ce sera en surplus. » Il savait bien, en disant cela, que ceux qui l’entendaient n’en seraient que plus obéissants et plus zélés. Midias lui demande alors : « Et moi, Dercyllidas, où dois-je demeurer ? — À l’endroit que te désigne la justice, Midias, à Skepsis, ta patrie, et dans la maison de ton père. »


CHAPITRE II.


Dercyllidas dans la Thrace Bithynienne. — Son retour à Lampsaque. — Il fortifie la Chersonèse. — Prise d’Atarne. — Trêve avec Tissapherne. — Guerre des Lacédémoniens contre les Éléens. — Soumission de l’Élide.


(Avant J. C. 399, 398.)


Après ce succès, Dercyllidas, qui avait pris neuf villes en huit jours, songeait aux moyens de ne pas être à charge aux alliés en passant l’hiver dans un pays ami, ainsi que l’avait fait Thimbron, et cependant d’empêcher Pharnabaze d’inquiéter les villes grecques avec sa cavalerie. Il envoie donc des députés vers Pharnabaze et lui demande s’il veut avoir la paix ou la guerre. Pharnabaze, comprenant que l’Éolide est un avant-poste redoutable pour la Phrygie, sa résidence, se déclare pour une trêve.

Cela fait, Dercyllidas se rend dans la Thrace Bithynienne pour hiverner ; ce qui est loin d’être désagréable à Pharnabaze, auquel les Bithyniens faisaient souvent la guerre. D’ailleurs Dercyllidas prend et pille en toute sûreté dans la Bithynie, et ne cesse d’avoir des vivres en abondance. Cependant il lui arrive de l’autre côté, de la part de Seuthès, un renfort d’Odryses, deux cents cavaliers environ et trois cents peltastes : ces troupes placent leur camp et se retranchent à environ vingt stades de l’armée grecque, demandent à Dercyllidas des hoplites pour la garde du camp, et entreprennent des excursions dans lesquelles elles font de nombreux prisonniers et un riche butin. Leur camp était déjà rempli d’une grande quantité de captifs, lorsque les Bithyniens, informés du nombre de ceux qui sortent du camp et de celui des gardes grecs qu’on y laisse, se réunissent en masse, peltastes et cavaliers, tombent au point du jour sur les hoplites, au nombre d’environ deux cents, et, une fois à portée, les accueillent de flèches et de traits. Les hoplites, voyant les leurs blessés ou tués, sans pouvoir éviter les coups, renfermés qu’ils sont derrière une palissade à hauteur d’homme, arrachent les pieux et s’élancent sur l’ennemi, qui cède partout où ils se portent, où il est facile à des peltastes de se dérober à des hoplites ; elles ne cessent de lancer des traits de droite et de gauche, et, à chaque sortie des gardes, elles en abattent un grand nombre, jusqu’à ce qu’enfin ces derniers, renfermés comme dans une étable, soient écrasés sous les traits. Il ne se sauve qu’une quinzaine d’hoplites, qui parviennent à l’armée grecque : voyant l’état désespéré de leur position, ils s’étaient dérobés pendant le combat et avaient pu s’échapper à l’insu des Bithyniens. Bientôt les Bithyniens, après ce succès, tuent les garde-tentes des Odryses thraces, et se retirent après avoir repris tous les prisonniers, de sorte que les Grecs qui étaient accourus ne trouvent plus dans le camp que les cadavres dépouillés. Les Odryses, à leur retour, enterrent leurs morts, et, suivant l’usage, font de nombreuses libations et célèbrent des courses de chevaux. Ils campent dès lors avec les Grecs, pillant et brûlant la Bithynie.

Au commencement du printemps, Dercyllidas part de chez les Bithyniens et se rend à Lampsaque. Il y était encore, lorsqu’arrivent Aracus, Naubatès et Antisthène, magistrats lacédémoniens. Ils venaient pour examiner l’état général des affaires en Asie, et pour annoncer à Dercyllidas qu’il eût à garder le commandement pendant l’année suivante. Ils avaient également mission, de la part des éphores, de convoquer les soldats, de blâmer leur conduite passée et de les louer de ce qu’en ce moment ils ne commettaient aucune injustice ; et ils devaient aussi déclarer qu’à l’avenir, s’ils se permettaient quelque violence, on ne le souffrirait pas, tandis que, s’il se conduisaient avec justice à l’égard des alliés, ils en seraient félicités. Lors donc qu’ils eurent rassemblé les soldats, ils leur dirent ce dont ils étaient chargés ; mais celui qui avait été à la tête des troupes de Cyrus, leur répondit : « Quant à nous, citoyens de Lacédémone, nous sommes les mêmes aujourd’hui que par le passé, mais nous n’avons pas aujourd’hui le même chef que par le passé : voilà pourquoi, ainsi que vous pouvez nous-mêmes vous en convaincre, nous ne commettons plus aujourd’hui les mêmes fautes que naguère. »

Pendant que les députés de Lacédémone et Dercyllidas demeuraient ensemble, quelqu’un de la suite d’Aracus raconta qu’ils avaient laissé à Lacédémone des députés de la Chersonèse. Il ajoutait que ceux-ci venaient se plaindre que l’on ne pût plus maintenant cultiver la Chersonèse, à cause des ravages incessants des Thraces ; mais que, si l’on élevait un mur d’une mer à l’autre, les habitants y gagneraient la jouissance d’une grande étendue de terre fort bonne, que pourraient cultiver tous les Lacédémoniens qui le voudraient. Ils disaient encore qu’ils ne seraient point étonnés que Lacédémone envoyât un de ses citoyens, avec les forces nécessaires, pour exécuter ce projet. Dercyllidas ne dit rien du plan qui lui vient à la pensée en entendant ce récit, mais il les envoie d’Éphèse parcourir les différentes villes grecques, charmé de les savoir témoins de leur calme et de leur prospérité. Ils se mettent en voyage. Dercyllidas, sachant qu’il va rester, envoie de nouveau demander à Pharnabaze s’il veut prolonger la trêve de l’hiver, ou s’il préfère la guerre. Cette fois encore il préfère la trêve, et Dercyllidas, ayant ainsi assuré la paix aux villes alliées environnantes, traverse l’Hellespont avec son armée et passe en Europe ; il marche à travers la partie de la Thrace qui lui est dévouée, reçoit l’hospitalité du roi Seuthès, et arrive dans la Chersonèse. Il reconnaît qu’elle renferme onze ou douze villes, qu’elle possède un sol excellent, favorable à toute espèce de culture, mais qu’elle est, comme on l’a dit, ravagée par les Thraces. Il mesure l’isthme, et, après lui avoir reconnu une largeur de trente-sept stades, il n’hésite plus, offre des sacrifices aux dieux, fait commencer le mur dont il a eu soin de partager entre ses soldats l’espace à bâtir, promet des récompenses à ceux qui auront les premiers achevé leur ouvrage, et à chacun suivant qu’il s’en sera rendu digne, et achève ainsi, avant l’automne, la muraille commencée au printemps, et derrière laquelle il met en sûreté onze villes, nombre de ports, une grande étendue d’excellente terre labourable, de champs en pleine culture, et quantité de magnifiques pâturages, propres à toute sorte de bétail. Cela fait, il repasse en Asie.

En examinant l’état des différentes villes, il s’aperçoit qu’en général elles étaient prospères, à l’exception d’Atarné, qu’il trouve occupée par des exilés de Chio : ces gens, partant de cette place forte, pillaient et ravageaient l’Ionie et vivaient de rapines. Dercyllidas, bien qu’informé qu’ils étaient abondamment pourvus de vivres, assied son campement autour des murs d’Atamé et en fait le siége. Il s’en empare au bout de huit mois, et y établit Dracon de Pellène comme gouverneur. Quand il a rempli cette place de provisions de toute espèce, afin de s’y faire un pied-à-terre quand il y viendrait, il se rend à Éphèse, qui est à trois journées de marche de Sardes.

Jusque-là Tissapherne et Dercyllidas, ainsi que les barbares et les Grecs de ces contrées, avaient vécu en paix. Mais, sur ces entrefaites, il arrive à Lacédémone des députés des villes grecques, annonçant qu’il est au pouvoir de Tissapherne de rendre, s’il le veut, les Grecs d’Asie indépendants, et que, si l’on veut ravager la Carie, où Tissapherne a sa résidence, c’est, selon eux, le moyen le plus prompt de l’amener à reconnaître leur indépendance. Sur cet avis, les éphores envoient à Dercyllidas l’ordre de marcher contre la Carie avec son armée, et au navarque Pharax, celui de longer la côte avec ses vaisseaux. Tous deux exécutent ces ordres. Il se trouvait alors que Pharnabaze s’était rendu auprès de Tissapherne, tant parce que Tissapherne avait été nommé chef de toutes les troupes, que dans le dessein de lui assurer qu’il était prêt à faire la guerre commune et à s’unir à lui pour chasser les Grecs du pays du roi. Du reste, il était jaloux du commandement de Tissapherne, et il ne pouvait surtout se consoler de la perte de l’Éolie. Tissapherne, après avoir entendu ses propositions : « Commence, dit-il, par passer avec moi en Carie, et ensuite nous ferons nos plans. » Arrivés en Carie, ils se décident à retourner en Ionie, après avoir mis dans les forteresses des garnisons suffisantes. Dercyllidas, informé qu’ils ont passé de nouveau le Méandre, exprime à Pharax sa crainte que Pharnabaze et Tissapherne ne pillent et ne ravagent le pays dégarni qu’ils ont à parcourir, et il passe lui-même le fleuve. Les deux chefs grecs étaient en marche, suivis de l’armée en désordre, vu qu’on croyait les ennemis en route pour Éphèse ; quand tout à coup ils aperçoivent des sentinelles sur des buttes tumulaires[2] ; ils gravissent aussi sur les buttes et sur quelques tours qui se trouvaient de leur côté, et aperçoivent en bataille, sur la route qu’ils doivent suivre eux-mêmes, des Tyriens aux boucliers blancs, toute l’armée perse qui se trouvait dans ces contrées, les troupes grecques à la solde des deux satrapes, et une cavalerie des plus fortes. Tissapherne et son armée sont à l’aile droite, Pharnabaze à la gauche.

À cette vue, Dercyllidas commande aussitôt aux taxiarques et aux lochages de se former, en toute hâte, sur huit rangs, et de placer aux deux ailes, de chaque côté, tous les peltastes et tous les cavaliers, en aussi grand nombre et le mieux possible. Lui-même il offre un sacrifice. Toutes les troupes péloponésiennes restent tranquilles à leur poste et se préparent au combat ; mais celles de Priènes, d’Achilléium, des îles et des villes ioniennes, s’enfuient en partie, jetant leurs armes dans les blés : or, il y avait d’épaisses moissons dans la plaine du Méandre. Tout ce qui demeure laisse voir qu’il ne tiendra pas. On annonce que Pharnabaze donne l’ordre de combattre ; mais Tissapherne, se rappelant la bravoure avec laquelle l’armée de Cyrus s’est battue contre les Perses, et pensant que tous les Grecs ressemblent à ces troupes, ne veut pas risquer le combat. Il envoie donc dire à Dercyllidas qu’il désire entrer en pourparler avec lui. Dercyllidas aussitôt, prenant l’élite des cavaliers et des fantassins de sa suite, s’avance vers les messagers et leur dit : « J’étais prêt à combattre, vous le voyez ; mais, puisqu’il désire entrer en pourparler, je ne refuse point ; seulement, il faut avant tout que lui et moi nous donnions et nous recevions des gages de foi et des otages. »

Cette proposition ayant été agréée et effectuée, les deux armées se retirent, les Barbares à Tralles de Carie, et les Grecs à Leucophrys[3], où se trouvent un temple de Diane fort vénéré, et un lac de plus d’un stade de circuit, et remarquable par son fond sablonneux et par son eau intarissable, bonne à boire et chaude.

Ainsi se passe cette journée. Le lendemain, on se réunit au lieu fixé, et l’on décide que chacun énoncera les conditions qu’il met à la paix. Dercyllidas exige que le roi reconnaisse l’indépendance des villes grecques ; Tissapherne et Pharnabaze, que l’armée grecque évacue le territoire du roi, et que les Lacédémoniens retirent leurs harmostes de toutes les villes. Cela posé, ils concluent une trêve pour donner à Dercyllidas et à Tissapherne le temps de faire agréer ces préliminaires à Lacédémone et au roi.

Tandis que ces faits se passent sous la direction de Dercyllidas, les Lacédémoniens, irrités depuis longtemps contre les Éléens, soit à cause de leur alliance avec les Athéniens, les Argiens et les Mantinéens, soit à cause de leur refus d’admettre les Lacédémoniens aux combats hippiques et gymniques, sous prétexte qu’ils les avaient condamnés ; et ce n’était point tout encore : Lichas avait abandonné son char à des Thébains, et ceux-ci ayant été proclamés vainqueurs, quand Lichas s’avançait pour couronner son cocher, on l’avait battu, lui un vieillard, et on l’avait chassé ; puis, plus tard, Agis ayant été envoyé d’après un oracle pour sacrifier à Jupiter, les Éléens l’en avaient empêché et n’avaient pas voulu qu’il cherchât à obtenir la victoire par ses vœux et par ses prières ; ils avaient prétendu que c’était une antique loi que les Grecs ne recourussent point à l’oracle pour une guerre avec des Grecs, en sorte qu’Agis était reparti sans avoir pu sacrifier. Irrités donc par tous ces griefs, les éphores et l’assemblée décident de mettre les Éléens à la raison. Ils envoient à cet effet des députés à Élis, et font déclarer qu’il a paru juste aux magistrats de Lacédémone que les Éléens rendent l’indépendance aux villes circonvoisines. Les Éléens répondent qu’ils n’en feront rien, attendu que ces villes sont à eux par droit de conquête : les éphores leur déclarent la guerre. À la tête d’une armée, Agis traverse l’Achaïe et envahit l’Élide auprès du Larissus[4]. Mais au moment où les troupes entrent sur le territoire ennemi et commencent à le ravager, il survient un tremblement de terre. Agis, le regardant comme un signe divin, ressort de l’Élide et licencie son armée. Dès lors les Éléens redoublent d’audace, envoient des députés à toutes les villes qu’ils savent mal disposées envers Lacédémone.

L’année suivante, les éphores décrètent une nouvelle expédition contre Élis, et, à l’exception des Béotiens et des Corinthiens, tous les autres alliés se rangent sous les ordres d’Agis, y compris les Athéniens. Cette fois, Agis pénètre en Élide par Aulon[5], et aussitôt les Lépréates, abandonnant le parti des Éléens, s’unissent à lui, suivis des Macistiens et des Épitaliens. Dès qu’il a passé le fleuve[6], les Létrins, les Amphidoles et les Marganiens se rangent à son parti. Il se rend alors à Olympie et sacrifie à Jupiter Olympien, sans que personne cherche à lui faire obstacle. Le sacrifice terminé, il marche contre la ville, ravageant et brûlant le pays, et s’empare d’une quantité extraordinaire de bestiaux et d’esclaves. Au bruit qui s’en répand, nombre d’Arcadiens et d’Achéens viennent aussi spontanément prendre part à l’expédition et au butin, de sorte que cette campagne fut une sorte d’approvisionnement pour le Péloponèse. Arrivé près de la ville, Agis ravage les faubourgs et les gymnases remarquables par leur beauté ; quant à la ville, dépourvue de murailles, on pense bien que, s’il ne la prit point, ce ne fut pas faute de le pouvoir : il ne le voulut pas.

Pendant qu’il ravage le pays et que l’armée campe autour de Cyllène, Xénias, qui passait pour avoir mesuré au boisseau l’argent qu’il avait hérité de son père, veut, avec son parti, livrer la ville aux Lacédémoniens. Ils s’élancent dans les rues l’épée à la main, égorgent quelques citoyens, et entre autres un homme ressemblant à Thrasydée, chef du parti populaire, et qu’ils prennent pour Thrasydée lui-même. Le peuple, perdant tout espoir, se tient tranquille : les meurtriers croient déjà qu’ils ont tout fait, et leurs complices transportent les armes sur l’agora ; mais Thrasydée dormait encore où l’ivresse l’avait pris. Dès que le peuple s’aperçoit que Thrasydée n’est pas mort, il se rassemble de toutes parts autour de sa maison, comme un essaim d’abeilles autour de son roi. Thrasydée se met à leur tête et relève le courage du peuple ; un combat a lieu ; le peuple est vainqueur, et les auteurs du massacre sont forcés de se réfugier auprès des Lacédémoniens.

Lorsque Agis, en s’en allant, a repassé l’Alphée, il laisse à Épitalium, près de l’Alphée, les réfugiés d’Élis et une garnison sous les ordres de l’harmoste Lysippe. Il licencie ensuite son armée et s’en retourne dans sa patrie. Pendant le reste de l’été et tout l’hiver suivant, Lysippe et les siens ravagent le pays des Éléens. L’été suivant, Thrasydée envoie dire à Lacédémone qu’il consent à abattre les murailles de Théa et à abandonner Cyllène, ainsi que les villes de Triphylie, Phryxa, Épitalium, Létrina, Amphidole, Margane, Acrore et Lasion, revendiquée par les Arcadiens. Toutefois, les Éléens demandent à garder Épéum, ville située entre Héréa et Maciste, disant avoir acheté tout ce pays pour trente talents, payés à ceux qui possédaient alors la ville. Mais les Lacédémoniens, sentant qu’il est tout aussi injuste, avec un plus faible, d’acheter de force que de prendre de force, les contraignent à renoncer également à cette ville. Quant à la présidence du temple de Jupiter olympien, quoique les Éléens n’en fussent pas depuis longtemps en possession, ils ne la leur enlèvent point, voyant que les autres prétendants étaient des campagnards au-dessous de cette présidence.

Ces concessions faites, un traité de paix et d’alliance est conclu entre les Éléens et les Lacédémoniens, et c’est ainsi que finit la guerre entre les Lacédémoniens et les Éléens.


CHAPITRE III.


Mort d’Agis. — Agésilas lui succède. — Conjuration de Cinadon.


(Avant J. C. 397.)


Ensuite Agis se rend à Delphes, où il offre la dîme du butin ; mais, à son retour à Héréa, il tombe malade, car il était déjà vieux : il se fait transporter à Lacédémone, où il arrive encore vivant ; mais il ne tarde pas à mourir. On lui fait des funérailles d’une magnificence plus qu’humaine.

Après le délai des jours prescrits, quand il faut nommer un roi, il s’élève des prétentions rivales pour la royauté entre Léotychide, soi-disant fils d’Agis, et Agésilas, frère de ce dernier. Léotychide disait[7] : « Mais tu sais bien, Agésilas, que ce n’est pas le frère, c’est le fils du roi qui doit être roi ; s’il n’y a pas de fils, alors c’est le frère qui devient roi. — C’est donc moi qui dois être roi. — Comment donc, puisque je suis là ? — Parce que celui que tu appelles ton père dit que tu n’es pas à lui. — Mais ma mère, qui doit le savoir beaucoup mieux que lui, dit que je suis son fils. — Mais Neptune t’a convaincu de mensonge en chassant ton père du lit nuptial par un tremblement de terre au vu de tout le monde ; et le fait est confirmé par le témoin qu’on regarde comme le plus véridique de tous, le temps : car, en comptant du moment où ton père s’est sauvé et n’a plus reparu dans le lit nuptial, c’est au bout de dix mois que tu es né. »

Voilà ce qu’ils disaient. Diopithe, homme très-fort dans l’interprétation des oracles, rappelle, à l’appui de Léotychide, un oracle d’Apollon qui recommande de se garder d’une royauté boiteuse. Toutefois, Lysandre lui réplique, en faveur d’Agésilas, qu’il ne croit pas que le dieu ordonne de se garder d’un véritable boiteux, mais d’un roi qui ne serait pas de sang royal : car c’est bien alors que la royauté serait boiteuse, si les chefs de la cité ne descendaient pas d’Hercule. Les citoyens, après avoir entendu les deux parties, choisissent Agésilas pour roi.

Il n’y avait pas encore un an qu’Agésilas était roi, lorsqu’un jour, où il offrait pour l’État un sacrifice prescrit, le devin s’écrie que les dieux indiquent une conjuration des plus terribles. À un second sacrifice, les signes se déclarent encore plus funestes ; et, comme le roi sacrifiait pour la troisième fois : « Agésilas, lui dit le devin, il semble que nous soyons entourés par les ennemis ; en voilà des signes. » Aussitôt on sacrifie aux dieux protecteurs et aux dieux sauveurs, et l’on s’arrête dès qu’on a obtenu, non sans peine, des signes favorables. Il y avait cinq jours que ces sacrifices étaient achevés, quand un homme vient dénoncer aux éphores une conjuration dont Cinadon est le chef. C’était un jeune homme d’un extérieur et d’une âme annonçant l’énergie ; mais il n’était pas de la classe des égaux. Les éphores demandent comment la chose doit se passer ; le dénonciateur répond que Cinadon l’a conduit à l’extrémité de l’agora et lui a dit de compter les Spartiates qui se trouvaient sur l’agora, « Et moi, dit-il, après avoir compté le roi, les éphores, les sénateurs et quelques autres, une quarantaine en tout, je lui demandai : « Pourquoi donc, Cinadon, m’as-tu fait compter ces gens-là ? » Il me dit : « Ces gens-là, regarde-les comme des ennemis : tous les autres, au contraire, qui se trouvent sur l’agora, au nombre de plus de quatre mille, sont des alliés. » Il ajoute que Cinadon lui a montré dans les rues, ici un homme ; là, deux, qu’il appelait ennemis, tandis que tout le reste était des alliés : de même pour tout ce qu’il y a de Spartiates dans les champs, le maître est un ennemi ; partout, les autres sont des alliés. Les éphores lui demandent quel peut être le nombre des conjurés ; il répond que, sur ce point également, Cinadon lui a dit que les chefs n’ont qu’un petit nombre de complices, mais auxquels on peut se fier : ces complices sont les Hilotes, les Néodamodes, les classes inférieures, les périèques. Or, chaque fois que, parmi ces gens, la conversation tombe sur les Spartiates, il n’y en a pas un seul qui dissimule qu’il ne lui serait point désagréable de les manger tout crus. On lui demande encore : « Mais comment comptiez-vous vous procurer des armes ? » Il répond : « Les chefs de notre conspiration disaient : « Nous avons des armes. » Quant aux armes de la foule, il raconte que Cinadon l’a conduit au marché au fer, lui a montré une quantité de glaives, d’épées, de broches, de cognées, de haches et de faux, et lui a dit que tous les instruments dont les hommes se servent pour travailler la terre, le bois et la pierre, sont autant d’armes, et que la plupart des autres métiers ont, dans leurs outils, des armes suffisantes, surtout contre des gens désarmés. On lui demande enfin à quel moment doit éclater le complot ; il dit qu’on lui a recommandé de ne pas s’éloigner de la ville. À ce récit, les éphores, comprenant qu’il y a là un plan bien arrêté, sont frappés d’épouvante. Aussitôt, sans même convoquer ce qu’on appelle la petite assemblée, ils réunissent à la hâte quelques-uns des vieillards, et décident d’envoyer Cinadon à Aulon, en compagnie d’autres jeunes gens, avec ordre de ramener quelques Aulonites et quelques Hilotes, dont les noms sont inscrits dans la scytale. Ils lui donnent aussi l’ordre d’amener une femme de cette ville, qu’on disait fort belle, mais qu’on accusait d’avoir débauché tous les Lacédémoniens, jeunes et vieux, qui étaient venus à Aulon. Cinadon avait été déjà chargé par les éphores de missions semblables. Cette fois, ils lui donnent la scytale dans laquelle sont désignés ceux dont il doit se saisir. Il demande quels jeunes gens il doit emmener avec lui : « Va, lui dit-on, vers le plus âgé des hippagrètes[8], et prie-le de te donner six ou sept de ceux qui se trouveront présents. » On avait eu soin de faire savoir à l’hippagrète ceux qu’il devait lui donner, et ceux-ci avaient reçu les instructions nécessaires pour se saisir de Cinadon. On dit aussi à Cinadon qu’on envoie avec lui trois chars, afin que les prisonniers ne reviennent pas à pied, et l’on cherche ainsi à cacher le mieux possible le but unique pour lequel on l’envoyait. On ne se saisit point de lui dans la ville, parce qu’on ne connaissait pas l’étendue de la conjuration, et qu’on voulait savoir de Cinadon quels étaient ses complices, avant que ceux-ci eussent appris qu’ils étaient dénoncés et qu’ils prissent la fuite. Ceux qui avaient mission de l’arrêter devaient le garder, s’informer de lui des noms de ses complices, et les envoyer à l’instant par écrit aux éphores. Les éphores, d’ailleurs, tenaient tellement au succès de leur plan, qu’ils avaient envoyé une more de cavalerie à ceux qui se rendaient à Aulon. Dès que leur homme est pris, un cavalier arrive apportant les noms que Cinadon a écrits lui-même, et l’on se saisit sur-le-champ du devin Tisamène et des autres conjurés les plus marquants. Bientôt Cinadon est amené et convaincu ; il avoue tout, nomme ses complices, et, quand on lui demande quel but il se proposait par ce complot, il répond qu’il ne voulait être au-dessous de personne à Lacédémone. Aussitôt après on lui lie les deux mains et on lui passe le cou dans une pièce de bois, on le bat de verges, on le pique d’aiguillons, lui et tous ceux du complot, et on les mène ainsi par la ville. Telle est la punition qui leur est infligée.


CHAPITRE IV.


Armement de Tissapherne. — Agésilas en Asie. — Trêve avec Tissapherne. — Jalousie d’Agésilas contre Lysandre. — Rupture de la trêve. — Agésilas en Phrygie, à Éphèse, en Sardie. — Défaite des Perses. — Mort de Tissapherne, remplacé par Tithraustès.


(Avant J. C. 396.)


Après ces événements, Hérodas, un Syracusain, qui se trouvait en Phénicie avec le maître d’un navire, voyant des trirèmes phéniciennes qui voguaient de côté et d’autre, puis celles-ci tout équipées à l’endroit même, celles-là en préparation, et apprenant qu’elles doivent composer une flotte de trois cents vaisseaux, monte sur le premier bâtiment qui part pour la Grèce, et vient annoncer aux Lacédémoniens que le roi et Tissapherne préparent une expédition : contre qui, il n’en sait rien. Tout troublés, les Lacédémoniens appellent leurs alliés et délibèrent sur le parti à prendre. Lysandre, qui connaît la supériorité de la marine grecque et qui se rappelle comment l’armée de terre au service de Cyrus a opéré sa retraite, persuade Agésilas de se charger d’une expédition en Asie, à condition qu’on lui adjoindra trente Spartiates, deux mille néodamodes et six mille hommes du contingent des alliés. Il avait en outre le projet d’accompagner Agésilas, afin de rétablir avec son aide les décarchies dans les villes où il les avait installées autrefois, mais où elles avaient été abolies par les éphores, qui avaient restauré les anciens gouvernements. Agésilas s’étant chargé de cette expédition, les Lacédémoniens lui donnent tout ce qu’il demande, avec des vivres pour six mois.

Après avoir offert aux dieux les sacrifices prescrits, et notamment ceux par lesquels on demande un heureux trajet, il part, députe aux différents États pour fixer le nombre des troupes que chacun doit envoyer et le lieu du rendez-vous, et veut aller lui-même sacrifier à Aulis, comme Agamemnon à son départ pour Troie. Mais quand il est là, les Béotarques[9], informés qu’il sacrifiait, envoient des cavaliers qui lui ordonnent de cesser à l’instant le sacrifice, et qui jettent à bas de l’autel les victimes qu’ils trouvent immolées. Agésilas irrité prend les dieux à témoin, monte sur une trirème, arrive à Géreste[10], y réunit la plus grande partie de ses troupes, et part pour Éphèse à la tête de son expédition.

Arrivé là, il commence par recevoir un message de Tissapherne, qui lui demande la cause de sa venue. Il lui répond : « C’est pour assurer aux villes d’Asie l’indépendance dont jouissent celles de notre Grèce. » À cela Tissapherne repart : « Si tu veux conclure une trêve jusqu’à ce que j’aie député au roi, je crois que tu pourras, la chose négociée, t’en retourner, si tu le veux. — Je le voudrais, répond Agésilas, si je ne craignais d’être trompé par toi. En attendant, je puis, en échange de tes garanties, te donner celle que, si tu agis sincèrement, nous ne causerons aucun dommage à tes provinces durant la trêve. » Après ces pourparlers, Tissapherne jure devant Héripidas, Dercyllidas et Mégialus, députés auprès de lui, qu’il fait la paix de bonne foi ; et ces députés s’engagent par serment devant Tissapherne, au nom d’Agésilas, à respecter la trêve tant qu’il restera fidèle à sa parole. Mais Tissapherne ne tarde pas à trahir son serment : au lieu de rester en paix, il fait demander au roi une nombreuse armée pour renforcer celle qu’il a déjà. Agésilas cependant, bien qu’informé de cette conduite, n’en demeure pas moins fidèle à la trêve.

Tandis qu’il est tranquille et inactif à Éphèse, les villes se trouvent en pleine anarchie : la démocratie qui existait sous les Athéniens avait été renversée, et la décarchie constituée par Lysandre n’avait pas été rétablie. Cependant les habitants connaissant tous Lysandre se jettent à ses genoux, pour qu’il obtienne d’Agésilas ce qu’ils désirent. Aussi est-il entouré d’une foule si nombreuse qui le courtise, qu’Agésilas a l’air d’un simple particulier, et Lysandre d’un roi. La suite montra que cela portait ombrage à Agésilas. D’ailleurs, les Trente ne peuvent cacher leur jalousie, et représentent à Agésilas ce qu’il y a de coupable dans la conduite de Lysandre, qui étale un faste plus grand que la royauté. Aussi, lorsque Lysandre veut présenter quelques personnes à Agésilas, celui-ci rejette toutes les demandes de ceux auxquels il semble s’intéresser. Mais Lysandre, s’apercevant que tout réussit contrairement à ce qu’il souhaite, devine ce qu’il en est ; dès lors il ne souffre plus aucun cortége, et il annonce nettement à ceux qui réclament son entremise que leurs affaires n’en iront que plus mal s’il s’en mêle. Ne pouvant plus d’ailleurs supporter sa disgrâce, il va trouver Agésilas : « Agésilas, lui dit-il, tu t’entends à humilier tes amis. — Oui, par Jupiter ! ceux du moins qui affectent de se mettre au-dessus de moi ; quant à ceux qui cherchent à me grandir, si je ne m’entendais à les honorer, j’en aurais quelque honte. » Lysandre reprend : « Il est possible que tu agisses en cela avec plus de justice que moi ; mais accorde-moi cependant une nouvelle grâce, afin que je n’aie pas la honte de ne pouvoir rien auprès de toi, et que je ne te sois pas un obstacle ; envoie-moi quelque part ; où que ce soit, je tâcherai de t’y être utile. » Quand il a parlé, Agésilas juge convenable d’agir ainsi, et l’envoie à l’Hellespont. Arrivé là, Lysandre remarque que le Perse Spithridate a été humilié par Tissapherne. Il s’abouche avec lui, et lui persuade de s’unir aux Grecs avec ses enfants, ses richesses, et environ deux cents cavaliers. Laissant tout cela à Cyzique, il s’embarque avec Spithridate et son fils, et les emmène auprès d’Agésilas. Celui-ci, en les voyant, est ravi de cette action de Lysandre, il s’informe sur-le-champ du pays de Pharnabaze et de son gouvernement.

Cependant Tissapherne, tout fier de l’arrivée de la nouvelle armée envoyé par le roi, déclare la guerre à Agésilas s’il ne quitte l’Asie. Les alliés et les Lacédémoniens présents laissent éclater leur chagrin à cette nouvelle, en voyant l’infériorité des forces d’Agésilas, comparées au grand appareil de celles du roi ; mais Agésilas, le visage calme, commande aux députés de remercier Tissapherne de sa part de s’être rendu les dieux ennemis par son parjure, et d’en avoir fait des alliés des Grecs. Aussitôt il fait donner l’ordre aux soldats de faire leurs préparatifs de campagne, et aux villes par lesquelles il devait nécessairement passer pour se rendre en Carie, celui d’approvisionner leurs marchés. Il expédie aussi aux Ioniens, aux Éoliens, aux Hellespontins, l’ordre de lui envoyer à Éphèse les troupes que ces peuples doivent fournir pour l’expédition. Tissapherne, sachant qu’Agésilas n’a point de cavalerie salariée, vu que la Carie ne se prête pas aux manœuvres hippiques, sentant du reste qu’il lui garde rancune pour sa perfidie, et s’imaginant réellement qu’il va marcher droit sur la Carie, sa résidence, y fait passer toute son infanterie, et occupe avec sa cavalerie la plaine du Méandre, espérant être en mesure d’écraser les Grecs sous ses chevaux avant qu’ils arrivent dans le pays défavorable à la cavalerie. Mais Agésilas, au lieu de descendre en Carie, change subitement de direction et s’avance contre la Phrygie, recrute des forces sur son passage, soumet les villes et recueille des sommes immenses par cette invasion soudaine. Il suit tranquillement le reste de son chemin. Mais auprès de Daskyliuni, les cavaliers de son avant-garde montent sur une colline pour reconnaître le pays devant eux. Or, il se trouve par hasard que les cavaliers de Pharnabaze, commandés par Rhatinès et par Bagès, frère naturel de Pharnabaze, et qui se trouvaient en nombre égal à ceux des Grecs, galopent eux-mêmes par ordre de Pharnabaze vers cette même colline. Ils n’étaient pas à quatre plèthres de distance, quand ils s’aperçoivent les uns les autres. Les cavaliers grecs se rangent en phalange sur quatre rangs ; les barbares forment une ligne de douze hommes de front seulement, mais d’autant plus profonde. Ils attaquent les premiers : on en vient aux mains. À chaque coup que les Grecs portent, ils brisent tous leurs lances ; mais les Perses, qui ont des lances de cornouiller, tuent en peu de temps douze cavaliers et deux chevaux. Là-dessus la cavalerie grecque prend la fuite ; mais Agésilas arrive à son secours avec les hoplites, et force les barbares à opérer leur retraite, en laissant un des leurs.

Le lendemain de cette escarmouche de cavaliers, Agésilas offre un sacrifice pour savoir s’il doit pousser en avant ; mais les entrailles ayant été défavorables, il reprend le chemin de la mer. Comprenant que, tant qu’il n’aura pas une cavalerie assez forte, il ne pourra pas s’avancer dans la plaine, il sent qu’il doit s’en procurer une, afin de ne pas être obligé de faire la guerre en fuyant. Il commande donc aux plus riches de toutes les villes du pays d’entretenir des chevaux, et en faisant annoncer que quiconque fournira un cheval, un équipement et un bon soldat, sera dispensé du service, il fait exécuter ses ordres avec promptitude et avec le même empressement que s’ils eussent cherché quelqu’un pour mourir à leur place.

Le printemps venu[11], il rassemble toute son armée à Éphèse, et, dans le dessein de l’exercer, il propose des prix aux troupes de cavalerie qui manœuvreront le mieux, aux hoplites qui auront le corps le plus robuste, aux peltastes et aux archers qui montreront le plus d’adresse. Il fallait voir les gymnases remplis d’hommes qui s’exerçaient, l’hippodrome couvert de cavaliers occupés d’évolutions, tandis que les archers et les gens de trait tiraient à la cible. La ville tout entière où il se trouvait, présentait un spectacle intéressant : l’agora était pleine d’armes de toute espèce et de chevaux à vendre ; ouvriers en airain, en bois, en fer, en cuir, en peinture, travaillaient à la fabrication des armes : on eût pris Éphèse pour un atelier de guerre. Rien surtout n’inspirait plus de confiance que de voir Agésilas lui-même et les soldats couronnés de fleurs, aller, à leur sortie des gymnases, consacrer leurs couronnes à Diane. Car où l’on voit les hommes respecter les dieux, s’exercer à la guerre et ne songer qu’à obéir aux chefs, comment ne pas trouver là matière à bon espoir ? Persuadé de plus que le mépris de l’ennemi donne du cœur à combattre, il ordonna aux crieurs de vendre nus les barbares pris par les maraudeurs. Les soldats, en voyant ces corps blancs, parce qu’ils ne se déshabillaient jamais, mous et chargés d’obésité, parce qu’ils étaient toujours sur des chars, comprenaient bien que pour eux ce ne serait qu’un combat contre des femmes. Au milieu de ces préparatifs, une année s’était déjà écoulée depuis le départ d’Agésilas, de sorte que Lysandre et le reste des Trente s’en retournent à Sparte, et sont remplacés par leurs successeurs sous la conduite d’Hérippidas. Agésilas confie à Xénoclès et à un autre le commandement de la cavalerie, à Scythès les hoplites néodamodes, à Hérippidas les troupes de Cyrus, et à Migdon les troupes fournies par les villes. Il annonce ensuite à ses soldats qu’il va les mener par le plus court dans la partie la plus fortifiée du pays, afin qu’ils s’y préparent l’esprit et le corps à combattre avant peu. Cependant Tissapherne croit à une seconde ruse d’Agésilas, et que son dessein est réellement de fondre sur la Carie. Il fait donc passer son infanterie comme la première fois, et place de même sa cavalerie dans la plaine du Méandre. Agésilas, qui n’avait point menti, se dirige immédiatement, suivant sa parole, vers la province de Sardes, marche trois jours à travers le désert sans rencontrer l’ennemi, et procure à son armée des vivres en abondance. À la quatrième journée paraissent les cavaliers ennemis. Le commandant donne ordre au chef des skeuophores de passer le Pactole et d’asseoir un camp ; et là, ceux-ci voyant quelques valets des Grecs s’écarter pour piller, en tuent un grand nombre. Mais Agésilas, qui s’en aperçoit, envoie la cavalerie pour les secourir. De leur côté, les Perses, voyant arriver ce renfort, rassemblent la leur et la font avancer en ordre de bataille. Alors Agésilas, remarquant que les ennemis n’ont pas d’infanterie, tandis qu’il ne lui manquait à lui pas une de ses forces, juge que c’est le moment d’engager l’action, s’il peut. Les victimes immolées, il fait avancer sa phalange contre la cavalerie ennemie ; il ordonne aux hoplites qui ont dix ans de service d’arriver en même temps au pas de course, et aux peltastes de précéder en courant : il commande aux cavaliers de charger, tandis qu’il suivrait en personne avec le reste de l’armée. La cavalerie est reçue par les Perses ; mais bientôt tout le danger venant à peser sur eux, ils plient, et les uns tombent à l’instant dans le fleuve, les autres sont mis en déroute. Les Grecs les poursuivent et s’emparent de leur camp : les peltastes, selon leur habitude, se mettent à piller. Agésilas, enveloppant tout de son armée, ne fait qu’un camp des ennemis et du sien. On fait un butin immense, qui rapporte plus de soixante-dix talents, et l’on prend en outre les chameaux, qu’Agésilas ramena en Grèce.

Pendant que ce combat avait lieu, Tissapherne se trouvait à Sardes ; aussi les Perses l’accusèrent-ils de les avoir trahis, et le roi, regardant Tissapherne comme la cause de ces désastres, envoie Tithraustès lui couper la tête. Cela fait, Tithraustès envoie à Agésilas des députés qui lui disent : « Agésilas, l’auteur de toutes les difficultés entre vous et nous a subi sa peine. Le roi demande que tu t’en retournes dans ton pays, et que les villes d’Asie rendues indépendantes lui payent l’ancien tribut. » Agésilas répond qu’il ne peut adhérer à cette demande sans le consentement des magistrats de son pays. « Eh bien, dit Tithraustès, en attendant que tu reçoives les instructions de ta cité, retire-toi sur les terres de Pharnabaze, puisque moi je t’ai vengé de ton ennemi. — Oui, reprend Agésilas, mais à condition que tu fourniras à mon armée les provisions nécessaires jusqu’à ce que je sois arrivé. » Tithraustès leur donne donc trente talents ; il les prend et marche contre la Phrygie, qui était à Pharnabaze. Comme il était dans la plaine au delà de Cymé, arrive un député des magistrats de Sparte qui lui dit de prendre aussi le commandement de la flotte et de choisir qui il veut pour navarque. Les Lacédémoniens agissaient ainsi d’après ce raisonnement que, si le même chef commandait les deux armées, celle de terre gagnerait beaucoup en puissance, grâce à la concentration des forces respectives, et la flotte pourrait être soutenue, partout où cela serait nécessaire, par l’armée de terre. En apprenant cette nouvelle, Agésilas engage les villes situées sur les îles ou au bord de la mer à construire chacune autant de trirèmes qu’elle veut. Il obtient ainsi un renfort de cent vingt vaisseaux provenant tant des villes, auxquelles il l’a commandé, que des particuliers qui veulent s’attirer ses bonnes grâces. Il choisit pour navarque Pisandre, frère de sa femme, homme ami de la gloire et d’une âme vigoureuse, mais qui n’avait pas le talent de prendre les mesures voulues. Pisandre part pour aller remplir ses fonctions navales ; Agésilas continue sa marche contre la Phrygie.


CHAPITRE V.


Tithraustès soulève les États grecs contre les Lacédémoniens. — Les Thébains leur déclarent la guerre. — On envoie contre eux Pausanias et Lysandre. — Mort de Lysandre. — Pausanias est condamné à mort.


(Avant J. C. 395.)


Cependant Tithraustès, croyant s’apercevoir qu’Agésilas méprise la puissance du roi, et que, bien loin de songer à évacuer l’Asie, il nourrit plutôt de grandes espérances de soumettre le roi, envoie en Grèce, dans son incertitude sur le parti à prendre, le Rhodien Timocrate, auquel il remet en or une somme d’environ cinquante talents d’argent, avec la recommandation de gagner les magistrats des différentes villes, d’exiger d’eux les plus grands gages de fidélité, et de les engager à déclarer la guerre aux Lacédémoniens. Timocrate part et fait accepter ses dons à Androclidas, Isménias et Galaxidore dans la ville de Thèbes, à Timolaüs et à Polyanthe dans celle de Corinthe, à Cylon et à ses amis dans celle d’Argos. Les Athéniens, tout en ayant reçu de cet or, désiraient cependant la guerre, se croyant sous le joug de Sparte. Ceux qui ont reçu de l’argent commencent par déclamer contre les Lacédémoniens dans leurs propres villes ; et, lorsqu’ils ont excité la haine contre eux, ils liguent les États les plus considérables les uns avec les autres.

Le gouvernement de Thèbes, sentant que, si l’on ne commence pas la guerre, les Lacédémoniens ne voudront pas rompre leur trêve avec leurs alliés, persuade aux Locriens Opontiens de lever de l’argent sur le territoire en litige des Phocéens : il espérait que les Phocéens se jetteraient aussitôt sur la Locride. Le fait justifie cette présomption ; les Phocéens se jettent aussitôt sur la Locride et enlèvent des richesses considérables. Aussi le parti d’Androclidas a-t-il bientôt persuadé les Thébains de secourir les Locriens, puisque les Phocéens avaient envahi non pas un territoire en litige, mais un pays reconnu ami et allié, la Locride. Lors donc que les Thébains, faisant une nouvelle irruption en Phocide, ravagent le pays, les Phocéens envoient à l’instant des députés à Lacédémone pour réclamer ses secours, dont ils se croyaient dignes, n’ayant point commencé la guerre, mais ayant seulement marché contre les Locriens pour les repousser. Les Lacédémoniens saisissent avec joie ce prétexte de faire la guerre aux Thébains. Il y avait longtemps qu’ils leur en voulaient pour leur réclamation en faveur d’Apollon de la dîme du butin de Décélie, et pour leur refus de les accompagner à l’attaque du Pirée. Ils les accusaient d’avoir engagé les Corinthiens à ne point leur venir en aide. Ils n’avaient pas oublié non plus comment ils avaient empêché Agésilas de sacrifier à Aulis, arraché les victimes de l’autel et refusé de suivre Agésilas en Asie. Ils réfléchissent que c’est une belle occasion de conduire une armée contre eux et de mettre fin à leur insolence. Leurs affaires en Asie sont dans un état prospère, grâce aux victoires d’Agésilas, et en Grèce, ils n’ont point d’autre guerre sur les bras. Les esprits des citoyens étant dans cette disposition, les éphores annoncent aux Lacédémoniens que la guerre est déclarée. Ils envoient Lysandre auprès des Phocéens et lui ordonnent de se rendre à Haliarte[12] avec une armée composée des Phocéens eux-mêmes, d’OEtéens, d’Héracléotes, de Méliens et d’Énianes. Là devait se rendre à jour fixe Pausanias, chargé du commandement, et suivi des Lacédémoniens ainsi que des alliés du Péloponèse. Lysandre exécute ponctuellement les ordres qu’il a reçus, et de plus, il détache Orchomène du parti des Thébains. Pausanias, de son côté, après avoir accompli les sacrifices du départ, s’établit à Tégée, d’où il envoie les chefs des mercenaires enrôler des soldats, et où il obtient des troupes des villes circonvoisines. Aussitôt que les Thébains ont la certitude que les Lacédémoniens vont envahir leur pays, ils envoient à Athènes des députés qui parlent comme il suit :

« Athéniens, les reproches que vous nous faites d’avoir, lors de la fin de la guerre, prononcé contre vous un décret terrible, ne sont nullement fondés. Ce n’est point notre ville qui l’a proposé, mais un seul homme[13], qui se trouvait siéger alors dans le conseil des alliés. Mais quand les Lacédémoniens nous engagèrent à marcher contre le Pirée, la ville entière vota de ne point s’unir à eux pour cette expédition. Ainsi, comme c’est vous qui êtes une des principales causes de la colère des Lacédémoniens contre nous, nous croyons juste que vous veniez au secours de notre ville ; mais nous comptons bien plus encore, vous tous qui étiez alors dans la ville, sur votre empressement à marcher contre les Lacédémoniens. Ce sont eux, en effet, qui, après vous avoir imposé une oligarchie odieuse au peuple, sont arrivés ensuite avec une puissante armée, et, tout en se disant vos alliés, vous ont livrés au pouvoir de la multitude, si bien qu’il n’a pas dépendu d’eux que vous ne fussiez perdus. Mais ce peuple vous a sauvés.

« Certes nous savons tous, Athéniens, que vous voulez reconquérir la puissance que vous aviez jadis. Mais quel meilleur moyen pour y parvenir, que de secourir vous-mêmes ceux qui sont victimes des injustices de Sparte ? Que le nombre de ceux auxquels ils commandent ne vous effraye point. N’en soyez, au contraire, que plus audacieux, convaincus que c’est quand vous aviez le plus de sujets que vous aviez le plus d’ennemis. Tant que ceux-ci n’avaient personne pour protéger leur défection, ils dissimulaient leur haine pour vous ; mais, dès que les Lacédémoniens se furent mis à leur tête, ils montrèrent leurs véritables sentiments à votre égard. De la même manière, aujourd’hui, dès qu’on nous verra les uns et les autres unir nos armes contre les Lacédémoniens, le nombre de ceux qui les détestent se trouvera, sachez-le, des plus considérables. Une simple réflexion vous convaincra que nous disons vrai. En effet, quel peuple leur reste-t-il encore qui leur soit attaché ? Les Argiens ? Mais n’ont-ils pas été de tout temps leurs ennemis ? Les Éléens ? Mais ne viennent-ils pas de se les aliéner en leur enlevant des villes et une grande partie de leur territoire ? Que dirons-nous des Corinthiens, des Arcadiens, des Achéens ? Cédant à leurs instances, ils ont partagé, dans la guerre qu’ils vous faisaient, leurs travaux, leurs dangers et leurs dépenses ; mais, dès qu’ils eurent fait ce que voulaient les Lacédémoniens, quelle part ont-ils eue à la puissance, aux honneurs, aux richesses ? On trouva bon de leur envoyer des Hilotes pour harmostes. Quant aux alliés indépendants, une fois souverains, on se déclara leurs maîtres. D’autre part, ceux que les Lacédémoniens ont détachés de vous, ils les ont ouvertement trompés. Au lieu de la liberté, ils leur ont imposé une double servitude. Ils les ont soumis à la tyrannie des harmostes et à celle des dix hommes que Lysandre a constitués dans chaque ville. Le roi de Perse, de son côté, qui leur avait fourni les secours les plus considérables afin d’abattre votre puissance, n’en est pas plus avancé maintenant que s’il s’était uni à vous pour les combattre.

« Si donc aujourd’hui vous vous mettez, à votre tour, à la tête de ces peuples qu’ils ont si manifestement lésés, comment n’acquerrez-vous pas une puissance plus grande que jamais ? Quand vous étiez les maîtres, vous n’aviez que l’empire de la mer ; maintenant vous commanderez à tous, à nous, aux Péloponésiens, à vos anciens sujets, au roi lui-même, qui a une si grande puissance. Nous étions pour Lacédémone des alliés qui n’étaient point à dédaigner, vous ne l’ignorez pas. Maintenant il est naturel que nous combattions à vos côtés avec une tout autre énergie que nous le faisions naguère dans les rangs des Lacédémoniens. En effet, ce ne sera plus alors pour quelques îles, pour des Syracusains ou pour quelques autres étrangers, que nous nous battrons, mais pour nous-mêmes, qui sommes attaqués dans nos droits.

« Il ne faut pas non plus que vous ignoriez que la domination ambitieuse des Lacédémoniens est bien plus facile à abattre que ne l’était votre puissance. Vous aviez des forces maritimes et vous commandiez à des gens qui n’en avaient point ; les Lacédémoniens, peu nombreux, tyrannisent une grande quantité d’États qui sont aussi bien armés qu’eux. Voilà ce que nous vous disons. Toutefois, sachez-le bien, Athéniens, nous croyons vous engager à une alliance encore plus avantageuse pour votre ville que pour la nôtre. »

Cela dit, le député se tait. Un grand nombre d’Athéniens parlent dans le même sens, et l’on vote le secours à l’unanimité. Thrasybule, après avoir lu le décret aux députés, leur déclare que, bien que le Pirée soit sans murailles, Athènes ne reculera devant aucun danger pour rendre aux Thébains encore plus qu’elle n’en a reçu, « Car, dit-il, vous vous êtes contentés de ne point marcher contre nous avec nos ennemis, tandis que nous, nous vous aiderons à combattre les vôtres, s’ils vous attaquent. »

Les Thébains partent aussitôt et font leurs préparatifs de défense, tandis que les Athéniens se disposent à les secourir. Cependant les Lacédémoniens ne restent point en arrière. Le roi Pausanias s’avance vers la Béotie, à la tête des troupes de Sparte et du Péloponèse, à l’exception des Corinthiens, qui ne prennent point part à la guerre. Lysandre, qui commande la division composée de Phocéens d’Orchomène et des autres peuples de cette contrée, arrive avant Pausanias sous les murs d’Haliarte. Il n’attend pas tranquillement l’armée de Lacédémone, mais il s’avance contre la ville avec ce qu’il a de troupes. Il parvient d’abord à persuader aux habitants de quitter le parti de Thèbes et de se déclarer indépendants. Mais quelques Thébains, qui étaient dans la ville, s’y étant opposés, il fait le siége de la place. À cette nouvelle, les Thébains arrivent à la hâte, hoplites et cavaliers. Surprirent-ils Lysandre à l’improviste, ou ce dernier crut-il pouvoir soutenir leur choc dans l’espoir de les vaincre ? C’est ce qu’on ne sait pas. Ce qu’il y a de certain, c’est que le combat fut livré au pied des murs, qu’on dressa un trophée près des portes d’Haliarte, et que, Lysandre tué, les troupes s’enfuirent vers la montagne, poursuivies vigoureusement par les Thébains. Ces derniers, dans leur poursuite, allaient atteindre le haut de la montagne, lorsque les hoplites ennemis, les voyant engagés dans des passages étroits et difficiles, font volte-face et leur lancent des javelots et des flèches : deux ou trois des Thébains les plus avancés sont tués. Des pierres, roulées d’en haut, arrivent sur les autres ; alors les fuyards reviennent avec ardeur au combat, et repoussent de la montagne les Thébains, qui perdent plus de deux cents hommes.

Cette journée abat le courage des Thébains, qui pensaient n’avoir pas moins souffert de mal qu’ils n’en avaient fait. Mais le lendemain, s’apercevant que, durant la nuit, les Phocéens et tous les autres sont retournés chez eux, ils sont plus fiers de ce qui s’est passé. Toutefois, à l’arrivée de Pausanias, suivi de l’armée lacédémonienne, ils se croient de nouveau dans un grand danger ; le silence, dit-on, et la consternation, régnaient dans leur armée. Mais le lendemain, lorsque les Athéniens arrivent se joindre à eux, et que Pausanias ne bouge ni n’engage le combat, dès lors la confiance des Thébains devient extrême. Pausanias convoque les polémarques et les pentécostères[14], et délibère s’il doit engager la bataille ou faire une trêve pour relever Lysandre et ceux qui sont tombés avec lui. Alors Pausanias et les autres magistrats lacédémoniens, considérant que Lysandre est mort, que son armée a été vaincue et dispersée, que les Corinthiens ont refusé de prendre aucune part à cette campagne, et que les troupes présentes ne sont pas bien disposées à combattre ; considérant en outre que la cavalerie ennemie est très-nombreuse et la leur très-faible, et, chose essentielle, que les morts gisent au pied de la muraille, de sorte que, même vainqueur, on aurait peine à les relever, à cause des soldats postés sur les tours ; en raison de tout cela, ils décident de demander une trêve pour relever les morts. Les Thébains, cependant, déclarent qu’ils n’accorderont la trêve qu’à condition que les Lacédémoniens évacueront le pays. Ceux-ci y adhèrent avec joie, enlèvent leurs morts et sortent de la Béotie.

Ces faits accomplis, les Lacédémoniens se retirent découragés, et les Thébains pleins d’arrogance ; à ce point que, si quelque ennemi s’avise de mettre tant soit peu le pied dans les campagnes, les Thébains le frappent et le ramènent sur les routes. Telle est l’issue de cette expédition des Lacédémoniens.

Cependant Pausanias, à son arrivée à Sparte, est mis en jugement pour crime capital. Il était accusé d’être arrivé à Haliarte plus tard que Lysandre, tandis qu’il était convenu qu’ils arriveraient le même jour, d’avoir relevé les morts à la faveur d’une trêve, et non par la force des armes ; enfin, d’avoir relâché le peuple d’Athènes qu’il tenait au Pirée. En outre, comme il ne se présente point en justice, on le condamne à mort, et il s’enfuit à Tégée, où il meurt de maladie.

Tels sont les événements qui se passent en Grèce.





  1. Les critiques regardent ce nom comme un pseudonyme pris par Xénohon. Voy. Historiens grecs de Vossius, édition Westermann, p. 63.
  2. C’est ainsi, je crois, qu’il faut entendre μνημεῖα. C’étaient des espèces de tombelles, de tumulus, comme les barrows et les galgals de l’Armorique. Cf. plus loin, livre VI, chap. ii.
  3. Dans la campagne du Méandre. Cf. Athénée, XV, ix.
  4. Et non pas auprès de Larisse. Il n’y a point de ville de ce nom en Achaïe, ni en Élide.
  5. Aulon était à la fois une ville maritime et une vallée, située sur les limites de la Messénie et de l’Élide.
  6. L’Alphée.
  7. Cette conversation est en patois lacedémonien.
  8. Nom de trois magistrats chargés de surveiller les exercices des jeunes gens. Voy. Gouvernement des Lacédémoniens, iv.
  9. Conseil de onze Thébains, chargés des intérêts de la Béotie.
  10. Ville et promontoire de l’Eubée.
  11. Cf. Agésilas, chap. i, p. 14 de l’édition spéciale de Ch. Gust. Heiland.
  12. Sur la rive méridionale du lac Copaïs.
  13. Il se nommait Érianthe. Voy. Plutarque, Lysandre, xv.
  14. Commandants de 50 hommes.